Хелпикс

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QUATRIÈME PARTIE 4 страница



Silence.

Elle pesait de plus en plus lourd sur son avant-bras.

― Bon d'accord… Je vais ê tre franche avec vous… J'essaye de vous entortiller comme je peux mais la vé rité, ce n'est pas ç a. La vé rité, c'est que je vous le demande comme un service… Si on a un fauteuil avec nous et que vous acceptiez de vous y poser de temps en temps, on pourrait griller les queues dans les musé es et passer toujours les premiè res… Et moi, vous comprenez, ç a m'arrangerait drô lement… Il y en a plein d'expositions que je rê ve de voir mais je n'ai pas le courage de faire la queue…

– Ah ben fallait le dire tout de suite, petite bé casse! Si c'est pour te rendre service, il n'y a pas de problè me! Moi je ne denjande que ç a, de te faire plaisir!

Camille se mordit les joues pour ne pas sourire. Elle baissa la tê te et articula un petit merci un peu trop solennel pour ê tre honnê te.

Vite, vite! battons le fer tant qu'elle é tait chaude, elles galopè rent donc jusqu'à la pharmacie la plus proche.

– On travaille beaucoup avec le Classic 160 de chez Sunrise… C'est un modè le pliable qui nous donne entiè re satisfaction… Trè s lé ger, facile à manier, quatorze kilos… Neuf sans les roues… Repose-jambes escamotables pour passer en podale… Accoudoirs et hauteur de dossier ré glables… Siè ge inclinable… Ah, non ç a c'est avec supplé ment… Roues faciles à enlever. Tient dans un coffre de voiture sans problè me… On peut aussi ré gler la profondeur de… euh…

Paulette, qu'on avait casé e entre les shampoings secs et le pré sentoir Scholl, tirait une gueule si longue que la pré paratrice n'osa pas aller jusqu'au bout de sa tirade.

– Bon, je vous laisse… J'ai du monde… Tenez, voilà la doc…

Camille s'é tait agenouillé e derriè re elle.

– Il est pas mal, non?

– …

– Franchement je m'attendais à pire… Il est sport comme modè le… Noir comme ç a, c'est chic…

– Ben voyons… Dis-moi qu'il est seyant pendant que t'y es!

― Sunrise Mé dical… Ils ont de ces noms… 37… C'est chez vous ç a, non?

Paulette mit ses lunettes:

– Où?

– Euh… Chanceaux-sur-Choisille…

– Ah! Mais oui! Chanceaux! Je vois trè s bien où c'est!

C'é tait dans la poche.

Merci mon Dieu. À un dé partement prè s, on repartait avec un kit de pé dicure et des chaussons à semelles pré moulé es…

– C'est combien?

– 558 euros hors taxe…

– Ah quand mê me… Mais on… on ne peut pas le louer?

– Pas ce modè le. Pour la location, c'en est un autre. Plus robuste et plus lourd. Mais… Vous ê tes à cent pourcent, non? Madame a une mutuelle, j'imagine…

Elle eut l'impression de s'adresser à deux vieilles filles demeuré es.

– Vous n'allez pas le payer, ce fauteuil! Allez chez votre mé decin et demandez-lui une prescription… Vu votre é tat, cela ne posera aucun problè me… Tenez, je vous donne ce petit guide… Toutes les ré fé rences y sont… Vous allez chez un gé né raliste?

– Euh…

― S'il'il n'a pas l'habitude, montrez-lui ce code-là: 401 A02. 1. Pour le reste, vous verrez ç a avec votre CNAM, n'est pas?

― Ah… d'accord… euh… C'est quoi?

Une fois sur le trottoir, Paulette chancela:

― Si tu me fais voir un docteur, il va me renvoyer à l'hospice…

― Hé! Ma Paulette, du calme… On n'ira jamais, je les dé teste autant que vous, on va s'arranger… Ne vous inquié tez pas…

– Ils vont me retrouver… Ils vont me retrouver… pleurait-elle.

Elle n'eut pas d'appé tit et resta prostré e sur son lit toute l'aprè s-midi.

– Qu'est-ce qu'elle a? s'inquié ta Franck.

– Rien. On est allé es à la pharmacie pour un fauteuil et comme la bonne femme a parlé de voir un mé decin, ç a l'a traumatisé e…

– Un fauteuil de quoi?

