Хелпикс

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PREMIÈRE PARTIE 14 страница



– Si.

– Alors?

– Je vieillis…

– Allez, bois un coup… Tu dormiras demain…

Il tendit son verre sans conviction: non, il ne dormirait pas demain. Demain il irait au Temps retrouvé, la SPA des vieux, manger des chocolats dé gueulasses avec deux ou trois mé mé s abandonné es qui joueraient avec leurs dentiers pendant que la sienne regarderait par la fenê tre en soupirant.

Maintenant, il avait mal au bide dè s le pé age…

Il pré fé rait ne pas y penser et vida son verre d'une traite.

Il regardait Camille en douce. Ses taches de rousseur apparaissaient ou disparaissaient selon les heures, c'é tait trè s é trange comme phé nomè ne…

Elle lui avait dit qu'il é tait beau et maintenant elle é tait en train de bader ce grand dadais, pff… toutes les mê mes…

Franck Lestafier n'avait pas le moral.

Lé gè re envie de pleurer, mê me…

Eh ben, alors? Qu'est-ce qui ne va pas, mon grand?

Euh… Je commence par où?

Un boulot de merde, une vie de merde, une mé mé à l'ouest et un dé mé nagement en perspective. Redormir sur un clic-clac pourri, perdre une heure à chaque pause. Ne plus jamais voir Philibert. Ne plus jamais le titiller pour lui apprendre à se dé fendre, à ré pondre, à s'é nerver, à s'imposer enfin. Ne plus l'appeler mon gros minet en sucre. Ne plus penser à lui mettre une bonne gamelle de cô té. Ne plus é pater les filles avec son lit de roi de France et sa salle de bains de princesse. Ne plus les entendre, lui et Camille, parler de la guerre de 14 comme s'ils l'avaient vé cue, ou de Louis XI comme s'il venait de boire un godet avec eux. Ne plus la guetter, ne plus lever le nez en ouvrant la porte pour savoir, à l'odeur de sa cigarette, si elle é tait dé jà là. Ne plus se pré cipiter sur son carnet dè s qu'elle avait le dos tourné pour voir les dessins du jour. Ne plus se coucher et avoir la tour Eiffel illuminé e pour veilleuse. Et puis rester en France, continuer de perdre un kilo par service et de le reprendre en biè res juste aprè s. Continuer d'obé ir. Toujours. Tout le temps. Il avait fait que ç a: obé ir. Et maintenant, il é tait coincé jusqu'à … Vas-y, dis-le jusqu'à quand, dis-le! Eh ben, ouais, c'est ç a… Jusqu'à ce qu'elle claque… Comme si sa vie ne pouvait s'arranger qu'à la seule condition de le faire souffrir encore…

Putain, mais c'est bon, là! Vous pouvez pas vous exciter sur un autre que moi, maintenant? C'est vrai quoi, j'ai eu ma dose…

Elles sont pleines de merde mes bottes, les gars, alors allez voir ailleurs si j'y suis… Moi, c'est bon. J'ai raqué.

Elle lui donna un coup de pied sous la table:

– Hé … Ç a va?

– Bonne anné e, lâ cha-t-il.

– Ç a va pas?

– Je vais me coucher. Salut.

 

Elle ne s'attarda pas. Ce n'é tait pas non plus la bande à Foucault, ces gars-là … Ils é taient tous toujours en train de ré pé ter qu'ils faisaient un boulot de cons… euh… et pour cause… Et puis le Sé bastien commenç ait à la chauffer… Pour avoir une chance de coucher avec elle, il aurait dû ê tre gentil dè s le matin, ce cré tin. C'est à ç a qu'on reconnaî t les bons coups: aux garç ons qui sont gentils avant mê me de songer à vous é tendre…

Elle le trouva recroquevillé sur le canapé.

– Tu dors?

– Non.

– Ç a va pas?

– En 2004, je me laisse abattre, gé mit-il.

Elle sourit:

– Bravo…

– Tu parles, ç a fait trois plombes que je cherche une rime convenable… J'ai bien pensé à: en 2004, je suis verdâ tre, mais t'aurais pensé que j'allais te dé gueuler dessus…

– Quel merveilleux poè te, tu fais…

Il se tut. Il é tait trop fatigué pour jouer.

