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PREMIÈRE PARTIE 19 страница– Elle a mangé? – Non. – Merci. Il se tourna vers Camille: – Je peux te laisser mes affaires? – Qu'est-ce qui se passe? – Y se passe que la Paulette, elle commence à me gonfler avec ses conneries! Il é tait blanc comme un linge. – Je sais mê me plus si c'est une bonne idé e d'y aller… Je suis perdu, là … Complè tement paumé … – Pourquoi elle refuse de manger? – Parce qu'elle croit que je vais l'emmener cette bourrique! Elle me fait le coup à chaque fois maintenant… Oh, j'ai envie de me casser, tiens… – Tu veux que je vienne avec toi? – Ç a changera rien. – Nan, ç a ne changera rien mais ç a fera diversion… – Tu crois? – Mais, oui, allez… Viens. Franck entra le premier et annonç a d'une voix flû té e: – Mé mé … C'est moi… Je t'ai amené une surpr… Il n'eut pas le courage de finir. La vieille dame é tait assise sur son lit et regardait fixement la porte. Elle avait mis son manteau, ses souliers, son foulard et mê me son petit bibi noir. Une valise mal fermé e é tait posé e à ses pieds. «Ç a me fend le cœ ur…» Encore une expression impeccable songea Camille qui sentit le sien s'effriter soudain. Elle é tait si mignonne avec ses yeux clairs et son visage pointu… Une petite souris… Une petite Cé lestine aux abois… Franck fit comme si de rien n'é tait: – Ben alors! T'es encore trop couverte, toi! plaisantait-il en la dé shabillant vite fait. Pourtant c'est pas faute de chauffer… Combien y fait là -dedans? Au moins vingt-cinq… Je leur ai dit pourtant en bas, je leur ai dit qu'y chauffaient trop, mais y m'é coutent jamais… On revient de la tue-cochon chez Jeannine et je peux te dire que mê me dans la piè ce où y fument leurs saucisses, y fait moins chaud qu'ici… Ç a va, toi? Ben dis donc, t'en as un beau dessus-de-lit! Ç a veut dire que t'as enfin reç u ton colis de la Redoute, ç a? C'est pas trop tô t… Et pour les bas, c'est bon? Je m'é tais pas trompe? Faut dire, t'é cris si mal aussi… Moi, j'avais pas l'air d'un con quand j'ai demandé à la vendeuse de l'Eau de toilette de Monsieur Michel… La bonne femme, elle m'a regardé de travers, alors je lui ai montré ton papier. Il a fallu qu'elle aille chercher ses lunettes et tout… Oh, je te dis pas le bazar, et puis elle a trouvé finalement c'é tait Mont-Saint-Michel… Fallait comprendre, hein? Tiens la v'ià d'ailleurs… Une chance qu'elle soit pas cassé e… Il lui remettait ses chaussons, racontait n'importe quoi, se saoulait de paroles pour ne pas la regarder. – C'est vous la petite Camille? lui demanda-t-elle dans un merveilleux sourire. – Euh… oui… – Venez par là que je vous regarde… Camille s'assit prè s d'elle. Elle lui prit les mains: – Mais vous ê tes gelé e… – C'est la moto… – Franck? – Oui. – Ben, pré pare-nous un thé, voyons! Faut la ré chauffer, cette petite! Il souffla. Merci mon Dieu. Le plus dur é tait passé … Il planqua ses affaires dans l'armoire et chercha la bouilloire. – Prends des biscuits à la cuillè re dans ma table de nuit… Puis se retournant: Alors, c'est vous… C'est vous, Camille… Oh, que je suis contente de vous voir… – Moi aussi… Merci pour l'é charpe… – Ah ben, justement, tenez… Elle se leva et revint avec un sac plein de vieux catalogues Phildar. – C'est Yvonne, une amie, qui me les a amené s pour vous… Dites-moi ce qui vous ferait plaisir… Mais pas de point