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PREMIÈRE PARTIE 10 страница



Et é crire un petit mot à son hô te peut-ê tre?

Elle se dirigea vers la cuisine et fut contrarié e d'y apercevoir de la lumiè re. Sû rement le sieur Marquet de la Durbelliè re, chevalier à la triste figure, avec sa patate chaude dans la bouche et sa batterie d'arguments bidon pour la retenir. L'espace d'un instant, elle songea à faire demi-tour. Elle n'avait pas le courage d'é couter ses confusions. Mais bon, dans l'é ventualité où elle ne mourrait pas cette nuit, elle avait besoin de son chauffage…


9

 

Il se tenait à l'autre bout de la table et tripotait la languette de sa canette.

Camille referma sa main sur la poigné e et sentit ses ongles lui rentrer dans la paume.

– Je t'attendais, lui dit-il.

– Ah?

– Ouais…

– …

– Tu ne veux pas t'asseoir?

– Non.

Ils restè rent ainsi, silencieux, pendant un long moment.

– Tu n'as pas vu les clefs du petit escalier? finit-elle par demander.

– Dans ma poche…

Elle soupira:

– Donne-les-moi.

– Non.

– Pourquoi?

– Parce que je ne veux pas que tu partes. C'est moi qui vais me tirer… Si t'es plus là, Philibert va me faire la gueule jusqu'à sa mort… Aujourd'hui dé jà, quand il a vu ton carton, il m'a pris la tê te et depuis, il est pas sorti de sa chambre… Alors je vais m'en aller. Pas pour toi, pour lui. Je peux pas lui faire ç a. Il va redevenir comme il é tait avant et je veux pas. Il mé rite pas ç a. Moi, il m'a aidé quand j'é tais dans la merde et je veux pas lui faire de mal. Je veux plus le voir souffrir et se tortiller comme un ver à chaque fois que quelqu'un lui pose une question, c'est plus possible, ç a… Il allait dé jà meux avant que t'arrives mais depuis que t'es là, il est presque normal et je sais qu'il prend moins de mé docs alors… T'as pas besoin de partir… Moi, j'ai un pote qui pourra m'hé berger aprè s les fê tes…

Silence.

– Je peux te prendre une biè re?

– Vas-y.

Camille se servit un verre et s'assit en face de lui.

– Je peux m'allumer une clope?

– Vas-y, je te'dis. Fais comme si je n'é tais plus là …

– Non, ç a je ne peux pas. C'est impossible… Quand tu es dans une piè ce, il y a tellement d'é lectricité dans l'air, tellement d'agressivité que je ne peux pas ê tre naturelle, et…

– Et quoi?

– Et je suis comme toi, figure-toi, je suis fatigué e. Pas pour les mê mes raisons, j'imagine… Je travaille moins, mais c'est pareil. C'est autre chose, mais c'est pareil. C'est ma tê te qui est fatigué e, tu comprends? En plus, je veux partir. Je me rends bien compte que je ne suis plus capable de vivre en communauté et je…

– Tu?

– Non rien. Je suis fatigué e, je te dis. Et toi, tu n'es pas capable de t'adresser aux autres normalement. Il faut toujours que tu gueules, que tu les agresses… J'imagine que c'est à cause de ton boulot, que c'est l'ambiance des cuisines qui a dé teint… ï 'en sais rien… Et puis je m'en fous à vrai dire… Mais une chose est sû re: je vais vous rendre votre intimité.

– Non, c'est moi qui vous abandonne, je n'ai pas le choix, je te dis… Pour Philou, tu comptes plus, tu es devenue plus importante que moi…

– C'est la vie, ajouta-t-il en riant.

Et, pour la premiè re fois, ils se regardè rent dans les yeux.

– Je le nourrissais mieux que toi, c'est sû r! mais moi, j'en avais vraiment rien à foutre des cheveux blancs de Marie-Antoinette… Mais alors… rien à taper et c'est ç a qui m'a perdu… Ah, au fait! merci pour la chaî ne…

Camille s'é tait relevé e:

– C'est à peu prè s la mê me, non?