– Mets-nous un peu de belle musique comme celle que t'é coutais l'autre jour…

– Non. Si tu es dé jà triste, ç a ne va pas t'arranger…

– Si tu mets ta Castafiore, tu resteras encore un peu?

– Le temps d'une cigarette…

– Je prends.

Et Camille, pour la cent vingt-huitiè me fois de la semaine, remit le Nisi Dominus de Vivaldi…

– Qu'est-ce que ç a raconte?

– Attends, je vais te dire… Le Seigneur comble ses amis dans leur sommeil…

– Gé nial.

– C'est beau, non?

– Je sais paaas… bâ illa-t-il. J'y connais rien…

– C'est drô le, c'est dé jà ce que tu m'avais dit pour Durer l'autre jour… Mais ç a s'apprend pas, ç a! C'est beau, c'est tout.

– Si, quand mê me. Que tu le veuilles ou non, ç a s'apprend…

– T'es croyante?

– Non. Enfin, si… Quand j'é coute ce genre de musique, quand j'entre dans une trè s belle é glise ou quand je vois un tableau qui m'é meut, une Annonciation par exemple, mon cœ ur enfle tellement que j'ai l'impression de croire en Dieu, mais je me trompe: c'est en Vivaldi que je crois… En Vivaldi, en Bach, en Haendel ou en Fra Angelico… Ce sont eux les dieux… L'autre, le vieux, c'est un pré texte… C'est d'ailleurs la seule qualité que je lui trouve: d'avoir é té assez fort pour leur avoir inspiré à tous, tous ces chefs-d'œ uvre…

– J'aime bien quand tu me parles… J'ai l'impression de devenir plus intelligent…

– Arrê te…

– Si, c'est vrai…

– Tu as trop bu.

– Non. Pas assez justement…

– Tiens é coute… Là, c'est beau aussi… C'est beaucoup plus gai… C'est d'ailleurs ce que j'aime dans les messes: les moments joyeux, comme les Gloria et tout ç a, viennent toujours te repê cher aprè s un moment plombant… Comme dans la vie…

Long silence.

– Tu dors, maintenant?

– Non, je guette le bout de ta cigarette…

– Tu sais, je…

– Tu quoi?

– Je pense que tu devrais rester. Je pense que tout ce que tu m'as dit sur Philibert à propos de mon dé part est aussi valable pour toi… Je pense qu'il serait trè s malheureux si tu t'en allais et que tu es garant de son fragile é quilibre au mê me titre que moi…

– Euh… la derniè re phrase, tu peux la redire en franç ais?

– Reste.

– Non… Je… je suis trop diffé rent de vous deux… On mé lange pas les torchons et les serviettes comme dirait ma mê me…

– On est diffé rents, c'est vrai, mais jusqu'où? Peut-ê tre que je me trompe, mais il me semble qu'on forme une belle é quipe de bras cassé s tous les trois, non?

– Tu l'as dit…

– Et puis, qu'est-ce que ç a veut dire, diffé rents? Moi qui ne sais pas me faire cuire un œ uf, j'ai passé la journé e en cuisine, et toi qui n'é coutes que de la techno, tu t'endors avec Vivaldi… C'est de la foutaise, ton histoire de torchons et de serviettes… Ce qui empê che les gens de vivre ensemble, c'est leur connerie, pas leurs diffé rences… Au contraire, sans toi je n'aurais jamais su reconnaî tre une feuille de pourpier…

– Pour ce que ç a va te servir…

– Ç a aussi c'est de la connerie. Pourquoi «me servir»? Pourquoi toujours cette notion de rentabilité? Je m'en tape que ç a me serve ou pas, ce qui m'amuse, c'est de savoir que ç a existe…

– Tu vois qu'on est diffé rents… Que ce soit toi ou Philou, vous ê tes pas dans le vrai monde, vous avez aucune idé e de la vie, de comment y faut se battre pour survivre et tout ç a… Moi j'en avais jamais vu des intellos avant vous deux, mais vous ê tes bien comme l'idé e que je m'en faisais…

– Et c'é tait quoi ton idé e?

