Хелпикс

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QUATRIÈME PARTIE 1 страница




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C'est une hypothè se. L'histoire n'ira pas assez loin pour le confirmer. Et puis nos certitudes ne tiennent jamais debout. Un jour on voudrait mourir et le lendemain on ré alise qu'il suffisait de descendre quelques marches pour trouver le commutateur et y voir un peu plus clair… Pourtant ces quatre-là s'apprê taient à vivre ce qui allait rester, peut-ê tre, comme les plus beaux jours de leurs vies.

A partir de ce moment pré cis où ils sont en train de lui montrer sa nouvelle maison en guettant, mi-é mus, mi-inquiets, ses ré actions et ses commentaires (elle n'en fera pas) et jusqu'au prochain badaboum du destin -ce plaisantin - un vent tiè de soufflera sur leurs visages fatigué s.

Une caresse, une trê ve, un baume.

Sentimental healing comme dirait l'autre…

Dans la famille Bras Cassé s, nous avions dé sormais la grand-mè re, et mê me si la tribu n'é tait pas complè te, elle ne le serait jamais, ils n'avaient pas l'intention de se laisser abattre.

Aux sept familles, ils é taient dans les choux? Eh bien parlons poker! Là, ils é taient servis et l'on appelait cela un carré. Bon, un carré d'as, peut-ê tre pas… Trop de bosses, de bafouillages et de coutures dans tous les sens pour y pré tendre mais… Hé! Un carré!

Ce n'é taient pas de trè s bons joueurs, hé las…

Mê me concentré s. Mê me dé terminé s à garder la main pour une fois, comment demander à un chouan dé sarmé, à une fé e fragile, à un garç on taillé dans l'é chine et à une vieille dame couverte de bleus de savoir bluffer?

Impossible.

Bah… tant pis… Une petite mise et des gains ridicules valaient toujours mieux que de se coucher…

 


 

Camille n'alla pas jusqu'au bout de son pré avis: Josy B. sentait dé cidé ment trop mauvais. Elle devait passer au siè ge (ce mot…) pour né gocier son dé part et pouvoir toucher son… Comment disaient-ils dé jà ? … Son solde de tout compte. Elle avait travaillé plus d'un an et n'avait jamais pris de vacances. Elle soupesa le pour et le contre et dé cida de s'asseoir dessus.

Mamadou lui en voulait:

– Alors toi… Alors toi… ne cessa-t-elle de ré pé ter le dernier soir en lui donnant des coups de balai dans les jambes. Alors toi…

– Alors moi, quoi? s'é nerva Camille au bout de la centiè me fois. Finis ta phrase, merde! Moi quoi?

L' autre secoua la tê te tristement:

– Alors toi… rien.

Camille changea de piè ce.

Elle habitait dans la direction opposé e, mais monta dans la mê me rame dé serte qu'elle et la forç a à se pousser un peu pour partager la mê me banquette. Elles é taient comme Asté rix et Obé lix quand ils sont fâ ché s. Elle lui donna un petit coup de coude dans le gras et l'autre l'envoya presque dinguer par terre.

Elles recommencè rent plusieurs fois.

– Hé Mamadou… Fais pas la gueule…

– Je fais pas la gueule et je t'interdis deu m'appeler Mamadou encore une fois. Je m'appelle pas Mamadou! Je dé teste ce nom! C'est les filles du boulot qui me traitent comme ç a mais je m'appelle pas du tout Mamadou. Et comme tu n'es plus une fille du boulot que je sache, je t'interdis deu me traiter comme ç a une seule fois deu plus, tu as compris?

– Ah bon? Ben tu t'appelles comment alors?

– Je te le dirai pas.

– É coute Mam… euh ma chè re… à toi, je vais dire la vé rité: je ne pars pas à cause de Josy. Je ne pars pas à cause du boulot. Je ne pars pas pour le plaisir de partir. Je ne pars pas à cause de l'argent. La vé rité c'est… que je pars parce que j'ai un autre mé tier… Un mé tier que… enfin, je crois… je… Je ne suis pas sû re, hein… mais un mé tier où je suis meilleure qu'ici et… où je crois que je pourrais ê tre plus heureuse…

Silence.