– Ben… un fauteuil roulant!

– Pour quoi faire?

– Ben pour rouler, idiot! Pour voir du pays!

– Putain mais qu'est-ce que tu fous aussi? Elle est bien, là! Pourquoi tu veux la secouer comme une bouteille d'Orangina?

– Oh… Tu commences à me gonfler, toi, tu sais? T'as qu'à t'en occuper aussi! T'as qu'à la torcher de temps en temps, ç a te remettrait les idé es en place, tiens! Pour moi, c'est pas un problè me de me la coltiner, elle est adorable ta mé mé, mais j'ai besoin de bouger, d'aller me balader, de m'ouvrir la tê te, merde! Pour toi, c'est sû r, c'est nickel, ç a va en ce moment? Rassure-moi, y a rien qui te contrarie? Que ce soit Philou, Paulette ou toi, le pé rimè tre maison-, miam-miam, boulot, dodo, ç a vous suffit… Eh ben moi, non! Moi je commence à é touffer, là! En plus j'adore marcher et ç a va ê tre les beaux jours… Alors je te le ré pè te: faire la garde-malade, je veux bien, mais avec l'option grand tourisme, sinon vous vous dé m…

– Quoi?

– Rien!

– Te mets pas dans cet é tat…

– Mais je suis obligé e! T'es tellement é goï ste que si je gueule pas, tu feras jamais rien pour m'aider!

Il partit en claquant la porte et elle s'enferma dans sa chambre.

Quand elle en ressortit, ils é taient tous les deux dans l'entré e. Paulette é tait aux anges: son petit s'occupait d'elle.

– Allez la grosse, assieds-toi. C'est comme avec une bé cane, il faut de bons ré glages pour aller loin…

Il é tait accroupi et bidouillait toutes les manettes:

– Ils sont bien là, tes pieds?

– Oui.

– Et tes bras?

– Un peu trop hauts…

– Bon Camille, amè ne-toi. Puisque c'est toi qui vas pousser, viens par là qu'on te rè gle les poigné es…

– Parfait. Allez faut que j'y aille… Accompagnez-moi au taf on va l'essayer…

– Y rentre dans l'ascenseur?

– Non. Il faut le plier, s'é nerva-t-il… Mais tant mieux, elle est pas impotente que je sache?

– Broum, brrroum… Attache ta ceinture Fangio, je suis à la bourre.

Ils traversè rent le parc à toute allure. Au feu rouge, Paulette avait les cheveux en pagaille et les joues toutes roses.

– Bon allez… Je vous laisse, les filles. Envoyez-moi une carte postale quand vous serez à Katmandou…

Il avait dé jà parcouru quelques mè tres quand il se retourna:

― Ho! Camille?

― T'oublies pas ce soir?

― De quoi?

― Les crê pes…

― Merde!

Elle avait posé sa main sur sa bouche:

― J'avais oublié … Je suis pas là.

Il venait de perdre quelques centimè tres.

― En plus, c'est important… Je peux pas annuler… C'est pour le boulot…

– Et elle?

– J'ai demandé à Philou de prendre la relè ve…

– Bon, ben… Tant pis, hein? On les mangera sans toi…

Il eut le dé sespoir stoï que et s'é loigna en se tortillant.

L'é tiquette de son nouveau slip le grattait.


Mathilde Daens-Kessler é tait la plus jolie femme que Camille ait jamais rencontré e. Trè s grande, beaucoup plus grande que son mari, trè s mince, trè s gaie, trè s cultivé e. Elle foulait notre petite planè te sans y prendre garde, s'inté ressait à tout, s'é tonnait d'un rien, s'amusait, s'indignait mollement, posait sa main sur la vô tre quelquefois, parlait toujours à voix basse, connaissait parfaitement quatre ou cinq langues et cachait son jeu derriè re un sourire dé courageant.

Si belle qu'elle n'eut jamais l'idé e de la dessiner…

C'é tait trop risqué. Elle é tait trop vivante.

Une petite esquisse, une fois. Son profil… Le bas de sn chignon et ses boucles d'oreilles… Pierre la lui avait volé e mais ce n'é tait pas elle. Manquait sa voix grave, son é clat et le creux de ses fossettes quand elle riait.

