Хелпикс

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QUATRIÈME PARTIE 5 страница



– Il est tombé ou il a sauté?

– C'é tait un homme é lé gant, il est tombé. Il é tait assureur et marchait sur le toit d'une tour pour une histoire de conduits d'aé ration ou je ne sais quoi, il a ouvert son dossier et n'a pas regardé où il posait les pieds…

– C'est dingue, ce truc… Qu'est-ce que t'en penses toi?

– Je ne pense pas. Aprè s il y a eu l'enterrement et ma mè re se retournait tout le temps pour voir si l'autre femme n'é tait pas dans le fond de l'é glise… Ensuite elle a vendu la Jaguar et j'ai arrê té de parler.

– Pendant combien de temps?

– Des mois…

– Et aprè s? Je peux baisser le drap parce que j'é touffe, là …

– Moi aussi j'é touffais. Je suis devenue une adolescente ingrate et solitaire, j'avais mis le numé ro de l'hô pital en mé moire dans le bigophone mais je n'en ai pas eu besoin… Elle s'é tait calmé e… De suicidaire, elle é tait passé e à dé primé e. C'é tait un progrè s. C'é tait plus calme Une mort lui suffisait, j'imagine… Aprè s, je n'avais qu'une idé e en tê te: me tirer. Je suis partie une premiè re fois vivre chez une copine quand j'avais dix-sept ans… Un soir, boum, ma mè re et les flics devant la porte… Alors qu'elle savait trè s bien où j'é tais cette garce… C'é tait relou comme disent les jeunes. Nous é tions en train de dî ner avec ses parents et on parlait de la guerre d'Algé rie, je me souviens… Et là, toc, toc, les flics. J'é tais super mal à l'aise vis-à -vis de ces gens, mais bon, je voulais pas d'histoires alors je l'ai suivie… J'ai eu dix-huit ans le 17 fé vrier 1995, le 16 à minuit une, je me suis cassé e en fermant la porte tout doucement… J'ai eu mon bac et je suis entré e aux Beaux-Arts… Quatriè me sur soixante-dix admis… J'avais fait un super beau dossier à partir des opé ras de mon enfance… J'avais travaillé comme une bê te et j'ai eu les fé licitations du jury… À ce moment-là, je n'avais plus aucun contact avec ma mè re et j'ai commencé à galé rer parce que la vie é tait trop chè re à Paris… Je vivais chez les uns, chez les autres… Je sé chais beaucoup de cours… Je sé chais la thé orie et j'allais aux ateliers et puis j'ai dé conné … Premiè rement, je m'ennuyais un peu… Il faut dire que je n'ai pas joué le jeu: je ne me prenais pas au sé rieux et du coup, je n'é tais pas prise au sé rieux. J'é tais pas une Artiste avec un A majuscule, jetais une bonne faiseuse… Celle à qui l'on conseillait plutô t la place du Tertre pour barbouiller du Monet et des petites danseuses… Et puis euh… Je ne comprenais rien. Moi j'aimais dessiner, alors, au lieu d'é couter le blabla des profs, je faisais leur portrait et cette notion «d'arts plastiques», de happenings, d'installations, ç a me gonflait. Je me rendais bien compte que je m'é tais trompé de siè cle. J'aurais voulu vivre au xvie ou au xviie et faire mon apprentissage dans l'atelier d'un grand maî tre… Pré parer ses fonds, nettoyer ses pinceaux et lui broyer ses couleurs… Peut-ê tre que je n'é tais pas assez mû re? Ou que je n'avais pas d'ego? Ou pas le feu sacré tout simplement? Je ne sais pas… Deuxiè mement, j'ai fait une mauvaise rencontre… Le truc cousu de fil blanc: la jeune bé casse avec sa boî te de pastels et ses chiffons bien plié s qui tombe amoureuse du gé nie mé connu. Le maudit, le prince des nué es, le veuf, le té né breux, l'inconsolable… Une vraie image d'É pinal: chevelu, torturé, gé nial, souffreteux, assoiffé … Pè re argentin et mè re hongroise, mé lange dé tonant, culture é blouissante, vivant dans un squat et n'attendant que ç a: une petite oie gaga pour lui pré parer à manger pendant qu'il cré ait dans d'atroces souffrances… J'ai assuré. Je suis allé e au marché Saint-Pierre, j'ai agrafé des mè tres de tissu aux murs pour donner un petit aspect «coquet» à notre «chambrette» et j'ai cherché du travail pour faire bouillir la marmite… Enfin la marmite, euh… Le Butagaz, on va dire… J'ai laissé tomber l'é cole et je me suis assise en tailleur pour ré flé chir à quel mé tier je pourrais bien faire… Et le pire, c'est que j'é tais fiè re! Je le regardais peindre et je me sentais importante… J'é tais la sœ ur, la muse, la grande femme derriè re le grand homme, celle qui remontait les cubis, nourrissait les disciples et vidait les cendriers…

