Хелпикс

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PREMIÈRE PARTIE 15 страница




– T'as encore oublié tes cl…

Camille ne termina pas sa phrase parce qu'elle s'é tait trompé d'abonné. Ce n'é tait pas Franck, c'é tait la fille de l'autre jour. Celle qu'il avait jeté e le soir de Noë l aprè s l'avoir sauté e…

– Franck n'est pas là?

– Non. Il est parti voir sa grand-mè re…

– Il est quelle heure?

– Euh… dans les sept heures, je crois…

– Ç a t'ennuie si je l'attends ici?

– Bien sû r que non… Entre…

– Je te dé range?

– Pas du tout! J'é tais en train de comater devant la té lé …

– Tu regardes la té lé, toi?

– Ben oui, pourquoi?

– Je te pré viens, j'ai choisi ce qu'il y avait de plus dé bile… Que des filles habillé es en putes et des animateurs en costumes cintré s qui lisent des fiches en é cartant virilement les jambes… Je crois que c'est une espè ce de karaoké avec des gens cé lè bres mais je reconnais personne…

– Si, lui, tu le connais, c'est le mec de Star Academy…

– C'est quoi, Star Academy?

– Ah, ouais, j'avais raison… C'est bien ce que Franck m'a dit, tu regardes jamais la té lé …

– Pas tellement, non… Mais là, j'adore… J'ai l'impression de me vautrer dans une bauge bien chaude… Mmm… Ils sont tous beaux, ils arrê tent pas de se faire des bisous et les filles sont toujours en train de retenir leur rimmel quand elles chialent. Tu vas voir c'est vachement é mouvant…

– Tu me fais une place?

– Tiens… fit Camille en se poussant et en lui tendant l'autre bout de sa couette. Tu veux boire quelque chose?

– Tu carbures à quoi, toi?

– Bourgogne aligoté …

– Attends, je vais me chercher un verre…

– Qu'est-ce qui se passe, là?

– Je comprends rien…

– Sers-moi un coup, je vais te dire.

Elles se racontè rent des trucs pendant les pubs. Elle s'appelait Myriam, elle venait de Chartres, elle travaillait dans un salon de coiffure rue Saint-Dominique et sous-louait un studio dans le XVe. Elles se firent du souci pour Franck, lui laissè rent un message et remontè rent le son quand l'é mission reprit. À la fin de la troisiè me coupure, elles é taient copines.

– Tu le connais depuis quand?

– Je sais pas… Un mois peut-ê tre…

– C'est sé rieux?

– Non.

– Pourquoi?

– Parce qu'il fait que de parler de toi! Nan, je plaisante… Il m'a juste dit que tu dessinais super bien… Dis, tu veux pas que je t'arrange pendant que je suis là?

– Pardon?

– Tes cheveux?

– Maintenant?

– Ben ouais parce qu'aprè s je serai trop saoule et je risque de te couper une oreille avec!

– Mais t'as rien, là, t'as mê me pas de ciseaux…

– Y a pas des lames de rasoir dans la salle de bains?

– Euh… si. Il me semble que Philibert utilise encore une espè ce de coupe-chou palé olithique…

– Tu vas faire quoi exactement?

– T'adoucir…

– Ç a t'ennuie si on se met devant un miroir?

– T'as peur? Tu veux me surveiller?

– Non, te regarder…

Myriam l'effila et Camille les dessina.

– Tu me le donnes?

– Non, tout ce que tu veux mais pas ç a… Les autoportraits, mê me tronqué s comme celui-là, je les garde…

– Pourquoi?

– Je sais pas… J'ai l'impression qu'à force de me dessiner, un jour je finirai par me reconnaî tre…

– Quand tu te vois dans une glace, tu te reconnais pas?

– Je me trouve toujours moche.

– Et dans tes dessins?

– Dans mes dessins pas toujours…

– C'est mieux comme ç a, non?

– Tu m'as fait des pattes, comme à Franck…

– Ç a te va bien.

– Tu connais Jean Seberg?

– Non, c'est qui?

– C'est une actrice. Elle é tait coiffé e exactement comme ç a, mais en blonde…

– Oh, si c'est que ç a, je peux te faire blonde la prochaine fois!