Elle avait la bienveillance, l’arrogance et la dé sinvolture de ceux qui sont né s dans des draps bien tissé s. Son pè re avait é té un grand collectionneur, elle avait toujours vé cu au milieu de belles choses et n’avait jamais rien compté de sa vie, ni ses biens, ni ses amis et encore moins ses ennemis.

Elle é tait riche, Pierre é tait entreprenant.

Elle se taisait quand il parlait et rattrapait ses conneries dè s qu’il avait le dos tourné. Il rabattait de jeunes poulains. Il ne se trompait jamais, c'est lui qui avait lancé Voulys et Barcarè s par exemple et elle s'arrangeait pour les retenir.

Elle retenait qui elle voulait.

Leur premiè re rencontre, Camille s'en souvenait trè s bien, avait eu lieu aux Beaux-Arts lors d'une exposition de travaux de fin d'anné e. Une espè ce d'aura les pré cé dait… Le marchand terrible et la fille de Witold Daens… On espé rait leur venue, on les craignait et l'on guettait leurs moindres ré actions. Elle s'é tait sentie misé rable lorsqu'ils é taient venus les saluer, elle et sa bande de pouilleux… Elle avait baissé la tê te en lui serrant la main, esquivé maladroitement quelques compliments et cherché du regard un trou de souris où disparaî tre enfin.

C'é tait en juin, il y a presque dix ans… Des hirondelles donnaient un concert dans la cour de l'é cole et ils buvaient un mauvais punch en é coutant pieusement les propos de Kessler. Camille n'entendait rien. Elle regardait sa femme. Ce jour-là, elle portait une tunique bleue et une large ceinture en argent où s'affolaient de minuscules grelots lorsqu'elle bougeait.

Le coup de foudre…

Ensuite ils les avaient invité s dans un restaurant de la rue Dauphine et, à la fin d'un dî ner bien arrosé, son petit ami l'avait sommé e d'ouvrir son carton. Elle avait refusé.

Quelques mois plus tard, elle é tait revenue les voir. Seule.

Pierre et Mathilde possé daient des dessins de Tiepolo, de Degas et de Kandinsky mais n'avaient pas d'enfant. Camille n'osa jamais aborder ce sujet et s'abandonna dans leurs filets sans retenue. Ensuite, elle s'avé ra si dé cevante que les mailles se distendirent…

– C'est n'importe quoi! Tu fais n'importe quoi! l'engueulait Pierre.

― Pourquoi tu ne t'aimes pas? Pourquoi? ajoutait Mathilde plus doucement.

Et elle ne vint plus à leurs vernissages.

Dans l'intimité, il se dé solait encore:

– Pourquoi?

– On ne l'a pas assez aimé e, ré pondait sa femme.

– Nous?

– Tout le monde…

Il s'abandonnait sur son é paule en gé missant:

– Oh… Mathilde… Ma toute belle… Pourquoi tu l'as laissé e filer, celle-ci?

– Elle reviendra…

– Non. Elle va tout gâ cher…

– Elle reviendra.

Elle é tait revenue.

– Pierre n'est pas là?

– Non, il dî ne avec ses Anglais, je ne lui ai pas dit que tu venais, j'avais envie de te voir un peu…

Puis, avisant son carton:

― Mais… Tu… tu as quelque chose là?

― Nan, c'est rien… Un petit truc que je lui avais promis l'autre jour…

― Je peux voir?

Camille ne ré pondit pas.

– Bon, je l'attendrai…

― C'est de toi?

― Hon hon…

― Mon Dieu… Quand il va savoir que tu n'es pas venue toute seule, il va hurler de dé sespoir… Je vais l'appeler…

― Non, non! ré pliqua Camille, laissez! Ce n'est rien je vous dis… C'est entre nous. Une sorte de quittance de loyer…

― Trè s bien. Allez… À table.

Tout é tait beau chez eux, la vue, les objets, les tapis, les tableaux, la vaisselle, leur grille-pain, tout. Mê me leurs chiottes é taient belles. Sur une reproduction en plâ tre, on pouvait y lire le quatrain que Mallarmé avait é crit dans les siennes:

Toi qui soulages ta tripe,

Tu peux dans ce gî te obscur,

Chanter ou fumer la pipe,

Sans mettre tes doigts au mur.

La premiè re fois, ç a l'avait tué e, ce truc-là:

– Vous… Vous avez acheté un morceau des gogues de Mallarmé?!

