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PREMIÈRE PARTIE 18 страница– Mais tes parents? Y peuvent pas s'en occuper, eux? – Oh Camille… – Quoi? – Ne m'emmè ne pas par là … Dors maintenant. – J'ai pas sommeil. – Franck? – Quoi encore? – Y sont où tes parents? – J'en sais rien. – Comment ç a, t'en sais rien? – J'en ai pas. – … – Mon pè re, je l'ai jamais connu… Un inconnu qui s'est vidé les burnes à Taniè re d'une bagnole… Et ma mè re, euh… – Quoi? – Ben ma mè re, elle é tait pas trè s contente qu'un connard dont elle arrivait mê me pu à se souvenir le nom se soit vidé les burnes comme ç a… alors euh… – Quoi? – Ben rien… – Rien quoi? – Ben elle en voulait pas… – Du mec? – Nan, du petit garç on. – C'est ta grand-mè re qui t'a é levé? – Ma grand-mè re et mon grand-pè re… – Et lui, il est mort? – Oui. – Tu l'as jamais revue? – Camille, je te jure, arrê te. Sinon, tu vas te sentir; obligé e de me prendre dans tes bras aprè s… – Si. Vas-y. C'est un risque que je veux bien prendre… – Menteuse. – Tu l'as jamais revue? – … – Excuse-moi. J'arrê te. Elle l'entendit qui se retournait: – Je… Jusqu'à l'â ge de dix ans, j'ai jamais eu de ses nouvelles… Enfin, si, je recevais toujours un cadeau pour mon anniversaire et pour Noë l, mais j'ai appris plus tard que c'é tait du pipeau. Encore une combine pour m'embrouiller la tê te… Une gentille combine, mais une combine quand mê me… Elle ne nous é crivait jamais mais je sais que ma mé mé lui envoyait ma photo d'é cole tous les ans… Et, une anné e, va savoir… Je devais ê tre plus mignon que d'habitude… Peut-ê tre que ce jour-là, l'instituteur m'avait repeigné? Ou que le photographe avait sorti un Mickey en plastique pour me faire sourire? Toujours est-il que le petit gars sur la photo lui a donné des regrets et qu'elle s'est annoncé e pour venir me reprendre avec elle… Je te raconte pas le bordel… Moi qui hurlais pour rester, ma mé mé qui me consolait en me ré pé tant que c'é tait formidable, que j'allais enfin avoir une vraie famille et qui pouvait pas s'empê cher de chialer encore plus fort que moi en m'é touffant contre ses gros seins… Mon pé pé qui ne parlait plus… Nan, je te raconte pas… T'es assez maligne pour comprendre tout ç a, toi, hein? Mais crois-moi, c'é tait chaud… «Aprè s nous avoir posé quelques lapins, elle a fini par venir. Je suis monté dans sa voiture. Elle m'a montré son mari, son autre gamin et mon nouveau lit… «Au dé but, ç a me plaisait vachement, ce truc-là, de dormir dans un lit superposé, et puis le soir, j'ai chialé. Je lui ai dit que je voulais retourner chez moi. Elle m'a ré pondu que c'é tait ici chez moi et qu'il fallait que je me taise sinon j'allais ré veiller le petit. Cette nuit-là, et toutes les autres, j'ai pissé dans mon lit. Ç a l'é nervait. Elle disait: je suis sû re que tu le fais exprè s, tu resteras mouillé, tant pis pour toi. C'est ta grand-mè re. Elle t'a pourri le caractè re. Et aprè s je suis devenu fou. «Jusqu'à pré sent, j'avais vé cu dans les champs, j'allais à la pê che tous les soirs aprè s l'é cole, l'hiver mon pé pé m'emmenait aux champignons, à la chasse, au café … J'é tais toujours dehors, toujours en bottes, toujours en train de jeter mon vé lo dans les buissons pour aller apprendre le mé tier avec les braconniers et puis me voilà dans un HLM pourri dans une banlieue de merde, coincé entre quatre murs, une té lé et un autre mô me qui se ré coltait toutes les douceurs… Alors j'ai pé té les plombs. J'ai… Non… Peu importe… Trois mois plus tard, elle m'a remis dans le train en me ré pé tant que j'avais tout gâ ché … «T'as tout gâ ché, t'as tout gâ ché … Quand je suis monté dans la Simca de mon pé pé, ç a ré sonnait encore dans ma petite tê te. Et le pire, tu vois, c'est que… - C'est que quoi? – C'est qu'elle m'a pé té en mille morceaux, cette conne… Aprè s ç a n'a plus jamais é té comme avant… J'é tais plus dans l'enfance, j'en voulais plus de leurs câ lins et de toute cette merde… Parce que le pire qu'elle ait fait, c'é tait pas tellement de revenir me prendre, le pire, c'est toutes les horreurs qu'elle m'a dit sur ma grand-mè re avant de me jeter encore une fois. Comment elle m'a flingue là tê te avec ses bobards… Que c'é tait sa mè re qui l'avait forcé e à m'abandonner avant de la mettre à la porte. Que elle, elle avait tout fait pour m'emmener avec elle mais qu'ils avaient sorti le fusil et tout ç a… – C'é tait des conneries? – Bien sû r… Mais je le savais pas, moi, à ce moment-là … Je ne comprenais plus rien et puis, peut-ê tre que j'avais envie de la croire aussi? Peut-ê tre bien que ç a m'arrangeait de penser qu'on nous avait sé paré s de force et que si mon pé pé n'avait pas sorti son tromblon, j'aurais eu la mê me vie que tout le monde et que personne ne m'aurait traité de fils de pute derriè re l'é glise… Ta mè re, c'est une putain qu'y disaient et toi, t'es qu'un bâ tard. Des mots que je ne comprenais mê me pas… Pour moi, un bâ tard, c'é tait du pain… Un vrai couillon, je te dis… – Et aprè s? – Aprè s je suis devenu un sale cpn… J'ai fait tout; ce que j'ai pu pour me venger… Pour les faire payer de m'avoir privé d'une maman si gentille… Il ricanait. – J'ai bien ré ussi… J'ai fumé les gauloises de mon pé pé, volé dans le porte-monnaie des courses, foutu l! bordel au collè ge, je me suis fait renvoyer et j'ai passé le plus clair de mon temps assis sur une mob ou dans les arriè re-salles des café s à monter des coups et tripoter les filles… De ces mocheté s… T'aurais mê me pas idé e… J'é tais le caï d. Le meilleur. Le roi des merdeux… – Et aprè s? – Aprè s dodo. La suite au prochain é pisode… – Alors? T'as pas envie de me prendre dans tes bras maintenant? – J'hé site… T'as pas é té violé quand mê me… Il se pencha vers elle: – Tant mieux. Parce que moi j'en voudrais pas de tes bras. Enfin pas comme ç a… Plus comme ç a… J'y ai longtemps joué à ce petit jeu-là, mais plus maintenant… Ç a ne m'amuse plus. Ç a marche jamais… 'Tain, mais t'as combien de couvertures, là? – Euh… Trois plus l'é dredon… – C'est pas normal, ç a… C'est pas normal que t'aies toujours froid, que tu mettes deux heures à te remettre d'un trajet en moto… Il faut que tu grossisses, Camille… – … – Toi aussi, tu… J'ai pas vraiment l'impression que t'aies un bel album de photos avec ta famille qui rigole autour de toi, si? – Non. – Tu le raconteras un jour? – Peut-ê tre… – Tu sais je… je te ferai plus jamais chier avec ç a… – Avec quoi? – Je te parlais de Fred tout à l'heure en te disant que c'é tait mon seul pote, mais j'ai tort. J'en ai un autre… Pascal Lechampy, le meilleur pâ tissier du monde… Retiens bien son nom, tu verras… Ce mec, c'est un dieu. Du simple sablé au saint-honoré en passant par les tartes, le chocolat, les mille-feuilles, le nougat, les choux ou n'importe quoi, tout ce qu'il touche se transforme en inoubliable. C'est bon, c'est beau, c'est fin, c'est é tonnant et c'est hyper maî trisé. J'en ai croisé des bons ouvriers dans ma vie, mais lui c'est autre chose encore… C'est la perfection. Un type adorable en plus de ç a… Une crè me, un Jé sus, une vraie tarte au sucre… Eh ben, y se trouve que ce mec é tait é norme. É