– C'é tait une fille super mignonne… Elle vivait avec un de mes é crivains pré fé ré s… Et puis on l'a retrouvé e morte dans sa voiture un matin… Comment une fille aussi jolie a-t-elle trouvé le courage de se dé truire? C'est injuste, non?

– T'aurais peut-ê tre dû la dessiner avant… Pour qu'elle se voie…

– J'avais deux ans…

– Ç a aussi, c'est un truc que Franck m'a dit…

– Qu'elle s'é tait suicidé e?

– Non, que tu racontais plein d'histoires…

– C'est parce que j'aime bien les gens… Euh… je te dois combien?

– Arrê te…

– Je vais te faire un cadeau à la place…

Elle revint en lui tendant un livre.

– L'Angoisse du roi Salomon… C'est bien?

– Mieux que ç a encore… Tu ne veux pas ré essayer de l'appeler, ç a m'inquiè te quand mê me… Il a peut-ê tre eu un accident?

– Pff… T'as tort de te biler… C'est juste qu'il m'a oublié e… Je commence à avoir l'habitude…

– Pourquoi tu restes avec lui, alors?

– Pour pas ê tre toute seule…

Elles avaient entamé une deuxiè me bouteille quand il enleva son casque.

– Ben qu'est-ce que vous foutez là?

– On mate un film de cul, ricanè rent-elles. On l'a trouvé dans ta chambre… On a eu du mal à choisir, hein Mimi? Il s'appelle comment celui-là, dé jà?

– Enlè ve ta langue que je pè te.

– Ah, ouais c'est ç a… Il est super…

– Mais qu'est-ce que c'est que ces conneries? J'ai pas de films de cul, moi!

– Ah bon? C'est bizarre… Quelqu'un l'aura oublié dans ta chambre peut-ê tre? ironisa Camille.

– Ou alors, tu t'es trompé, ajouta Myriam, tu croyais prendre Amé lie Poulain et puis tu te retrouves avec Enlè ve ta…

– Mais qu'est-ce que c'est que… il regarda l'é cran pendant qu'elles pouffè rent de plus belle. Vous ê tes complè tement bourré es, oui!

– Oui… firent-elles penaudes.

– Hé? fit Camille alors qu'il quittait le salon en bougonnant.

– Quoi encore?

– Tu montres pas à ta fiancé e comme t'é tais beau aujourd'hui?

– Non. Faites pas chier.

– Oh si, supplia Myriam, montre-moi, mon chou!

– Un strip-tease, lâ cha Camille.

– À poil, renché rit l'autre.

– Un strip-tease! Un strip-tease! Un strip-tease! reprirent-elles en chœ ur.

Il secoua la tê te en levant les yeux au ciel. Il essayait de prendre un air outré, mais n'y arrivait pas. Il é tait mort. Il avait envie de s'é crouler sur son lit et de dormir pendant une semaine.

– Un strip-tease! Un strip-tease! Un strip-tease!

– Trè s bien. Vous l'aurez voulu… É teignez la té lé et pré parez les petites coupures, mes cocottes…

Il mit Sexual Healing - enfin - et commenç a par ses gants de motard.

Et quand revint le refrain, get up, get up, get up, let's make love tonight wake up, wake up, wake up, cause you dô û it right, il arracha d'un coup les trois derniers boutons de sa chemise jaune et la fit tournoyer au-dessus de sa tê te dans un superbe et travoltesque dé hanché.

Les filles tapaient du pied en se tenant les cô tes.

Il ne lui restait plus que le pantalon, il se retourna et le fit glisser lentement, en donnant un petit coup de reins vers l'une puis vers l'autre et, quand apparut le haut de son slip, une large bande é lastique sur laquelle on pouvait lire DIM DIM DIM, il se retourna vers Camille pour lui adresser un clin d'œ il. À ce moment-là, la chanson cessa et il remonta son froc à toute vitesse.

– Bon, allez, c'est bien gentil vos bê tises, mais je vais me pieuter, moi…

– Oh…

– Quelle misè re…

– J'ai faim, dit Camille.

– Moi aussi.

