Хелпикс

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PREMIÈRE PARTIE 13 страница



– Qu'est-ce qu'il y a?

– Rien. Je te trouve trè s beau.

Et lui, là, ce grand cré tin, ce pé teux, ce vantard, ce petit matador de province avec sa grande gueule, sa grosse moto et son millier de bimbos coché es sur la crosse de son pé tard, oui, lui, là, ne put s'empê cher de rougir.

– C'est sû rement le prestige de l'uniforme, ajouta-t-elle en souriant pour le dé pê trer de son trouble.

– Ouais, c'est… c'est sû rement ç a…

Il s'é loigna en bousculant un type et en l'insultant au passage.

Personne ne parlait. On entendait seulement le tchac-tchac des couteaux, le glop-glop des gamelles, le blam-blom des portes battantes et le té lé phone qui sonnait toutes les cinq minutes dans le bureau du chef.

Fasciné e, Camille é tait partagé e entre se concentrer pour ne pas se faire engueuler et lever la tê te pour ne pas en perdre une miette. Elle apercevait Franck de loin et de dos. Il lui sembla plus grand et beaucoup plus calme que d'habitude. Il lui sembla qu'elle ne le connaissait pas.

À voix basse, elle demanda à son compagnon d'é pluchures:

– Il fait quoi, Franck?

– De qui?

– Lestafier.

– Il est saucier et il supervise les viandes…

– C'est dur?

Le boutonneux leva les yeux au ciel:

– Carré ment. C'est le plus dur. Aprè s le chef et le second, c'est lui le numé ro trois dans la brigade…

– Il est bon?

– Ouais. Il est con mais il est bon. Je dirais mê me qu'il est super bon. D'ailleurs, tu verras, le chef c'est toujours à lui qu'il s'adresse plutô t qu'à son second… Le second, il le surveille alors que Lestafier, il le regarde faire…

– Mais…

– Chut…

Quand le chef tapa dans ses mains pour annoncer l'heure de la pause, elle releva la tê te en grimaç ant. Elle avait mal à la nuque, au dos, aux poignets, aux mains, aux jambes, aux pieds et encore ailleurs mais elle ne se souvenait plus où.

– Tu manges avec nous? lui demanda Franck.

– Je suis obligé e?

– Non.

– Alors, je pré fè re sortir et marcher un peu…

– Comme tu voudras…

– Ç a va? s'inquié ta-t-il.

– Oui. C'est chaud quand mê me… Vous bossez vachement…

– Tu veux rire? On fait rien, là! Y a mê me pas de clients!

– Eh ben…

– Tu reviens dans une heure?

– OK.

– Sors pas tout de suite, laisse-toi refroidir un peu sinon tu vas attraper la crè ve…

– D'accord.

– Tu veux que je vienne avec toi?

– Non, non. J'ai envie d'ê tre seule…

– Il faut que tu manges quelque chose, hein?

– Oui papa.

Il leva les é paules:

– Tsss…

Elle commanda un panini dé gueulasse dans une baraque à touristes et s'assit sur un banc au pied de la tour Eiffel.

Philibert lui manquait.

Elle composa le numé ro du châ teau sur son portable.

– Bonjour, Alié nor de la Durbelliè re à l'appareil, fit une voix d'enfant. À qui ai-je l'honneur?

Camille é tait dé routé e.

– Euh… De… Pourrais-je parler à Philibert, s'il vous plaî t?

– Nous sommes à table. Puis-je prendre un message?

– Il n'est pas là?

– Si, mais nous sommes à table. Je viens de vous le dire…

– Ah… Bon, ben… Non, rien, vous lui dites que je l'embrasse et que je lui souhaite une bonne anné e…

– Pouvez-vous me rappeler votre nom?

– Camille.

– Camille tout court?

– Oui.

– Trè s bien. Au revoir madame Toucourt.

Au revoir petite merdeuse.

Mais qu'est-ce que ç a voulait dire? C'é tait quoi ce binz?

Pauvre Philibert…

– Dans cinq eaux diffé rentes?

– Oui.

– Eh ben, elle va ê tre propre!