de riz, hein? Celui-là, je sais pas le faire… Mars 1984. D'accord… Camille tourna lentement les pages dé fraî chies. – Celui-là, il est plaisant, non? Elle lui indiquait un cardigan mochissime avec des torsades et des boutons doré s. – Euh… Je pré fé rerais un gros pull plutô t… – Un gros pull? – Oui. – Mais gros comment? – Ben vous savez, un genre de col roulé … – Tournez, allez chez les hommes alors! – Celui-là … – Franck, mon lapin, mes lunettes… Qu'est-ce qu'il é tait heureux de l'entendre parler comme ç a. C'est bien, mé mé, continue. Donne-moi des ordres, ridiculise-moi devant elle en me traitant comme un bé bé mais ne chiale pas. Je t'en supplie. Ne chiale plus. – Tiens… Bon ben… Je vous laisse. Je vais pisser… – C'est ç a, c'est ç a, laisse-nous. Il souriait. Quel bonheur, mais quel bonheur… Il referma la porte et fit des bonds dans le couloir. Il aurait embrassé la premiè re grabataire venue. Quel pied, putain! Il n'é tait plus tout seul. Il n'é tait plus tout seul! «Laisse-nous», qu'elle avait dit. Mais oui les filles, je vous laisse! Putain, je demande que ç a, moi! Je demande que ç a! Merci Camille, merci. Mê me si tu ne viens plus, on a trois mois de sursis avec ton putain de pull! La laine, les couleurs, les essayages… Conversations assuré es pour un bon bout de temps… Bon, c'est par où les chiottes dé jà? Paulette s'installa dans son fauteuil et Camille se mit dos au radiateur. – Vous ê tes bien par terre? – Oui. – Franck aussi, il s'installe toujours là … – Vous avez pris un biscuit? – Quatre! – C'est bien… Elles se dé visagè rent et se dirent une foule de choses en silence. Elles se parlè rent de Franck bien sû r, des distances, de la jeunesse, de certains paysages, de la mort, de la solitude, du temps qui passe, du bonheur d'ê tre ensemble et du cahin-caha de la vie sans prononcer la moindre parole. Camille avait trè s envie de la dessiner. Son visage lui é voquait les petites herbes des talus, les violettes sauvages, les myosotis, les boutons-d'or… Son visage é tat ouvert, doux, lumineux, fin comme du papier japonais. Les rides du chagrin disparaissaient dans les volutes du thé et laissaient place à des milliers de petites bonté s au coin des yeux. Elle la trouvait belle. Paulette pensait exactement la mê me chose. Elle é tait si gracieuse, cette petite, si calme, si é lé gante dans son accoutrement de vagabonde. Elle avait envie d'ê tre au printemps pour lui montrer son jardin, les branches du cognassier en fleur et l'odeur du seringa. Non, elle n'é tait pas comme les autres. Un ange tombé du ciel qui é tait obligé de porter de gros souliers de maç on pour pouvoir rester parmi nous… – Elle est partie? s'inquié ta Franck. – Non, non, je suis là! ré pondit Camille en levant un bras au-dessus du lit. Paulette sourit. Pas besoin de lunettes pour voir certaines choses… Un grand apaisement lui tomba sur la poitrine. Elle devait se ré signer. Elle allait se ré signer. Elle devait l'accepter enfin. Pour lui. Pour elle. Pour tout le monde. Plus de saisons, bon… Allez… C'é tait comme ç a. C'é tait chacun son tour. Elle ne l'embê terait plus. Elle ne penserait plus à son jardin chaque matin, elle… Elle essayerait de ne plus penser à rien. À lui de vivre maintenant. À lui de vivre… Franck lui raconta la journé e de la veille avec une gaieté toute neuve et Camille lui montra ses croquis. – C'est