Il agita les mains:

– C'é tait: Piou, piou… Oh, les petits oiseaux et les jolis papillons! Piou, piou qu'ils sont mignons… Vous reprendrez un chapitre mon cher? Mais oui, mon cher, deux, mê me! Ç a m'é vitera de redescendre… Oh! non! ne redescendez pas, ç a pue trop en bas!

Elle se leva et é teignit la musique.

– Tu as raison, on ne va pas y arriver… Il vaut mieux que tu te casses… Mais laisse-moi te dire deux choses avant de te souhaiter bonne route: La premiè re, c'est à propos des intellectuels justement… C'est facile de se foutre de leur gueule… Ouais, c'est vachement facile… Souvent, ils sont pas trè s musclé s et en plus, ils n'aiment pas ç a, se battre… Ç a ne les excite pas plus que ç a les bruits de bottes, les mé dailles et les grosses limousines, alors oui, c'est pas trè s dur… Il suffit de leur arracher leur livre des mains, leur guitare, leur crayon ou leur appareil photo et dé jà, ils ne sont plus bons à rien ces empoté s… D'ailleurs, les dictateurs, c'est souvent la premiè re chose qu'ils font: casser les lunettes, brû ler les livres ou interdire les concerts, ç a leur coû te pas cher et ç a peut leur é viter bien des contrarié té s par la suite… Mais tu vois, si ê tre intello ç a veut dire aimer s'instruire, ê tre curieux, attentif, admirer, s'é mouvoir, essayer de comprendre comment tout ç a tient debout et tenter de se coucher un peu moins con que la veille, alors oui, je le revendique totalement: non seulement je suis une intello, mais en plus je suis fiè re de l'ê tre… Vachement fiè re, mê me… Et parce que je suis une intello comme tu dis, je ne peux pas m'empê cher de lire tes journaux de moto qui traî nent aux chiottes et je sais que la nouvelle bé hè me R 1200 GS a un petit bidule é lectronique pour rouler avec de l'essence pourrie… Ah!

– Qu'est-ce que tu me chantes encore?

– Et toute intello que je suis j'ai é té te piquer tes BD de Joe Bar Team l'autre jour et ç a m'a fait glousser tout l'aprè s-midi… La deuxiè me chose, c'est que t'es vraiment mal placé pour nous faire la morale, mon gars… Tu crois que c'est le vrai monde, ta cuisine? Bien sû r que non. C'est tout le contraire. Vous sortez jamais, vous ê tes toujours entre vous. Qu'est-ce que tu connais du monde, toi? Rien. Ç a fait plus de quinze ans que tu vis enfermé avec tes horaires inamovibles, ta petite hié rarchie d'opé rette et ton ronron quotidien. Peut-ê tre mê me que t'as choisi ce boulot-là pour ç a d'ailleurs? Pour ne jamais quitter le ventre de ta mè re et pour avoir la certitude que tu seras toujours bien au chaud avec plein de bouffe autour de toi… Va savoir… Tu travailles plus et plus dur que nous, ç a c'est une é vidence, mais nous, tout intellos qu'on est, on se le coltine le monde. Piou, piou, on descend tous les matins. Philibert dans sa boutique et moi dans mes é tages, et t'inquiè te pas que pour s'y frotter, on s'y frotte. Et ton truc de survie, là … Life is a jungle, struggle for life et tout ce merdier, on le connaî t par cœ ur… On pourrait mê me te donner des cours si tu voulais… Sur ce, bonsoir, bonne nuit et bonne anné e.

– Pardon?

– Rien. Je disais que tu n'é tais pas trè s folâ tre…

– Non, je suis acariâ tre.

– Qu'est-ce que ç a veut dire?

– Ouvre un dico et tu trouveras…

– Camille?

– Oui.

– Dis-moi quelque chose de gentil…

– Pourquoi?

– Pour bien commencer l'anné e…

– Non. Je suis pas un juke-box.

– Allez…

Elle se retourna:

– Laisse donc les torchons et les serviettes dans le mê me tiroir, la vie est plus amusante quand il y a un peu de bordel…

– Et moi? Tu veux pas que je te dise quelque chose de gentil pour bien commencer l'anné e?