– C'est comme ç a…

Camille passa un temps fou à trier et à nettoyer la salade. Chaque feuille devait ê tre retourné e, calibré e et inspecté e à la loupe. Elle n'en n'avait jamais vu de semblables, il y en avait de toutes les tailles, de toutes les formes et de toutes les couleurs.

– C'est quoi, ç a?

– Du pourpier.

– Et ç a?

– Des pousses d'é pinards.

– Et ç a?

– De la roquette.

– Et ç a?

– De la ficoï de glaciale.

– Oh, c'est joli comme nom…

– Tu sors d'où, toi? lui demanda son voisin.

Elle n'insista pas.

Ensuite elle nettoya des fines herbes et les sé cha une par une dans du papier absorbant. Elle devait les dé poser dans des ramequins en inox et les filmer consciencieusement avant de les disperser dans diffé rents meubles froids. Elle cassa des noix, des noisettes, é plucha des figues, titilla une grande quantité de girolles et roula des petites mottes de beurre entre deux spatules strié es. Il ne fallait pas se tromper et dé poser, sur chaque soucoupe, une boulette de beurre doux et une autre de beurre salé. Elle avait eu un doute, à un moment et avait é té obligé e d'en goû ter une de la pointe de son couteau. Hirk, elle n'aimait pas du tout le beurre et redoubla d'attention par la suite. Les serveurs continuaient de servir des expressos à ceux qui en ré clamaient et l'on sentait la pression monter d'un cran à chaque minute.

Certains n'ouvraient plus la bouche, d'autres juraient dans leurs barbes et le chef faisait office d'horloge parlante:

– Dix-sept heures vingt-huit, messieurs… Dix-huit heures trois, messieurs… Dix-huit heures dix-sept, messieurs… Comme s'il avait à cœ ur de les stresser au maximum.

Elle n'avait plus rien à faire et s'appuyait à sa table de travail en soulevant un pied puis l'autre pour soulager ses jambes. Le type à cô té d'elle s'entraî nait à faire des arabesques de sauce autour d'une tranche de foie gras sur des assiettes rectangulaires. D'un geste aé rien, il secouait une petite cuillè re et soupirait en avisant ses zigzags. Ç a n'allait jamais. C'é tait beau pourtant…

– Qu'est-ce que tu veux faire?

– Je ne sais pas… Un truc un peu original…

– Je peux essayer?

– Vas-y.

– J'ai peur de gâ cher…

– Non, non, tu peux y aller, c'est un vieux fond, c'est juste pour m'entraî ner…

Les quatre premiè res tentatives furent lamentables, à la cinquiè me, elle avait attrapé le coup de main…

– Ah, mais c'est trè s bien ç a… Tu pourrais le refaire?

– Non, rit-elle, j'ai bien peur que non… Mais… Vous avez pas des seringues ou quelque chose dans le genre?

– Euh…

– Des petites poches à douille?

– Si. Regarde dans le tiroir…

– Tu me la remplis?

– Pour quoi faire?

– Juste une idé e, comme ç a…

Elle se pencha, tira la langue et dessina trois petites oies.

L'autre appela le chef pour lui montrer.

– Qu'est-ce que c'est que ces conneries? Allons… On n'est pas chez Disney, les enfants!

Il s'é loigna en secouant la tê te.

Camille haussa les é paules, penaude, et retourna s'occuper de ses salades.

– C'est pas de la cuisine, ç a… C'est du gadget… continua-t-il de ronchonner depuis l'autre bout de la piè ce, et vous savez le pire? Vous savez ce qui me tue? C'est que ces couillons-là, ils vont adorer… Aujourd'hui, c'est ç a qui veulent les gens: du gadget! Oh, et puis c'est jour de fê te aprè s tout… Allez mademoiselle vous allez me faire le plaisir de me barbouiller votre basse-cour sur une soixantaine d'assiettes… Au galop, mon petit!

– Ré ponds «oui, chef», lui chuchota-t-il.

– Oui, chef!

– Je vais jamais y arriver… se lamenta Camille.

– Tu n'as qu'à en faire qu'une à chaque fois…

– À gauche ou à droite?