– Franck, on a faim…

– Eh ben la cuisine, c'est par là, tout droit puis à gauche…

Il ré apparut quelques instants plus tard dans la robe de chambre é cossaise de Philibert.

– Alors? Vous mangez pas?

– Non, tant pis. On se laisse mourir… Un Chippen-dale qui se rhabille, un cuisinier qui ne cuisine pas, on n'a vraiment pas de chance ce soir…

– Bon, soupira-t-il, qu'est-ce que vous voulez? Du salé ou du sucré?

– Mmmm… C'est bon…

– Ce ne sont que quelques pâ tes… ré pondit-il, modeste, en prenant la voix de Don Patillo.

– Mais qu'est-ce que t'as mis dedans?

– Ma foi, des petites choses…

– C'est dé licieux, ré pé ta Camille. Et comme dessert?

– Des bananes flambé es… Vous m'excuserez, mesdemoiselles, mais je fais avec les moyens du bord… Enfin, vous verrez… Le rhum, c'est pas du Old Nick de Monoprix, hein!

– Mmmm, ré pé tè rent-elles encore en lé chant leurs assiettes, et aprè s?

- Aprè s c'est dodo et, pour celles que ç a inté resse, ma chambre, c'est par là -bas, tout au fond à droite.

À la place, elles prirent une tisane et fumè rent une derniè re cigarette pendant que Franck piquait du nez sur le canapé.

– Ah, il est beau notre Don Juan avec son healing, son baume sexuel… grinç a Camille.

– Ouais, t'as raison, il est chouette…

Il souriait dans son demi-coma et mit un doigt devant sa bouche pour les prier de se taire.

Quand Camille entra dans la salle de bains, Franck et Myriam s'y trouvaient dé jà. Ils é taient trop fatigué s pour se la jouer aprè s-vous-ma-chè re et Camille attrapa sa brosse à dents alors que Myriam remballait la sienne en lui souhaitant bonne nuit.

Franck é tait penché au-dessus du lavabo en train de cracher son dentifrice, quand il se releva, leurs regards se croisè rent.

– C'est elle qui t'a fait ç a?

– Oui.

– C'est bien…

Ils sourirent à leurs reflets et cette demi-seconde-là dura plus longtemps qu'une demi-seconde normale.

– Je peux mettre ton marcel gris? demanda Myriam depuis sa chambre.

Il se frotta é nergiquement les dents et s'adressa de nouveau à la fille du miroir en se mettant du dentifrice plein le menton:

– Chegidiotchmé jechegblutotjavectoigjjequegchavaisgelenviejedormirj…

– Pardon? fit-elle en fronç ant les sourcils.

Il recracha:

– Je disais: c'est plutô t idiot quand on n'a pas de toit pour dormir…

– Ah oui, fit-elle en souriant, oui c'est idiot. Vraiment…

Elle se retourna vers lui:

– É coute-moi, Franck, j'ai un truc important à te dire… Hier je t'ai avoué que je ne tenais jamais mes ré solutions, mais là, il y en a une que je voudrais qu'on prenne ensemble et qu'on respecte…

– Tu veux qu'on arrê te de boire?!

– Non.

– De fumer?

– Non.

– Qu'est-ce que tu veux, alors?

– Je voudrais que tu arrê tes ce petit jeu-là avec moi…

– Quel jeu?

– Tu le sais trè s bien… Ton sexual planning, là, toutes tes petites allusions bien lourdes… Je… j'ai pas envie de te perdre, j'ai pas envie qu'on se fâ che. J'ai envie que ç a se passe bien, ici, maintenant… Que ç a reste un endroit… Enfin, tu vois, un endroit où l'on soit bien tous les trois… Un lieu calme, sans embrouilles… Je… Tu… On… on ira nulle part tous les deux, tu t'en rends bien compte, non? Enfin, je veux dire, on… Bien sû r, on pourrait coucher ensemble, oui, bon, mais aprè s? Nous deux, ce serait n'importe quoi et je… Enfin, ce serait dommage de tout gâ cher, quoi…

Il é tait dans les cordes et mit plusieurs secondes avant de lui chiquer le mollet:

– Attends, de quoi tu me causes, là? Je t'ai jamais dit que je voulais coucher avec toi! Mê me si je voulais, je pourrais jamais! T'es beaucoup trop maigre! Comment tu veux qu'un mec ait envie de te caresser? Touche-toi, ma vieille! Touche-toi! Tu dé lires complè tement…

– Tu vois comme j'ai raison de te mettre en garde? Tu vois comme je suis lucide? Ç a ne pourrait jamais marcher entre nous… J'essaye de te dire les choses avec le plus de tact possible et toi, tu n'as rien d'autre à me proposer en é change que ta petite agressivité de merde, ta bê tise, ta mauvaise foi et ta mé chanceté. Heureusement que tu pourrais jamais me caresser! Heureusement! J'en veux pas de tes sales pattes rougeaudes et de tes ongles tout rongé s! Garde-les donc pour tes serveuses!

Elle se retenait à la poigné e de la porte:

– Bon, ben c'est raté mon truc… J'aurais mieux fait de me taire… Oh! je suis con… Je suis trop con… En plus, d'habitude je ne suis pas comme ç a. Pas du tout… Je suis plutô t du genre à faire le gros dos et à partir sur la pointe des pieds quand ç a sent le roussi…

Il s'é tait assis sur le bord de la baignoire.

– Oui, c'est comme ç a que j'agis d'habitude… Mais, là, comme une idiote, je me suis fait violence pour te parler parce que…

Il releva la tê te.

– Parce que quoi?

– Parce que… je te l'ai dit, ç a me semble important que cet appart reste un lieu paisible… Je vais avoir vingt-sept ans et pour la premiè re fois de ma vie, j'habite un endroit où je me sens bien, où je suis heureuse de rentrer le soir et mê me si je n'y suis pas depuis trè s longtemps, tu vois, malgré toutes les horreurs que tu viens de me balancer à la gueule, je suis encore là, à pié tiner mon amour-propre pour ne pas risquer de le perdre… Euh… tu comprends ce que je te dis, là, ou c'est du charabia?

– …

– Bon, ben… Je vais me toucher euh… me coucher…

Il ne put s'empê cher de sourire:

– Excuse-moi, Camille… Je m'y prends comme un manche avec toi…

– Oui.

– Pourquoi je suis comme ç a?

– Bonne question… Bon alors? On l'enterre cette hache?

– Vas-y. Je creuse dé jà …

– Super. Bon, on se la fait cette bise, alors?

– Non. Coucher avec toi à la rigueur, mais t embrasser sur la joue, surtout pas. Pour le coup, ce serait beaucoup trop dur…

– Tu es bê te…

Il mit un moment avant de se relever, se recroquevilla, regarda longtemps ses doigts de pied, ses mains, ses ongles, é teignit la lumiè re et prit Myriam distraitement en la plaquant sur l'oreiller pour que l'autre n entende pas.

 

 


Mê me si cette conversation lui avait beaucoup coû té, mê me si elle s'é tait dé shabillé e ce soir-là en frô lant son corps avec plus de dé fiance encore, impuissante et dé couragé e par tous ces os qui saillaient aux endroits les plus straté giques de la fé minité, les genoux, les hanches, les é paules, mê me si elle avait mis du temps à s'endormir en comptant ses mauvais points, elle ne la regretta pas. Dè s le lendemain, à la faç on dont il bougeait, dont il plaisantait, dont il é tait attentif sans en faire des tonnes et é goï ste sans mê me s'en rendre compte, elle comprit que le message é tait passé.

La pré sence de Myriam dans sa vie facilita les choses, et mê me s'il la traitait toujours par-dessus la jambe, il dé couchait souvent et revenait plus dé tendu.

Quelquefois Camille regrettait leur petit badinage… Quelle bé casse, se disait-elle, c'é tait bien agré able… Mais ces accè s de faiblesse ne duraient jamais longtemps. Pour avoir beaucoup craché au bassinet, elle connaissait le prix exact de la sé ré nité: exorbitant. Et puis qu'en é tait-il vraiment? Où s'arrê tait la sincé rité et où commenç ait le jeu avec lui? Elle en é tait là de ces divagations, attablé e seule devant un gratin mal dé congelé, quand elle aperç ut un truc bizarre sur le rebord de la fenê tre…

C'é tait le portrait qu'il avait fait d'elle hier.