quoi ç a? – Une vessie de porc. – Et ç a? – Des bottes-chaussons-sabots ré volutionnaires! – Et ce petit? – Euh… je me souviens plus de son nom… – Et ç a? – Ç a, c'est Spiderman… À ne pas confondre avec Batman surtout! – C'est merveilleux d'ê tre aussi doué e… – Oh, ce n'est rien… – Je ne parlais pas de vos dessins, ma petite, je parlais de votre regard… Ah! Voilà mon dî ner! Il faudrait songer à rentrer mes petits enfants… Il fait dé jà bien noir… Attends… C'est elle qui nous dit de partir? Franck en é tait sur le cul. Il é tait si troublé qu'il dut se tenir au rideau pour se relever et arracha la tringle. – Merde! – Laisse, va, et arrê te de parler comme un voyou, enfin! – J'arrê te. Il piqua du nez en souriant. Vas-y ma Paulette. Vas-y. Te gê ne pas surtout. Gueule. Râ le. Rouspè te. Reviens Par ici. – Camille? – Oui? – Je peux vous demander une faveur? – Bien sû r! – Appelez-moi quand vous ê tes arrivé s pour me rassurer… Lui, il m'appelle jamais et je… Ou si vous pré ferez, vous laissez juste sonner une fois et vous raccrochez, je comprendrai et je pourrai m'endormir… – Promis. Ils é taient encore dans le couloir quand Camille ré aUsa qu'elle avait oublié ses gants. Elle se pré cipita dans la chambre et vit qu'elle é tait dé jà devant sa fenê tre à les guetter. – Je… mes gants… La vieille dame aux cheveux roses n'eut pas la cruauté de se retourner. Elle se contenta de lever la main en hochant la tê te. – C'est affreux… lâ cha-t-elle pendant qu'il s'agenouillait au pied de son antivol. – Non, dis pas ç a… Elle é tait super bien aujourd'hui! Grâ ce à toi, d'ailleurs… Merci… – Non, c'é tait affreux… Ils firent coucou à la minuscule silhouette du troisiè me é tage et reprirent leur file d'attente dans la fourmiliè re. Franck se sentait plus lé ger. Camille, au contraire, ne trouvait plus les mots pour penser. Il s'arrê ta devant leur porte cochè re sans couper le moteur. – Tu… Tu ne rentres pas? – Non, fit le casque. – Bon, ben… Salut.
– Philou? T'es là? Elle le trouva assis dans son lit. Complè tement prostré. Une couverture sur les é paules et la main prise dans un livre. – Ç a va? – … – T'es malade? – Je me suis fait un sang d'en… d'encre… Je vous a… attendais beau… beaucoup plu… plus tô t. Camille soupira. Putain… Quand c'est pas l'un, c'est l'autre… Elle s'accouda contre la cheminé e, lui tourna le dos et posa son front dans ses paumes: – Philibert, arrê te s'il te plaî t. Arrê te de bé gayer. Ne me fais pas ç a. Ne gâ che pas tout. C'est la premiè re fois que je partais depuis des anné es… Redresse-toi, vire ce poncho mité, pose ton livre, prends un ton dé taché et dis-moi: «Alors, Camille? Ç a s'est bien passé cette petite viré e? » – A… alors, Ca… Camille? Ç a s'est bien passé cette petite viré e? – Trè s bien, je te remercie! Et toi? Quelle bataille aujourd'hui? – Pavie… – Ah… trè s bien… – Non, un dé sastre. – C'est qui celle-ci? – Les Valois contre les Habsbourg… Franç ois Ier contre Charles Quint… – Mais oui! Charles Quint, je le connais! C'est celui qui vient aprè s Maximilien Ier dans l'Empire germanique! – Et diantre, comment sais-tu cela, toi? – Ah! ah! Je t'en bouche un coin, pas vrai? Il retira ses lunettes pour se frotter les paupiè res. – Ç a c'est bien passé votre petite viré e? – Haute en couleur… – Tu me montres ton carnet? – Si tu te lè ves… Il reste de la soupe? – Je