– Mais non… riait Pierre, c'est parce que je connais le gars qui leur a fait le moulage… Tu connais sa maison? À Vulaines?

– Non.

– On t'y emmè nera un jour… C'est un endroit que tu vas adorer… A-do-rer…

Et tout é tait à l'avenant. Mê me leur PQ é tait plus doux qu'ailleurs…

Mathilde se ré jouissait:

– Que tu es belle! Que tu as bonne mine! Comme cela te va bien les cheveux courts! Tu as grossi, non? Quel bonheur de te voir comme ç a… Oh, quel bonheur, vraiment… Tu m'as tellement manqué, Camille… Si tu savais comme ils me fatiguent parfois, tous ces gé nies… Moins ils ont de talent et plus ils sont bruyants… Pierre s'en moque, il est dans son sillon, mais moi, Camille, moi… Comme je m'ennuie… Viens, assieds-toi prè s de moi, raconte-moi…

– Je ne sais pas raconter… Je vais vous montrer mes carnets…

Mathilde tournait les pages et elle les commentait.

Et c'est en pré sentant ainsi son petit monde qu'elle se rendit vraiment compte à quel point elle tenait à eux.

Philibert, Franck et Paulette é taient devenus les gens les plus importants de sa vie et elle é tait juste en train de le ré aliser, là, maintenant, entre deux coussins persans du XVIIIe. Elle é tait troublé e.

Entre le premier carnet et le dernier dessin qu'elle avait ré alisé tout à l'heure, Paulette radieuse sur son fauteuil devant la tour Eiffel, à peine quelques mois s'é taient é coulé s et pourtant ce n'é tait plus la mê me… Ce n'é tait plus la mê me personne qui tenait le crayon… Elle s'é tait é broué e, elle avait mué et dynamité les blocs de granit qui l'empê chaient d'avancer depuis tant d'anné es…

Ce soir, des gens attendaient qu'elle revienne… Des gens qui n'en avaient rien à foutre de savoir ce qu'elle valait… Qui l'aimaient pour autre chose… Pour elle, peut-ê tre…

Pour moi?

Pour toi…

– Eh alors? s'impatientait Mathilde, tu ne dis plus rien… C'est qui, elle?

– Johanna, la coiffeuse de Paulette…

– Et ç a?

– Les bottines de Johanna… Rock'n'roll, non? Comment une fille qui travaille debout toute la journé e peut supporter, ç a? L'abné gation au service de l'é lé -gance, j'imagine…

Mathilde riait. Ces grolles é taient vraiment monstrueuses…

― Et lui, là, il revient souvent, non?

― C'est Franck, le cuisinier dont je vous parlais tout à heure justement…

― Il est beau, non?

― Vous trouvez?

― Oui… On dirait le jeune Farnè se peint par Titien avec dix ans de plus…

Camille leva les yeux au ciel:

– N'importe quoi…

– Mais si! Je t'assure!

Elle s'é tait levé e et revint avec un livre:

– Tiens. Regarde. Le mê me regard sombre, les mê mes narines fré missantes, le mê me menton en galoche, les mê mes oreilles lé gè rement dé collé es… Le mê me feu qui couve à l'inté rieur…

– N'importe qifoi, ré pé tait-elle en louchant sur le portrait, il a des boutons le mien…

– Oh… Tu gâ ches tout!

– C'est tout? se dé sola Mathilde.

– Eh oui…

– C'est bien. C'est trè s bien. C'est… c'est merveilleux…

– Arrê tez…

– Ne me contredis pas, jeune fille, moi je ne sais pas faire, mais je sais regarder… À l'â ge où les enfants vont voir Guignol, mon pè re me traî nait dé jà aux quatre coins du monde et me hissait sur ses é paules pour que je sois à la bonne hauteur, alors ne me contredis pas s'il te plaî t… Tu me les laisses?

– …

– Pour Pierre…

– Bon… Mais attention, hein? Ce sont mes feuilles de tempé ratures, ces petites choses-là …

– J'avais bien compris.

– Tu ne l'attends pas?

– Non, je dois y aller…

– Il va ê tre dé ç u…

– Ce ne sera pas la premiè re fois… ré pondit Camille, fataliste.

– Tu ne m'as pas parlé de ta mè re…

– C'est vrai? s'é tonna-t-elle, c'est bon signe, non?