Un cœ ur de laitue fraî che é tait posé à l'entré e de la coquille…

Elle se rassit et donna des petits coups de fourchette dans ses courgettes froides en souriant bê tement.


6


Ensemble, ils allè rent acheter un lave-linge ultra-perfectionné et se partagè rent la note. Franck bicha quand le vendeur lui ré torqua «Mais madame a entiè rement raison…» et l'appela ché rie pendant toute la duré e de la dé monstration.

– L'avantage de ces appareils combiné s, pé rorait le camelot, des deux en un, si vous pré fé rez, c'est le gain de place é videmment… Hé las, on sait bien comment ç a se passe pour les jeunes couples qui s'installent aujourd'hui…

– On lui dit qu'on s'est pacsé à trois dans un quatre cents mè tres carré s? murmura Camille en lui attrapant le bras.

– Ché rie, je t'en prie… ré pondit-il agacé, laisse-moi é couter le monsieur, voyons…

Elle insista pour qu'il le branche avant le retour de Philibert, «Sinon ç a va trop le stresser», et passa une aprè s-midi entiè re à nettoyer une petite piè ce prè s de la cuisine que l'on devait appeler «buanderie» autrefois…

Elle dé couvrit des piles et des piles de draps, de torchons brodé s, de nappes, de tabliers et de serviettes en nid-d'abeille… De vieux morceaux de savons racornis et des produits tout craquelé s dans des boî tes ravissantes: cristaux de soude, huile de lin, blanc d'Espagne, alcool à nettoyer les pipes, cire Saint-Wandrille, amidon Ré my, doux au toucher comme des morceaux de puzzle en velours… Une impressionnante collection de brosses de toutes tailles et de tous poils, un plumeau aussi joli qu'une ombrelle, une pince en buis pour redonner leur forme aux gants et une espè ce de raquette en osier tressé pour battre les tapis.

Consciencieusement, elle alignait tous ces tré sors et les consignait dans un grand cahier.

Elle s'é tait mis en tê te de tout dessiner pour pouvoir l'offrir à Philibert le jour où il serait obligé de partir…

À chaque fois qu'elle se lanç ait dans un peu de rangement, elle se retrouvait assise en tailleur, plongé e dans d'é normes cartons à chapeaux remplis de lettres et de photos et elle passait des heures entiè res avec de beaux moustachus en uniformes, de grandes dames tout juste sorties d'un tableau de Renoir et des petits garç ons habillé s en petites filles, posant la main droite sur un cheval à bascule à cinq ans, sur un cerceau à sept et sur une bible à douze, l'é paule un peu de biais pour montrer leurs beaux brassards de petits communiants touché s par la grâ ce…

Oui, elle adorait cet endroit et il n'é tait pas rare qu'elle sursaute en regardant sa montre, qu'elle cavale dans les couloirs du mé tro et qu'elle se fasse engueuler par Super Josy quand celle-ci lui indiquait le cadran de la sienne… Bah…

– Où tu vas, là?

– Bosser, je suis super en retard…

– Couvre-toi, y pè le…

– Oui papa… Au fait… ajouta-t-elle.

– Oui?

– C'est demain que Philou revient…

– Ah?

– J'ai pris ma soiré e… Tu seras là?

– Je sais pas…

– Bon…

– Mets au moins une é char…

La porte avait dé jà claqué …

Faudrait savoir, scrogneugna-t-il, quand je la chauffe, ç a va pas, quand je lui dis de se couvrir, elle se fout de ma gueule. Elle me tue, celle-là …

Nouvelle anné e, mê mes corvé es. Mê mes cireuses trop lourdes, mê mes aspirateurs toujours bouché s, mê mes seaux numé roté s («plus d'histoires, les filles! »), mê mes produits â prement né gocié s, mê mes lavabos bouché s, mê me Mamadou adorable, mê mes collè gues fatigué es, mê me Jojo survolté e… Tout pareil.