crois… – Je t'attends dans la cuisine. – Et Franck? – Envolé … – Tu le savais qu'il é tait orphelin? Enfin… que sa mè re l'avait abandonné? – J'avais cru comprendre… Camille é tait trop fatigué e pour s'endormir. Elle fit rouler sa cheminé e jusque dans le salon et fuma des cigarettes avec Schubert. Le Voyage d'Hiver. Elle se mit à pleurer et retrouvait soudain le mé chant goû t des cailloux au fond de sa gorge. Papa… Camille, stop. Va te coucher. Cette dé goulinade romantique, le froid, la fatigue, l'autre, là, qui joue avec tes nerfs… Arrê te ç a tout de suite. C'est n'importe quoi. Oh, merde! Quoi? J'ai oublié d'appeler Paulette… Eh ben, vas-y! Mais il est tard, là … Raison de plus! Dé pê che-toi! – C'est moi. C'est Camille… Je vous ré veille? – Non, non… – Je vous avais oublié e… Silence. – Camille? – Oui. – Il faut faire attention à vous, mon petit, n'est-ce pas? – … – Camille? – D'à … d'accord… Le lendemain, elle resta dans son lit jusqu'à l'heure des mé nages. Quand elle se leva, elle vit l'assiette que Franck lui avait pré paré e sur la table avec un petit mot: «Filet mignon d'hier aux pruneaux et tagliatelles fraî ches. Micro-ondes trois minutes». Et sans fautes dis donc… Elle mangea debout et se sentit tout de suite mieux. Elle gagna sa vie en silence. Essora des serpilliè res, vida des cendriers et noua des sacs-poubelle. Revint à pied. Tapait dans ses mains pour les ré chauffer. Relevait la tê te. Ré flé chissait. Et plus elle ré flé chissait, plus elle marchait vite. Courait presque. Il é tait deux heures du matin quand elle secoua Philibert: – Il faut que je te parle. – Maintenant? – Oui. – M… mais, il est quelle heure, là? – On s'en fout, é coute-moi! – Passe-moi mes lunettes, je te prie… – T'as pas besoin de lunettes, on est dans le noir. – Camille… S'il te plaî t. – Ah, merci… Avec mes lorgnons, j'entends mieux… Alors soldat? Que me vaut cette embuscade? Camille prit sa respiration et vida son sac. Elle parla pendant un trè s long moment. – Fin du rapport, mon colonel… Philibert resta coi. – Tu ne dis rien? – Ma foi, pour une offensive, c'est une offensive. – Tu ne veux pas? – Attends, laisse-moi ré flé chir… – Un café? – Bonne idé e. Va te faire un café que je ré trouve mes esprits… – Et pour toi? Il ferma les yeux en lui faisant signe de lever le camp. – Alors? – Je… Je te le dis franchement: je ne pense pas que ce soit une bonne idé e… – Ah? fit Camille en se mordant la lè vre. – Non. – Pourquoi? – Parce que c'est trop de responsabilité s. – Trouve autre chose. J'en veux pas de cette ré ponse. Elle est nulle. On en crè ve des gens qui ne veulent pas prendre leurs responsabilité s… On en crè ve, Philibert… Toi, tu te l'es pas posé e cette question quand t'es venu me chercher là -haut alors que j'avais rien mangé depuis trois jours… – Si. Je me la suis posé e, figure-toi… – Et alors? Tu regrettes? – Non. Mais ne compare pas. Là, c'est pas du tout le mê me cas de figure… – Si! C'est exactement le mê me! Silence. – Tu sais bien que je ne suis pas chez moi, ici… On vit en sursis… Je peux recevoir une lettre recommandé e demain matin me sommant de quitter les lieux dans la semaine qui suit… – Pff… Tu sais bien comment ç a se passe ces histoires de succession… Ç a se trouve, t'es encore là pour dix ans… – Pour dix ans ou pour un mois… Va savoir… Quand il y a beaucoup d'argent en jeu, mê