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PREMIÈRE PARTIE 17 страница



À partir de ce jour, la donne changea. Le travail é tait toujours aussi con et l'ambiance devint nausé abonde. Ç a faisait beaucoup, tout ç a…

Camille avait perdu des relations de travail mais é tait peut-ê tre en train de gagner une amie… Mamadou l'attendait devant la bouche de mé tro et faisait é quipe avec elle. Elle lui tenait le manche pendant qu'elle bossait pour deux. Non pas que l'autre y mî t de la mauvaise volonté, mais vraiment, sincè rement, tout bê tement, elle é tait beaucoup trop grosse pour ê tre efficace. Ce qui lui prenait un quart d'heure, Camille le torchait en deux minutes, et en plus, elle avait mal partout. Sans chiqué. Sa pauvre carcasse n'en pouvait plus de supporter tout ç a: des cuisses monstrueuses, des seins é normes et un cœ ur plus gros encore. Ç a regimbait là -dessous et c'é tait bien normal.

– Il faut que tu maigrisses Mamadou…

– C'est ç a… Et toi? Quand est-ce que tu viens manger le mafé poulet à la maison? lui ré torquait-elle à chaque fois.

Camille lui avait proposé un marché: je bosse mais tu me fais la conversation.

Elle é tait loin de se douter que cette petite phrase la mè nerait si loin… L'enfance au Sé né gal, la mer, la poussiè re, les petites chè vres, les oiseaux, la misè re, ses neuf frè res et sœ urs, le vieux Pè re blanc qui sortait son œ il de verre pour les faire rire, l'arrivé e en France en 72 avec son frè re Lé opold, les poubelles, son mariage raté, son mari gentil quand mê me, ses gosses, sa belle-sœ ur qui passait ses aprè s-midi à Tati pendant qu'elle se tapait tout le boulot, l'autre qui avait encore fait caca, mais dans l'escalier cette fois, la fê te souvent, les emmerdes, sa cousine germaine qui s'appelait Germaine et qui s'é tait pendue l'anné e derniè re en laissant deux petites jumelles adorables, les dimanches aprè s-midi dans la cabine té lé phonique, les pagnes hollandais, les recettes de cuisine et un million d'autres images dont Camille ne se lassait jamais. Plus besoin de lire Courrier International, Senghor ou l'é dition Seine-Saint-Denis du Parisien, il suffisait de frotter un peu plus fort et d'ouvrir grand les oreilles. Et quand Josy passait - c'é tait rare - Mamadou se baissait, donnait un petit coup de chiffon sur le sol et attendait que l'odeur soit repartie pour se relever.

Confidence aprè s confidence, Camille osa des questions plus indiscrè tes. Sa collè gue lui racontait des choses affreuses, ou du moins qui lui semblaient affreuses, avec une nonchalance dé sarmante.

– Mais comment tu t'organises? Comment tu tiens? Comment tu y arrives? C'est l'enfer ces horaires…

– Ta ta ta… Parle pas deu ce que tu connais pas. L'Enfer, c'est bien pire que ç a, va… L'Enfer, c'est quand tu peux plus voir les gens que t'aimes… Tout le reste ç a compte pas… Dis tu veux pas que j'aille te chercher des chiffons propres?

– Tu peux sû rement trouver un boulot plus prè s… Faut pas que tes gamins y restent tout seuls le soir, on ne sait jamais ce qui peut arriver…

– Y a ma belle-sœ ur.

– Mais tu me dis que tu peux pas compter sur elle…

– Des fois si…

– C'est une grosse boî te Touclean, je suis sû re que tu pourrais trouver des chantiers plus prè s de chez toi… Tu veux que je t'aide? Que je demande pour toi? Que j'é crive à la direction du personnel? fit Camille en se relevant.

– Non. Touche à rien, malheureuse! La Josy, elle est comme elle est, mais elle ferme les yeux sur beaucoup deu choses, tu sais… Bavarde et grosse comme je suis, j'ai dé jà deu la chance d'avoir du travail… Tu te souviens deu la visite mé dicale à la rentré e? L'autre imbé cile, le petit docteur… Il a voulu me chicaner parce que mon cœ ur il é tait trop noyé sous trop deu graisse ou je ne sais pas quoi… Eh ben, c'est elle qui m'a arrangé mon affaire, alors faut toucher à rien, je teu dis…

– Attends… On parle bien de la mê me, là? De l'abrutie qu'est toujours en train de te traiter comme si t'é tais la derniè re des merdes?