Elle riait.

– J'é tais fiè re et je suis devenue gardienne de musé e, super maligne, non? Bon, là, je te passe les collè gues parce que j'ai touché du doigt toute la grandeur de la fonction publique mais… Je m'en foutais à vrai dire… J'é tais bien. Finalement, j'y é tais dans l'atelier de mon grand maî tre… Les toiles é taient sè ches depuis longtemps mais j'ai sû rement plus appris là que dans toutes les é coles du monde… Et comme je ne dormais pas beaucoup à cette é poque, je pouvais comater tranquille… Je me ré chauffais… Le problè me, c'est que je n'avais pas le droit de dessiner… Mê me sur un tout petit carnet riquiqui, mê me s'il n'y avait personne et Dieu sait qu'il n'y avait pas grand monde certains jours, pas question de faire autre chose que de ruminer mon sort, de sursauter quand j'entendais le tchouik tchouik des semelles d'un visiteur é garé ou de ranger mon matos en vitesse quand c'é tait le gling gling de son trousseau… À la fin, c'é tait devenu son passe-temps pré fé ré à Sé raphin Tico, Sé raphin Tico, j'adore ce nom… avancer à pas de loup et me surprendre en plein dé lit. Ah! Qu'est-ce qu'il é tait jouasse, ce cré tin, quand il me forç ait à ranger mon crayon! Je le voyais qui s'é loignait en é cartant les jambes pour laisser ses couilles se gonffier d'aise… Mais quand je sursautais, ç a me faisait bouger et ç a, ç a me saoulait. Le nombre de croquis gâ ché s par sa faute… Ah non! C'é tait plus possible! Du coup, j'ai joué le jeu… L'apprentissage de la vie commenç ait à porter ses fruits: je l'ai soudoyé.

– Pardon?

– Je l'ai payé. Je lui ai demandé combien y voulait pour me laisser travailler… Trente balles par jour? bon… Le prix d'une heure de coma au chaud? bon… Et je les lui ai donné es…

― Putain…

― Ouais… Le grand Sé raphin Tico… ajouta-t-elle rê veuse, maintenant qu'on a le fauteuil, j'irai lui dire bonjour un de ces jours avec Paulette…

― Pourquoi?

– Parce que je l'aimais bien… C'é tait un filou honnê te, lui. Pas comme l'autre zozo qui m'accueillait en faisant la gueule aprè s une journé e de boulot parce que j'avais oublié d'acheter des clopes… Et moi, comme une conne, je redescendais…

– Pourquoi tu restais avec lui?

– Parce que je l'aimais. J'admirais son travail aussi… Il é tait libre, dé complexé, sû r de lui, exigeant… Tout mon contraire… Il aurait pré fé ré crever la bouche ouverte plutô t que d'accepter le moindre compromis. J'avais à peine vingt ans, c'est moi qui l'entretenais et je le trouvais admirable.