– À gauche, ç a sera plus logique…

– Ç a fait un peu morbide, non?

– Nan, c'est marrant… De. toute faç on, t'as plus le choix maintenant…

– J'aurais mieux fait de me taire…

– Principe numé ro un. T'auras au moins appris ç a… Tiens, voilà le bon jus…

– Pourquoi il est rouge?

– Il est à base de betterave… Vas-y, je te passe les assiettes…

Ils é changè rent leur place. Elle dessinait, il tranchait le bloc de foie gras, le disposait, le saupoudrait de fleur de sel et de poivre grossiè rement concassé puis passait l'assiette à un troisiè me larron qui disposait la salade avec des gestes d'orfè vre.

– Qu'est-ce qu'ils font, tous?

– Ils vont manger… On ira plus tard… C'est nous qui ouvrons le bal, on descendra quand ce sera leur tour… Tu m'aideras pour les huî tres aussi?

– Il faut les ouvrir?!

– Non, non, juste les faire belles… Au fait, c'est toi qui as pelé les pommes vertes?

– Oui. Elles sont là … Oh, merde! On dirait plutô t un dindon, mon truc…

– Pardon. J'arrê te de te parler.

Franck passa prè s d'eux en fronç ant les sourcils. Il les trouva bien dissipé s. Ou bien gais.

Ç a ne lui plaisait pas trop cette affaire-là …

– On s'amuse bien? demanda-t-il, moqueur.

– On fait ce qu'on peut…

– Rassure-moi… ç a se ré chauffe pas au moins?

– Pourquoi il t'a dit ç a?

– Laisse, c'est un truc entre nous… Ceux qui font le chaud se sentent investis d'une mission suprê me, alors que nous, là, mê me si on se donne un mal de chien, ils nous mé priseront toujours. On ne touche pas au feu, nous… Tu le connais bien, Lestafier?

– Non.

– Ah ouais, ç a m'é tonnait aussi…

– De quoi?

– Nan, rien…

Pendant que les autres é taient partis dî ner, deux Blacks nettoyè rent le sol à grande eau et passè rent plusieurs coups de raclette pour le faire sé cher plus vite. Le chef discutait avec un type super é lé gant dans son bureau.

– C'est dé jà un client?

– Non, c'est le maî tre d'hô tel…

– Eh ben… Il est drô lement classe…

– En salle, ils sont tous beaux… Au dé but du service, c'est nous qui sommes propres et eux qui passent l'aspirateur en tee-shirt et plus le temps passe, plus la tendance s'inverse: on pue, on devient crades et eux ils passent devant nous, frais comme des gardons, avec leurs brushings et leurs costumes impeccables…

Franck vint la voir alors qu'elle finissait sa derniè re rangé e d'assiettes:

– Tu peux y aller si tu veux…

– Ben, non… Je n'ai plus envie de partir maintenant… J'aurais l'impression de louper le spectacle…

– T'as encore du taf pour elle?

– Tu parles! Autant qu'elle veut! Elle peut prendre la salamandre…

– C'est quoi? demanda Camille.

– C'est ce truc-là, cette espè ce de gril qui monte et qui descend… Tu veux t'occuper des toasts?

– Pas de problè me… Euh… à propos, j'ai le temps de m'en griller une?

– Vas-y, descends. Franck l'accompagna.

– Ç a va?

– Super. Il est trè s gentil ce Sé bastien finalement…

– Ouaif…

– …

– Pourquoi tu fais cette tê te, là?

– Parce que… J'ai voulu parler à Philibert tout a l'heure pour lui souhaiter la bonne anné e et je me suis fait jeter par une petite morveuse…

– Attends, je vais l'appeler, moi…

– Non. Ils seront de nouveau à table à cette heure-là …

– Laisse-moi faire…

– Allô … Excusez-moi de vous dé ranger, Franck de Lestafier à l'appareil, le colocataire de Philibert… Oui… C'est cela mê me… Bonjour madame… Pourrais-je lui parler, je vous prie, c'est à propos du chauffe-eau… Oui… Voilà … au revoir madame…

Il adressa un clin d'œ il à Camille qui souriait en recrachant sa fumé e.