– Mais oui, on parle deu la mê me! fit Mamadou en riant. J'en connais qu'une. Et heureusement dis donc!

– Mais tu viens de lui cracher dessus!

– Où t'as vu ç a, toi? se fâ cha-t-elle, j'ai pas craché sur elle! Je me permettrais pas dis donc…

Camille vida la dé chiqueteuse en silence. La vie é tait un drô le de nuancier quand mê me…

– En tout cas, c'est gentil. T'es une gentille, toi… Il faut que tu viennes à la maison un soir pour que mon frè re te fasse venir une belle vie avec un amour dé finitif et beaucoup d'enfants.

– Pff…

– Quoi, «pff»? T'en voudrais pas des enfants?

– Non.

– Dis pas ç a, Camille. Tu vas faire venir le mauvais sort…

– Il est dé jà venu…

Elle la dé visagea mé chamment:

– Tu devrais avoir honte deu parler comme ç a… T'as du travail, une maison, deux bras, deux jambes, un pays, un amoureux…

– Pardon?

– Ah! Ah! exulta-t-elle, tu crois que je t'ai pas vue avec Nourdine en bas? Toujours à lui flatter son gros chien, là … Tu crois que mes yeux y sont noyé s dans deu la graisse aussi?

Et Camille se mit à rougir.

Pour lui faire plaisir.

Nourdine qui é tait survolté ce soir-là et encore plus boudiné que d'habitude dans sa combinaison de justicier. Nourdine qui excitait son chien et se prenait pour l'inspecteur Harry…

– Ben qu'est-ce qui se passe, lui demanda Mamadou, pourquoi qu'y grogne comme ç a ton veau?

– Je sais pas ce que c'est, mais y a quequechose qui tourne pas rond… Restez pas là, les filles. Restez pas par ici…

Ah! Il é tait heureux là … Il ne lui manquait plus que les Ray-Ban et la kalachnikov…

– Restez pas là, je vous dis!

– Hé, calme-toi, lui ré pondit-elle, te mets pas dans des é tats pareils…

– Laisse-moi faire mon travail, la grosse! Je viens pas te dire comment tenir ton balai, moi!

Hum… Chassez le naturel…

Camille fit semblant de prendre le mé tro avec elle puis remonta les marches en empruntant l'autre sortie. Elle fit deux fois le tour du pâ té de maisons et finit par les trouver dans le renfoncement d'un magasin de chaussures. Il é tait assis, dos à la vitrine et son chien dormait sur ses jambes.

– Ç a va? demanda-t-elle, dé sinvolte.

Il leva les yeux et mit un moment avant de la reconnaî tre:

– C'est toi?

– Oui.

– Les provisions aussi?

– Oui.

– Ben merci…

– …

– Il est armé l'autre dingue?

– J'en sais rien…

– Bon, ben… Salut…

– Je peux te montrer un endroit pour dormir si tu veux…

– Un squat?

– Un genre…

– Y a qui dedans?

– Personne…

– C'est loin?

– Prè s de la tour Eiffel…

– Non.

– Comme tu voudras…

Elle n'avait pas avancé de trois pas qu'on entendit la sirè ne des flics qui s'arrê taient devant un Nourdine surexcité. Il la rattrapa à la hauteur du boulevard:

– Tu demandes quoi en é change?

– Rien.

Plus de mé tro. Ils marchè rent jusqu'à l'arrê t du Noc-tambus.

– Passe devant et laisse-moi ton chien… Toi, il te laissera pas monter avec… Comment il s'appelle?

– Barbè s…

– C'est là que je l'ai trouvé …

– Ah, ouais, comme Paddington…

Elle le prit dans ses bras et fit un grand sourire au chauffeur qui n'en avait rien à carrer.

Ils se rejoignirent au fond:

– C'est quoi comme race?

– On est obligé de faire la conversation aussi?

– Non.