Mathilde la mit à la porte en l'embrassant:

– Le meilleur… Allez, et n'oublie pas de revenir me voir… Avec votre bergè re dé capotable, c'est l'affaire de quelques quais…

― Promis.

― Et continue comme ç a. Sois lé gè re… Fais-toi plaisir… Pierre te dira sû rement le contraire, mais ne l'é coute pas surtout. Ne les é coute plus, ni lui, ni personne d'autre… Au fait?

― Oui?

- Tu as besoin d'argent?

Camille aurait dû dire non. Depuis vingt-sept ans, elle disait non. Non, ç a va. Non, je vous remercie. Non, je n'ai besoin de rien. Non, je ne veux rien vous devoir. Non, non, laissez-moi.

– Oui.

Oui. Oui j'y crois peut-ê tre. Oui, je ne retournerai plus faire le larbin, ni pour les Ritals, ni pour Bredart, ni pour aucun de ces connards. Oui, je voudrais travailler en paix pour la premiè re fois de ma vie. Oui, je n'ai pas envie de me crisper à chaque fois que Franck me tend ses trois billets. Oui, j'ai changé. Oui, j'ai besoin de vous. Oui.

– Parfait. Et profites-en pour t'habiller un peu… Franchement… Cette veste en jean, tu la portais dé jà il y a dix ans…

C'é tait vrai.


15


Elle rentra à pied en regardant les vitrines des antiquaires. Elle é tait justement devant les Beaux-Arts (ce destin, quel gros malin…) quand son portable sonna. Elle le referma quand elle vit que c'é tait Pierre qui l'appelait.

Elle marcha plus vite. Son cœ ur perdait les pé dales.

Deuxiè me sonnerie. Mathilde cette fois. Elle ne prit pas non plus.

Elle rebroussa chemin et traversa la Seine. Cette petite avait le sens du romanesque et, que ce soit pour sauter de joie ou dans l'eau, le pont des Arts é tait encore ce qu'il y avait de mieux à Paris… Elle s'appuya contre le parapet et composa les trois chiffres de son ré pondeur…

Vous avez deux nouveaux messages, aujourd'hui à vingt-trois heu… Il é tait encore temps de laisser tomber sans faire exprè s… Plouf! Oh… Quel dommage…

«Camille, rappelle-moi immé diatement où je viens te chercher par la peau du cou! beuglait-il. Immé diatement! Tu m'entends? »

Aujourd'hui à vingt-trois heures trente-huit: «C'est Mathilde. Ne le rappelle pas. Ne viens pas. Je ne veux pas que tu voies ç a. Il pleure comme une grosse vache, ton marchand… Il n'est pas beau à voir, je te promets… Si, il est beau… Il est trè s beau, mê me… Merci Camille, merci… Tu entends ce qu'il dit? Attends, je lui laisse le té lé phone sinon il va m'arracher l'oreille…» «Je t'expose en septembre, Fauque, et ne dis pas non parce que les invitations sont dé jà part…» Le message avait é té coupé.

Elle é teignit son portable, se roula une cigarette et la fuma debout entre le Louvre, l'Acadé mie franç aise, Notre-Dame et la Concorde.

Joli tombé de rideau…

Ensuite elle raccourcit la bandouliè re de sa besace et courut à toutes jambes pour ne pas louper le dessert.


La cuisine sentait un peu le graillon mais toute la vaisselle avait é té rangé e.

Pas un bruit, toutes les lampes é teintes, pas mê me un rai de lumiè re sous les portes de leurs chambres… Pff… Elle qui é tait prê te à bouffer la poê le pour une fois…

Elle frappa chez Franck.

Il é coutait de la musique.

Elle se posta au bout de son lit et mit ses poings sur ses hanches:

– Ben alors?! s'indigna-t-elle.

– On t'en a laissé quelques-unes… Je te les flamberai demain…

– Ben alors?! ré pé ta-t-elle. Tu me sautes pas?

– Ah! ah! Trè s drô le…

Elle commenç a à se dé shabiller.

– Dis donc, mon petit pè re… Tu vas pas t'en tirer comme ç a! Chose promise, orgasme dû!

Il s'é tait redressé pour allumer sa lampe pendant qu'elle jetait ses godasses n'importe où.

– Mais qu'est-ce que tu fous? Où tu vas, là?