– Philou! C'est toi mon gros lapin? Bonne anné e mon tré sor! Je t'embrasse pas mais je te passe ta petite princesse. De quoi? Mais on en a rien à foutre du chauffe-eau! Allez, bonne anné e, bonne santé et plein de bisous à tes sœ urs. Enfin… Seulement celles qui ont des gros nichons, hein!

Camille prit l'appareil en plissant les yeux. Non, le chauffe-eau n'avait rien. Oui, moi aussi je vous embrasse. Non, Franck ne l'avait pas enfermé e dans un placard. Oui, elle aussi, elle pensait souvent à lui. Non, elle n'é tait pas encore allé e faire ses prises de sang. Oui, vous aussi Philibert, je vous souhaite une bonne santé …

– Il avait une bonne voix, non? ajouta Franck.

– Il n'a bé gayé que huit fois.

– C'est bien ce que je dis.

Quand ils revinrent prendre leurs postes, le vent tourna. Ceux qui n'avaient pas mis leur toque l'ajustè rent et le chef posa son ventre sur le passe et croisa ses bras par-dessus. On n'entendait plus une mouche voler.

– Messieurs, au travail…

C'é tait comme si la piè ce prenait un degré Celsius par seconde. Chacun s'agitait en prenant soin de ne pas gê ner le voisin. Les visages é taient contracté s. Des jurons mal é touffé s fusaient ici ou là. Certains restaient assez calmes, d'autres, comme ce Japonais, là, semblaient au bord de l'implosion.

Des serveurs attendaient à la queue leu leu devant le passe pendant que le chef se penchait sur chaque assiette en l'inspectant furieusement. Le garç on qui se tenait en face de lui se servait d'une minuscule é ponge pour nettoyer d'é ventuelles traces de doigt ou de sauce sur les rebords et, quand le gros hochait la tê te, un serveur soulevait le grand plateau argenté en serrant les dents.

Camille s'occupait des amuse-bouches avec Marc. Elle dé posait des trucs sur une assiette, des espè ces de chips ou d'é corces de quelque chose un peu roux. Elle n'osait plus poser de questions. Ensuite elle arrangeait des brins de ciboulette.

– Va plus vite, on n'a pas le temps de fignoler ce soir…

Elle trouva un morceau de ficelle pour retenir son pantalon et pestait parce que sa toque en papier ne cessait de lui tomber sur les yeux. Son voisin sortit une petite agrafeuse de sa boî te à couteaux:

– Tiens…

– Merci.

Elle é couta ensuite l'un des serveurs qui lui expliquait comment pré parer les tranches de pain de mie brioché en triangles en coupant les bords:

– Tu les veux grillé s comment?

– Ben… Bien doré s, quoi…

– Vas-y, fais-moi un modè le. Montre-moi exactement la couleur que tu veux…

– La couleur, la couleur… On voit pas ç a à la couleur, c'est une question de feeling…

– Ben, moi, je marche à la couleur, alors fais-moi un modè le sinon je vais ê tre trop stressé e.

Elle prit sa mission trè s à cœ ur et ne fut jamais prise au dé pourvu. Les serveurs attrapaient ses toasts en les glissant dans les plis d'une serviette. Elle aurait bien aimé un petit compliment: «Oh! Camille, quels merveilleux toasts tu nous fais là! » mais bon…

Elle apercevait Franck, toujours de dos, il s'agitait au-dessus de ses fourneaux comme un batteur devant son instrument: un coup de couvercle par-ci, un coup de couvercle par-là, une cuilleré e par-ci, une cuilleré e par-là. Le grand maigre, le second à ce qu'elle avait pu comprendre, ne cessait de lui poser des questions auxquelles il ré pondait rarement et par onomatopé es. Toutes ses casseroles é taient en cuivre et il é tait obligé de s'aider d'un torchon pour les attraper. Il devait se brû ler quelquefois car elle le voyait secouer sa main avant de la porter à sa bouche.