– Non. Si… Vas-y.

– Tu sais… Ils é taient magnifiques tes toasts…


TROISIÈ ME PARTIE


1


Il é tait un peu plus de onze heures quand il entra dans sa chambre le lendemain matin. Elle lui tournait le dos. Elle é tait encore en kimono, assise devant la fenê tre.

– Qu'est-ce tu fais? Tu dessines?

– Oui.

– Tu dessines quoi?

– Le premier jour de l'anné e…

– Montre.

Elle releva la tê te et se mordit l'inté rieur des joues pour ne pas rire.

Il é tait vê tu d'un costume super ringue, genre Hugo Boss des anné es 80, un peu trop grand et un peu trop brillant, avec des é paulettes à la Goldorak, une chemise en viscose jaune moutarde et une cravate bariolé e. Les chaussettes é taient assorties à la chemise et ses chaussures, en croû te de porc ammoniaqué e, le faisaient

atrocement souffrir.

– Ben quoi? grogna-t-il.

– Non, rien, t'es… T'es vachement é lé gant…

– C'est malin… C'est parce que j'invite ma grand-mè re à dé jeuner au restaurant…

– Eh ben… pouffa-t-elle, elle va ê tre drô lement fiè re de sortir avec un beau garç on comme toi…

– Trè s drô le. Si tu savais comme ç a me prend la tê te… Enfin, ce sera fait…

– C'est Paulette? Celle de l'é charpe?

– Oui. C'est pour ç a que je suis là d'ailleurs… Tu m'avais pas dit que t'avais quelque chose pour elle?

– Si. Parfaitement.

Elle se leva, dé plaç a le fauteuil et alla farfouiller dans sa petite valise.

– Assieds-toi là.

– Pour quoi faire?

– Un cadeau.

– Tu vas me dessiner?

– Oui.

– Je ne veux pas.

– Pourquoi?

– …

– Tu ne sais pas?

– J'aime pas qu'on me regarde.

– J'irai trè s vite.

– Non.

– Comme tu voudras… J'avais pensé qu'un petit portrait de toi, ç a lui ferait plaisir… Toujours cette histoire de troc, tu sais? Mais je n'insisterai pas. Je n'insiste jamais. C'est pas mon genre…

– Bon alors vite fait, hein?

– Ç a ne va pas…

– Quoi encore?

– Le costume, là … La cravate et tout, ç a ne va pas. Ce n'est pas toi.

– Tu veux que je me foute à poil? ricana-t-il.

– Oh, oui, ce serait bien! Un beau nu… ré pondit-elle sans ciller.

– Tu plaisantes, là?

Il é tait paniqué.

– Mais oui, je plaisante… Tu es beaucoup trop vieux! Et puis tu dois ê tre trop poilu…

– Pas du tout! Pas du tout! Je suis juste poilu comme il faut!

Elle riait.

– Allez. Tombe au moins la veste et desserre ta cravate…

– Pff, j'ai mis trois plombes à faire le nœ ud…

– Regarde-moi. Nan, pas comme ç a… On dirait que t'as un balai dans le cul, dé tends-toi… Je ne vais pas te manger, idiot, je vais te croquer.

– Oh, oui… fit-il suppliant, croque-moi, Camille, croque-moi…

– Parfait. Garde ce sourire niais. Pour le coup, c'est tout à fait ç a…

– C'est bientô t fini?

– Presque.

– J'en ai marre. Parle-moi. Raconte-moi une histoire pour faire passer le temps…

– De qui tu veux que je te parle, cette fois?

– De toi…

– …

– Qu'est-ce que tu vas faire aujourd'hui?

– Du rangement… Un peu de repassage aussi… Et puis je vais aller me promener… La lumiè re est belle… Je finirai sû rement dans un café ou un salon de thé … Manger des scones à la gelé e de myrtilles… Miam… Et avec un peu de chance, il y aura un chien… Je collectionne les chiens des salons de thé en ce moment… J'ai un carnet spé cial pour eux, un petit Moleskine super beau… Avant j'en avais un pour les pigeons… Je suis incollable en pigeons. Ceux de Montmartre, ceux de Trafalgar Square à Londres ou de Venise, sur la place Saint-Marc, je les ai tous attrapé s…

– Dis-moi…

– Oui…

– Pourquoi t'es toujours toute seule?