– J'ai remis un cadenas mais c'est symbolique… Tiens, prends la clef. La perds pas surtout, j'en ai qu'une…

Elle poussa la porte et ajouta calmement:

– Y a encore des ré serves dans les cartons… Du riz, de la sauce tomate et des gâ teaux secs, je crois… Là tu trouveras des couvertures… Ici le radiateur é lectrique… Ne le mets pas trop fort sinon il saute… Il y a un chiotte à la turque sur le palier. Normalement, t'es tout seul à l'utiliser… Je dis normalement parce que j'ai dé jà entendu du bruit en face, mais je n'ai jamais vu personne… Euh… Quoi encore? Ah si! J'ai vé cu avec un toxico autrefois donc je sais exactement comment ç a va se passer. Je sais qu'un jour, demain peut-ê tre, tu auras disparu et vidé tout ce qu'il y a ici. Je sais que tu vas essayer de tout fourguer pour te payer du bon temps. Le radiateur, les plaques, le matelas, le paquet de sucre, les serviettes, tout… Bon… Je le sais. La seule chose que je te demande, c'est d'ê tre discret. C'est pas vraiment chez moi non plus, ici… Donc je te prie de ne pas me mettre dans la merde… Si t'es encore là demain, j'irai voir la gardienne pour t'é viter des embrouilles. Voilà.

– C'est qui qui a dessiné ç a? demanda-t-il en dé signant le trompe-l'œ il.

Une immense fenê tre ouverte sur la Seine avec une mouette perché e sur le balcon…

– Moi…

– T'as vé cu là?

– Oui.

Barbes inspecta les lieux avec dé fiance puis se roula en boule sur le matelas.

– J'y vais…

– Hé?

– Oui.

– Pourquoi?

– Parce qu'il m'est arrivé exactement la mê me chose… J'é tais dehors et quelqu'un m'a amené e ici…

– Je resterai pas longtemps…

– Je m'en fous. Ne dis rien. Vous ne dites jamais la vé rité de toute faç on…

– Je suis suivi à Marmottan…

– C'est ç a… Allez… Fais de beaux rê ves…


Trois jours plus tard, madame Perreira souleva ses sublimes voilages et l'interpella dans le hall:

– Dites, mademoiselle…

Merde, ç a n'avait pas traî né. Fait chier… Ils lui avaient filé cinquante euros quand mê me…

– Bonjour.

– Oui bonjour, dites voir…

Elle grimaç ait.

– C'est bien votre ami, l'autre goret?

– Pardon?

– Le motard, là?

– Euh… Oui, ré pondit-elle soulagé e. Il y a un problè me?

– Pas un! Cinq! Y commence à me chauffer ce garç on! Ah ç a, oui! Y commence à me plaire! Venez plutô t voir par là!

Elle la suivit dans la cour.

– Alors?

– Je… Je ne vois pas…

– Les taches d'huile…

En effet, avec une bonne loupe on pouvait distinguer trè s nettement cinq petits points noirs sur les pavé s…

– La mé canique c'est bien joli mais ç a salit, alors vous lui direz de ma part que les journaux, c'est pas fait pour les chiens, compris?

Ce problè me ré glé, elle se radoucit. Un petit commentaire sur le temps: «C'est trè s bien. Ç a nous dé barrasse de la vermine. » Sur le brillant des poigné es en laiton: «Ç a c'est sû r que pour les ravoir… Faut y aller hein? » Sur les roues des poussettes pleines de crottes de chien. Sur la dame du cinquiè me qui venait de perdre son mari, la pauvre. Et elle é tait tout à fait calmé e.

– Madame Perreira…

– C'est moi.

– Je ne sais pas si vous l'avez vu, mais j'hé berge un ami au septiè me…

– Oh! Je me mê le pas de vos affaires, moi! Ç a va, ç a vient… Je dis pas que je comprends tout, mais enfin…

– Je vous parle de celui qui a un chien…

– Vincent?

– Euh…

– Si, Vincent! Le sidatique avec son petit griffon?

Camille ne savait plus quoi dire.

– Il est venu me voir hier parce que mon Pikou gueulait comme un furieux derriè re la porte alors on s'est pré senté nos bê tes… Comme ç a c'est plus simple… Vous savez comment ç a se passe… Ils se reniflent le derriè re une bonne fois pour toutes et puis nous voilà tranquilles… Ben pourquoi vous me regardez comme ç a?

