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CINQUIÈME PARTIE 1 страница




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Rien ne changea, tout changea. Franck perdit l'appé tit et Camille reprit des couleurs. Paris devint plus beau, plus lumineux, plus gai. Les gens é taient plus souriants et le bitume plus é lastique. Tout semblait à porté e de main, les contours du monde é taient plus pré cis et le monde plus lé ger.

Microclimat sur le Champ-de-Mars? Ré chauffement de leur planè te? Fin provisoire de l'apesanteur? Plus rien n'avait de sens et plus rien n'avait d'importance.

Ils naviguaient du lit de l'un au matelas de l'autre, s'allongeaient sur des œ ufs et se disaient des choses tendres en se caressant le dos. Aucun des deux ne voulant se mettre à nu devant l'autre, ils é taient un peu gauches, un peu bê tas et se sentaient obligé s de tirer les draps sur leurs pudeurs avant de sombrer dans la dé bauche.

Nouvel apprentissage ou premier crayonné? Ils é taient attentifs et s'appliquaient en silence.

Pikou tomba la veste et madame Perreira ressortit ses pots de fleurs. Pour les perruches, c'é tait encore un peu tô t.

― Hep, hep, hep, fit-elle un matin, j'ai quelque chose pour vous…

La lettre avait é té posté e dans les Cô tes-d'Armor.

10 septembre 1889. Ouvrez les guillemets. Ce que j'avais dans la gorge tend à disparaî tre, je mange encore avec quelque difficulté, mais enfin ç a a repris. Fermez les guillemets. Merci.

En retournant la carte, Camille dé couvrit le visage fé brile de Van Gogh.

Elle le glissa dans son carnet.

Le Monop' en avait pris un coup dans l'aile. Grâ ce aux trois livres que Philibert leur avait offerts, Paris secret et insolite, Paris 300 faç ades pour les curieux et Le Guide des salons de thé à Paris, roulez jeunesse, Camille leva les yeux et ne dit plus de mal de son quartier où l'Art Nouveau tenait comptoir à ciel ouvert.

Dé sormais, elles crapahutaient des Isbas russes du boulevard Beausé jour à la Mouzaï a des Buttes-Chaumont en passant par l'Hô tel du Nord et le cimetiè re Saint-Vincent où elles pique-niquè rent ce jour-là avec Maurice Utrillo et Eugè ne Boudin sur la tombe de Marcel Aymé.

– Quant à Thé ophile Alexandre Steinlen, merveilleux peintre des chats et des misè res humaines, il repose sous un arbre, dans le coin sud-est du cimetiè re.

Camille reposa le guide sur ses- genoux et ré pé ta:

– Merveilleux peintre des chats et des misè res humaines, il repose sous un arbre, dans le coin sud-est du cimetiè re… Jolie notice, non?

– Pourquoi tu m'emmè nes toujours chez les morts?

– Pardon?

– …

– Où est-ce que vous voulez aller, ma petite Paulette? En boî te de nuit?

– …

– Youhou! Paulette?

– Rentrons. Je suis fatigué e.

Et cette fois encore, elles é chouè rent dans un taxi nui tirait la gueule à cause du fauteuil.

Un vrai dé tecteur à connards ce truc-là …

Elle é tait fatigué e.

De plus en plus fatigué e et de plus en plus lourde.