– Et puis ce n'est pas la seule raison… Je m'occupe d'une vieille dame maintenant et je ne veux plus partir le soir, tu comprends? J'ai peur qu'elle tombe…

Silence.

– Bon, ben je vais descendre, hein… Parce que sinon je serai encore bonne pour payer le tacos…

L'autre lui tira sur le bras et la rassit de force.

– Reste encore je te dis. Il est que minuit trente quatre…

– C'est quoi?

– Pardon?

– Ton autre mé tier, c'est quoi?

Camille lui tendit son carnet.

– Tiens, lâ cha-t-elle en le lui rendant, c'est bien. Je suis d'accord alors. Tu peux y aller maintenant mais quand mê me… J'é tais bien contente deu te connaî tre, petite sauterelle, ajouta-t-elle en se retournant.

– J'ai encore un service à te demander, Mama…

― Tu veux que mon Lé opold, il te fasse le succè s

garanti et l'attraction de clientè le aussi?

― Non. Je voudrais que tu poses pour moi…

– Que je pose quoi?

― Ben, toi! Que tu me serves de modè le…

– Moi?

– Oui.

– Tu te moques ou quoi dis donc?

– Depuis le premier jour où je t'ai vue, à l'é poque on travaillait à Neuilly, je me souviens… J'ai envie de faire ton portrait…

– Arrê te Camille! Je ne suis mê me pas belle, moi!

– Pour moi si.

Silence.

– Pour toi si?

– Pour moi si…

– Qu'est-ce qui est beau là -deudans? demanda-t-elle en avisant du doigt son reflet dans la vitre noire. Hein? Où c'est ce que tu dis?

– Si j'arrive à faire ton portrait, si je le ré ussis, on verra dedans tout ce que tu m'as raconté depuis qu'on se connaî t… Tout… On verra ta mè re et ton pè re. Et tes enfants. Et la mer. Et… comment elle s'appelait dé jà?

– De qui?

– Ta petite chè vre?

– Bouli…

– On verra Bouli. Et ta cousine qui est morte et… Et tout le reste…

― Tu parles comme mon frè re, toi! Tu jacasses des drô les deu fantaisies dis donc!

Silence.

― Mais… je ne suis pas sû re de le ré ussir…

― Ah bon? Note que si on voit pas ma Bouli sur ma tê te ç a m'arrange aussi! rigola-t-elle. Mais… Ce que tu me demandes, là, c'est long, non?

― Oui.

― Alors je peux pas…

― Tu as mon numé ro… Dé pose un jour ou deux chez Touclean et viens me voir. Je te payerai tes heures… On paye toujours ses modè les… C'est un mé tier, tu sais… Bon, je te quitte, là. On… on s'embrasse pas?

L'autre l'é touffa sur son cœ ur.

– Comment tu t'appelles Mamadou?

– Je te le dirai pas. Je l'aime pas mon nom…

Camille courut le long du quai en mimant un té lé phone contre son oreille. Son ancienne collè gue fit un geste las de la main. Oublie-moi, petite toubab, oublie-moi. Tu m'as dé jà oublié e d'ailleurs…


Les premiers jours, Paulette ne quitta pas sa chambre. Elle avait peur de dé ranger, elle avait peur de se perdre, elle avait peur de tomber (ils avaient oublié son dé ambulateur) et surtout, elle avait peur de regretter son coup de tê te.

Souvent, elle s'emmê lait les pinceaux, affirmait qu'elle passait de trè s bonnes vacances et leur demandait quand ils avaient l'intention de la ramener chez elle…

– C'est où chez toi? s'agaç ait Franck.

– Voyons tu sais bien… à la maison… chez moi…

Il quittait la piè ce en soupirant:

– Je vous l'avais dit que c'é tait une connerie… En plus, elle perd la boule maintenant…

Camille regardait Philibert et Philibert regardait ailleurs.

– Paulette?

― Ah, c'est toi, mon petit… Tu… comment tu t'appelles dé jà?

― Camille…

― C'est ç a! Qu'est-ce que tu veux, ma petite fille?

