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QUATRIÈME PARTIE 2 страница



– Et Franck?

– Franck quoi?

― C'est vous qui lui avez tout appris?

― Pas tout, non! Je lui ai donné le goû t, j'imagine… Mais les grandes choses, ce n'est pas moi… Je lui ai appris la cuisine de mé nage… Des plats simples, rustiques et bon marché … Quand mon mari a é té arrê té à cause de son cœ ur, je suis entré e dans une maison bourgeoise comme cuisiniè re…

– Et il venait avec vous?

― Eh oui! Que voulais-tu que j'en fasse quand il é tait petit? Bon et puis aprè s, il n'est plus venu bien sû r… Aprè s…

– Aprè s quoi?

– Bah, tu sais bien comment ç a se passe… Aprè s, j'avais du mal à savoir où il tramait… Mais… Il é tait doué. Il avait le goû t à ç a. En cuisine, c'é tait le seul endroit où il é tait à peu prè s calme…

– C'est toujours vrai.

– Tu l'as vu?

– Oui. Il m'a prise comme extra l'autre jour et… je ne l'ai pas reconnu!

– Tu vois… Pourtant si tu savais le drame que ç a a é té quand on l'a envoyé en apprentissage… Comme il nous en a voulu…

– Qu'est-ce qu'il voulait faire, lui?

– Rien. Des bê tises… Camille, tu bois trop!

– Vous voulez rire! Je ne bois plus rien depuis que vous ê tes là! Tenez, un petit coup de jaja, c'est bon pour les artè res. C'est pas moi qui le dis, c'est le corps mé dical…

– Bon… un petit verre alors…

– Eh ben? Ne faites pas cette tê te! Vous avez le vin triste?

– Non, les souvenirs…

– C'é tait dur?

– Par moments, oui…

– C'est lui qui é tait dur?

– Lui, la vie…

– Il m'a raconté …

– Quoi?

– Sa mè re… Le jour où elle est venue le reprendre, tout ç a…

– Tu… Tu vois, le pire quand on vieillit, ce… Tiens, ressers-moi un verre, va… Ce n'est pas tant le corps qui fiche le camp, non, ce sont les remords… Comment ils reviennent vous hanter, vous torturer… Le jour… la nuit… Tout le temps… Il arrive un moment où tu ne sais plus si tu dois garder les yeux ouverts ou bien les fermer pour les chasser… Il arrive un moment où … Dieu sait que j'ai essayé pourtant… J'ai essayé de comprendre pourquoi ç a n'avait pas collé, pourquoi tout é tait allé de travers, tout… Tout… Et…

– Et?

Elle tremblait:

― Je n'y arrive pas. Je ne comprends pas. Je…

Elle pleurait:

― Par où je commence?

– D'abord, je me suis marié e tard… Oh! Comme les autres, j'ai eu mon histoire d'amour tu sais… Et puis non… Finalement j'ai é pousé un gentil garç on pour faire plaisir à tout le monde. Mes soeurs é taient en mé nage depuis longtemps et je… Enfin, je me suis marié e moi aussi…

«Mais les enfants ne venaient pas… Tous les mois, je maudissais mon ventre et pleurais en faisant bouillir mon linge. J'ai vu des docteurs, je suis mê me venue ici, à Paris, pour me laisser examiner… J'ai vu des rebouteux, des sorciers, des vieilles affreuses qui me demandaient des choses impossibles… Des choses que j'ai faites, Camille, que j'ai faites sans broncher… Sacrifier des agnelles à la pleine lune, bu leur sang, avalé des… Oh, non… C'é tait vraiment barbare, crois-moi… C'é tait un autre siè cle… On disait de moi que j'é tais taché e. Et puis les pè lerinages… Tous les ans, j'allais au Blanc, placer un doigt dans le trou de saint Gé nitour, aprè s j'allais gratter saint Greluchon à Gargilesse… Tu ris?

– Ce sont ces noms…

― Et ce n'est pas fini, attends… Il fallait dé poser un ex-voto en cire repré sentant l'enfant dé siré au saint Grenouillard de Preuilly…

– Grenouillard?