Camille ne voulait pas l'admettre mais elle é tait sans arrê t en train de la retenir et de se battre avec elle pour l'habiller, la nourrir et l'obliger à tenir une conversation. Mê me pas une conversation d'ailleurs, une ré ponse. La vieille dame tê tue ne voulait pas voir de mé decin et la jeune femme tolé rante n'essaya pas d'aller contre sa volonté, d'abord ce n'é tait pas dans ses habitudes et puis c'é tait à Franck de la convaincre. Mais quand elles allaient à la bibliothè que, elle se plongeait dans des magazines ou des livres mé dicaux et lisait des trucs dé primants sur la dé gé né rescence du cervelet et autres folichonneries alzheimeriennes. Ensuite elle rangeait ces boî tes de Pandore en soupirant et prenait de mauvaises bonnes ré solutions: si elle ne voulait pas se faire soigner, si elle ne voulait pas s'inté resser au monde d'aujourd'hui, si elle ne voulait pas finir son assiette et si elle pré fé rait enfiler son manteau par-dessus sa robe de chambre pour aller se promener, c'é tait son droit aprè s tout. Son droit le plus lé gitime. Elle n'allait pas l'emmerder avec ç a et ceux que ç a chiffonnait n'avaient qu'à la faire parler de son passé, de sa maman, de soirs de vendanges, du jour où monsieur l'abbé avait failli se noyer dans la Louè re parce qu'il avait jeté l'é pervier un peu vite et que le machin s'é tait accroche à l'un des boutons de sa soutane ou encore de son jardin pour retrouver l'é tincelle dans ses yeux deenus presque opaques. En tout cas elle, Camille, n'avait rien trouvé de mieux…

― Et comme laitue, vous faisiez quoi?

― De la Reine de Mai ou de La Grosse Blonde Paresseuse.

― Et les carottes?

― La Palaiseau, bien sû r…

– Et les é pinards?

– Ouh… les é pinards… Le Monstrueux de Viroflay. Il donnait bien celui-là …

– Mais comment vous faites pour vous souvenir de tous ces noms?

– Je me souviens encore des paquets… Je feuilletais le catalogue Vilmorin tous les soirs, comme d'autres poissent leurs missels… J'adorais ç a… Mon mari rê vait de cartouchiè res en lisant son Manufrance et moi j'aimais les plantes… Les bonnes gens venaient de loin pour admirer mon jardin, tu sais?

Elle la posait dans la lumiè re et la dessinait en l'é coutant.

Et plus elle la dessinait, plus elle l'aimait.

Est-ce qu'elle se serait battue davantage pour rester debout s'il n'y avait pas eu le fauteuil roulant? Est-ce qu'elle l'avait infantilisé e en la priant de s'asseoir à tout bout de champ pour aller plus vite? Probablement…

Tant pis… Ce qu'elles é taient en train de vivre toutes les deux, tous ces regards é changé s et ces mains tenues alors que la vie s'é miettait au moindre souvenir, personne ne le leur reprendrait jamais. Ni Franck, ni Philibert qui é taient à mille lieues de concevoir le dé raisonnable de leur amitié, ni les mé decins qui n'avaient jamais empê ché un vieux de retourner au bord du fleuve, d'avoir huit ans, et de crier «Monsieur l'abbé! Monsieur l'abbé! » en pleurant parce que si l'abbé coulait, c'é tait l'enfer direct pour tous ses enfants de chœ ur…

– Moi je lui avais lancé mon chapelet, tu penses comme ç a a dû l'aider, le pauvre homme… Je crois que j'ai commencé à perdre la foi ce jour-là parce qu'au lieu de supplier Dieu, il appelait sa mè re… J'avais trouvé ç a louche…

 


 


– Franck?

– Mmm…

– Je me fais du souci pour Paulette…

– Je sais.

– Qu'est-ce qu'il faut faire? La forcer à se laisser examiner?

– Je crois que je vais vendre ma moto…

– Bon. Tu t'en contrefous de ce que je raconte…

 


Il ne la vendit pas. Il l'é changea au grillardin contre sa Golf de pé teux. Il é tait au fond du gouffre cette semaine-là mais se garda bien de le montrer et, le dimanche suivant, il se dé brouilla pour les ré unir tous les trois autour du lit de Paulette.

Coup de chance, il faisait beau.

– Tu ne vas pas travailler? lui demanda-t-elle.

– Bof… J'ai pas trè s envie aujourd'hui… Dis donc, euh… C'é tait pas le printemps hier?

Les autres s'embrouillè rent, entre celui qui vivait dans ses grimoires et celles qui avaient perdu la notion du temps depuis des semaines, c'é tait se leurrer que d'espé rer le moindre é cho…

Il ne se dé monta pas:

– Ben si, les Parigots! C'est le printemps, je vous signale!

– Ah?

Un peu mou, le public…

– Vous vous en foutez?