normis-sime. Jusque-là, pas de problè me… On en a vu d'autres… Le problè me, c'est qu'il fouettait affreusement… Tu pouvais pas te tenir à cô té de lui un moment sans avoir la gerbe. Bon, je te passe les dé tails, les moqueries, les ré flexions, les savons dé posé s dans son casier et tout le bazar… Un jour on s'est retrouvé s dans la mê me chambre d'hô tel parce que je l'avais accompagné à un concours pour lui servir d'assistant… La dé monstration a lieu, bien sû r il la gagne, mais moi, à la fin de la journé e, je te dis pas dans quel é tat j'é tais… Je pouvais mê me plus respirer et j'avais l'intention de passer la nuit dans un bar plutô t que de rester une minute de plus dans son sillage… Ce qui m'é tonnait quand mê me, c'est qu'il avait pris une douche le matin, je le savais: j'y é tais. Finalement on rentre à l'hô tel, je picole pour m'anesthé sier et finis par lui en parler… T'es toujours là? – Oui, oui, je t'é coute… – Je lui dis: Merde Pascal, tu pues. Tu pues la mort, vieux. C'est quoi ce bordel? Tu te laves pas ou quoi? Et là, t'as ce gros nounours, ce mec monstrueux, ce pur gé nie avec son gros rire et sa montagne de graisse qui se met à pleurer, à pleurer, à pleurer… Comme une fontaine… Un truc affreux, des gros sanglots de bé bé et tout… Il é tait inconsolable, ce cré tin… Putain, j'é tais mal… Au bout d'un moment, le voilà qui se fout à poil, comme ç a, sans pré venir… Alors, je me retourne, je vais pour aller dans la salle de bains et y m'attrape par le bras. Y me dit: «Regarde-moi, Lestaf, regarde-moi cette merde…» Putain, je… J'ai failli tourner de l'œ il dis donc! – Pourquoi? – D'abord son corps… C'é tait carré ment ragoû tant. Mais surtout, et c'est ce qu'il voulait me montrer, c'é tait… ah… rien que d'y penser, ç a me dé becté encore… C'é taient des espè ces de plaques, de croû tes, de ce je sais pas quoi qu'il avait entre ses plis de peau… Et c'é tait ç a qui puait, cette espè ce de gale sanguinolente… Putain, je te jure, j'ai picolé toute la nuit pour m'en remettre… En plus, il me racontait qu'il avait super mal quand il se lavait mais qu'il frottait comme un dingue pour faire partir l'odeur et qu'il s'aspergeait de parfum en serrant les dents pour ne pas pleurer… Quelle nuit, quelle angoisse, quand j'y repense… – Et aprè s? – Le lendemain, je l'ai traî né à l'hosto, aux urgences… C'é tait à Lyon, je me souviens… Et mê me le mec, il a chancelé quand il a vu ç a. Il lui a nettoyé ses plaies, il lui a filé plein de trucs, une super ordonnance avec des pommades et des cachets dans tous les sens. Il lui a fait la leç on pour qu'il maigrisse et à la fin quand mê me, il lui a dit: «Mais pourquoi vous avez attendu si longtemps? » Pas de ré ponse. Et moi, sur le quai de la gare, je suis revenu à la charge: «C'est vrai, bordel, pourquoi t'as attendu si longtemps? » «Parce que j'avais trop honte…»„ il a ré pondu en baissant la tê te. Et là, je me suis juré que c'é tait la derniè re fois. – La derniè re fois que quoi? – Que j'emmerdais les gros… Que je les mé prisais, que… Enfin, tu vois quoi, que je jugeais les gens à leur physique… Donc, et on en revient à toi… Pas de jaloux, c'est pareil pour les maigres. Et mê me si j'en pense pas moins, mê me si j'ai la certitude qu'avec quelques kilos en plus, t'aurais moins froid et que tu serais plus appé tissante, je t'en parlerai plus. Parole d'ivrogne. – Franck? – Hé! On a dit qu'on dormait maintenant! – Tu vas m'aider? – À quoi? À avoir moins froid et à devenir plus appé tissante? – Oui… – Pas question. Pour que tu te fasses enlever par le premier