– Je ne sais pas.

– Tu n'aimes pas les hommes?

– Nous y voilà … Une fille qui n'est pas sensible à ton irré sistible charme est forcé ment lesbienne, c'est ç a?

– Non, non, je me demandais, c'est tout… T'es toujours habillé e en moche, t'as la boule à zé ro, tout ç a…

Silence.

– Si, si, j'aime bien les garç ons… Les filles aussi note bien, mais je pré fè re les garç ons…

– T'as dé jà couché avec des filles?

– Oh là, là … Plein de fois!

– Tu rigoles?

– Oui. Allez, c'est bon. Tu peux te rhabiller.

– Montre-moi.

– Tu ne vas pas te reconnaî tre. Les gens ne se reconnaissent jamais…

– Pourquoi t'as fait une grosse tache, là?

– C'est l'ombre.

– Ah?

– Ç a s'appelle un lavis…

– Ah? Et ç a, c'est quoi?

– Tes rouflaquettes.

– Ah?

– Tu es dé ç u, hein? Tiens, prends celui-là aussi… C'est un croquis que j'ai fait l'autre jour quand tu jouais à la Play Station…

Grand sourire:

– Alors, là d'accord! Là c'est moi!

– Moi j'aime mieux le premier, mais bon… Tu n'as qu'à les glisser dans une BD pour les transporter…

– Donne-moi une feuille.

– Pourquoi?

– Parce que. Moi aussi, je peux faire ton portrait si je veux…

Il la dé visagea un moment, se pencha sur ses genoux en tirant la langue et lui tendit son gribouillis.

– Alors? fit-elle curieuse.

Il avait dessiné une spirale. Une coquille d'escargot avec un petit point noir tout au fond.

Elle ne ré agissait pas.

– Le petit point, c'est toi.

– Je… J'avais compris…

Ses lè vres tremblaient.

Il lui arracha le papier des mains:

– Hé! Ho! Camille, c'é tait pour rire! C'est n'importe quoi, ç a! C'est rien du tout!

– Oui, oui, confirma-t-elle en portant la main à son front. C'est rien du tout, j'en suis bien consciente… Allez, vas-y maintenant, tu vas ê tre en retard…

Il enfila sa combinaison dans l'entré e et tira la porte en se donnant un grand coup de casque sur la tê te.

Le petit point, c'est toi…

Trop con, le mec.


Pour une fois qu'il ne trimbalait pas un sac à dos plein de ravitaillement, il se coucha sur son ré servoir et laissa la vitesse faire son merveilleux travail de dé sen-crassement: jambes plaqué es, bras tendus, poitrine au chaud et casque prê t à se fissurer, il tordait son poignet au maximum pour planter là ses emmerdes et ne plus penser à rien.

Il allait vite. Beaucoup trop vite. C'é tait exprè s. C'é tait pour voir.

D'aussi loin qu'il se souvienne, il avait toujours eu un moteur entre les jambes et une espè ce de dé mangeaison au creux de la main et, d'aussi loin qu'il se souvienne, il n'avait jamais envisagé la mort comme un problè me bien sé rieux. Une contrarié té supplé mentaire tout au plus… Et encore… Puisqu'il ne serait plus là pour en pâ tir, quelle importance, vraiment?

Dè s qu'il avait eu trois sous, il s'é tait endetté pour s'offrir des engins beaucoup trop gros pour sa petite cervelle et dè s qu'il avait trois potes un peu dé brouillards, il avait payé plus cher encore pour gagner quelques millimè tres au compteur. Il é tait calme aux feux rouges, ne laissait jamais de gomme sur le bitume, ne se la mesurait pas avec d'autres et ne voyait aucun inté rê t à prendre un risque idiot. Simplement, dè s qu'il en avait l'occasion, il s'é chappait, partait seul essorer les gaz et accabler son ange gardien.