– Non, non…

– Si. Vous vous en foutez, je vois bien…

Il s'é tait approché de la fenê tre:

– Nan, mais moi, je disais ç a comme ç a… Je disais juste que c'é tait dommage de rester là à regarder les Chinois pousser sur le Champ-de-Mars alors qu'on a une belle maison de campagne comme tous les rupins de l'immeuble et que si vous vous dé pê chiez un peu, on pourrait s'arrê ter au marché d'Azay et acheter de quoi pré parer un bon dé jeuner… Enfin, moi… C'est ce que j'en dis hein? Si ç a vous tente pas, je retourne me coucher…

Pareille à une tortue, Paulette dé plia son vieux cou tout fripé et sortit de sous sa carapace:

– Pardon?

– Oh… Quelque chose de simple… Je pensais à des cô tes de veau avec une jardiniè re de lé gumes… Et peut-ê tre des fraises en dessert… Si elles sont belles, hein? Sinon je ferai une tarte aux pommes… Faut voir… Un petit bourgueil de mon ami Christophe par-dessus tout ç a et une bonne sieste au soleil, ç a vous dit?

– Et ton travail? demanda Philibert.

– Pff… J'en fais bien assez, non?

– Et on y va comment? ironisa Camille, dans ton top case?

Il but une gorgé e de café et lâ cha tranquillement:

– J'ai une belle voiture, elle attend devant la porte, ce salaud de Pikou me l'a dé jà baptisé e deux fois ce matin, le fauteuil est plié à l'arriè re et j'ai fait le plein tout à l'heure…

Il reposa sa tasse et souleva le plateau:

― Allez… Grouillez-vous les jeunes. J'ai des petits pois à é cosser, moi…

Paulette tomba de son lit. Ce n'é tait pas le cervelet, c'é tait la pré cipitation.

Ce qui fut dit fut fait et ce qui fut fait se renouvela toutes les semaines.

Comme tous les rupins - mais sans eux puisqu'ils é taient dé calé s d'une journé e - ils se levaient trè s tô t le dimanche et revenaient le lundi soir, les bras chargé s de victuailles, de fleurs, de croquis et de bonne fatigue.

Paulette ressuscita.

Quelquefois Camille souffrait d'accè s de lucidité et regardait les choses en face. Ce qu'elle vivait avec Franck é tait bien agré able. Soyons gais, soyons fous clouons les portes, gravons l'é corce, é changeons nos prises de sang, n'y pensons plus, dé couvrons-nous, effeuillons-nous, souffrons un peu, cueillons dè s aujourd'hui les roses de la vie et gnagnagna, mais ç a ne pourrait jamais marcher. Elle n'avait pas envie de s'é tendre là -dessus, mais bon, c'é tait foireux leur affaire. Trop de diffé rences, trop de… Enfin bref. Passons. Elle n'arrivait pas à juxtaposer Camille à l'abandon et Camille aux aguets. Il y en avait toujours une qui regardait l'autre en fronç ant le nez.

C'é tait triste mais c'é tait ainsi.

Mais quelquefois non. Quelquefois, elle ré ussissait à faire le point et les deux emmerdeuses se fondaient en une seule, toute bê te et dé sarmé e. Quelquefois, il la bluffait.

Ce jour-là par exemple… Le coup de la voiture, de la sieste, du marché bonasse et tout, c'é tait pas mal, mais le plus fort vint aprè s.

Le plus fort, c'est quand il s'arrê ta à l'entré e du village et se retourna:

– Mé mé, tu devrais marcher un peu et finir à pied avec Camille… Nous on va ouvrir la maison pendant ce temps-là …

Coup de gé nie.

Car il fallait la voir, la petite mè re en chaussons molletonné s agrippé e au bras de sa canne de jeunesse, celle qui s'é loignait du bord depuis des mois en s'enfonç ait dans la vase, comme elle avanç ait tout doucement d'abord, tout doucement pour ne pas glisser, puis relevait la tê te, levait les genoux et desserrait son é treinte…

Il fallait voir cela pour peser des mots aussi niais que bonheur ou bé atitude. Ce visage soudain radieux, ce port de reine, ses petits coups de menton aux voilages furtifs et ses commentaires implacables sur l'é tat des jardiniè res et des pas de portes…

Comme elle marchait vite tout à coup, comme le sang lui revenait avec les souvenirs et l'odeur du goudron tiè de…

– Regarde, Camille, c'est ma maison. C'est elle.