blaireau qui passe… Ttt tt… Je te pré fè re racho et avec nous… Et je suis sû r que Philou serait bien d'accord là -dessus…Silence. – Un petit peu alors… Dè s que je vois tes seins qui poussent trop, j'arrê te. – D'accord. – Bon, me vlà transformé en Rika Zaraï, maintenant… Putain tu m'auras tout fait, toi… Comment on va faire? Premiè rement, tu ne fais plus les courses parce que t'achè tes que des conneries. Les barres de cé ré ales, les gâ teaux secs, les Flanby, tout ç a, c'est terminé. Je sais pas à quelle heure tu te lè ves le matin, mais à partir de mardi, tu te souviens que c'est moi qui te nourris, vu? Tous les jours, à trois heures quand je rentrerai, je te ramè nerai une assiette… T'inquiè te pas, je connais les filles, je te donnerai pas du confit de canard ou des tripoux… Je te pré parerai un bon frichti rien que pour toi… Du poisson, des viandes grillé es, des bons petits lé gumes, que des choses que t'aimeras… Je te ferai des petites quantité s mais tu seras obligé e de tout manger sinon j'arrê te. Et le soir, je serai pas là donc je t'embê terai pas, mais je t'interdis de grignoter. Je continuerai de faire une grande gamelle de soupe en dé but de semaine pour Philou comme j'ai toujours fait et basta. Le but, c'est que tu deviennes accro à mon picotin. Que tous les matins tu te lè ves en te demandant ce qu'il y aura au menu. Bon, euh… Je te promets pas du grandiose à chaque fois, mais ce sera bien, tu verras… Et quand tu commenceras à te remplumer, je… – Tu quoi? – Je te mangerai! – Comme la sorciè re dans Hâ nsel et Gretel? – Exactement. Et ce sera pas la peine de me tendre un os quand je voudrais palper ton bras parce que je suis pas miro, moi! Maintenant, je veux plus t'entendre… Il est presque deux heures et on a une longue journé e demain… – En fait, tu te donnes des airs comme ç a mais t'es un gentil, toi… – Ta gueule. – Debout le bibendum! Il posa le plateau au pied du matelas. – Oh! le petit dé jeuner au 1… – T'emballe pas. C'est pas moi, c'est Jeannine. Allez, grouille, on est en retard… Et mange au moins une tartine, leste-toi un peu, sinon tu vas douiller… À peine avait-elle mis un pied dehors, encore toute barbouillé e de café au lait, qu'on lui tendit un verre de blanc. – Allez, la petite dame! On se donne du courage! Ils é taient tous là, ceux d'hier soir et tous les gens du hameau, une quinzaine de personnes environ. Tous exactement comme on les imagine, entre les Deschiens et le catalogue de la Camif. Les plus vieilles en blouse et les plus jeunes en survê tement. Tapant du pied, serrant leurs verres, s'interpellant, rigolant et se taisant soudain: le Gaston venait d'arriver avec son grand couteau. Franck assura les commentaires: – C'est lui le tueur. – Je m'en serais douté e… – T'as vu ses mains? – Impressionnant… – On tue deux cochons aujourd'hui. Ils sont pas cons, on les a pas nourris ce matin, donc, y savent qu'y vont y passer… Ils le sentent… Tiens, ben voilà le premier justement… T'as ton carnet? – Oui, oui… Camille ne put s'empê cher de sursauter. Elle ne voyait pas ç a si gros… Ils le tirè rent jusque dans la cour, le Gaston l'assomma avec un gourdin, ils le couchè rent sur un banc; et le ligotè rent à toute vitesse en laissant la tê te pendouiller. Jusque-là, ç a allait parce qu'il é tait un peu stone, mais quand l'autre lui enfonç a sa lame dans la carotide, l'horreur. Au lieu de le tuer, c'é tait comme s'il venait de le ré veiller. Tous les bonshommes sur lui, le sang qui giclait, la mé mé qui te fout une cocotte là -dessous et qui remonte sa manche pour le touiller. Sans