Camille s'adressa à elle sans dé tour et lui parla assez durement. Lui rappela d'où elle venait, pourquoi elle é tait avec eux, ce qu'ils avaient et allaient encore changer dans leurs modes de vie pour lui tenir compagnie. Elle ajouta mille autres dé tails cinglants qui laissè rent la vieille dame totalement dé munie:

– Je ne retournerai jamais chez moi, alors?

– Non.

– Ah?

– Venez avec moi, Paulette…

Camille la prit par la main et recommenç a la visite. Plus lentement cette fois. Elle enfonç a quelques clous au passage:

– Ici, ce sont les toilettes… Vous voyez, Franck est en train d'installer des poigné es sur le mur pour que vous puissiez vous tenir…

– Conneries… grommelait-il.

– Ici, c'est la cuisine… Elle est grande, hein? Et puis elle est froide… C'est pour ç a que j'ai rafistolé la table roulante hier… Pour vous permettre de prendre vos repas dans votre chambre…

– … ou dans le salon, pré cisa Philibert, vous n'ê tes pas obligé e de rester enfermé e toute la journé e, vous savez…

– Bon, le couloir… Il est trè s long mais vous pouvez vous tenir aux boiseries, n'est-ce pas? Si vous avez besoin d'aide, on ira à la pharmacie louer un autre machin à roulettes…

– Oui, je pré fè re…

– Pas de problè me! On a dé jà un motard dans la maison…

– Ici, la salle de bains… Et c'est là qu'il faut parler sé rieusement, Paulette… Tenez, asseyez-vous sur la chaise… Levez les yeux… Regardez comme elle est belle…

– Trè s belle. J'en ai jamais vu des comme ç a par chez nous…

– Bon. Eh bien vous savez ce qu'il va faire votre petit-fils demain avec ses amis?

– Non…

― Ils vont la saccager. Ils vont installer une cabine de douche pour vous parce que la baignoire est trop haute à enjamber. Alors, avant qu'il ne soit trop tard, il faut vous dé cider pour de bon. Soit vous restez et les garç ons se mettent au travail, soit vous n'avez pas trè s envie de rester, et il n'y a pas de problè me, vous faites ce que vous voulez, Paulette, mais il faut nous le dire maintenant, vous comprenez?

– Vous comprenez? ré pé ta Philibert.

La vieille dame soupira, tripota le coin de son gilet pendant quelques secondes qui leur parurent une é ternité puis releva la tê te et s'inquié ta:

– Vous avez pensé au tabouret?

– Pardon?

– Je suis pas complè tement impotente, vous savez… Je peux trè s bien me doucher toute seule, mais il faut me mettre un tabouret, sans quoi…

Philibert fit mine d'é crire sur sa main:

– Un tabouret pour la petite dame du fond! Je le note! Et quoi d'autre, je vous prie?

Elle sourit:

– Rien d'autre…

– Rien d'autre?

Elle se lâ cha enfin:

– Si. J'aimerais bien mon Té lé Star, mes mots croisé s, des aiguilles et de la laine pour la petite, une boî te de Nivé a parce que j'ai oublié la mienne, des bonbons, un petit poste sur ma table de nuit, des choses qui bullent pour mon dentier, des jarretiè res, des chaussons et une robe de chambre plus chaude parce que c'est plein de courants d'air ici, des garnitures, de la poudre, mon flacon d'eau de Cologne que Franck a oublié l'autre jour, un oreiller supplé mentaire, une loupe et aussi que vous me bougiez le fauteuil devant la fenê tre et…

― Et? s'inquié ta Philibert.

― Et c'est tout, ma foi…

Franck qui les avait rejoints avec sa boî te à outils tapa sur l'é paule de son collè gue:

– Putain mon gars, nous voilà avec deux princesses maintenant…

– Attention! l'engueula Camille, tu mets de la poussiè re partout, là …

– Et cesse de jurer comme ç a s'il te plaî t! ajouta sa grand-mè re.