– T'é tais godiche…

– Oui… Non… Aprè s l'adolescence que je venais de me cogner, c'é tait ce qui pouvait m'arriver de mieux… Il y avait fout le temps du monde, on ne parlait que d'art, que de peinture… On é tait ridicules oui, mais intè gres aussi. On bouffait à six sur deux RMI, on pelait de froid et on faisait la queue aux bains publics mais on avait l'impression de vivre mieux que les autres… Et aussi grotesque que cela puisse sembler aujourd'hui, je crois que nous avions raison. Nous avions une passion… Ce luxe… J'é tais godiche et heureuse. Quand j'en avais marre d'une salle, j'en changeais et quand je n'oubliais pas les cigarettes, c'é tait la fê te! On buvait beaucoup aussi… J'ai pris quelques mauvaises habitudes… Et puis j'ai rencontré les Kessler dont je t'ai parlé l'autre jour…

― Je suis sû r que c'é tait un bon coup… se renfrogna-t-ii.

Elle roucoula:

– Oh oui… Le meilleur du monde… Oh… Rien que d'y penser, ç a me fait des frissons partout, tiens…

– Ç a va, ç a va… On a compris.

– Nan, soupira-t-elle, pas si terrible que ç a… Passé s les premiers é mois post-virginaux, j'ai… je… enfin… C'é tait un homme é goï ste, quoi…

– Aaah…

– Ouais, euh… T'es pas mal non plus dans le genre…

– Oui, mais moi je ne fume pas!

Ils se sourirent dans le noir…

– Aprè s ç a s'est dé gradé … Mon amoureux me trompait… Pendant que je me tapais l'humour dé bile de Sé raphin Tico, il se tapait des premiè res anné es, et quand on a fait la paix, il m'a avoué qu'il se droguait, oh, un peu, juste comme ç a… Pour la beauté du geste… Et là, je n'ai pas du tout envie d'en parler…

– Pourquoi?

– Parce que c'est devenu trop triste… La rapidité avec laquelle cette merde te met à genoux, c'est hallucinant… La beauté du geste, mon cul, j'ai tenu encore quelques mois et je suis retourné e vivre chez ma mè re. Elle ne m'avait pas vue depuis presque trois ans, elle a ouvert la porte et m'a dit: «Je te pré viens, y a rien à manger. » J'ai fondu en larmes et je suis resté e couché e pendant deux mois… Là, elle a é té clean pour une fois… Elle avait ce qu'il faut pour me soigner, tu me diras… Et quand je me suis relevé e, je suis retourné e travailler À cette é poque, je ne me nourrissais que de bouillies et de petits pots. Allô! Docteur Freud? Aprè s le ciné mascope dolby sté ré o, sons, lumiè res et é motions en tout genre, j'ai repris une vie en minuscule et en noir et blanc. Je regardais la té lé et j'avais toujours le vertige au bord des quais…

– T'y as pensé?

– Oui. J'imaginais mon fantô me monter vers le ciel sur l'air de Tornami a vagheggiar, Te solo vuol amar… et mon papa qui m'ouvrait les bras en riant: «Ah! vous voilà enfin mademoiselle! Vous allez voir, c'est encore plus joli que la Riviera par ici…»

Elle pleurait.

― Non, pleure pas…

― Si. J'ai envie.

– Bon, alors pleure.

― C'est bien, t'es pas compliqué, toi…

― C'est vrai. J'ai plein de dé fauts mais je suis pas compliqué … Tu veux qu'on arrê te?

– Non.

– Tu veux boire quelque chose? Un petit lait chaud avec de la fleur d'oranger comme me faisait Paulette?

– Non, je te remercie… Où j'en é tais?

– Le vertige…

– Oui, le vertige… Honnê tement, il ne m'aurait pas fallu beaucoup plus qu'une pichenette dans le dos pour me faire basculer, mais au lieu de ç a le hasard portait des gants noirs en chevreau trè s doux et m'a tapé sur l'é paule un matin… Ce jour-là je m'amusais avec les personnages de Watteau, j'é tais plié e en deux sur ma chaise quand un homme est passé derriè re moi… Je le voyais souvent… Il é tait toujours en train de tourner autour des é tudiants et de regarder leurs dessins en douce… Je pensais que c'é tait un dragueur. J'avais des doutes sur sa sexualité, je le regardais tchatcher avec la jeunesse flatté e et j'admirais son allure… Il avait toujours des manteaux superbes, trè s longs, des costumes classieux, des foulards et des é charpes en soie… C'é tait ma petite ré cré … J'é tais donc recroquevillé e sur mon carnet et je ne voyais que ses magnifiques chaussures, trè s fines et impeccablement ciré es. «Pouis-je vous poser oune question indiscrè te, Mademoiselle? Avez-

vous oune moralité à toute é preuve? » Je me demandais bien où il voulait en venir. À l'hô tel? Mais bon… Avais-je une moralité à toute é preuve? Moi qui corrompais Sé raphin Tico et rê vais de contrarier l'œ uvre du Bon dieu? " Non" ai-je ré pondu et, à cause de cette petite ré partie crâ ne, je suis repartie dans un autre merdier… Incommensurable cette fois…