– Pourquoi vous dites qu'il a le sida?

– Doux Jé sus, parce que c'est lui qui me l'a dit! On a bu un verre de porto… Vous en voulez un, d'ailleurs?

– Non, non… Je… je vous remercie…

– Ben, oui, c'est malheureux, mais comme j'lui disais, ç a se soigne bien, maintenant… Ils ont trouvé les bons mé dicaments…

Elle é tait si perplexe qu'elle en oublia de prendre l'ascenseur. C'é tait quoi, ce bordel? Pourquoi les torchons é taient pas avec les torchons et les serviettes avec

les serviettes?

On allait où, là?

La vie é tait moins compliqué e quand elle n'avait que ses cailloux à empiler… Allons, ne dis pas ç a, idiote… Non, t'as raison. Je ne dis pas ç a.

– Qu'est-ce qui se passe?

– Pff… Regarde mon pull… fulmina Franck. C'est cette connerie de machine, là! Putain, je l'aimais bien celui-là en plus… Regarde! Mais regarde! Il est minuscule maintenant!

– Attends, je vais couper les manches et tu vas l'offrir à la concierge pour son rat…

– C'est ç a, marre-toi. Un Ralph Lauren tout neuf…

– Eh ben, justement, elle sera contente! En plus elle t'adore…

– Ah bon?

– Elle vient encore de me le ré pé ter à l'instant: «Ah! Il a fiè re allure votre ami sur sa belle moto!

– Nan?

– Je te jure.

– Bon, ben, allons-y… Je lui descendrai en partant…

Camille se mordit les joues et customisa un chic manchon pour Pikou.

– Tu sais que tu vas avoir droit à la bise, gros veinard…

– Arrê te, j'ai peur…

– Et Philou?

– Tu veux dire Cyrano? À son cours de thé â tre…

– C'est vrai?

– Tu l'aurais vu partir… Encore dé guisé en je-ne-sais-quoi… Avec une grande cape et tout…

Ils riaient.

– Je l'adore…

– Moi aussi.

Elle alla se pré parer un thé.

– T'en veux?

– Non, merci, ré pliqua-t-il, il faut que j'y aille. Dis…

– Quoi?

– T'as pas-envie d'aller te promener?

– Pardon?

– Depuis quand t'as pas quitté Paris?

– Une é ternité …

– Dimanche on tue le cochon, tu veux pas venir? Je suis sû r que ç a t'inté resserait… Je dis ç a, c'est rapport au dessin, hein?

– C'est où?

– Chez des amis, dans le Cher…

– Je ne sais pas…

– Mais si! Viens… Il faut voir ç a une fois dans sa vie… Un jour ç a n'existera plus, tu sais…

– Je vais ré flé chir.

– C'est ç a, ré flé chis. C'est ta spé cialité de ré flé chir. Il est où mon pull?

– Là, fit Camille en lui dé signant un magnifique é tui à roqué tos vert pâ le.

– Putain… Un Ralph Lauren en plus… Ç a me tue, je te jure…

– Allez… Tu vas te faire deux amis pour la vie…

– 'Tain il a plus inté rê t à pisser sur ma moto, l'autre globuleux, là!

– T'inquiè te, ç a va marcher, pouffa-t-elle en lui tenant la porte… Chi, chi, ch'vous l'achure, il a oune fiè re allurche chur cha motobé cane votre amich…

Elle courut é teindre la bouilloire, prit son bloc et s'assit prè s du miroir. Elle se mit à rire enfin. À rire comme une folle. Une vraie gamine. Elle imaginait la scè ne: l'autre zozo, toujours si content de lui, en train de toquer né gligemment au carreau de la loge avec son bout de feutrine et sa paire de balloches sur un plateau d'argent… Ah! que c'é tait bon de rire! Que c'é tait bon… Elle n'é tait pas coiffé e, dessina ses é pis, ses fossettes, sa bê tise et é crivit: Camille, Janvier 2004, prit sa douche et dé cida que, oui, elle irait se promener avec lui.