cuillè re, sans rien, à main nue. Burp. Mais ç a encore ç a allait, ce qui é tait insupportable, c'é tait de l'entendre… Comment il continuait de gueuler et de gueuler toujours… Plus il se vidait, plus il gueulait et plus il; gueulait, moins ç a ressemblait au cri d'une bê te… C'é tait humain presque. Des râ les, des supplications… Camille serrait son carnet et les autres, ceux qui connaissaient tout ç a par cœ ur, n'é taient pas beaucoup plus fiers… Allez! encore un godet pour se donner du courage… – Sans faç on, merci. – Ç a va? – Oui. – Tu dessines pas? – Non. Camille, qui n'é tait pas la premiè re bé casse venue, se raisonnait et ne fit aucun commentaire dé bile. Pour elle, le pire é tait à venir. Pour elle, le pire ce n'é tait pas la mort en soi. Non, ç a c'é tait la vie aprè s tout, mais ce qui lui parut le plus cruel, c'est quand on amena le second… Anthropomorphisme ou pas, chochotterie ou pas, on pouvait dire ce qu'on voulait, elle s'en foutait, elle eut vraiment du mal à contenir son é motion. Parce que l'autre, qui avait tout entendu, savait ce que son pote venait de subir et n'a pas attendu d'ê tre transpercé pour gueuler comme un â ne. Enfin… «comme un â ne», c'est con comme expression, comme un cochon qu'on é gorge plutô t… – Merde, ils auraient pu lui boucher les oreilles quand mê me! – Avec du persil? demanda Franck en se marrant. Et là, oui, elle dessina pour ne plus voir. Elle se concentra sur les mains du Gaston pour ne plus entendre. Ce n'é tait pas bon. Elle tremblait. Quand la sirè ne fut é teinte, elle mit son carnet dans sa poche et s'approcha. Ç a y est, c'é tait fini, elle é tait curieuse et tendit son verre à la bouteille. Ils les passè rent au chalumeau, odeur de cochon grillé. Là aussi, expression parfaite, au poil si j'ose dire, puis les grattè rent avec une brosse é tonnante: une planche en bois sur laquelle on avait cloué des capsules de biè re retourné es. Camille la dessina. Le boucher commenç a son travail de dé coupe et elle passa derriè re le banc pour ne rater aucun de ses gestes. Franck se ré galait. – C'est quoi, ç a? – De quoi? – L'espè ce de boule transparente et toute visqueuse, là? – La vessie… D'ailleurs, c'est pas normal qu'elle soit si pleine… Lui, ç a le gê ne dans son travail… – Mais non! protesta l'homme de l'art, ç a me gê ne pas… Tiens la v'là! ajouta-t-il en donnant un coup de couteau. Camille s'accroupit pour la regarder. Elle é tait fasciné e. Des gamins armé s de plateaux assuraient la navette entre le cochon encore fumant et la cuisine. – Arrê te de boire. – Oui m'dame Rika. – Je suis content. Tu t'es bien tenue. – T'avais peur? – J'é tais curieux… Bon c'est pas le tout mais j'ai du boulot… – Où tu vas? – Chercher mon matos… Va te mettre au chaud, si tu veux… Elle les trouva toutes dans la cuisine. Une rangé e de mé nagè res guillerettes avec leurs planches en bois et leurs couteaux. – Viens par là! cria Jeannine. Tenez Lucienne, faites-lui une place prè s du poê le… Mesdames, je vous pré sente la copine à Franck, vous savez, c'est la gamine que je vous disais tout à l'heure… Celle qu'on a ressuscité e hier soir… Viens donc t'asseoir avec nous… L'odeur du café se mê lait à celle de la tripaille chaude et ç a rigolait là -dedans… Ç a tchatchait… Un vrai poulailler. Franck arriva. Ah! ben le v'là! V'là Je cuistot! Elles se mirent à glousser de plus belle. Quand elle le vit, vê tu de sa veste blanche, Jeannine se troubla. En passant derriè re elle pour aller rejoindre les fourneaux, il lui pressa l'é paule. Elle se moucha dans son torchon et se