Le chef s'é nervait. Ç a n'allait pas assez vite. Ç a allait trop vite. Ce n'é tait pas assez chaud. C'é tait trop cuit. «On se concentre, messieurs, on se concentre! » ne cessait-il de ré pé ter.

Plus son poste se dé tendait, plus ç a s'agitait en face. C'é tait impressionnant. Elle les voyait transpirer et se frotter la tê te dans l'é paule à la maniè re des chats pour s'é ponger le front. Le gars qui s'occupait de la rô tissoire surtout, é tait rouge é carlate et té tait une bouteille d'eau entre chaque aller retour à ses volailles. (Des trucs avec des ailes, certains beaucoup plus petits qu'un poulet et d'autres, deux fois plus gros…)

– On crè ve… Il fait combien, là, tu crois?

– J'en sais rien… Là -bas, au-dessus des fourneaux, il doit faire au moins quarante… Cinquante peut-ê tre? Physiquement, ce sont les postes les plus durs… Tiens, va porter ç a à la plonge… Fais bien attention de dé ranger personne…

Elle é carquilla les yeux en avisant la montagne de casseroles, de plaques, de faitouts, de bols en inox, de passoires et de poê les en é quilibre dans les é normes bacs à vaisselle. Il n'y avait plus un seul Blanc à l'horizon et le petit gars à qui elle s'adressa lui prit son matos des mains en hochant la tê te. Manifestement, il ne comprenait pas un mot de franç ais. Camille resta un moment à l'observer, et comme à chaque fois qu'elle se trouvait en face d'un dé raciné du bout du monde, ses petites loupiotes de mè re Teresa de pacotille se mirent à clignoter fé brilement: d'où venait-il? d'Inde? du Pakistan? et quelle avait é té sa vie pour qu'il se retrouve là? aujourd'hui? quels bateaux? quels trafics? quels espoirs? à quel prix? quels renoncements et quelles angoisses? quel avenir? où vivait-il? avec combien de personnes? et où é taient ses enfants?

Quand elle comprit que sa pré sence le rendait nerveux, elle repartit en secouant la tê te.

– Il vient d'où le mec de la plonge?

– De Madagascar.

Premier bide.

– Il parle franç ais?

– Bien sû r! Ç a fait vingt ans qu'il est là!

Allez, va te coucher la sainte-nitouche…

Elle é tait fatigué e. Il y avait toujours quelque chose de nouveau à dé cortiquer, à dé couper, à nettoyer ou à ranger. Quel bordel… Mais comment faisaient-ils pour avaler tout ç a? À quoi ç a rimait de se remplir la panse à ce point? Ils allaient exploser! 220 euros, ç a faisait combien? Presque 1 500 francs… Pff… Tout ce qu'on pouvait s'offrir pour ce prix-là … En se dé brouillant bien, on pouvait mê me envisager un petit voyage… En Italie par exemple… S'attabler à la terrasse d'un café et se laisser bercer par la conversation de jolies filles qui se racontaient sû rement les mê mes bê tises que toutes les filles du monde en portant à leurs lè vres des petites tasses de café trè s é paisses où le café é tait toujours trop sucré …

Tous ces croquis, toutes ces places, tous ces visages, tous ces chats indolents, toutes les merveilles que l'on pouvait engranger pour ce prix-là … Des livres, des disques, des vê tements mê me, qui pouvaient nous durer toute une vie alors que là … Dans quelques heures, tout serait terminé, consigné, digé ré et é vacué …

Elle avait tort de raisonner ainsi, elle le savait. Elle é tait lucide. Elle avait commencé à se dé sinté resser de la nourriture quand elle é tait enfant parce que l'heure des repas é tait synonyme de trop de souffrances. Moments trop pesants pour une petite fille unique et sensible. Petite fille seule avec une mè re qui fumait comme un pompier et balanç ait sur la table une assiette cuisiné e sans tendresse: «Mange! C'est bon pour la santé! » affirmait-elle en se rallumant une cigarette. Ou seule, avec ses parents, en piquant du nez le plus possible pour ne pas ê tre prise dans leurs filets: «Hein Camille, qu'il te manque papa quand il n'est pas là? Hein, c'est vrai? »