Plus en forme, Camille é tait moins zé lé e. Elle avait dé posé ses pierres à l'entré e, s'é tait remise à travailler, traquait la lumiè re du jour et ne voyait plus tellement de raisons de vivre à l'envers… C'é tait le matin qu'elle é tait le plus productive et comment travailler le matin quand on ne se couchait jamais avant deux ou trois heures, é puisé e par un boulot aussi physique que dé bilitant?

Les mains lui picotaient, son cerveau cliquetait: Philibert allait revenir, Franck é tait vivable, les attraits de l'appartement inestimables… Une idé e lui trottait dans la tê te… Une espè ce de fresque… Oh, non, pas une fresque, le mot é tait trop gros… Mais une é vocation… Oui, voilà, une é vocation. Une chronique, une biographie imaginaire de l'endroit où elle vivait… Il y avait là tant de matiè re, tant de souvenirs… Pas seulement les objets. Pas seulement les photos mais une ambiance. Une atmosphairre comme dirait l'autre… Des murmures, quelques palpitations encore… Ces volumes, ces toiles peintes, ces moulures arrogantes, ces interrupteurs en porcelaine, ces fils dé nudé s, ces bouillottes en mé tal, ces petits pots à cataplasmes, ces embauchoirs sur mesure et toutes ces é tiquettes jaunies…

La fin d'un monde…

Philibert les avait pré venus: un jour, demain peut-ê tre?, il faudrait partir, attraper leurs vê tements, leurs livres, leurs disques, leurs souvenirs, leurs deux Tupperware jaunes et tout abandonner.

Aprè s? Qui sait? Au mieux le partage, au pire les monstres, les brocs ou Emmaù s… Bien sû r, le cartel et les hauts-de-forme trouveraient preneur, mais l'alcool à nettoyer les pipes, le tombé du rideau, la queue du cheval avec son petit ex-voto In memoriam Vé nus, 1887-1912, fiè re alezane au nez moucheté et le fond de quinine dans son flacon bleu sur la tablette de la salle de bains, qui s'en soucierait?

Convalescence? Somnolence? Douce dé mence? Camille ne savait ni quand, ni comment cette idé e lui é tait venue, mais voilà, elle s'é tait traficoté cette petite conviction de poche - et peut-ê tre mê me é tait-ce le vieux Marquis qui la lui avait soufflé e? - que tout cela, cette é lé gance, ce monde à l'agonie, ce petit musé e des arts et traditions bourgeoises, n'attendait que sa venue, son regard, sa douceur et sa plume é merveillé e pour se ré soudre à disparaî tre enfin…

Cette idé e saugrenue allait et venait, disparaissait dans la journé e, souvent chassé e par une avalanche de rictus moqueurs: Mais ma pauvre fille… Où vas-tu, là? Et qui es-tu, toi? Et qui donc pourrait s'inté resser à tout cela, dis-le-moi?

Mais la nuit… Ah! la nuit! Quand elle revenait de ses tours affreuses où elle avait passé le plus clair de son temps accroupie devant un seau à é ponger sa goutte au nez dans une manche en nylon, quand elle s'é tait baissé e, dix fois, cent fois, pour jeter des gobelets en plastique et des papiers sans inté rê t, quand elle avait suivi des kilomè tres de souterrains blafards où des tags insipides ne parvenaient pas à recouvrir ce genre de choses: Et lui? Qu'est-ce qu'il sent quand il est en vous?, quand elle posait ses clefs sur la console de l'entré e et qu'elle traversait ce grand appartement sur la pointe des pieds, elle ne pouvait pas ne pas les entendre: «Camille… Camille…» grinç ait le parquet, «Retiens-nous…» suppliaient les vieilleries, «Morbleu! pourquoi les Tupperware et pas nous? » s'indignait le vieux gé né ral photographié sur son lit de mort. «C'est vrai ç a! reprenaient en chœ ur les boutons de cuivre et le gros-grain miteux, pourquoi? »

Alors elle s'asseyait dans le noir et se roulait lentement une cigarette pour les apaiser. Premiè rement, je m'en tape de vos Tupperware, deuxiè mement, je suis là, vous n'avez qu'à me ré veiller avant midi, bande de gros malins…