Il aimait la vitesse. Il aimait vraiment ç a. Plus que tout au monde. Plus que les filles, mê me. Elle lui avait offert les seuls moments heureux de sa vie: calmes, apaisants, libres… Quand il avait quatorze ans, couché sur sa meule comme un crapaud sur une boî te d'allumettes (c'é tait une expression de l'é poque…), il é tait le roi des petites dé partementales de Touraine, à vingt ans, il s'é tait payé sa premiè re grosse cylindré e d'occasion aprè s avoir sué sang et eau tout l'é té dans un mauvais bouiboui prè s de Saumur, et aujourd'hui, c'é tait devenu son seul passe-temps entre deux services: rê ver d'une bé cane, l'acheter, la briquer, la fatiguer, rê ver d'une autre bé cane, traî ner chez un concessionnaire, revendre la pré cé dente, l'acheter, la briquer, etc.

Sans la moto, il se serait probablement contenté de té lé phoner plus souvent à sa vieille en priant le ciel pour qu'elle ne lui raconte pas sa vie à chaque fois…

Le problè me, c'é tait que ç a n'é tait plus si efficace cette affaire… Mê me à 200, la lé gè reté ne venait plus.

Mê me à 210, mê me à 220, son cerveau continuait d'usiner. Il avait beau se faufiler, biaiser, godiller, s'arracher, certaines é vidences restaient collé es à son blouson et continuaient de lui bouffer la tê te entre deux stations d'essence.

Et aujourd'hui encore, un 1er janvier sec et brillant comme un sou neuf, sans sacoche, sans sac à dos et avec rien d'autre au programme qu'un bon gueuleton avec deux petites grands-mè refs adorables, il s'é tait finalement relevé et n'avait plus eu besoin d'ouvrir la jambe pour les remercier quand des automobilistes pré venants s'é cartaient en sursaut.

Il avait rendu les armes et se contentait d'aller d'un point à un autre en se repassant toujours le mê me vieux disque rayé: Pourquoi cette vie? Jusqu'à quand? Et comment faire pour en ré chapper? Pourquoi cette vie? Jusqu'à quand? Et comment faire pour en ré chapper? Pourquoi cette vie? Jusqu…

Il é tait mort de fatigue et plutô t de bonne humeur. Il avait invité Yvonne pour la remercier et, il faut bien l'avouer, pour qu'elle se cogne la conversation à sa place. Grâ ce à elle, il allait pouvoir se mettre en pilotage automatique. Un petit sourire à droite, un petit sourire à gauche, quelques jurons pour leur faire plaisir et ce serait dé jà l'heure du café … Le pied…

Elle passait prendre Paulette dans sa cage et ils avaient rendez-vous tous les trois à l'Hô tel des Voyageurs, un petit gastro plein de napperons et de fleurs sé ché es où il avait fait son apprentissage puis travaillé autrefois et où il avait laissé quelques bons souvenirs… C'é tait en 1990. Autant dire à mille millions d'anné es-lumiè re…

Qu'est-ce qu'il avait à l'é poque? Un Fazer Yamaha, non?

Il zigzaguait entre les lignes blanches et avait relevé sa visiè re pour sentir le piquant du soleil. Il n'allait pas dé mé nager. Pas tout de suite. Il allait pouvoir rester là, dans cet appartement trop grand où la vie é tait revenue un matin avec une fille de l'espace en chemise de nuit. Elle ne parlait pas beaucoup et pourtant, depuis qu'elle é tait là, il y avait de nouveau du bruit. Philibert sortait enfin de sa chambre et ils prenaient leur chocolat ensemble tous les matins. Il ne claquait plus les portes pour ne pas la ré veiller et s'endormait plus facilement quand il l'entendait bouger dans la piè ce d'à cô té.

Au dé but, il ne pouvait pas la saquer, mais maintenant, c'é tait bien. Il l'avait maté e…

Hé? T'as entendu ce que tu viens de dire? De quoi?

Attends, fais pas l'innocent, là … Franchement Lestafier, regarde-moi dans les yeux, t'as l'impression de l'avoir maté e, celle-ci?

Euh… non…

Ah, d'accord! Je pré fè re ç a… Je sais que t'es pas trè s futé comme garç on mais quand mê me… Tu m'as fait peur, là!