remit à rire avec les autres. A cet instant pré cis de l'histoire, Camille se demanda si elle n'é tait pas en train de tomber amoureuse de lui… Merde. Ce n'é tait pas pré vu, ç a… Non, non, fit-elle en attrapant une planche. Non, non, c'est parce qu'il lui avait fait son Dickens, là … Elle allait quand mê me pas tomber dans le panneau… – Vous me donnez du travail? demanda-t-elle. Elles lui expliquè rent comment couper la viande en tout petits morceaux. – C'est pour quoi faire? Les ré ponses fusè rent de toutes parts: – Du saucisson! Des saucisses! Des andouilles! Des pâ té s! Des rillettes! – Et vous, vous faites quoi avec votre brosse à dents? en se penchant vers sa voisine. – Je lave les boyaux… Hirk. – Et Franck? – Franck y va nous faire les cuissons… Le boudin, pocher les andouilles et les friandises… – C'est quoi les friandises? – La tê te, la queue, les oreilles, les pieds… Re-hirk. Euh… Son truc de nutritionniste, on est bien d'accord que ç a ne commence pas avant mardi, hein? Quand il remonta de la cave avec ses patates et ses oignons et qu'il la vit en train de lorgner sur ses voisines pour comprendre comment on tenait un couteau, il vint lui arracher des mains: – Tu touches pas à ç a, toi. Chacun son mé tier. Si tu te coupais un doigt, tu serais pas dans la merde… Chacun son mé tier, je te dis. Il est où ton carnet? Puis, s'adressant aux commè res: – Dites… Ç a vous ennuie pas si elle vous dessine? – Ben non. – Ben si, j'ai ma permanente qu'est toute en vrac… – Allons, Lucienne, fais pas ta coquette! On le sait bien que t'as une perruque! Voilà pour l'ambiance: Club Med à la ferme… Camille se lava donc les mains et dessina jusqu'au soir. Dedans, dehors. Le sang, l'aquarelle. Les chiens, les chats. Les gosses, les vieux. Le feu, les bouteilles. Les blouses, les gilets. Sous la table, les chaussons fourré s. Sur la table, les mains usé es. Franck de dos et elle, dans le convexe flou d'une marmite en inox. Elle offrit à chacune son portrait, petits frissons, puis demanda aux enfants de lui montrer la ferme pour prendre un peu l'air. Et dessaouler aussi… Des mô mes en sweeat-shirt Batman et bottes Le Chameau couraient dans tous les sens, attrapaient des poules en se marrant et asticotaient les chiens en traî nant devant eux de longs morceaux de boyaux… – Bradley, t'es ouf! Dé marre pas le tracteur, tu vas te faire tuer! – Ben, c'est pour lui montrer… – Tu t'appelles Bradley? – Ben oui! Bradley, c'é tait le dur à cuire de la bande visiblement. Il se dé sapa à moitié pour lui montrer ses cicatrices. – Si on les mettait toutes à cô té, crâ na-t-il, ç a ferait 18 cm de couture… Camille hocha gravement la tê te et lui dessina deux Batman: Batman s'envole et Batman contre la pieuvre gé ante. – Comment tu fais pour dessiner si bien? – Toi aussi tu dessines bien. Tout le monde dessine bien… Le soir, banquet. Vingt-deux autour de la table et du cochon à tous les é tages. Les queues et les oreilles grillaient dans la cheminé e et l'on tira au sort dans quelles assiettes elles allaient tomber. Franck s'é tait dé foncé, il commenç a par poser sur la table une espè ce de soupe gé latineuse et trè s parfumé e. Camille y trempa son pain, mais n'alla guè re plus profond, puis ce fut le boudin, les pieds, la langue, j'en passe et des meilleures… Elle recula sa chaise de quelques centimè tres et donna le change en tendant son verre au plus offrant. Aprè s ce fut le tour des desserts, chacune ayant apporté une tarte ou un gâ teau et enfin, la goutte… – Ah… ç a ma petite demoiselle, y faut goû ter à ç a… Les pimprenelles