― Grenouillard, comme je te le dis! Ah! Ils é taient beaux mes bé bé s de cire, tu peux me croire… De vraies poupees… Il ne leur manquait plus que la parole… Et puis un jour, alors que je m'é tais ré signé e depuis longtemps, je suis tombé e enceinte… J'avais bien plus de trente ans… Tu ne t'en rends pas compte, mais j'é tais vieille dé jà … C'é tait Nadine, la mè re de Franck… Comme on l'a gâ té e, comme on l'a couvé e, comme on l'a chouchouté e cette gamine… Cette reine… On lui a gâ té le caractè re il faut croire… On l'a trop aimé e… Ou mal aimé e… On lui a passé tous ses caprices… Tous sauf le dernier… J'ai refusé de lui prê ter l'argent qu'elle me demandait pour se faire avorter… Je ne pouvais pas tu comprends? Je ne pouvais pas. J'avais trop souffert. Ce n'é tait pas la religion, ce n'é tait pas la morale, ce n'é tait pas les commé rages qui me retenaient. C'é tait la rage. La rage. La tache. J'aurais pré fé ré la tuer elle, plutô t que de l'aider à se crever le ventre… Est-ce que… Est-ce que j'ai eu tort? Ré ponds-moi, toi. Combien de vies fichues en l'air par ma faute? Combien de souffrances? Combien de…

– Chut.

Camille lui frottait la cuisse.

– Chut…

– Donc elle… Elle l'a eu ce petit, et puis elle me l'a laissé … «Tiens, qu'elle m'a dit, puisque tu le voulais, le v'là! T'es contente maintenant? »

Elle avait fermé les yeux et ré pé tait en hoquetant:

– «T'es contente maintenant? » qu'elle me ré pé tait en faisant sa valise, «t'es contente? ». Comment on peut dire des choses pareilles? Comment on peut oublier des choses pareilles? Pourquoi est-ce que je dormirais la nuit maintenant que je ne me casse plus les reins et que je ne travaille plus jusqu'au bout de ma fatigue, hein? Dis-le-moi. Dis-le-moi… Elle l'a laissé, elle est revenue quelques mois plus tard, elle l'a repris et elle l'a ramené encore. On devenait tous fous. Surtout Maurice, mon mari… Je crois qu'elle l'a mené jusqu'au bord de sa patience d'homme… Elle a dû le pousser encore un peu, le reprendre encore une fois, revenir chercher de l'argent pour le nourrir, soi-disant, et s'enfuir dans la nuit en l'oubliant. Un jour, un jour de trop, elle s'est ramené e la bouche en cœ ur et il l'a reç ue avec le fusil. • «Je veux plus te voir, qu'il lui a dit, t'es qu'une traî né e. Tu nous fais honte et tu le mé rites pas ce petit. Tu le verras pas d'abord. Ni aujourd'hui, ni jamais. Allez, disparais maintenant. Laisse-nous en paix. » Camille… C'é tait ma gamine… Une gamine que j'avais attendue tous les jours pendant plus de dix ans… Une gamine que j'avais adoré e. Adoré e… Comment je lui avais fri-cassé le museau à celle-ci… Je l'ai lé ché e tant que j'ai pu… Une petite à qui on avait tout payé. Tout! Les plus jolies robes. Les vacances à la mer, à la montagne, les meilleures é coles… Tout ce qu'on avait de bon en nous, c'é tait pour elle. Et ce que je te raconte là, ç a se passait dans un village minuscule… Elle est partie mais tous ceux qui l'avaient connue depuis toute minote et qui se cachaient derriè re leurs volets pour voir le Maurice en rogne, ils sont resté s, eux. Et j'ai continué de les croiser. Le lendemain et le surlendemain et le jour d'aprè s encore… C'é tait… C'é tait inhumain… C'é tait l'Enfer sur la terre. La compassion des bonnes gens il n'y a rien de pire au monde… Celles qui vous disent je prie pour vous en essayant de vous tirer les vers du nez et ceux qui apprennent à votre mari à boire en lui ré pé tant qu'ils auraient agi tout pareil cré nom de Dieu! J'ai eu des envies de meurtre, crois-moi… Moi aussi je la voulais la bombe atomique!

Elle riait.