Elle lui devait bien ç a…

Un message sur son portable. C'é tait sa mè re… Oh, non, pas aujourd'hui… Pour effacer votre message, appuyez sur la touche é toile.

Eh ben voilà. Hop. É toile.

Elle passa le reste de la journé e en musique, avec ses tré sors et sa boî te d'aquarelles. Fumait, grignotait, lé chait ses poils de martre, riait toute seule et grimaç a quand ce fut l'heure de la blouse.

Tu as dé jà bien dé blayé le terrain, songeait-elle en trottinant jusqu'à la station de mé tro, mais y a encore du boulot, hein? Tu ne vas pas t'arrê ter là quand mê me?

Je fais ce que je peux, je fais ce que je peux…

Vas-y, on te fait confiance.

Non, non, ne me faites pas confiance, ç a me stresse.

Ttt tt, allez… Dé pê che-toi. Tu es dé jà trè s en retard…


10


Philibert é tait malheureux. Il poursuivait Franck à travers tout l'appartement:

– Ce n'est pas raisonnable. Vous partez trop tard… Dans une heure il fera nuit… Il va geler… Non, ce n'est pas raisonnable… Partez de… demain matin…

– Demain matin, on tue le cochon.

– Mais que… quelle idé e aussi! Ca… Camille, il se tordait les mains, res… reste avec moi, je t'emmè nerai au Pa… Palais des Thé s…

– Ç a va, bougonna Franck en glissant sa brosse à dents dans une paire de chaussettes, c'est pas le bout du monde quand mê me… On y sera dans une heure…

– Oh, ne… ne dis pas… pas ç a… Tu… tu vas encore rou… rouler co… comme un fou…

– Mais non…

– Mais si, je… je te co… connais…

– Philou, arrê te! Je vais pas te l'abî mer, je te le jure… Tu viens, la miss?

– Oh… Je… Je…

– Tu quoi? fit-il excé dé.

– Je n'ai que… que vous au monde…

Silence.

– Oh là là … J'y crois pas… Les violons maintenant…

Camille se mit sur la pointe des pieds pour l'embrasser:

– Moi aussi, je n'ai que toi au monde… Ne t'inquiè te pas…

Franck soupira.

– Mais qui c'est qui m'a foutu une é quipe de branquignols pareils! On nage en plein mé lo, là! On va pas à la guerre, putain! On part quarante-huit heures!

– Je te ramè nerai un bon steak, lui lanç a Camille en s'engouffrant dans l'ascenseur.

Les portes se refermè rent sur eux.

– Hé?

– Quoi?

– Y a pas de steaks dans le cochon…

– Ah bon?

– Ben non.

– Ben y a quoi alors?

Il leva les yeux au ciel.


11


Ils n'é taient pas encore à la porte d'Orlé ans, qu'il s'arrê ta sur le bas-cô té et lui fit signe de descendre:

– Attends, y a un truc qui va pas du tout, là …

– Quoi?

– Quand je me penche, tu dois te pencher avec moi.

– Tu es sû r?

– Mais oui, je suis sû r! Tu vas nous foutre dans le dé cor avec tes conneries!

– Mais… Je croyais qu'en me penchant dans l'autre sens, je nous é quilibrais…

– Putain, Camille… Je saurais pas te faire un cours de physique mais c'est une question d'axe de gravité, tu comprends? Si on se penche ensemble, les pneus adhè rent mieux…

– T'es sû r?

– Certain. Penche-toi avec moi. Fais-moi confiance…

– Franck?

– Quoi encore? T'as peur? Il est encore temps de reprendre le mé tro, tu sais?

– J'ai froid.

– Dé jà?

– Oui…

– Bon… Lâ che les poigné es et colle-toi contre moi… Colle-toi le plus possible et passe tes mains sous mon blouson…

– D'accord.

– Hé?

– Quoi?

– T'en profites pas, hein? ajouta-t-il goguenard, en lui rabattant sa visiè re d'un coup sec.

Cent mè tres plus loin, elle é tait de nouveau frigorifié e, au pé age elle é tait congelé e et dans la cour de la ferme, elle fut incapable de ré cupé rer ses bras.

Il l'aida à descendre et la soutint jusqu'à la porte.

– Ah ben, te v'ià, toi… Ben qu'est-ce tu nous amè nes là?