― Un quoi?

― Un merdier sans nom.

– Qu'est-ce que t'as fait?

– La mê me chose qu'avant… Mais au lieu de cré cher dans un squat et d'ê tre la bonniche d'un furieux, j'ai vé cu dans les plus grands hô tels d'Europe et je suis devenue celle d'un escroc…

– Tu… tu t'es…

– Prostitué e? Non. Quoique…

– Qu'est-ce que tu faisais?

– Des faux.

– Des faux billets?

– Non, des faux dessins… Et le pire, c'est que ç a m'amusait en plus! Enfin au dé but… Aprè s ç a a tourné limite esclavagisme cette petite blague, mais au dé but, c'é tait trè s rigolo. Pour une fois que je servais à quelque chose! Alors, je te dis, j'ai vé cu dans un luxe incroyable… Rien n'é tait trop beau pour moi. J'avais froid? Il m'offrait les meilleurs cachemires. Tu vois le gros pull bleu avec, une capuche que je mets tout le temps?

– Ouais.

– Onze mille balles…

– Nooon?

– Siiii. Et j'en avais une dizaine comme celui-là … J'avais faim? Poï poï, room service et homard à gogo. J'avais soif? Ma qué, champagne! Je m'ennuyais? Spectacles, shopping, musique! Tout cé qué tou veux tou lé dis à Vittorio… La seule chose que je n'avais pas le droit de dire, c'est «J'arrê te». Là, il devenait mauvais le beau Vittorio… «Si tou pars, tou plonges…» Mais pourquoi je serais partie? J'é tais choyé e, je m'amusais, je faisais ce que j'aimais, j'allais dans tous les musé es dont j'avais rê vé, je faisais des rencontres, la nuit je me trompais de chambre… J'en suis pas sû re mais je crois mê me que j'ai couché avec Jeremy Irons…

– Qui c'est?

– Oh… T'es dé sespé rant, toi… Bon, peu importe… Je lisais, j'é coutais de la musique, je gagnais de l'argent… Avec le recul, je me dis que c'é tait une autre forme de suicide… Plus confortable… Je me suis coupé e de la vie et du peu de gens qui m'aimaient. De Pierre et Mathilde Kessler, notamment, qui m'en ont voulu à mort, de mes anciens petits camarades, de la ré alité, de la moralité, du droit chemin, de moi-mê me…

― Tu bossais tout le temps?

― Tout le temps. Je n'ai pas tant produit que ç a mais il fallait refaire la mê me chose des milliers de fois à cause de problè mes techniques… La patine, le support et tout ç a… Finalement, le dessin c'é tait peanuts, c'é tait son vieillissement qui é tait compliqué. Je travaillais avec Jan, un Hollandais qui nous fournissait en vieux papiers. C'é tait son mé tier: parcourir le monde et revenir avec des rouleaux. Il avait un cô té petit chimiste fou et cherchait sans relâ che un moyen de faire du vieux avec du neuf… Je ne l'ai jamais entendu prononcer la moindre parole, un type fascinant… Et puis, j'ai perdu la notion du temps… D'une certaine maniè re, je me suis laissé ensuquer dans cette non-vie… Ç a ne se voyait pas à l'œ il nu, mais j'é tais devenue une é pave. Une é pave chic… Le gosier en pente, des chemises sur mesure et un dé goû t de ma petite personne… Je ne sais pas comment tout cela se serait terminé si Lé onard ne m'avait pas sauvé e…

– Lé onard qui?