– Et puis quoi? Il é tait là ce gosse. Il avait rien demandé à personne, lui… On l'a aimé, tiens. On l'a aimé tant qu'on pouvait… Et peut-ê tre mê me qu'on a é té trop durs à certains moments… On voulait pas recommencer les mê mes erreurs alors on en a fait d'autres… Et tu n'as pas honte, toi, de me dessiner, là, maintenant?

– Non.

― Tu as raison. La honte ç a ne mè ne nulle part, crois-moi… La honte que t'as elle te sert à rien. Elle est juste là pour faire plaisir aux braves gens… Aprè s quand y referment leurs volets ou qu'y reviennent du café, y se sentent bien chez eux. Tout rengorgé s, y z'enfilent leurs chaussons et se regardent en souriant. C'est pas dans leur famille que ç a serait tombé toute cette chienlit, ç a non! Mais… Rassure-moi. Tu ne me fais pas avec le verre à la main, tout de mê me?

– Non, sourit Camille.

Silence.

– Mais aprè s? Ç a s'est bien passé …

– Avec le petit? Oui… C'é tait un bon gamin ma foi…, Bê tiseux mais franc du collier. Quand il é tait pas en cuisine avec moi, il é tait au jardin avec son pé pé … Ou à la pê che… Il é tait enragé mais il poussait droit malgré tout. Il poussait droit… Mê me si la vie ne devait pas ê tre trè s amusante tous les jours avec deux vieux comme nous qu'avions perdu l'envie de causer depuis si longtemps, mais enfin… On faisait ce qu'on pouvait… On jouait… On ne tuait plus les petits chats… On l'emmenait à la ville… Au ciné ma… On lui payait ses autocollants de football et des bicyclettes neuves… Il travaillait bien à l'é cole, tu sais… Oh! il n'é tait pas le premier mais il s'appliquait… Et puis elle est revenue encore et là, on a pensé que c'é tait bien qu'il parte. Qu'une drô le de mè re c'é tait toujours mieux que rien… Qu'il aurait un pè re, un petit frè re, que c'é tait pas une vie de grandir dans un village à moitié mort et que pour ses é tudes, c'é tait une chance d'aller à la ville… Comment on est tombé s dans le panneau encore une fois… Comme des bleus. Des bé gassiaux sans cervelle… La suite, tu la connais: elle l'a cassé -en deux et elle la remis dans le direct de 16 h 12…

– Et vous n'avez plus jamais eu de nouvelles?

– Non. Sauf en rê ve… En rê ve, je la vois souvent-Elle rit… Elle est belle… Montre-moi ce que t'as dessiné?

– Rien. Votre main sur la table…

– Pourquoi tu me laisses radoter ainsi? Pourquoi tu t'inté resses à tout ç a, toi?

– J'aime bien quand les gens ouvrent leur boî te…

– Pourquoi?

– Je ne sais pas. C'est comme un autoportrait, non? Un autoportrait avec des mots…

– Et toi?

― Moi, je ne sais pas raconter…

― Mais, pour toi non plus, ce n'est pas normal de passer tout son temps avec une vieille femme comme moi…

― Ah bon? Et vous le savez ce qui est normal, vous?

– Tu devrais sortir… Voir du monde… Des jeunes de ton â ge! Allez… Soulè ve-moi donc ce couvercle, là … Tu les as lavé s les champignons?


6


– Elle dort? demanda Franck.

– Je crois…

– Dis donc, je viens de me faire choper par la gardienne, il faut que t'y ailles…

– On s'est encore planté dans les poubelles?

– Non. C'est rapport au mec que t'hé berges là -haut…

– Oh merde… Il a fait une connerie?

Il é carta les bras en secouant la tê te.


7


Pikou cracha sa bile et madame Perreira ouvrit sa porte-fenê tre en posant la main sur sa poitrine.

– Entrez, entrez… Assoyez-vous…

– Qu'est-ce qui se passe?

– Assoyez-vous, je vous dis.

Camille é carta les coussins et posa une demi-fesse sur sa banquette à ramages.

– Je le vois plus…

– De qui? Vincent? Mais… Je l'ai croisé l'autre jour, il prenait le mé tro…

– L'autre jour quand?