Aprè s, c'é tait trop tard… Elle avait perdu le plaisir… De toute faç on, à une é poque sa mè re ne pré parait plus rien… Elle avait attrapé son appé tit d'oiseau comme d'autres se couvrent d'acné. Tout le monde l'avait emmerdé e avec ç a, mais elle s'en é tait toujours bien sortie. Ils n'avaient jamais ré ussi à la coincer parce qu'elle é tait pleine de bon sens, cette gamine-là … Elle ne voulait plus de leur monde lamentable, mais quand elle avait faim, elle mangeait. Bien sû r qu'elle mangeait, sinon elle ne serait plus là aujourd'hui! Mais sans eux. Dans sa chambre. Des yaourts, des fruits ou des Granola en faisant autre chose… En lisant, en rê vant, en dessinant des chevaux ou en recopiant les paroles des chansons de Jean-Jacques Goldman.

Envole-moi.

Oui, elle connaissait ses faiblesses et elle é tait bien conne de juger ceux qui avaient la chance d'ê tre heureux autour d'une table. Mais quand mê me… 220 euros pour un seul repas et sans compter les vins, c'é tait vrai. ment dé bile, non?

À minuit, le chef leur souhaita une bonne anné e et vint leur servir à tous une coupe de Champagne:

– Bonne anné e, mademoiselle et merci pour vos canards… Charles m'a dit que les clients é taient enchanté s avec ç a… Je le savais, hé las… Bonne anné e, monsieur Lestafier… Perdez un peu votre caractè re de cochon en 2004 et je vous augmenterai…

– De combien, chef?

– Ah! Comme vous y allez! C'est mon estime pour vous qui augmentera!

– Bonne anné e Camille… On… Tu… On s'embrasse pas?

– Si, si, on s'embrasse bien sû r!

– Et moi, fit Sé bastien?

– Et moi, ajouta Marc… Hé, Lestafier! cours vite à ton piano, y a un truc qui dé borde!

– C'est ç a Ducon. Bon, euh… Elle a fini, là, non? Elle peut peut-ê tre s'asseoir?

– Trè s bonne idé e, venez dans mon bureau mon petit, ajouta le chef…

– Non, non, je veux rester avec vous jusqu'au bout. Donnez-moi quelque chose à faire…

– Ben, là, on va attendre le pâ tissier maintenant… Tu l'aideras pour ses garnitures…

Elle assembla des tuiles aussi fines que du papier à cigarette, figé es, fripé es, chiffonné es de mille faç ons, joua avec des copeaux de chocolat, des é corces d'oranges, des fruits confits, des arabesques de coulis et des marrons glacé s. Le commis pâ tissier la regardait faire en joignant ses mains. Il ré pé tait: «Mais vous ê tes une artiste! Mais c'est une artiste! » Le chef considé rait ces extravagances d'un autre œ il: «Bon, ç a va parce que c'est ce soir, mais c'est pas le tout d'ê tre joli… On cuisine pas pour faire du joli, bon sang! »

Camille souriait en griffant la crè me anglaise de coulis rouge.

Hé, non… C'é tait pas le tout de faire du joli! Elle ne le savait que trop bien…

Vers deux heures, la mer devint plus calme. Le chef ne lâ chait plus sa bouteille de champ' et certains cuisiniers avaient enlevé leur toque. Ils é taient tous é puisé s niais donnaient un dernier coup de collier pour nettoyer leur poste et se tirer de là le plus vite possible. On dé roulait des kilomè tres de papier-film pour tout emballer et l'on se bousculait devant les chambres froides. Beaucoup commentaient le service et analysaient leurs performances: ce qu'ils avaient loupé et pourquoi, à qui c'é tait la faute et comment é taient les produits… Comme des athlè tes encore fumants, ils n'arrivaient pas à dé crocher et s'acharnaient sur leur poste pour le briquer le mieux possible. Il lui sembla que c'é tait un moyen d'é vacuer leur stress et de finir de se tuer complè tement…

Camille les aida jusqu'au bout. Elle é tait accroupie et nettoyait l'inté rieur d'un placard ré frigé ré.