Camille s'immobilisa.

– Eh bien alors? Qu'est-ce que tu as?

– C'est… c'est votre maison?

– Pardi oui! Ouh regarde-moi ce fouillis… Rien n'a é té taillé … Quelle misè re…

– On dirait la mienne…

– Pardon?

La sienne, pas celle de Meudon où ses parents se griffaient le visage, mais celle qu'elle se dessinait depuis qu'elle é tait en â ge de tenir un feutre. Sa petite maison imaginaire, l'endroit où elle se ré fugiait avec ses rê ves de poules et de boî tes en fer-blanc. Sa Polly Pocket, son camping-car de Barbie, son nid des Marsupilamis, sa maison bleue accroché e à la colline, son Tara, sa ferme africaine, son promontoire dans les montagnes…

La maison de Paulette é tait une petite bonne femme carré e qui se haussait du col et vous accueillait les mains bien calé es sur les hanches avec l'air entendu des fausses mijauré es. Celles qui baissent les yeux et font les modestes alors que tout en elles suinte le contentement et la bonne satisfaction.

La maison de Paulette é tait une grenouille qui avait voulu devenir aussi grosse que le bœ uf. Une petite bicoque de garde-barriè re qui n'avait pas eu peur de rivaliser avec Chambord et Chenonceaux.

Rê ves de grandeur, petite paysanne vaniteuse et fiè re disant:

― Regardez bien ma sœ ur. Est-ce assez, dites-moi. Mon toit d'ardoises avec ce tuffeau blanc qui rehausse les encadrements de la porte et des fenê tres, j'y suis, n'est-ce point?

– Nenni.

– Ah bon? Et mes deux lucarnes-là? Elles sont jolies mes lucarnes ouvragé es en pierre de taille?

– Point du tout.

– Point du tout? Et la corniche? C'est un compagnon qui me l'a taillé e!

– Vous n'en approchez point, ma chè re.

La ché tive pé core se vexa si bien qu'elle se couvrit de treille, se farda de pots de fleurs dé pareillé s et poussa le dé dain jusqu'à se piercer un fer à cheval au-dessus de la porte. Tatata, elles n'avaient pas ç a les Agnè s Sorel et autres dames de Poitiers!

La maison de Paulette existait.

Elle n'avait pas envie d'entrer, elle voulait voir son jardin. Quelle misè re… Tout est fichu… Du chiendent partout… Et puis c'est l'é poque où il faudrait semer… Les choux, les carottes, les fraises, les poireaux… Toute cette bonne terre aux pissenlits… Quelle misè re… Heu-reusement que j'ai mes fleurs… Enfin, là c'est encore un peu tô t… Où sont les narcisses? Ah! les voilà! Et mess crocus? Et ç a, regarde, Camille, penche-toi comme c'est joli… Je ne les vois pas mais ils doivent ê tre quelque part par là …

― Les petites bleues?

– Oui.

― Comment elles s'appellent?

― Muscari… Oh… gé mit-elle.

― Quoi?

― Eh bien, il faudrait les diviser…

– Pas de problè me! On s'en occupera demain! Vous m'expliquerez…

– Tu ferais ç a?

– Bien sû r! Et vous verrez que je serai plus studieuse qu'en cuisine!

– Et des pois de senteur aussi… Il faudrait en mettre… C'é tait la fleur pré fé ré e de ma mè re…

– Tout ce que vous voudrez…

Camille tâ ta son sac. C'est bon, elle n'avait pas oublié ses couleurs…

On roula le fauteuil au soleil et Philibert l'aida à s'asseoir. Trop d'é motions.

– Regarde, mé mé! Regarde qui est là?

Franck se tenait sur le perron, un grand couteau dans une main et un chat dans l'autre.

– Finalement, je crois que je vais vous faire du lapin!

Ils sortirent les siè ges et pique-niquè rent en manteau. Au dessert, on se dé boutonna et, les yeux clos, la tê te en arriè re et les jambes loin devant, on inspira du bon soleil de campagne.