me les plus grands procé duriers finissent par trouver un terrain d'entente, tu sais… – Philou… – Ne me regarde pas comme ç a. Tu m'en demandes trop… – Non, je te demande rien. Je te demande juste de me faire confiance… – Camille… – Je… Je ne vous en ai jamais parlé mais je… J'ai vraiment eu une vie de merde jusqu'à ce que je vous rencontre. Bien sû r, comparé à l'enfance de Franck, c'est peut-ê tre pas grand-chose, mais quand mê me, j'ai l'impression que ç a se vaut bien… Que c'é tait plus insidieux peut-ê tre… Comme un goutte-à -goutte… Et puis je… Je ne sais pas comment j'ai fait… Je m'y suis prise comme une idiote probablement, mais je… – Mais tu… – Je… J'ai perdu tous les gens que j'aimais en cours de route et… – Et? – Et quand je te disais l'autre jour que je n'avais que toi au monde, ce n'é tait… Oh et puis, merde! Tu vois, hier c'é tait mon anniversaire. J'ai eu vingt-sept ans et la seule personne qui se soit manifesté e, c'est ma mè re hé las. Et tu sais ce qu'elle m'a offert? Un livre pour maigrir. C'est drô le, non? Peut-on avoir plus d'esprit, je te le demande? Je suis dé solé e de t'emmerder avec ç a, mais il faut encore que tu m'aides Philibert… Encore une fois… Aprè s je ne te demanderai plus rien, c'est promis. – C'é tait ton anniversaire hier? se lamenta-t-il. Pourquoi tu ne nous as pas pré venus? – On s'en fout de mon anniversaire! Je t'ai raconté cette anecdote, c'é tait pour faire pleurer Margot mais en ré alité, ç a n'a aucune importance… – Mais si! Moi j'aurais bien aimé t'offrir un cadeau… – Eh ben, vas-y: offre-le-moi maintenant. – Si j'accepte, tu me laisseras me rendormir? – Oui. – Eh bien oui, alors… Bien sû r, il ne se rendormit pas.
Quand celui-ci entra dans la cuisine, il la trouva accroupie sous l'é vier. – Bouh… gé mit-il, les grandes manœ uvres… dé jà? – Je voulais t'apporter ton petit dé jeuner au lit, mais je n'ai pas osé … – Tu as bien fait. Je suis le seul à savoir doser mon chocolat. – Oh, Camille… assieds-toi, tu me donnes le tournis… – Si je m'assois, je vais encore t'annoncer quelque chose de grave… – Misè re… Reste debout, alors… Elle s'assit en face de lui, posa ses mains sur la table et le regarda droit dans les yeux: – Je vais me remettre au travail. – Pardon? – J'ai posté ma lettre de dé mission tout à l'heure en descendant… Silence. – Philibert? – Oui. – Parle. Dis-moi quelque chose… Il abaissa son bol et se lé cha les moustaches: – Non. Là je ne peux pas. Là, tu es toute seule, ma belle… – Je voudrais m'jnstaller dans la chambre du fond… – Mais Camille… C'est un vrai capharnaù m, la dedans! – Avec un milliard de mouches crevé es, je sais. Mais c'est la piè ce la plus lumineuse aussi, celle qui fait l'angle avec une fenê tre à l'est et l'autre au sud… – Et le bazar? – Je m'en occupe… Il soupira: – Ce que femme veut… – Tu verras, tu seras fier de moi… – J'y compte bien. Et moi? – Quoi? – J'ai le droit de te demander quelque chose aussi? – Ben oui… Il se mit à rosir: – I… imagine que tu… tu veuilles o… offrir un ca… cadeau à une jeune fille que tu… tu ne co… connais pas, tu… tu fais qu… quoi? Camille le regarda par en dessous: – Pardon? – Ne… ne fais pas… pas l'idiote, tu… tu m'as trè s bien en… entendu… – Je sais pas, moi, c'est pour quelle occasion? – Pas… pas d'occasion pa… particuliè re… – C'est pour quand? – Sa… samedi. – Offre-lui du Guerlain. – Pa… pardon? – Du