– Je ne sais plus… En dé but de semaine…

– Eh ben moi, je vous dis que je le vois plus! Il a disparu. Avec mon Pikou qui nous ré veille toutes les nuits je peux pas le manquer, vous pensez… Et là, plus rien. J'ai peur qu'y lui soit arrivé quelque chose… Faut aller voir, mon petit… Faut monter.

― Bon.

– Doux Jé sus. Vous croyez qu'il est mort?

Camille ouvrit la porte.

― Dites… S'il est mort, vous venez me voir de suite, hein? C'est que… ajouta-t-elle en tripotant sa mé daille,

je voudrais pas de scandale dans l'immeuble, vous comprenez?


– C'est Camille, tu m'ouvres?

Aboiements et confusions.

– Tu m'ouvres ou je demande qu'on dé fonce la porte?

– Nan, là je peux pas… fit une voix rauque. Je suis trop mal… Reviens plus tard…

– Plus tard quand?

– Ce soir.

– T'as besoin de rien?

– Nan. Laisse-moi.

Camille revint sur ses pas:

– Tu veux que je te sorte ton chien?

Pas de ré ponse.

Elle descendit les escaliers lentement.

Elle é tait dans la merde.

Elle n'aurait jamais dû le faire venir ici… ê tre gé né reuse avec le bien d'autrui, c'é tait facile… Ah, c'est sur. elle l'avait sa belle auré ole aujourd'hui! Un camé au septiè me, une mé mé dans son lit, tout ce petit monde sous sa responsabilité et elle qui é tait toujours obligeé de se tenir à la rampe pour ne pas se casser la gueule. Super comme tableau… Clap, clap. Quelle gloire, vraiment. T'es contente de toi, là? Elles te gê nent pas tes ailes quand tu marches?

Oh, vos gueules… C'est sû r quand on ne fait rien, hein?

Nan, mais on te dit ç a euh… le prends pas mal, mais v en a d'autres des clodos dans la rue… Y en a un juste devant la boulangerie, tiens… Pourquoi tu le ramasses pas lui? Parce qu'il a pas de chien? Merde, s'il avait su…

Tu me fatigues… ré pondit Camille à Camille. Tu me fatigues é normé ment…

Allez, on va lui dire… Mais pas un gros, hein? Un petit. Un petit bichon frisé qui tremble de froid. Ah ouais, ç a serait bien ç a… Ou un chiot, alors? Un chiot recroquevillé dans son blouson… Alors là, tu craques direct. En plus, il en reste plein, des chambres, chez Philibert…

Accablé e, Camille s'assit sur une marche et posa sa tê te sur ses genoux.

Ré capitulons.

Elle avait pas vu sa mè re depuis presque un mois. Il fallait qu'elle se bouge sinon l'autre allait encore lui faire une crise de foie chimique avec Samu et sonde gastrique à la clef. Elle avait l'habitude depuis le temps, mais bon, ce n'é tait jamais une partie de plaisir… Aprè s elle mettait du temps à s'en remettre… Ttt tt… Encore trop sensible cette petite…

Paulette assurait parfaitement entre 1930 et 1990 mais perdait pied entre hier et aujourd'hui et ç a n'allait pas en s'arrangeant. Trop de bonheur, peut-ê tre? C'é tait comme si elle se laissait aller tranquillement vers le fond… En plus, elle n'y voyait vraiment que dalle… Bon. Jusque-là ç a allait… Là, elle é tait en train de faire la sieste et tout à l'heure Philou viendrait regarder Questions pour un champion avec elle en donnant toutes les ré ponses sans se tromper. Ils adoraient ç a tous les deux. Parfait.

Philibert, parlons-en, c'é tait Louis Jouvet et Sacha Guitry dans le mê me frac. Il é crivait maintenant, il s'enfermait pour é crire et ré pé tait deux soirs par semaine. Pas de nouvelles sur le front des amours? Bon. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles.