Il s'é loigna en tramant les pieds:

– Oooh bô nneu mè rrre… Ç a va ê tre chaud… On est mal, là, mon pote, on est mal… Moi, je retourne au taf, c'est plus calme. Si y en a qui fait les courses, ramenez-moi des patates que j'aie de quoi vous faire un hachis… Et les bonnes cette fois, hein! Vous regardez… Pommes de terre à puré e… C'est pas compliqué, c'est marqué sur le filet…

«On est mal, là, on est mal…», avait-il pressenti et il s'é tait gouré. Jamais de leurs vies ils n'allè rent aussi bien au contraire.

Dit comme ç a, c'est un peu cucul é videmment, mais bon, c'é tait la vé rité et il y avait bien longtemps que le ridicule ne les tuait plus: pour la premiè re fois et tous autant qu'ils é taient, ils eurent l'impression d'avoir une vraie famille.

Mieux qu'une vraie d'ailleurs, une choisie, une voulue, une pour laquelle ils s'é taient battus et qui ne leur demandait rien d'autre en é change que d'ê tre heureux ensemble. Mê me pas heureux d'ailleurs, ils n'é taient plus si exigeants. D'ê tre ensemble, c'est tout. Et dé jà c'é tait inespé ré.

 


Aprè s l'é pisode de la salle de bains, Paulette ne fut plus la mê me. Elle trouva ses marques et se fondit dans le souk ambiant avec une aisance é tonnante. Peut-ê tre avait-elle eu besoin d'une preuve justement? D'une preuve qu'elle é tait attendue et bienvenue dans cet immense appartement vide où les volets se fermaient de l'inté rieur et où personne n'avait touché à la poussiè re depuis la Restauration. S'ils installaient une douche rien que pour elle, alors… Elle avait failli perdre pied parce que deux ou trois objets lui manquaient et Camille repensa souvent à cette scè ne. Comment les gens allaient mal, souvent à cause de quelques bricoles, et comment tout aurait pu se dé grader à la vitesse grand V s'il ny avait pas eu là un grand garç on patient qui avait demandé «Quoi d'autre? » en tenant un calepin imaginaire… À quoi ç a tenait finalement? À un mauvais journal, à une loupe et deux ou trois flacons… C'é tait vertigineux… Petite philosophie à trois francs six sous qui l'enchantait et s'avé ra ê tre autrement plus complexe quand elles se retrouvè rent toutes les deux au rayon dentifrice du Franprix à lire les notices des Sté radent, Polident, Fixadent et autres colles miracles…

― Et… Paulette euh… ce que vous appelez des… des «garnitures», c'est…

― Tu ne vas tout de mê me pas m'obliger à mettre une couche comme ils donnaient là -bas sous pré texte que c'est moins cher! s'indigna-t-elle.

– Ah! des garnitures! ré pé ta Camille, soulagé e D'accord… Je n'y é tais pas du tout, là …

Le Franprix, parlons-en, elles le connaissaient par cœ ur aujourd'hui et bientô t il devint ringard, mê me! C'é tait au Monoprix qu'elles trottaient à pas menus avec leur Caddie à roulettes et leur liste de courses é tablie par Franck la veille au soir…

Ah! Le Monop'…

Toute leur vie…

Paulette se ré veillait toujours la premiè re et attendait que l'un des deux garç ons lui amè ne son petit dé jeuner au lit. Quand c'é tait Philibert qui s'en chargeait, c'é tait sur un plateau avec la pince à sucre, une serviette brodé e et un petit pot à lait. Il l'aidait ensuite à se relever, lui regonflait ses oreillers et tirait les rideaux en se fendant d'un petit commentaire sur le temps. Jamais un homme n'avait é té aussi pré venant avec elle et ce qui devait arriver arriva: elle se mit à l'adorer elle aussi. Quand c'é tait Franck, c'é tait euh… plus rustique. Il lui dé posait son bol de Ricoré sur sa table de nuit et ripait sur sa joue pour l'embrasser en râ lant parce qu'il é tait dé jà en retard.

– T'as pas envie de pisser là?

– J'attends la petite…

– Hé mé mé, c'est bon, là! Lâ che-la un peu! Ç a se trouve elle va dormir encore une heure! Tu vas pas te retenir pendant tout ce temps…

Imperturbable, elle ré pé tait:

– Je l'attends.