Les oiseaux chantaient, Franck' et Philibert se chamaillaient:

– Je te dis que c'est un merle…

– Non, un rossignol.

– Un merle!

– Un rossignol! Merde, c'est chez moi ici! Je les connais!

– Arrê te, soupira Philibert, tu é tais toujours en train de trafiquer des mobylettes, comment pouvais-tu les entendre? Alors que moi, qui lisais en silence, j'ai eu tout le loisir de me familiariser avec leurs dialectes… Le merle roule alors que le chant du rouge-gorge s'apparente à de petites gouttes d'eau qui tombent… Et là, je te promets que c'est un merle… Entends comme ç a roule… C'est Pavarotti qui fait ses vocalises…

– Mé mé … C'est quoi?

Elle dormait.

― Camille… C'est quoi?

– Deux pingouins qui me gâ chent le silence.

– Trè s bien… Puisque c'est comme ç a… Viens mon Philou, je t'emmè ne à la pê che.

– Ah? Euh… C'est que je… Je ne suis pas trè s doué, je… je m'emmê le tou… toujours…

Franck riait.

– Viens mon Philou, viens. Viens me parler de ton amoureuse que je t'explique où est le moulinet…

Philibert fit les gros yeux à Camille.

– Hé! J'ai rien dit, moi! se dé fendit-elle.

– Mais non, c'est pas elle. C'est mon petit doigt…

Le grand Croquignol avec son nœ ud pap' et son monocle et le petit Filochard avec son bandeau de pirate s'é loignè rent bras dessus, bras dessous…

– Alors, dis-moi mon gars, dis à tonton Franck ce que t'as comme appâ t… Trè s important l'appâ t, tu sais? Parce que c'est pas con ces bê tes-là … Oooh, nooon… C'est pas con du tout…

Quand Paulette se ré veilla, elles firent le tour du hameau en voiture à bras puis Camille la forç a à prendre un bain pour la ré chauffer.

Elle se mordait les joues.

Tout cela n'é tait pas trè s raisonnable…

Passons.

Philibert fit du feu et Franck pré para le dî ner.

Paulette se coucha tô t et Camille les dessina en train de jouer aux é checs.

― Camille?

― Mmm…

― Pourquoi tu dessines tout le temps?

― Parce que je sais rien faire d'autre…

– Et là? Tu fais qui?

– Le Fou et le Cavalier.

Il fut dé cidé que les garç ons dormiraient dans le canapé et Camille dans le petit lit de Franck.

– Euh… ré torqua Philibert, ne vaudrait-il pas mieux que Camille, hum, prenne le grand lit, hum…

Ils le regardè rent en souriant.

– Je suis myope certes, mais pas à ce point tout de mê me…

– Non, non, ré pliqua Franck, elle va dans ma chambre… On fait comme tes cousins… Jamais avant le mariage…

C'est parce qu'il voulait dormir avec elle dans son lit d'enfant. Sous ses posters de foot et ses coupes de motocross. Ce ne serait pas trè s confortable ni trè s romantique mais c'é tait la preuve que la vie é tait une bonne fille malgré tout.

Il s'é tait tellement ennuyé dans cette chambre… Tellement ennuyé …

Si on lui avait dit qu'un jour il ramè nerait une princesse ici et qu'il s'allongerait, là, à cô té d'elle, dans ce petit lit en laiton où il y avait un trou autrefois, où il se perdait enfant et où il se frottait ensuite en rê vant à des cré atures tellement moins jolies qu'elle… Il s'y aurait jamais cru… Lui, le boutonneux avec ses grands pieds et sa cassolette de bronze au-dessus de la tê te… Non, ce n'é tait pas gagné d'avance, cette affaire…

Oui, la vie é tait une drô le de cuisiniè re… Des anné es en chambre froide et tac! du jour au lendemain, sur le gril mon gars!

– À quoi tu penses? demanda Camille

– À rien… Des conneries… Ç a va, toi?

– J'arrive pas à croire que t'aies grandi ici…

― Pourquoi?