Franck… Rien de spé cial. Rien de nouveau. Tout allait bien. Sa mê me é tait au chaud et sa moto aussi. Il ne revenait que l'aprè s-midi pour dormir et continuait de travailler le dimanche. «Encore un peu, tu comprends? Je peux pas les planter comme ç a… Faut que je me trouve un remplaç ant…»

Ben voyons… Un remplaç ant ou une moto encore plus grosse? Trè s malin, le garç on. Trè s malin… Pourquoi il se gê nerait d'ailleurs? Où é tait le problè me? Il n'avait rien demandé, lui. Et, passé les premiers jours d'euphorie, il é tait retombé le nez dans sa marmite. La nuit, il devait appuyer sur la tê te de sa copine pendant qu'elle se relevait pour é teindre la té lé de la vieille. Mais… pas de problè me. Pas de problè me… Elle pré fé rerait encore ç a, les documentaires sur la vessie natatoire des grondins et le dernier pissou de la tisaniè re à son boulot chez Touclean. Bien sû r, elle aurait pu ne pas travailler du tout, mais elle n'é tait pas assez forte pour assumer ç a… La socié té l'avait bien dressé e… É tait-ce parce qu'elle manquait de confiance en elle ou é tait-ce le contraire, justement? La peur de se retrouver dans une situation où elle pouvait gagner sa vie en la pié tinant? Il lui restait quelques contacts… Mais quoi? Se cracher dessus encore une fois? Refermer ses carnets et reprendre une loupe? Elle n'en avait plus le courage. Elle n'é tait pas devenue meilleure, elle avait vieilli. Ouf.

Non, le problè me, il é tait trois é tages plus haut… Pourquoi il avait refusé de lui ouvrir d'abord? Parce qu'il é tait en transe ou parce qu'il é tait en manque?

Est-ce que c'é tait vrai cette histoire de cure? A d'autres… Du pipeau pour charmer les petites bourges et leurs concierges, oui! Pourquoi il ne sortait que la nuit? Pour aller se faire mettre avant de s'en coller une sous le garrot? Tous les mê mes… Des menteurs qui vous jetaient de la poudre aux yeux et festoyaient à genoux pendant que vous vous mordiez les poings jusqu'au sang, ces salauds…

Quand elle avait eu Pierre au té lé phone il y a quinze jours, elle avait recommencé ses conneries: elle s'é tait remise à mentir, elle aussi.

«Camille. Kessler à l'appareil. Qu'est-ce que c'est que cette histoire? Qui c'est ce type qui vit chez moi? Rappelle-moi immé diatement. »

Merci la grosse Perreira, merci.

Notre-Dame de Fatima, priez pour nous.

Elle avait pris les devants:

– C'est un modè le, avait-elle annoncé avant mê me de le saluer, on travaille ensemble…

Coupé e, la chique.

– C'est un modè le?

― Oui.

– Tu vis avec lui?

– Non. Je viens de vous le dire: je travaille.

– Camille… Je… J'ai tellement envie de te faire confiance aujourd'hui… Est-ce que je peux?

– C'est pour qui?

– Pour vous.

– Ah?

– …

― Tu… tu…

― Je ne sais pas encore. Sanguine, j'imagine…

― Bon…

― Ben salut…

– Hé!

– Oui?

― Qu'est-ce que t'as comme papier?

― Du bon.

– T'es sû re?

– C'est Daniel qui m'a servie…

– Trè s bien. Et sinon, ç a va, toi?

– Je m'adresse au marchand, là. Pour les risettes je vous rappellerai sur l'autre ligne.

Clic.

Elle secoua sa boî te d'allumettes en soupirant. Elle n'avait plus le choix.

Ce soir, aprè s avoir bordé une petite vieille qui n'aurait pas sommeil de toute faç on, elle remonterait ces marches et viendrait lui parler.

La derniè re fois qu'elle avait essayé de retenir un toxico à la tombé e de la nuit, elle s'é tait mangé un coup de couteau dans l'é paule… OK. C'é tait diffé rent. C'é tait son mec, elle l'aimait et tout, mais quand mê me… Ç a lui avait fait mal, cette petite faveur…

Merde. Plus d'allumettes. Oh misè re… Notre-Dame-de Fatima et Hans Christian Andersen, restez là, bordel. Restez encore un peu.

Et comme dans l'histoire, elle se releva, tira sur les jambes de son pantalon et alla rejoindre sa grand-mè re au paradis…

 

– C'est quoi?

– Oh… dodelina Philibert, presque rien en vé rité …

– Un drame antique?

– Nooon…

– Un vaudeville?