Franck s'é loignait en grognonnant.

Eh ben, attends-la, va… Attends-la… C'est dé gueulasse y en a plus que pour toi maintenant… Moi aussi, je l'attends, merde! Qu'est-ce qui faut que je fasse? Que je me pè te les deux jambes pour qu'elle me fasse des risettes à moi aussi? Fait chier la Mary Poppins, fait chier…

Elle sortait justement de sa chambre en s'é tirant:

― Qu'est-ce tu ronchonnes encore?

– Rien. Je vis avec le prince Charles et sœ ur Emmanuelle et je m'é clate comme une bê te. Pousse-toi, je suis en retard… Au fait?

– Quoi?

– Donne ton bras voir… Mais c'est trè s bien ç a! s'é gaya-t-il en la palpant. Dis donc, la grosse… Mé fie-toi… Tu vas passer à la casserole un de ces jours…

– Mê me pas en rê ve, le cuistot. Mê me pas en rê ve.

– Mais oui ma caille, c'est ç a…

C'é tait vrai, le monde é tait beaucoup plus gai.

Il revint avec sa veste sous le bras:

– Mercredi prochain…

– Quoi mercredi prochain?

– Ce sera Mercredi gras parce que mardi j'aurai trop de boulot, et tu m'attends pour dî ner…

– A minuit?

– J'essaierai de rentrer plus tô t et je te ferai des crê pes comme tu n'en as jamais mangé de ta vie…

– Ah! J'ai eu peur! j'ai cru que t'avais choisi ce jour-là pour me sauter!

– Je te fais des crê pes et aprè s je te saute.

– Parfait.

Parfait? Ah, il é tait mal ce con… Qu'est-ce qu'il allait faire jusqu'à mercredi? Se cogner dans tous les ré verbè res, rater ses sauces et s'acheter de nouveaux sous-vê tements? Putain mais c'é tait pas vrai, ç a! D'une maniè re ou d'une autre elle finirait par avoir sa peau, cette saleté! L'angoisse… Pourvu que ce soit de la bonne… Dans le doute il dé cida de s'acheter un nouveau caleç on quand mê me…

Ouais… Eh ben ç a va y aller le Grand Marnier, c'est moi qui vous le dis, ç a va aller… Et ce que je flambe pas, je le bois.

Camille venait ensuite la rejoindre avec son bol de thé. Elle s'asseyait sur le lit, tirait l'é dredon et elles attendaient que les garç ons soient partis pour regarder le Té lé Achat. Elles s'extasiaient, gloussaient, raillaient les tenues des potiches et Paulette, qui n'avait pas encore imprimé le passage à l'euro, s'é tonnait que la vie soit si peu chè re à Paris. Le temps n'existait plus, s'é tirait mollement de la bouilloire au Monoprix et de Monoprix au marchand de journaux.

Elles avaient l'impression d'ê tre en vacances. Les premiè res depuis des anné es pour Camille et depuis toujours pour la vieille dame. Elles s'entendaient bien, se comprenaient à mi-mot et rajeunissaient toutes les deux à mesure que les jours rallongeaient.

Camille é tait devenue ce que la caisse d'allocations familiales appelle une «auxiliaire de vie». Ces trois mots lui allaient bien et elle compensait son ignorance gé riatrique en adoptant un ton direct et des mots crus qui les dé sinhibaient toutes les deux.

– Allez-y, ma petite Paulette, allez-y… Je vous nettoierai les fesses au jet…

– Tu es sû re?

– Mais oui!

– Ç a ne te dé goû te pas?

– Mais non.

L'installation d'une cabine de douche s'é tant avé ré e trop compliqué e, Franck avait fabriqué une marche anti-dé rapante pour escalader la baignoire et coupé les pieds d'une vieille chaise sur laquelle Camille dé posait une serviette-é ponge avant d'y asseoir sa proté gé e.

– Oh… gé missait-elle, mais moi ç a me gê ne… Tu ne peux pas savoir comme je suis mal à l'aise de t'imposer ç a…

– Allons…

– Ce vieux corps, là, ç a ne te dé goû te pas? Tu es sû re?