parfum… – Je… Je ne saurai jamais choi… choisir… – Tu veux que je vienne avec toi? – Si… s'il te plaî t… – Pas de problè me! On ira pendant ta pause dé jeuner… – Me… merci… – Ca… Camille? – Oui? – C'est… c'est juste une a… une amie, hein? Elle se leva en riant. – Bien sû r… Puis, avisant les chatons du calendrier des Postes: – Oh, ben ç a par exemple! C'est la Saint-Valentin samedi. Tu le savais, toi? Il replongea au fond de son bol. – Allez, je te laisse, j'ai du boulot… Je passerai te prendre au musé e à midi… Il n'é tait pas encore remonté à la surface et glougloutait encore dans son marc de Nesquick quand elle quitta la cuisine avec son Ajax et sa batterie d'é pongé s. Quand Franck revint pour sa sieste en dé but d'aprè s-midi, il trouva l'appartement dé sert et sens dessus dessous: – Mais qu'est-ce que c'est que ce bordel encore? Il é mergea vers cinq heures. Camille é tait en train de se battre avec un pied de lampe: – Qu'est-ce qui se passe ici? – Je dé mé nage… - Tu vas où? pâ lit-il – Ici, fit-elle en lui indiquant la montagne de meubles cassé s et le tapis de mouches mortes, puis é cartant le bras: Je te pré sente mon nouvel atelier… – Nan? – Si! – Et ton boulot? – On verra… – Et Philou? – Oh… Philou… – Quoi? – Il est dans l'heure bleue, lui… – Hein? – Non, rien. – Tu veux un coup de main? – Et comment! Avec un garç on c'é tait beaucoup plus facile. En une heure, il avait transporté tout le bordel dans la piè ce d'à cô té. Une chambre dont les fenê tres é taient condamné es pour cause de «jambages dé fectueux»… Elle profita d'un moment calme - il buvait une biè re fraî che en mesurant l'ampleur du travail accompli -pour envoyer sa derniè re salve: – Lundi prochain, à l'heure du dé jeuner, je voudrais fê ter mon anniversaire avec Philibert et toi… – Euh… Tu veux pas faire ç a le soir, plutô t? – Pourquoi? – Ben tu sais bien… Le lundi, c'est mon jour de corvé e… – Ah, oui, pardon, je me suis mal exprimé e: lundi prochain, à l'heure du dé jeuner, je voudrais fê ter mon anniversaire avec Philibert et toi et Paulette. – Là -bas? À l'hospice? – Ben non! Tu vas nous dé goter une petite auberge sympathique quand mê me! – Et comment on y va? – Je m'é tais dit qu'on pourrait louer une voiture… Il se tut et ré flé chit jusqu'à la derniè re gorgé e. – Trè s bien, fit-il en pliant sa canette, le truc c'est qu'aprè s elle sera toujours dé ç ue quand je viendrai tous seul… – Ç a… Y a des chances… – Faut pas te sentir obligé e de faire ç a pour elle, hein? – Non, non, c'est pour moi. – Bon… Pour la caisse, je m'arrangerai… J'ai un pote qui sera trop content de me l'é changer contre ma bé cane… C'est vraiment dé gueulasse toutes ces mouches… – J'attendais que tu sois ré veille pour passer 1 aspirateur… – Ç a va, toi? – Ç a va. Tu l'as vu ton Ralph Lauren? – Non. – Ch'est choublime, lé petit chiench, elle est trè s countente… – Tu vas avoir quel â ge? – Vingt-sept ans. – T'é tais où avant? – Pardon? – Avant d'ê tre ici, t'é tais où? – Ben là -haut! – Et avant? – On n'a pas le temps, là … Une nuit où tu seras là, je te raconterai… – Tu dis ç a et puis… – Si, si, je me sens mieux, là … Je te raconterai la vie é difiante de Camille Fauque… – Ç a veut dire quoi, é difiante? – Bonne question… – Ç a veut dire «comme un é difice»? – Non. Ç a veut dire «exemplaire» mais c'est ironique… – Ah? – Comme un