Il attrapa son dictionnaire:

– varice… vasouillard… vau… vaudeville… Comé die lé gè re, fondé e sur les rebondissements de l'intrigue, les quiproquos et les bons mots… Oui. C'est exactement ç a, fit-il en le refermant d'un coup sec. Une comé die lé gè re avec des bons mots.

– Ç a parle de quoi?

– De moi.

― De toi? s'é trangla Camille, mais je croyais que c'é tait tabou chez vous de parler de soi?

― Ma foi, je prends du recul, ajouta-t-il en prenant la pause.

― Et… euh… Et la barbichette, là … C'est… C'est pour le rô le?

― Tu n'aimes pas?

― Si, si… c'est… c'est dandy… On dirait un peu Les Brigades du Tigre, non?

― Les quoi?

― C'est vrai que tu dé couvres la té lé vision avec Julien Lepers, toi… Dis donc euh… Il faut que je monte là … Je vais voir mon locataire du septiè me… Je peux te confier Paulette?

Il hocha la tê te en lissant ses petites moustaches:

– Va, cours, vole et monte vers ton destin, mon enfant…

– Philou?

– Oui?

– Si je suis pas redescendue dans une heure, tu pourras venir voir?


10


La chambre é tait impeccablement rangé e. Le lit é tait fait et il avait posé deux tasses et un paquet de sucre sur la table de camping. Il é tait assis sur une chaise, dos au mur et referma son livre quand elle gratta à la porte.

Il se leva. Ils é taient aussi embarrassé s l'un que l'autre. C'é tait la premiè re fois qu'ils se voyaient finalement… Un ange passa.

– Tu… Tu veux boire quelque chose?

– Volontiers…

― Thé? Café? Coca?

– Café, c'est parfait.

Camille prit place sur le tabouret et se demanda comment elle avait fait pour vivre ici pendant si longtemps. C'é tait si humide, si sombre, tellement… inexorable. Le plafond é tait si bas et les murs si sales… Non, ce n'é tait pas possible… Ce devait ê tre une autre, alors?

Il s'activait devant les plaques é lectriques et lui indiqua le pot de Nescafé. Barbè s dormait sur le lit en ouvrant un œ il de temps en temps.

Il finit par tirer la chaise et s'assit en face d'elle:

– Je suis content de te voir… Tu aurais pu venir plus tô t…

– Je n'osais pas.

– Ah?

– Tu regrettes de m'avoir amené ici, n'est-ce pas?

– Non.

– Si. Tu regrettes. Mais ne t'en fais pas… J'attends un feu vert et je partirai… C'est une question de jours maintenant.

– Tu vas où?

– En Bretagne.

– Dans ta famille?

– Non. Dans un centre de… De dé chets humains. Nan, je suis con. Dans un centre de vie, c'est comme ç a qu'il faut dire…

– …

– C'est mon toubib qui m'a trouvé ç a… Un truc où l'on fabrique de l'engrais avec des algues… Des algues, de la merde et des handicapé s mentaux… Gé nial, non? Je serai le seul ouvrier normal. Enfin «normal», c'est relatif…

Il souriait.

– Tiens, regarde la brochure… Classieux, hein?

Deux gogols avec une fourche à la main se tenaient

devant une espè ce de puisard.

– Je vais faire de l'Algo-Foresto, un truc avec du compost, des algues et du fumier de cheval… Je sens dé jà que je vais adorer… Bon, y paraî t qu'au dé but, c'est dur à cause de l'odeur mais qu'aprè s on s'en rend mê me plus compte…

Il reposa la photo et s'alluma une cigarette.

– Les grandes vacances, quoi…

– T'y restes combien de temps?

– Le temps qu'il faudra…

– T'es sous mé thadone?

– Oui.

– Depuis quand?

Geste vague.

― Ç a va?

― Non.

― Allez… Tu vas voir la mer!

― Super… Et toi? Pourquoi t'es là?

― C'est la concierge… Elle pensait que t'é tais mort…

– Elle va ê tre dé ç ue…

– C'est clair.

Ils riaient.

― Tu… T'es HIV aussi?

– Nan. Ç a c'é tait juste pour lui faire plaisir… Pour qu'elle s'attache à mon clebs… Nan, nan… J'ai fait ç a bien. Je me suis bousillé proprement.