― Vous savez, je… Je crois que je n'ai pas la mê me approche que vous… Je… J'ai pris des cours d'anatomie, j'ai dessiné des nus au moins aussi â gé s que vous et je n'ai pas de problè me de pudeur… Enfin, si, mais pas celui-là. Je ne sais pas comment vous l'expliquer… Mais quand je vous regarde, je ne me dis pas: herk, ces rides, ses seins qui pendouillent, ce ventre mou, ces poils blancs, ce zizi flasque ou ces genoux cagneux… Non, pas du tout… Je vais peut-ê tre vous vexer mais votre corps m'inté resse indé pendamment de vous. Je pense boulot, technique, lumiè re, contours, barbaque à circonvenir… Je songe à certains tableaux… Les vieilles folles de Goya, des allé gories de la Mort, la mè re de Rembrandt ou sa prophé tesse Anne… Excusez-moi, Paulette, c'est affreux tout ce que je vous raconte là mais… en vé rité, je vous regarde trè s froidement!

– Comme une bê te curieuse?

– Il y a un peu de ç a… Comme une curiosité plutô t…

– Et alors?

– Alors rien.

– Tu vas me dessiner moi aussi?

– Oui.

Silence.

– Oui, si vous me le permettez… Je voudrais vous dessiner jusqu'à ce que je vous connaisse par cœ ur. Jusqu'à ce que vous n'en puissiez plus de me sentir autour de vous…

– Je te le permettrai, mais là, vraiment je… Tu n'es mê me pas ma fille ni rien et je… Oh, que… comme je suis confuse…

Camille s'é tait finalement dé shabillé e et mise à genoux devant elle sur l'é mail grisâ tre:

― Lavez-moi.

― Pardon?

― Prenez le savon, le gant et lavez-moi, Paulette.

Elle s'exé cuta et, grelottant à moitié sur son prie-Dieu aquatique, tendit le bras vers le dos de la jeune fille:

– Hé! Plus fort que ç a!

– Mon Dieu, tu es si jeune… Quand je pense que j'é tais comme toi autrefois… Bien sû r, je n'é tais pas aussi menue mais…

– Vous voulez dire maigre? la coupa Camille en se retenant à la robinetterie.

– Non, non, je pensais «menue» vraiment… Quand Franck m'a parlé de toi la premiè re fois, je me rappelle, il n'avait que ce mot-là à la bouche: «Oh, mé mé, elle est si maigre… Si tu voyais comme elle est maigre… mais maintenant que je te vois telle que tu es, là, je ne suis pas d'accord avec lui. Tu n'es pas maigre, tu es fine. Tu me fais penser à cette jeune femme dans le livre du Grand Meaulnes… Tu sais? Comment s'appelait-elle dé jà? Aide-moi…

– Je ne l'ai pas lu.

– Elle avait un nom noble elle aussi… Ah, c'est trop bê te…

– On ira voir à la bibliothè que… Allez-y! Plus bas aussi! Y a pas de raison! Et attendez, je vais me retourner maintenant… Voilà … Vous voyez? On est dans le mê me bateau, ma vieille! Pourquoi vous me regardez comme ç a?

– Je… C'est cette cicatrice, là …

– Oh, ç a? C'est rien…

– Non… Ce n'est pas rien… Qu'est-ce qui t'est arrivé?

– Rien je vous dis.

Et, de ce jour, il ne fut plus jamais question d'é piderme entre elles deux.

Camille l'aidait à s'asseoir sur la lunette puis sous la douche et la savonnait en parlant d'autre chose. Les shampoings s'avé rè rent plus dé licats. À chaque fois qu'elle fermait les yeux, la vieille dame perdait l'é quilibre et partait en arriè re. Au bout de quelques essais catastrophiques, elles dé cidè rent de prendre un abonnement chez un coiffeur. Pas dans le quartier oú ils é taient tous hors de prix («Qui c'est ç a, Myriam? lui ré pondit ce cré tin de Franck, je connais pas de Myriam, moi…») mais tout au bout d'une ligne d'autobus. Camille é tudia son plan, suivit du doigt les parcours de la RATP, visa l'exotisme, é plucha les pages jaunes, demanda des devis pour une mise en plis hebdomadaire et jeta son dé volu sur un petit salon de la rue des Pyré né es, derniè re zone de tarification du 69.