Oh, ç a va… Si on peut mê me plus rigoler maintenant…


Il se dé zippa sous un arrê t d'autocar et resserra le nœ ud de sa cravate en passant la porte.

La patronne ouvrit grands ses bras:

– Mais qu'il est beau! Ah! on voit que tu t'habilles à Paris, toi! René t'embrasse. Il passera aprè s le service…

Yvonne se leva et sa mé mé lui sourit tendrement.

– Alors les filles? On a passé la journé e chez le coiffeur à ce que je vois?

Elles gloussè rent au-dessus de leurs kirs et s'é cartè rent pour lui laisser la vue sur la Loire.

Sa mé mé avait ressorti son tailleur des grands jours avec sa broche en toc et son col en poil. Le coiffeur de la maison de retraite ne l'avait pas loupé e et elle é tait aussi saumoné e que la nappe.

– Dis donc, y t'a drô lement colorié e ton coiffeur…

– C'est exactement ce que je disais, coupa Yvonne, c'est trè s bien cette couleur, hein, Paulette?

Paulette hochait la tê te et buvait du petit-lait en se tamponnant le coin des lè vres avec sa serviette damassé e, elle mangeait son grand du regard et minaudait derriè re la carte.

Tout se passa exactement comme il l'avait pré vu: «oui», «non», «ah bon? », «c'est pas vrai? », «ben merde…», «pardon…», «putain», «oups…» et «saper-lotte» furent les seuls mots qu'il prononç a, Yvonne assurant les intervalles à la perfection…

Paulette ne parlait pas beaucoup.

Elle regardait le fleuve.

Le chef vint leur tenir la jambe un moment et leur servit un vieil armagnac que ces dames refusè rent d'abord avant de le siffler comme un petit vin de messe. Il raconta à Franck des histoires de cuisiniers et lui demanda quand il reviendrait travailler par ici…

– Les Parigots, y savent pas manger… Les femmes elles font du ré gime et les hommes y pensent qu'à leurs notes de frais… Je suis sû r que t'as jamais d'amoureux… À midi, t'as que des hommes d'affaires qui se foutent bien de ce qu'y mangent et le soir, t'as que des couples qui fê tent leurs vingt ans de mariage en se faisant la gueule parce que leur voiture est mal garé e et qu'ils ont peur de la retrouver à la fourriè re… Je me trompe?

– Oh, vous savez, moi je m'en fous… Je fais mon boulot…

– Eh ben, c'est ce que je dis! Là -haut, tu cuisines pour ta feuille de paye… Reviens donc par ici, on ira à la pê che avec les amis…

– Vous voulez vendre, René?

– Pff… À qui?

Pendant qu'Yvonne allait chercher sa voiture, Franck aida sa grand-mè re à trouver la manche de son imper:

– Tiens, elle m'a donné ç a pour toi…

Silence.

– Ben quoi, ç a te plaî t pas?

– Si… si…

Elle se remit à pleurer:

– T'es si beau, là …

Elle lui dé signait le dessin qu'il n'aimait pas.

– Tu sais, elle la met tous les jours, ton é charpe…

– Menteur…

– Je te jure!

– Alors t'as raison… Elle est pas normale cette petite, ajouta-t-elle en mouchant son sourire.

– Mé mé … Faut pas pleurer… On va s'en sortir…

– Oui… Les pieds devant…

– …

– Tu sais, quelquefois je me dis que je suis prê te et d'autres fois, je… Je…

– Oh… ma petite Mé mé …

Et pour la premiè re fois de sa vie, il la serra dans ses bras.

Ils se quittè rent sur le parking et il fut soulagé de n'ê tre pas obligé de la remettre dans son trou lui-mê me.

Quand il remonta la bé quille, sa moto lui parut plus lourde que d'habitude.

Il avait rendez-vous avec sa copine, il avait de la tune, un toit, du boulot, il venait mê me de trouver sa Riboul-dingue et son Filochard et pourtant, il crevait de solitude.

Quelle merde, murmura-t-il dans son casque, quelle merde… Il ne le ré pé ta pas une troisiè me fois parce que ç a ne servait à rien et, qu'en plus, ç a mettait de la bué e plein sa visiè re.

Quelle merde…



  

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