Ensuite elle s'adossa contre le mur et observa le manè ge des garç ons autour des machines à café. Il y en avait un qui poussait un é norme chariot recouvert de mignardises, de chocolats, de guimauves, de confitures, de mini-cannelé s, de financiers et tout ç a… hum… Elle avait aussi envie d'une cigarette…

– Tu vas ê tre en retard à ta fê te…

Elle se retourna et vit un vieillard.

Franck faisait un effort pour garder son teint de kakou mais il é tait exté nué, trempé, voû té, livide, les yeux rouges et les traits tiré s.

– On dirait que tu as dix ans de plus…

– Possible. Je suis crevé, là … J'ai mal dormi et puis j'aime pas faire ce genre de banquet… C'est toujours la mê me assiette… Tu veux que je te dé pose à Bobigny? J'ai un deuxiè me casque… J'ai juste mes commandes à pré parer et on y va.

– Non… Ç a me dit plus rien, maintenant… Ils seront tous faits quand j'arriverai… Ce qui est amusant, c'est de s'enivrer en mê me temps que les autres, sinon c'est un peu dé primant…

– Bon, moi aussi, je vais rentrer, je tiens plus debout…

Sé bastien les coupa:

– On attend Marco et Kermadec et on se retrouve aprè s?

– Non, je suis naze, moi… Je rentre…

– Et toi, Camille?

– Elle est naze aus…

– Pas du tout, l'interrompit-elle, enfin, si, mais j'ai quand mê me envie de faire la fê te!

– T'es sû re? demanda Franck.

– Ben oui, il faut bien accueillir la nouvelle anné e… Pour qu'elle soit meilleure que l'autre, non?

– Je croyais que tu dé testais ç a, les fê tes…

– C'est vrai, mais c'est ma premiè re bonne ré solution figure-toi: «En 2003, je n'y croyais pas, en 2004, je suis folâ tre! »

– Vous allez où? ajouta Franck en soupirant.

– Chez Ketty…

– Oh, non, pas là … Tu sais bien…

– Bon, eh ben à La Vigie alors…

– Non plus.

– Oh, t'es chiant Lestafier… Sous pré texte que tu t'es tapé toutes les serveuses du pé rimè tre, on peut plus aller nulle part! C'é tait laquelle chez Ketty? La grosse qui zozotait?

– Elle zozotait pas! s'indigna Franck.

– Non, saoule, elle parlait normalement, mais à jeun, elle zozotait, je te signale… Bon, ben de toute faç on, elle bosse plus là …

– T'es sû r?

– Ouais.

– Et la rousse?

– La rousse non plus. Hé, mais tu t'en fous, t'es avec elle, non?

– Mais non, il est pas avec moi! s'indigna Camille.

– Bon… euh… Vous vous dé merdez tous les deux, mais nous on s'y retrouve quand ils auront fini…

– Tu veux y aller?

– Oui. Mais je voudrais prendre une douche d'abord…,

– OK. Je t'attends. Moi, je retourne pas à l'appart, sinon je vais m'é crouler…

– Hé?

- Quoi?

– Tout à l'heure, tu m'as pas embrassé finalement…

– Tiens, voilà … fit-elle en lui dé posant un petit bé cot sur le front.

– C'est tout? Je croyais qu'en 2004, t'é tais folâ tre?

– T'as dé jà tenu une seule de tes ré solutions, toi?

– Non.

– Moi non plus.

 

Parce qu'elle é tait moins fatigué e qu'eux ou parce qu'elle tenait mieux l'alcool, elle fut vite obligé e de commander autre chose que de la biè re pour rire en cadence. Elle avait l'impression de se retrouver dix ans en arriè re, à une é poque où certaines choses lui semblaient encore é videntes… L'art, la vie, l'avenir, son talent, son amoureux, sa place, son rond de serviette ici-bas et toutes ces foutaises…

Ma foi, ce n'é tait pas si dé sagré able…

– Hé, Franck, tu bois pas ce soir ou quoi?

– Je suis mort…

– Allons, pas toi… T'es pas en vacances en plus?



  

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