En vé rité, la diffé rence de prix ne justifiait pas une telle expé dition mais c'é tait une si jolie promenade…

Et tous les vendredis, dè s l'aube, à l'heure où blanchit etc., elle installait une Paulette toute fripé e prè s de la vitre et assurait les commentaires de Paris by day en attrapant au vol - sur son carnet et selon les embouteillages - un couple de caniches en manteaux Burberry sur le pont Royal, l'espè ce de cervelas qui ornait les murs du Louvre, les cages et les buis du quai de la Mé gisserie, le socle du Gé nie de la Bastille ou le haut des caveaux du Pè re-Lachaise, ensuite elle lisait des histoires de princesses enceintes et de chanteurs abandonné s pendant que son amie bichait sous le casque. Elles dé jeunaient dans un café de la place Gambetta. Pas dans le Gambetta justement, un endroit un peu trop branchouille à leur goû t mais au Bar du Mé tro qui sentait bon le tabac froid, les millionnaires perdants et le garç on irritable.

Paulette, qui se souvenait de son caté chisme, prenait invariablement une truite aux amandes, et Camille, qui n'avait aucune morale, mordait dans un croque-mosieur en fermant les yeux. Elles commandaient un pichet, mais oui, et trinquaient de bon cœ ur. À nous! Au retour, elle s'asseyait en face d'elle et dessinait exactement les mê mes choses mais dans le regard d'une petite dame toute pimpante et trop laqué e qui n'osait pas s'appuyer contre la vitre de peur de froisser ses superbes frisettes mauves. (Johanna, la coiffeuse, l'avait convaincue de changer de couleur: «Alors, c'est d'accord? Je vous fais l'Opaline Cendré e, hein? Regardez, c'est le numé ro 34, là …» Paulette voulait interroger Camille du regard mais celle-ci é tait plongé e dans une affaire de liposuccion raté e. «Ç a ne va pas rendre trop triste? » s'inquié ta-t-elle «Triste? Mais non! Ce sera trè s gai au contraire! »)

En effet, ce… c'é tait le mot. C'é tait trè s gai et, ce jour-là, elles descendirent à l'angle du quai Voltaire pour acheter, entre autres, un nouveau demi-godet d'aquarelle chez Sennelier.

Les cheveux de Paulette é taient passé s du Rose Doré trè s dilué au Violet de Windsor.

Ah! Tout de suite… C'é tait beaucoup plus chic…

Les autres jours, c'é tait Monoprix donc. Elles mettaient plus d'une heure à parcourir deux cents mè tres, goû taient la nouvelle Danette, ré pondaient à des sondages idiots, essayaient des rouges à lè vres ou d'affreux foulards en mousseline. Elles traî naient, jacassaient, s'arrê taient en chemin, commentaient l'allure des grandes bourgeoises du VIIe et la gaieté des adolescentes. Leurs fous rires, leurs histoires abracadabrantes, les sonneries de leurs portables et leurs sacs à dos tout cliquetants de babioles. Elles s'amusaient, soupiraient, se moquaient et se relevaient pré cautionneusement. Elles avaient le temps, la vie devant elles…

 


 

 

Quand Franck n'assurait pas l'intendance, c'est Camille qui s'y collait. Au bout de quelques assiettes de pâ tes trop cuites, de Picard raté et d'omelettes brû lé es, Paulette se mit en tê te de lui inculquer certaines notions de cuisine. Elle restait assise devant la gaziniè re et lui apprit des mots aussi simples que: bouquet garni, cocotte en fonte, poê le chaude et court-bouillon. Sa vue é tait mauvaise, mais, à l'odeur, elle lui indiquait la marche à suivre… Les oignons, les lardons, tes morceaux de viande, là, c'est bien, top. Mouille-moi tout ç a… Vas-y, je te dirai… Top!

– C'est bien. Je ne dis pas que je ferai de toi un cordon-bleu, mais enfin…



  

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