– Lé onard de Vinci. Là, je me suis tout de suite cabré e… Tant qu'on s'en tenait aux petits maî tres, aux esquisses d'esquisses, aux croquis de croquis ou aux repentirs de repentirs, on pouvait faire illusion auprè s de marchands peu scrupuleux mais là, c'é tait n'importe quoi… Je l'ai dit mais on ne m'a pas é couté e… Vittorio é tait devenu trop gourmand… Je ne sais pas exactement ce qu'il faisait de son fric mais plus il en palpait et plus il en manquait… Il devait avoir ses faiblesses, lui aussi… Alors j'ai fermé ma gueule. Ce n'é tait pas mon problè me aprè s tout… Je suis retourné e au Louvre, aux dé partement des arts graphiques où j'ai pu accé der à certains documents et je les ai appris par coeur… Vittorio voulait oune petite chose. «Tou vois cette é toude, là? Tou ti inspires d'elle, mais cet personnage-là, tou mé lé gardes…" A cette é poque, on ne vivait dé jà plus à l'hô tel mais dans un grand appartement meublé. Je me suis exé cuté e et j'ai attendu… Il é tait de plus en plus nerveux. Il passait des heures au té lé phone, usait la moquette et crachait sur la Madone. Un matin, il est entré dans ma chambre comme un fou: «Je dois partir mais toi tou né bouges pas d'ici, d'accord? Tou né sors pas tant que je té lé pas dit… Tou m'as compris! Tou né bouges pas! » Le soir, j'ai reç u un appel d'un autre mec que je connaissais pas: «Brû le tout» et il a raccroché. Bon… J'ai rassemblé des tas de mensonges et je les ai dé truits dans l'é vier. Et j'ai attendu encore… Plusieurs jours… Je n'osais pas sortir. Je n'osais pas regarder par la fenê tre. J'é tais devenue complè tement parano. Mais au bout d'une semaine, je suis partie. J'avais faim, j'avais envie de fumer, je n'avais plus rien à perdre… Je suis retourné e à Meudon à pied et j'ai trouvé une maison fermé e avec un panneau à vendre sur la grille. Est-ce qu'elle é tait morte? J'ai escaladé le mur et dormi dans le garage. Je suis revenue à Paris. Tant que je marchais, je tenais debout. J'ai zoné autour de l'immeuble au cas où Vittorio serait revenu… Je n'avais pas de fric, pas de boussole, plus de repè res, rien. J'ai passé encore deux nuits dehors dans mon cachemire à dix milles boules, j'ai demandé des clopes et je me suis fait piquer mon manteau. Le troisiè me soir, j'ai sonné chez Pierre et Mathilde et je me suis é croulé e devant leur porte. Ils m'ont retapé e et m'ont installé e ici, au septiè me. Une semaine plus tard, j'é tais encore assise par terre à me demander quel mé tier je pourrais bien faire… Tout ce que je savais, c'est que je ne voulais plus jamais dessiner de ma vie. Je n'é tais pas non plus prê te à retourner dans le monde. Les gens me faisaient peur… Alors je suis devenue technicienne de surface de nuit… J'ai vé cu comme ç a, un peu plus d'un an. Entre-temps, j'ai retrouvé ma mè re. Elle ne m'a pas posé de questions… Je n’ai jamais su si c’é tait de l’indiffé rence ou simplement de la discré tion… Je n’ai pas creusé, je ne pouvais pas me le permettre: je n’avais plus qu’elle…

«Quelle ironie… J'avais tout fait pour la fuir et voilà … Retour à la case dé part, les rê ves en moins… J'ai vivoté, je m'interdisais de boire seule et cherchais une issue de secours dans mon dix mè tres carré s… Et puis je suis tombé e malade au dé but de l'hiver et Philibert m'a porté e dans les escaliers jusque dans la chambre d'à cô té … La suite, tu la connais…

Long silence.

– Eh ben… ré pé ta Franck plusieurs fois. Eh ben…

Il s'é tait redressé et avait croisé ses bras.

– Eh ben… Tu parles d'une vie… C'est dingue… Et maintenant? Qu'est-ce que tu vas faire, maintenant?

– …

Elle dormait.