– Ben… Je me dé sape!

– Oh non…

– Quoi?

― Pas comme ç a… Attends… Moi ç a fait des plombes que j'en rê ve de ce moment…

― É teins la lumiè re.

– Pourquoi?

– J'ai peur que t'aies plus envie de moi, si tu me vois…

– Mais Camille, putain! Arrê te! Arrê te! hurlait-il.

Petite moue contrarié e:

– Tu veux plus?

– …

– É teins la lumiè re.

– Non!

– Si!

– Je veux pas que ç a se passe comme ç a entre nous…

– Tu veux que ç a se passe comment? Tu veux m'emmener canoter au Bois?

– Pardon?

– Faire un tour en barque et me dire des poè mes pendant que je laisse traî ner ma main dans l'eau…

– Viens t'asseoir à cô té de moi…

– É teins la lumiè re.

– D'accord…

– É teins la musique.

– C'est tout?

– Oui.

― C'est toi? demanda-t-il intimidé.

– Oui.

― T'es bien là?

― Non…

― Tiens, prends un de mes oreillers… Comment ç a s'est passé ton rendez-vous?

― Trè s bien.

― Tu me racontes?

― De quoi?

― Tout. Je veux tout savoir, ce soir… Tout. Tout. Tout.

– Tu sais, si je commence… Toi aussi, tu vas te sentir obligé de me prendre dans tes bras aprè s…

– Ah merde… Tu t'es fait violer?

– Non plus…

– Bon, ben… Je pourrais t'arranger ç a si tu veux…

– Oh merci… C'est gentil… Euh… Je commence par où?

Franck imita la, voix de Jacques Martin dans L'É cole des Fans:

– Tu viens d'où ma petite fille?

– De Meudon…

– De Meudon? s'exclama-t-il, mais c'est trè s bien, ç a! Et elle est où, ta maman?

– Elle mange des mé dicaments.

– Ah bon? Et ton papa, il est où, ton papa?

– Il est mort.

– …

– Ah! Je t'avais pré venu mon gars! T'as des pré servatifs au moins?

– Me secoue pas comme ç a, Camille, je suis un peu con-con, moi, tu le sais bien… Il est mort, ton pè re?

– Oui.

– Comment?

– Il est tombé dans le vide.

– …

– Bon, je te le refais dans l'ordre… Viens plus prè s parce que je ne veux pas que les autres entendent…

Il remonta la couette au-dessus de leurs tê tes:

– Vas-y. Personne ne peut nous voir, là …


Camille croisa les jambes, posa ses mains sur son ventre et entreprit un long voyage.

– J'é tais une petite fille sans histoire et trè s sage… commenç a-t-elle d'une voix enfantine, je ne mangeais pas beaucoup mais je travaillais bien à l'é cole et je dessinais tout le temps. Je n'ai pas de frè re ni de sœ ur. Mon papa s'appelait Jean-Louis et ma maman Catherine. Je pense qu'ils s'aimaient quand ils se sont rencontré s… Je ne sais pas, je n'ai jamais osé leur demander… Mais quand je dessinais des chevaux ou le beau visage de Johnny Depp dans 21 Jump Street, là, ils ne s'aimaient dé jà plus. Ç a j'en suis sû re parce que mon papa ne vivait plus avec nous. Il ne revenait que le week-end pour me voir. C'é tait normal qu'il parte et moi j'aurais fait pareil à sa place. D'ailleurs, le dimanche soir j'aurais bien aimé partir avec lui mais je l'aurais jamais fait parce que ma maman se serait encore

tué e. Ma maman s'est tué e plein de fois quand j'é tais petite… Heureusement, souvent c'é tait quand j'é tais pas là, et puis aprè s… Comme j'avais grandi, il y avait moins de gê ne alors euh… Une fois j'é tais invité e chez une copine pour son anniversire. Le soir comme ma maman ne venait pas me chercher, une autre maman m'a dé posé e devant chez moi et quand je suis arrivé e dans le salon, je l'ai vue qui é tait morte sur la moquette.