– Une fille pané e.

– Entrez donc, mais entrez, je vous dis! … Jeannine! Vlà le Franck avec sa copine…

– Oh la petiote… se lamenta la bonne femme, ben qu'est-ce tu lui as fait? Oh… C'est pas malheureux ç a… Elle est toute bleue, la gamine… Poussez-vous, vous autres… Jean-Pierre! Mets-y donc une chaise dans la cheminé e!

Franck s'agenouilla devant elle:

– Hé, il faut que tu enlè ves ton manteau maintenant…

Elle ne ré agissait pas.

– Attends, je vais t'aider… Tiens, donne-moi tes pieds…

Il lui ô ta ses chaussures et ses trois paires de chaussettes.

– Là … c'est bien… Allez… Le haut maintenant…

Elle é tait si contracté e qu'il eut toutes les peines du monde à sortir ses bras des emmanchures… Voilà … Laisse-toi faire, mon petit glaç on…

– Bon Dieu! mais donnez-lui queque chose de chaud! cria-t-on dans l'assemblé e…

Elle é tait le nouveau centre d'attraction.

Ou comment dé congeler une Parisienne sans la casser…

– J'ai des rognons tout chauds! tonna Jeannine.

Vent de panique dans la cheminé e. Franck lui sauva la mise:

– Non, non, laissez-moi faire… Y a bien du bouillon qui traî ne, par là … demanda-t-il en soulevant tous les couvercles.

– C'est la poule d'hier…

– Parfait. Je m'en occupe… Servez-lui un coup à boire pendant ce temps-là.

Au fur et à mesure qu'elle lapait son bol, ses joues reprirent des couleurs.

– Ç a va mieux?

Elle acquiesç a.

– De quoi?

– Je disais que c'é tait la deuxiè me fois que tu me pré parais le meilleur bouillon du monde…

– Je t'en ferai d'autres, va… Tu viens t'asseoir à table avec nous?

– Je peux rester encore un peu dans la cheminé e?

– Mais oui! gueulè rent les autres, laisse-la donc! On va la fumer comme les jambons!

Franck se releva à contrecœ ur…

– Tu peux bouger tes doigts?

– Euh… oui…

– Y faut que tu dessines, hein? Moi je veux bien te faire à manger, mais toi, tu dois dessiner… Tu dois jamais t'arrê ter de dessiner, compris?

– Maintenant?

– Nan, pas maintenant, mais toujours…

Elle ferma les yeux.

– D'accord.

– Bon… j'y vais. Donne-moi ton verre, je vais te resservir…

Et Camille fondit peu à peu. Quand elle vint les rejoindre, ses joues é taient en feu.

Elle assista à leur conversation sans rien y comprendre et regardait leurs trognes admirables en souriant aux anges.

– Allez… Le dernier coup de gnô le et au plume! Parce que demain, on se lè ve tô t les enfants! Y a le Gaston qui sera là à sept heures…

Tout le monde se leva.

– C'est qui le Gaston?

– C'est le tueur, murmura Franck, tu vas voir le personnage… C'est quelque chose…

– Bon ben, c'est là … ajouta Jeannine, la salle de bains est en face et je vous ai mis des serviettes propres sur la table… Ç a ira?

– Super, ré pondit Franck, super… Merci…

– Dis pas ç a, mon grand, on est drô lement content de te voir, tu le sais bien… Et la Paulette?

Il piqua du nez.

– Allez, allez… On n'en parle pas, fit-elle en lui serrant le bras, ç a s'arrangera, va…

– Vous la reconnaî triez pas, Jeannine…

– Parlons pas de ç a, je te dis… T'es en vacances, là …

Quand elle eut refermé la porte, Camille s'inquié ta:

– Hé! Mais y a qu'un lit…

– Bien sû r que y a qu'un lit. C'est la campagne ici, pas l'hô tel Ibis!

– Tu leur as dit qu'on é tait ensemble? fulmina-t-elle.

– Mais non! J'ai juste dit que je venais avec une copine, c'est tout!

– Ben voyons…

– Ben voyons quoi? s'é nerva-t-il.

– Une copine, ç a veut dire une fille que tu sautes. Où donc avais-je la tê te, moi?