Et elle songeait au prince Salina, rentrant seul, à pied, aprè s le bal… Le prince qui venait d'assister, impuissant, au dé clin de son monde et qui, avisant une carcasse de bœ uf sanguinolente et des é pluchures le long de la chaussé e, implorait le Ciel de ne pas trop tarder…

Le type du cinquiè me avait laissé un paquet de chocolats Mon Ché ri à son attention. Grand fou, ricana Camille qui les offrit à sa chef pré fé ré e et laissa Pat Hibulaire le remercier pour elle: «Ben merci, mais dites voir… Vous en auriez pas des fourré s à la liqueur à tout hasard? »

Que je suis drô le, soupira-t-elle en reposant son dessin, que je suis drô le.

Et c'est dans cet é tat d'esprit, rê veuse, moqueuse, un pied dans Le Gué pard et l'autre dans la crasse, qu'elle poussa la porte du local situé derriè re les ascenseurs où ils entreposaient leurs bidons de Javel et tout leur merdier.

Elle é tait la derniè re à partir et commenç a à se dé shabiller dans la pé nombre quand elle comprit qu'elle n'é tait pas seule…

Son cœ ur s'arrê ta de battre et elle sentit quelque chose de chaud filer le long de ses cuisses: elle venait de se pisser dessus.

– Y a… Y a quelqu'un? articula-t-elle en tâ tonnant le mur à la recherche de l'interrupteur.

Il é tait là, assis par terre, paniqué, le regard fou, les yeux creusé s par la came ou par le manque, ces visages-là, elle les connaissait par cœ ur. Il ne bougeait pas, ne respirait plus et muselait la gueule de son chien entre ses deux mains.

Ils restè rent ainsi quelques secondes, se dé visagè rent en silence, le temps de comprendre qu'aucun des deux n'allait mourir par la faute de l'autre, et quand il é carta sa main droite pour poser un doigt sur sa bouche, Camille le replongea dans le noir.

Son cœ ur s'é tait remis à battre. N'importe comment. Elle attrapa son manteau et sortit à reculons.

– Le code? gé mit-il.

– P… pardon?

– Le code de l'immeuble?

Elle ne savait plus, bredouilla, le lui donna, chercha la sortie en se tenant aux murs et se retrouva dans la rue, pantelante et couverte de sueur.

Elle croisa le vigile:

– Pas chaud ce soir, hein?

– …

– Ç a va? On dirait que t'as vu un fantô me…

– Fatigué e…

Elle é tait gelé e, croisa les pans de son manteau sur son bas de survê tement trempé et partit dans la mauvaise direction. Quand elle ré alisa enfin où elle se trouvait, elle longea la ligne blanche pour attraper un taxi.

C'é tait un break luxueux qui indiquait les tempé ratures inté rieures et exté rieures (+ 21°, - 3°). Elle é carta les cuisses, posa son front sur la vitre et passa le restant du trajet à observer les petits tas d'humains recroquevillé s sur des grilles d'aé ration et dans les recoins des portes cochè res.

Les entê té s, les cabochards, ceux qui refusaient les couvertures en aluminium pour ne pas ê tre pris dans le faisceau de leurs phares et qui pré fé raient encore le bitume tiè de à la faï ence de Nanterre.

Elle grimaç ait.

De mé chants souvenirs lui remontaient à la gorge…

Et son fantô me halluciné, alors? Il avait l'air si jeune… Et son chien? C'é tait une connerie, ç a… Il ne pouvait aller nulle part avec lui… Elle aurait dû lui parler, le mettre en garde contre le gros Matrix et lui demander s'il avait faim… Non, c'é tait sa dope qu'il voulait… Et son clebs? Quand est-ce qu'il l'avait eue sa derniè re ration de Canigou, lui? Elle soupira. Quelle conne… S'inquié ter d'un corniaud quand la moitié de l'humanité rê vait d'une place sur une bouche d'aé ration, quelle conne… Allez, va te coucher, mé mè re, tu me fais honte. À quoi ç a rime tout ç a? Tu é teins la lumiè re pour ne plus le voir et aprè s tu te morfonds à l'arriè re d'une grosse berline en mâ chouillant ton mouchoir en dentelle…



  

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