Les pompiers sont venus et je suis allé e vivre chez la voisine pendant dix jours. Aprè s mon papa il lui a dit que si elle se tuait encore une fois, il allait lui retirer ma garde alors elle a arrê té. Elle a juste continué de manger des mé dicaments. Mon papa m'avait dit qu'il é tait obligé de partir pour son travail mais ma maman, elle m'a interdit de le croire. Tous les jours, elle me ré pé tait que c'é tait un menteur, un salaud, qu'il avait une autre femme et une autre petite fille à qui il faisait des câ lins tous les soirs…

Elle reprit son timbre normal:

– C'est la premiè re fois que j'en parle… Tu vois, la tienne elle t'a dé zingué avant de te remettre dans un train, mais la mienne, elle me mangeait la tê te tous les jours. Tous les jours… Quelquefois elle é tait gentille quand mê me… Elle m'achetait des feutres et me ré pé tait que j'é tais son seul bonheur sur cette terre…

«Quand il venait, mon pè re s'enfermait dans le garage avec sa Jaguar et il é coutait des opé ras. C'é tait une vieille Jaguar qui n'avait plus de roues mais ce n'é tait pas grave, on allait se promener quand mê me… Il disait: " Je vous emmè ne sur la Riviera mademoiselle? " et je m'asseyais à cô té de lui. J'adorais cette voiture…

– C'é tait quoi comme modè le?

– Une MK quelque chose…

– MKI ou MKII?

– Putain t'es bien un mec, toi… J'essaye de te faire pleurer dans les chaumiè res et la seule chose qui t'in té resse, c'est la marque de la bagnole!

– Pardon.

– Y a pas de mal…

– Vas-y, continue…

– Pff…

– «Alors mademoiselle? Je vous emmè ne sur la Riviera? »

– Oui, sourit Camille, je veux bien… «Vous avez pris votre maillot de bain? ajoutait-il, parfait… Et une robe du soir aussi! Nous irons sû rement au casino… M'oubliez pas votre renard argenté, les nuits sont fraî ches à Monte Carlo…» Ç a sentait si bon à l'inté rieur… L'odeur du cuir qui avait bien vé cu… Tout é tait joli, je me souviens. " … Le cendrier en cristal, le miroir de courtoisie, les minuscules poigné es pour descendre les vitres, l'inté rieur de la boî te à gants, le bois… C'é tait comme un tapis volant. «Avec un peu de chance nous arriverons avant la nuit», me promettait-il. Oui, c'é tait ce genre d'homme mon papa, un grand rê veur qui pouvait passer les vitesses d'une voiture sur cale pendant plusieurs heures et m'emmener au bout du monde dans un garage de banlieue… C'é tait un fou d'opé ra aussi, alors nous é coutions Don Carlos, La Traviata ou Les Noces de Figaro pendant le voyage. Il me racontait les histoires: le chagrin de Madame Butterfly, l'amour impossible de Pé llé as et Mé lisande, quand il lui avoue j'ai quelque chose à vous dire et qu'il n'y arrive pas, les histoires avec la comtesse et son Ché rubin qui se cache tout le temps ou Alcina, la belle sorciè re qui transformait ses pré tendants en bê tes sauvages… J'avais toujours le droit de parler sauf quand il levait la main et dans Alcina, il la levait souvent… Tornami a vagheggiar, je n'arrive plus à l'é couter cet air-là … Il est trop gai… Mais le plus souvent, je me taisais. J'é tais bien. Je pensais à l'autre petite fille. Elle n'avait pas tout ç a, elle… C'etait compliqué pour moi… Maintenant, é videmment, j'y vois plus clair: un homme comme lui ne pouvait pas vivre avec une femme comme ma mè re… Une femme qui dé branchait la musique d'un coup sec quand c'é tait l'heure de passer à table et é clatait tous nos rê ves comme des bulles de savon… Je ne l'ai jamais vue heu-reuse, je ne l'ai jamais vue sourire, je… Mon pè re, par contre, é tait la gentillesse et la bonté mê mes. Un peu comme Philibert… Trop gentil en tout cas pour assumer ç a. L'idé e d'ê tre un salaud aux yeux de sa petite prin-cesse… Alors un jour, il est revenu vivre avec nous… Il dormait dans son bureau et partait tous les week-ends… Plus d'escapades à Salzbourg ou à Rome dans la vieille Jaguar grise, plus de casinos et plus de pique-niques au bord de la mer… Et puis un matin, il devait ê tre fatigué, j'imagine… Trè s, trè s fatigué, et il est tombé du haut d'un immeuble…



  

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