– Putain, t'es vraiment casse-couilles dans ton genre, hein?

Il s'assit au bord du lit pendant qu'elle sortait ses affaires.

– C'est la premiè re fois…

– Pardon?

– C'est la premiè re fois que j'amè ne quelqu'un ici.

– C'est sû r… Tuer le cochon c'est pas ce qu'il y a de plus glamour pour emballer…

– Ç a n'a rien à voir avec le cochon. Ç a n'a rien à voir avec toi. C'est…

– C'est quoi?

Franck s'allongea en travers du lit et s'adressa au plafond:

– Jeannine et Jean-Pierre, y z'avaient un fils… Fré dé ric… Un mec super… C'é tait mon pote… Le seul que j'aie jamais eu d'ailleurs… On a fait l'é cole hô teliè re ensemble et s'il avait pas é té là, je serais pas là, moi non plus… Je sais pas où je serais, mais… Enfin, bref… Il est mort y a dix ans… Accident de voiture… Mê me pas de sa faute… Un connard qui s'est pas arrê té au stop… Alors, voilà, moi, je suis pas Fred bien sû r, mais ç a y ressemble… Je viens tous les ans… Le cochon c'est pré texte… Y me regardent et puis qu'est-ce qu'y voient? Des souvenirs, des paroles et le visage de leur gamin quand il avait mê me pas vingt ans… La Jeannine, elle est toujours en train de me toucher, de me peloter… Pourquoi elle fait ç a, à ton avis? Parce que je suis la preuve qu'il est encore là … Je suis sû r qu'elle nous a mis ses plus beaux draps et qu'elle est en train de se retenir à la rampe d'escalier, à l'heure qu'il est…

– C'est sa chambre ici?

– Non. La sienne elle est fermé e…

– Pourquoi tu m'as amené e alors?

– Je te dis, pour que tu dessines et puis…

– Et puis quoi?

– Je sais pas, j'avais envie…

Il s'é broua.

– Et pour le pieu, c'est pas un problè me… On va mettre le matelas par terre et je dormirai sur le sommier… Ç a ira, princesse?

– Ç a ira.

– T'as vu Shrek? Le dessin animé?

– Non, pourquoi?

– Parce que tu me fais penser à la princesse Fiona… En moins bien roulé e bien sû r…

– Bien sû r.

– Allez… Tu m'aides? Y pè sent une tonne ces matelas-là …

– T'as raison, gé mit-elle. Y a quoi là -dedans?

– Des gé né rations de paysans morts de fatigue.

– C'est gai…

– Tu te dé shabilles pas?

– Ben si… Je suis en pyjama, là!

– Tu gardes ton pull et tes chaussettes?

– Oui.

– J'é teins alors?

– Ben oui!

– Tu dors? demanda-t-elle au bout d'un moment.

– Non.

– À quoi tu penses?

– À rien.

– À ta jeunesse?

– Peut-ê tre… À rien, donc. C'est bien ce que je dis…

– C'é tait rien ta jeunesse?

– Pas grand-chose en tout cas…

– Pourquoi?

– Putain… Si on commence là -dessus, on y est encore demain matin…

– Franck?

– Oui.

– Qu'est-ce qu'elle a ta grand-mè re?

– Elle est vieille… Elle est toute seule… Toute sa vie elle a dormi dans un bon gros lit comme celui-ci avec un matelas en- laine et un crucifix au-dessus de la tê te et maintenant elle est en train de se laisser mourir dans une espè ce de caisson en fer merdique…

– Elle est à l'hô pital?

– Nan, dans une maison de retraite…

– Camille?

– Oui?

– T'as les yeux ouverts, là?

– Oui.

– Tu sens comme/la nuit est bien noire ici? Comme la lune est belle? Comme les é toiles brillent? T'entends la maison? Les tuyaux, le bois, les armoires, l'horloge, le feu en bas, les oiseaux, les bê tes, le vent… T'entends tout ç a?

– Oui.

– Ben elle, elle les entend plus… Sa chambre donne sur un parking toujours é clairé, elle guette le bruit mé tallique des chariots, les conversations des aides-soignantes, ses voisins qui râ lent et leurs té lé s qui jacassent toute la nuit. Et… Et elle en crè ve…



  

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