― Pff… C'est tellement paumé … C'est mê me pas un village- c'est… C'est rien… Que des petites maisons avec des petits vieux aux fenê tres… Et cette baraque, là … Où rien n'a changé depuis les anné es 50… J'avais jamais vu une cuisiniè re comme ç a… Et le poê le qui prend toute la place! Et les cabinets dans le jardin! Comment un enfant peut-il s'é panouir ici? Comment t'as fait? Comment t'as fait pour t'en sortir?

– Je te cherchais…

– Arrê te… Pas de ç a, on a dit…

– Tu as dit…

– Allez…

– Tu sais bien comment j'ai fait, t'as connu la mê me chose… Sauf que moi, j'avais la nature… J'ai eu cette chance… J'é tais tout le temps dehors… Et Philou a beau dire ce qu'il veut, c'é tait un rossignol. Je le sais, c'est mon pé pé qui me l'a dit et mon pé pé c'é tait la pie qui chante… Il avait pas besoin d'appeaux, lui…

– Et comment tu fais pour vivre à Paris?

– Je ne vis pas…

– Il n'y a pas de travail par ici?

– Non. Rien d'inté ressant. Mais si j'ai des gosses un jour, je te jure que je les laisserai pas pousser au milieu des voitures, ç a non… Un enfant qu'a pas une paire de bottes, une canne à pê che et un lance-pierre, c'est pas un vrai. Pourquoi tu souris?

–Rien. Je te trouve mignon.

― J'aimerais mieux que tu me trouves autre chose…

― T'es jamais content.

― T'en voudras combien?

― Pardon?

― Des gamins?

― Hé … râ la-t-elle. Tu le fais exprè s ou quoi?

― Attends, mais je te dis ç a, c'est pas forcé ment avec moi!

― J'en veux pas.

― Ah bon? fit-il dé ç u.

― Non.

– Pourquoi?

– Parce que.

Il l'attrapa par le cou et la ramena de force tout prè s de son oreille.

– Dis-moi…

– Non.

– Si. Dis-moi. Je le ré pé terai à personne…

– Parce que si je meurs, je veux pas qu'il reste tout seul…

– T'as raison. C'est pour ç a qu'il faut en faire plein… Et puis tu sais…

Il la serrait encore plus fort.

– Tu vas pas mourir, toi… T'es un ange… et les anges ç a meurt jamais…

Elle pleurait.

– Ben alors?

– Nan, rien… C'est parce que je vais avoir mes rè gles… À chaque fois, c'est pareil… Ç a me plombe de partout et je pleure pour un oui ou pour un non…

Elle souriait dans sa morve:

– Tu vois que je suis pas un ange…


Ils é taient dans le noir depuis longtemps, inconfortables et enlacé s, quand Franck lâ cha:

– Y a un truc qui me chiffonne, là …

– Quoi?

– T'as une sœ ur, non?

– Oui…

– Pourquoi tu la vois pas?

– Je ne sais pas.

– C'est dé bile, ç a! Il faut que tu la voies!

– Pourquoi?

- Parce que! C'est super d'avoir une sœ ur! Moi j'aurais tout donné pour avoir un frangin! Tout! Mê me mon biclou! Mê me mes coins de pê che top secrets! Mê me mes extra balls de flipper! Comme dans la chan-son, tu sais… Les paires de gants, les paires de claques…

– Je sais… J'y ai pensé à un moment mais ie n'ai pas osé …

― Pourquoi?

― À cause de ma mè re peut-ê tre…

― Arrê te avec ta mè re… Elle t'a fait que du mal… Sois pas maso… Tu lui dois rien, tu sais?

― Bien sû r que si.

― Bien sû r que non. Quand ils se tiennent mal, on n'est pas obligé d'aimer ses parents.

― Bien sû r que si.

― Pourquoi?

– Ben parce que ce sont tes parents justement…

– Pff… C'est pas dur d'ê tre parents, y suffit de baiser. C'est aprè s que ç a se complique… Moi par exemple, je vais pas aimer une femme sous pré texte qu'elle s'est fait mettre dans un parking… J'y peux rien…

– Mais moi, c'est pas pareil…

– Nan, c'est pire. Dans quel é tat tu reviens à chaque fois que tu la vois… C'est affreux. T'as le visage tout…

– Stop. J'ai pas envie d'en parler.