– C'est ta premiè re cure?

– Oui.

– Tu vas y arriver?

– Oui

― …

– J'ai eu de la chance… Il faut croiser les bonnes personnes, j'imagine… et je… je crois que je les tiens, là …

– Ton mé decin?

– Ma mé decin! Oui mais pas seulement… Un psy aussi… Un vieux pé pé qui m'a arraché la tê te… Tu connais le V33?

– C'est quoi? Un mé dicament?

Non, c'est un produit pour dé caper le bois…

– Ah oui! Une bouteille vert et rouge, non?

– Si tu le dis… Eh ben ce mec, c'est mon V33. Il met et le produit, ç a brû le, ç a fait des cloques et le coup d'aprè s, il prend sa spatule et dé colle toute la merde… Regarde-moi. Sous mon crâ ne je suis nu comme un ver!

Il n'arrivait plus à sourire, ses mains tremblaient:

― Putain, c'est dur… C'est trop dur… Je pensais pas que…

Il releva la tê te.

― Et puis euh… Y a eu quelqu'un d'autre aussi… Une petite nana avec des cuisses de mouche qu'a remonté son fute avant que j'aie eu le temps d'en voir plus, hé las…

– C'est quoi ton nom?

– Camille.

Il le ré pé ta encore et se tourna vers le mur:

– Camille… Camille… Le jour où t'es apparue, Camille, j'avais un mauvais rencard… Il faisait trop froid et j'avais plus tellement envie de me battre, il me semble… Mais, bon. T'é tais là … Alors je t'ai suivie… Je suis galant comme mec…

Silence.

– Je peux te parler encore ou t'en as marre, là?

– Ressers-moi une tasse…

– Excuse-moi. C'est à cause du vieux… Je suis devenu un vrai moulin à paroles…

– Pas de problè me, je te dis.

– Nan, mais c'est important en plus… Enfin, mê me pour toi, je crois que c'est important…

Elle fronç a les sourcils.

– Ton aide, ta piaule, ta bouffe et tout, c'est une chose mais je te dis, j'é tais vraiment dans un mauvais trip quand tu m'as trouvé … J'avais le vertige, tu comprends? Je voulais retourner les voir, je… J'ai… Et c'est ce mec-là qui m'a sauvé. Ce mec, et tes draps.

Il le ramassa et le posa entre eux deux. Camille reconnut son livre. C'é tait les lettres de Van Gogh à son frè re.

Elle avait oublié qu'il é tait là.

C'é tait pas faute de se l'avoir trimbalé pourtant…

– Je l'ai ouvert pour me retenir, pour m'empê cher de passer la porte, parce qu'il n'y avait rien d'autre ici et tu sais ce qu'il m'a fait ce bouquin?

Elle secoua la tê te.

– Il m'a fait ç a, ç a et ç a.

Il l'avait repris pour se frapper le crâ ne et les deux joues.

― C'est là troisiè me fois que je le relis… Ce… C'est tout pour moi. Y a tout là -dedans… Ce type, je le connais par cœ ur… C'est moi. C'est mon frè re. Tout ce qu'il dit, je le comprends. Comment y pè te les plombs. Comment il souffre. Comment il est toujours en train de se ré pé ter, de s'excuser, d'essayer de comprendre les autres, de se remettre en question, comment il s'est fait jeter par sa famille, ses parents qui captent rien, les sé jours à l'hosto et tout ç a… Je… Je vais pas te raconter ma vie, t'inquiè te, mais c'est troublant, tu sais… Comment il est avec les filles, comment il tombe amoureux d'une bê cheuse, comment on l'a mé prisé et le jour où il a dé cidé de se mettre en mé nage avec cette pute, là … Celle qui é tait enceinte… Nan je vais pas te raconter ma vie, mais il y a des coï ncidences qui m'ont fait halluciner… À part son frangin, et encore, personne ne croyait en lui. Personne. Mais lui, tout fragile et tout taré qu'il é tait, il y croyait, lui… Enfin… Il dit ç a, qu'il a la foi, qu'il est fort et euh… La premiè re fois que je l'ai lu, presque d'une traite tu vois, j'avais pas compris le truc en italiques à la fin…



  

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