Il remonta la couette jusque sous son nez, prit ses affaires et sortit sur la pointe des pieds. Maintenant qu'il la connaissait, il n'osait plus s'allonger à cô té d'elle. En plus elle prenait toute la place…

Toute la place.


Il é tait perdu.

Il erra un moment dans l'appartement, se dirigea vers la cuisine, ouvrit des placards et les referma en secouant la tê te.

Sur le rebord de la fenê tre, le cœ ur de laitue é tait tout ratatiné. Il le jeta aux ordures et revint s'asseoir avec un crayon pour terminer son dessin. Il hé sita pour les yeux… Est-ce qu'il fallait dessiner deux points noirs au bout des cornes ou un seul en dessous?

Putain… Mê me en escargot, il é tait nul!

Allez, un. C'é tait plus mignon.

Il se rhabilla. Poussa sa moto en serrant les fesses devant la loge. Pikouch le regarda passer sans broncher. C'est bien mon gars, c'est bien… Cet é té t'auras un petit Lacoste pour tomber les pé kinoises… Il parcourut encore plusieurs mè tres avant d'oser kicker et s'é lanç a dans la nuit.

Il prit la premiè re à gauche et roula toujours tout droit. Arrivé à la mer, il posa son casque sur son ventre et regarda les manœ uvres des marins pê cheurs. Il en profita pour dire deux trois mots à sa moto. Qu'elle comprenne un peu la situation…

Lé gè re envie de craquer.

Trop de vent, peut-ê tre?

Il s'é broua.

Voilà! C'é tait ç a qu'il cherchait tout à l'heure: un filtre à café! Ses idé es se remettaient en place… Il marcha donc le long du port jusqu'au premier troquet ouvert et but un jus au milieu des ciré s luisants. En levant les yeux, il dé couvrit une vieille connaissance dans le reflet du miroir: lui-mê me.

– Et alors… Te v'là, toi? s'é tonnait son double en silence.

– Hé ouais…

– Qu'est-ce que tu fous là?

– Je suis venu boire un café.

– Dis donc, t'as une sale gueule…

– Fatigué …

– Toujours en train de courir le guilledou?

– Non.

– Allez… T'é tais pas avec une fille, cette nuit?

– C'é tait pas vraiment une fille…

– C'é tait quoi?

– Je sais pas.

– Ho là, mon gars… Hé patronne! Rincez-lui sa tasse, y a mon pote qui s'é caille, là! lanç a le fantô me.

– Non, non… Laisse…

– Laisse quoi?

– Tout.

– Ben qu'est-ce t'as Lestaf? ― Mal au cœ ur…

–Oooh, t'es amoureux, toi?

― Ç a se pourrait…

–Hé ben! C'est une bonne nouvelle, ç a! Exulte mon vieux! Exulte! Monte sur le bar! Chante!

― Arrê te.

― Mais qu'est-ce t'as?

― Rien… Elle… Elle est bien, celle-ci… Trop bien pour moi en tout cas…

― Meuh non… C'est des conneries, ç a! Personne n'est jamais trop bien pour personne… Surtout les gonzesses!

― C’est pas une gonzesse je te dis…

– C'est un mec?!

– Mais nan…

– C'est un androï de? C'est Lara Croft?

– Mieux que ç a…

– Mieux que Lara Croft? Oh poudiou! Y a du monde au balcon, alors?

– 85 A je dirais…

Il se souriait:

– Ah ben ouais… Si t'en pinces pour une planche à pain, t'es dans la merde, je comprends mieux, là …

– Mais nan, tu comprends rien! se maudissait-il. D'faç on t'as jamais rien compris! T'es toujours là, à ramener ta grande gueule pour faire oublier que tu comprends rien! Depuis que t'es gamin, tu fais chier ton monde! Tu me fais pitié, tiens… Cette fille, quand elle me parle, y a la moitié des mots que je comprends pas, tu piges? Je me sens comme une merde à cô té d'elle. Tu verrais tout ce qu'elle a vé cu dé jà … Putain, moi j'assure pas, là … Je crois que je vais laisser tomber…

Le reflet fit la moue.

– Quoi? grogna Franck.