– OK, OK, juste un dernier truc. T'es pas obligé e de l'aimer. C'est tout ce que j'ai à dire. Tu vas me ré pondre que je suis comme ç a à cause de mon malus et t'aurais raison. Mais c'est justement parce que j'ai dé jà parcouru ce chemin-là que je te le montre: on n'est pas obligé d'aimer ses parents quand ils se comportent comme des grosses merdes, c'est tout.

– …

– T'es fâ ché e?

– Non.

– Excuse-moi.

– …

– T'as raison. Toi, c'est pas pareil… Elle s'est toujours occupé e de toi quand mê me… Mais elle ne doit pas t'empê cher de voir ta sœ ur si tu en as une… Franchement, elle ne vaut pas ce sacrifice-là …

– Non…

– Non.


6


Le lendemain, Camille jardina selon les instructions de Paulette, Philibert s'installa au fond du jardin pour é crire et Franck leur pré para une salade dé licieuse.

Aprè s le café, c'est lui qui s'endormit sur la chaise longue. Ouh, qu'il avait mal au dos…

Il allait commander un matelas pour la prochaine fois. Pas deux nuits comme ç a… Oh non… La vie é tait bonne fille mais ce n'é tait pas la peine de prendre des risques idiots… Oh non…

Ils revinrent tous les week-ends. Avec ou sans Philibert. Plutô t avec.

Camille - elle le savait depuis toujours - é tait en train de devenir une pro du jardinage.

Paulette calmait ses ardeurs:

― Non. On ne peut pas planter ç a! Rappelle-toi qu'on ne vient qu'une fois par semaine. Il nous faut du costaud, du vivace… Des lupins si tu veux, des phlox, des cosmos… C'est trè s joli, ç a, les cosmos… Tout lé gers… Ç a te plairait, tiens…

Et Franck, par l'intermé diaire du beau-frè re du collè guee de la sœ ur du gros Titi, se dé gota une vieille moto pour aller au marché ou dire bonjour à René …

Il avait donc tenu trente-deux jours sans bé cane et se demandait encore comment il avait fait…

Elle é tait vieille, elle é tait moche mais elle pé taradait du tonnerre:

– É coutez-moi ç a, leur criait-il depuis l'appentis où il é chouait quand il n'é tait pas en cuisine, é coutez-moi cette merveille!

Tous levè rent mollement la tê te de leurs semis ou de leur livre.

«Pê ê ê ê t pet pet pet pet»

– Alors? C'est dingue non? On dirait une Harley!

Mouaif… Ils retournè rent à leurs distractions sans se fendre du moindre commentaire…

– Pff… Vous comprenez rien…

– Qui c'est ç a, Ariette? demanda Paulette à Camille.

– Ariette Davidson… Une super chanteuse…

– Connais pas.

Philibert inventa un jeu pour les trajets. Chacun devait apprendre quelque chose aux autres dans l'idé e de transmettre un savoir.

Philibert aurait é té un excellent professeur…

Un jour, Paulette leur raconta comment prendre des hannetons:

– Au matin, quand ils sont encore engourdis par la froideur de la nuit et qu'ils sont immobiles sur leurs feuilles, on secoue les arbres où ils se tiennent, on remue les branches avec une gaule et on les recueille sur une toile. On les pilonne, on les recouvre de chaux et on les met dans une fosse, ç a fait du trè s bon compost azoté … Et ne pas oublier de se couvrir la tê te!

Un autre jour, Franck leur dé coupa un veau:

– Bon, les morceaux de premiè re caté gorie d'abord: la noix, la sous-noix, la noix pâ tissiè re, la culotte, la longe, le filet mignon, le carré couvert, c'est-à -dire les cinq cô tes premiè res et les trois cô tes secondes, le carré dé couvert et l'é paule. De deuxiè me caté gorie à pré sent: la poitrine, les tendrons et le flanchet. De troisiè me caté gorie enfin: la crosse, le jarret et… Ah, putain, y m'en manque un…



  

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