qui s'y refusent, elles restent vierges… – Bon, ben… Une toute petite goutte, alors… Camille assura son dé pucelage sous le regard matois de son voisin, celui qui n'avait qu'une dent et demie, et profita de la confusion gé né rale pour aller se coucher. Elle tomba comme une masse et s'endormit bercé e par le brouhaha joyeux qui montait entre les lattes du parquet. Elle dormait profondé ment quand il vint se caler contre elle. Elle grogna. – T'inquiè te pas, je suis trop saoul, je te ferai rien… murmura-t-il. Comme elle lui tournait le dos, il posa son nez sur sa nuque et glissa un bras sous elle pour l'é pouser le mieux possible. Ses petits cheveux lui chatouillaient les narines. – Camille? Dormait-elle? Faisait-elle semblant? Pas de ré ponse en tout cas. – J'aime bien ê tre avec toi… Petit sourire. Rê vait-elle? Dormait-elle? On ne sait pas… À midi, quand ils se ré veillè rent enfin, chacun é tait dans son lit. Ni l'un ni l'autre ne firent le moindre commentaire. Gueule de bois, confusion, fatigue, ils replacè rent le matelas, pliè rent les draps, se succé dè rent dans la salle de bains et s'habillè rent en silence. L'escalier leur sembla bien casse-gueule et Jeannine leur tendit à chacun un gros bol de café noir sans leur adresser la parole. Deux autres dames é taient dé jà au bout de la table à barboter dans la chair à saucisse. Camille tourna sa chaise devant la cheminé e et but son café sans penser à rien. Manifestement, la goutte é tait de trop et elle fermait les yeux entre chaque gorgé e. Bah… C'é tait le prix à payer pour ne plus ê tre une jeune fille… Les odeurs de cuisine lui soulevaient le cœ ur. Elle se releva, se servit un autre bol, prit son tabac dans la poche de son manteau et alla s'asseoir dans la cour sur le banc des cochons. Franck vint la rejoindre au bout d'un moment. – Je peux. Elle se poussa. – Mal au crâ ne? Elle acquiesç a. – Tu sais, je… Il faudrait que j'aille voir ma grand-mè re maintenant… Donc, il y a trois solutions: soit je te laisse ici et je repasse te prendre dans l'aprè s-midi, soit je t'emmè ne et tu m'attends quelque part, le temps de lui tenir un peu la jambe, soit je te dé pose à la gare en passant et tu rentres à Paris toute seule… Elle ne ré pondit pas tout de suite. Posa son bol, se roula une cigarette, l'alluma et recracha une longue taffe apaisante. – T'en penses quoi, toi? – Je ne sais pas, mentit-il. – J'ai pas trè s envie de rester là sans toi… – Bon, je vais te poser à la gare, alors… Parce que vu ton é tat, tu vas pas supporter le trajet… On a encore plus froid quand on est fatigué … – Trè s bien, ré pondit-elle. Et merde… Jeannine insista. Si, si, un morceau dans le filet, je vous l'emballe. Elle les accompagna jusqu'à la route, prit Franck dans ses bras et lui glissa quelques mots à l'oreille que Camille n'entendit pas. Et lorsqu'il posa un pied à terre, au premier stop avant la nationale, elle remonta leurs visiè res: – Je viens avec toi… – T'es sû re? Elle hocha du casque et fut projeté e en arriè re. Oups. La vie s'accé lé rait d'un coup. Bon… Tant pis. Elle se coucha sur lui en serrant les dents.
– Non, non, je vais m'installer en bas… Ils n'avaient pas fait trois pas dans le hall, qu'une dame en blouse bleu ciel se pré cipita sur lui. Elle le dé visagea en secouant la tê te tristement: – Elle recommence… Franck soupira. – Elle est dans sa chambre? – Oui, mais elle a encore tout empaqueté et elle refuse qu'on la touche. Elle est prostré e avec son man teau sur les genoux depuis hier soir…
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