é difice qui serait en train de se casser la gueule si tu pré fè res… – Comme la tour de Pise? – Exactement! – Putain, c'est chaud de vivre avec une intello… – Mais, non! Au contraire! c'est trè s agré able! – Nan, c'est chaud. J'ai toujours peur de faire des fautes d'orthographe… Qu'est-ce que t'as mangé à midi? - Un sandwich avec Philou… Mais j'ai vu que tu m'avais mis quelque chose dans le four, je le prendrai tout à l'heure… Merci au fait… C'est super bon. – De rien. Allez, j'y vais… – Et toi, ç a va? – Fatigué … – Ben dors! – Je dors pourtant, mais je sais pas… J'ai plus la niaque… Allez… J'y retourne.
– Bonjour Odette. Baisers sonores. – Elle est là? – Non, pas encore… – Bon, ben on va s'installer en l'attendant… Tenez, je vous pré sente des amis: Camille… – Bonjour. – … et Philibert. – Enchanté. C'est raviss… – Ç a va! ç a va! Tu feras tes salamalecs plus tard… – Oh, ne sois pas si nerveux! – Je suis pas nerveux, j'ai faim. Ah, ben tiens, la voilà, justement… Bonjour mé mé, bonjour Yvonne. Vous trinquez avec nous? – Bonjour mon petit Franck. Non je te remercie, mais j'ai du monde à la maison. Je repasse vers quelle heure? – On la ramè nera… – Pas trop tard, hein? Parce que la derniè re fois je me suis fait enguirlander… Faut qu'elle soit rentré e avant cinq heures et demie par… – Oui, oui, c'est bon Yvonne, c'est bon. Boniour chez vous… Franck souffla. – Bon, ben mé mé, voilà. Je te pré sente Philibert… – Mes hommages… Il se pencha pour lui faire le baisemain. – Allez, on s'assoit. Mais non, Odette! Pas de menu! Laissez faire le chef! – Un petit apé ritif? – Champagne! ré pondit Philibert puis, se tournant vers sa voisine»: Vous aimez le Champagne, Madame? – Oui, oui… fit Paulette intimidé e par tant de maniè res. – Tenez, voilà des rillons pour patienter… Tout le monde é tait un peu coincé. Heureusement les petits vins de Loire, le brochet au beurre blanc et les fromages de chè vre dé liè rent vite les langues. Philibert é tait aux petits soins pour sa voisine et Camille riait en é coutant les bê tises de Franck: – J'avais… Pff… Quel â ge j'avais, mé mé? – Mon Dieu, c'est si vieux… Treize? Quatorze ans? – C'é tait ma premiè re anné e d'apprentissage… À l'é poque, je me rappelle, y me faisait peur le René J'en menais pas large. Mais bon… Y m'en a appris des choses… Y me faisait tourner bourrique aussi… Je sais plus ce qui m'avait montré … Des spatules, je crois, et il m'avait dit: «Celle-là, on l'appelle la grosse chatte et l'autre, c'est la petite chatte. Tu t'en souviendras, hein, quand le prof y te demandera… Parce qu'y a les bouquins d'accord, mais ç a c'est les vrais termes de cuisine. C'est le vrai jargon. C'est à ç a qu'on reconnaî t les bons apprentis. Alors? T'as retenu? – Oui, chef. – Comment qu'elle s'appelle celle-ci? – La grosse chatte, chef. – Et l'autre? – Ben… la petite… – La petite quoi, Lestafier? – La petite chatte, chef! – C'est bien, mon gars, c'est bien… T'iras loin. » Ah! qu'est-ce que j'é tais niais à cette é poque! Qu'est-ce qu'ils ont pu se foutre de ma gueule… Mais on rigolait pas tous les jolirs, pas vrai Odette? Ç a y allait les coups de pied au cul… Odette, qui s'é tait assise avec eux, hochait la tê te. – Oh maintenant il est calmé, tu sais… – C'est sû r! Les gamins d'aujourd'hui, ils se laissent plus faire!
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