– Trop teigneux…

– J'ai changé.

– Mais non… T'es juste fatigué …

– Ç a fait vingt ans que je suis fatigué …

– Qu'est-ce qu'elle a vé cu?

– Que de la daube.

– Hé ben, c'est parfait, ç a! T'as qu'à lui proposer aut'chose!

– Quoi?

– Ho! Tu fais exprè s ou quoi?

– Non.

– Si. Tu fais exprè s pour que je m'apitoie… Ré flé chis un peu. Je suis sû r que tu vas trouver…

– J'ai peur.

– C'est bon signe.

– Oui mais si je me…

Le miroir se brouilla.

― Messieurs, gouailla la patronne, l'pain est arrivé. Oui c'est qui veut un sandwich? Le jeune homme?

― Merci, ç a ira.

Oui, ç a ira.

Dans le mur ou ailleurs…

On verra.

Ils installaient le marché. Franck acheta des fleurs au cul du camion, t'as l'appoint, mon gars? et les aplatit sous son blouson.

Des fleurs, c'é tait pas mal pour commencer, non?

T'as l'appoint mon gars? Et comment, la vieille! Et comment!

Et, pour la premiè re fois de sa vie, il roula vers Paris en regardant le soleil se lever.

Philibert prenait sa douche. Il apporta son petit dé jeuner à Paulette et l'embrassa en lui frictionnant les bajoues:

– Alors mé mé, t'es pas bien, là?

– Mais t'es gelé, toi? D'où c'est que t'arrives encore?

– Oh là … fit-il en se relevant.

Son pull puait le mimosa. Faute de vase, il dé coupa une bouteille en plastique avec le couteau à pain.

– Hé, Philou?

― Attends une minute, je me dose mon Nesquick… Tu nous pré pares la liste des courses?

― Ouais… Comment ç a s'é crit la rivié ra?

― Avec une majuscule et sans accent.

― Merci.

Dumimosa comme sur la rivié … Riviera… Il plia son petit mot et le dé posa avec le vase prè s de l'escargotte.

Il se rasa.

― On en é tait où dé jà? demanda l'autre, de nouveau dans le miroir.

– Nan, c'est bon. Je vais me dé merder…

– Bon, ben… bonne chance, hein?

Franck grimaç a.

C'é tait l'after-shave.

Il avait dix minutes de retard et la ré union avait dé jà commencé.

– Vlà not' joli cœ ur… signala le chef. Il s'assit en souriant.


19


Comme à chaque fois qu'il é tait é puisé, il se brû la gravement. Son commis insista pour le soigner et il finit par lui tendre son bras en silence. Pas l'é nergie de se plaindre, ni d'avoir mal. Machine explosé e. Hors service, hors d'usage, hors d'é tat de nuire, hors tout…

Il revint en titubant, ré gla son ré veil pour ê tre sû r de ne pas dormir jusqu'au lendemain matin, se dé chaussa sans dé faire ses lacets et tomba sur son lit les bras en croix. Maintenant oui, sa main le lanç ait et il ré prima un lllssch de douleur avant de sombrer.

Il dormait depuis plus d'une heure quand Camille - si lé gè re ce ne pouvait ê tre qu'elle - vint le voir en rê ve…

Hé las, il ne vit pas si elle é tait nue… Elle é tait allongé e sur lui. Cuisses contre cuisses, ventre contre ventre et é paules contre é paules.

Elle avait posé sa bouche sur son oreille et murmu― Lestafier, je vais te violer…

Il souriait dans son sommeil. D'abord parce que c'é tait un joli dé lire et ensuite parce que son souffle le chatouillait par-delà les abî mes.

― Oui… Qu'on en finisse… Je vais te violer pour avoir une bonne raison de te prendre dans mes bras…

Mais ne bouge pas surtout… Si tu te dé bats, je t'é touffe mon petit gars…

Il voulut tout rassembler, son corps, ses mains et ses draps pour ê tre sû r de ne pas se ré veiller mais quelqu'un le retenait par les poignets.

À la douleur, il ré alisa qu'il ne rê vait pas, et, parce qu'il souffrait, il comprit son bonheur.



  

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