– Sû rement…

– Formidable, conclut-elle d'une voix morne. Bon, et les clefs?

– Quelles clefs?

– Allez…

– Tes affaires sont de nouveau dans ta chambre et je t'ai refait ton lit.

– En portefeuille?

– Putain, mais t'es vraiment chiante, toi, hein?

Elle allait quitter la piè ce quand il lui indiqua son carnet du menton:

– C'est toi qui fais ç a?

– Où tu l'as trouvé?

– Hé … Du calme… Il é tait là, sur la table… Je l'ai juste regardé en t'attendant…

Elle allait le reprendre quand il ajouta:

– Si je te dis un truc de gentil, tu vas pas me mordre?

– Essaye toujours…

Il le prit, tourna quelques pages, le reposa et attendit encore un moment, le temps qu'elle se retourne enfin:

– C'est super, tu sais… Super beau… Super bien dessiné … C'est… Enfin, je te dis ç a… Je m'y connais pas trop, hein? Pas du tout mê me. Mais ç a fait presque deux heures que je t'attends là, dans cette cuisine où on se les gè le et j'ai pas vu le temps passer. Je me suis pas ennuyé une minute. Je… j'ai regardé tous ces visages là … Mon Philou et tous ces gens… Comment tu les as bien attrapé s, comment tu les rends beaux… Et l'appart… Moi ç a fait plus d'un an que je vis ici et je croyais qu'il é tait vide, enfin je voyais rien… Et toi, tu… Enfin, c'est super quoi…

– …

– Ben pourquoi tu pleures maintenant?

– Les nerfs, je crois…

– V'là autre chose… Tu veux encore une biè re?

– Non. Merci. Je vais aller me coucher…

Alors qu'elle é tait dans la salle de bains, elle l'entendit qui donnait des grands coups sur la porte de la chambre de Philibert et qui gueulait:

– «Allez, mon gars! C'est bon. Elle s'est pas envolé e! Tu peux aller pisser maintenant! »

Elle crut apercevoir le marquis lui sourire entre ses favoris en é teignant sa lampe et s'endormit aussitô t.


10

 

Le temps s'é tait radouci. Il y avait de la gaieté, de la lé gè reté, something in di air. Les gens couraient partout pour trouver des cadeaux et Josy B. avait refait sa teinture. Un reflet acajou de toute beauté qui mettait en valeur les montures de ses lunettes. Mamadou aussi s'é tait acheté un magnifique postiche. Elle leur avait fait une leç on de coiffure un soir, entre deux é tages, alors qu'elles trinquaient toutes les quatre en sifflant la bouteille de mousseux payé e par le pari.

– Mais combien de temps tu restes chez le coiffeur pour te faire é piler tout le front comme ç a?

– Oh… Pas trè s longtemps… Deux ou trois heures peut-ê tre… Il y a des coiffures qui sont beaucoup plus longues, tu sais… Pour ma Sissi, ç a a pris plus deu quatre heures…

– Plus de quatre heures! Et qu'est-ce qu'elle fait pendant tout ce temps? Elle est sage?

– Bien sû r que non, elle est pas sage! Elle fait comme nous, elle rigole, elle mange et elle nous é coute raconter nos histoires… Nous, on raconte beaucoup d'histoires… Beaucoup plus que vous…

– Et toi Carine? Tu fais quoi pour Noë l?

– Je prends deux kilos. Et toi Camille, tu fais quoi pour Noë l?

– Je perds deux kilos… Non, je plaisante…

– T'es en famille?

– Oui, leur mentit-elle.

– Bon, c'est pas le tout, dit Super Josy en tapotant

le cadran de sa… etc., etc.

Comment vous appelez-vous? lut-elle sur le bureau.

Peut-ê tre é tait-ce un pur hasard, mais la photo de sa femme et de ses enfants avait disparu. Tttt, il é tait bien pré visible, ce garç on… Elle jeta la feuille et passa l'aspirateur.

Dans l'appartement aussi, l'ambiance é tait moins pesante. Franck ne dormait plus là et passait comme une flè che quand il revenait s'allonger l'aprè s-midi. Il n'avait mê me pas dé ballé sa nouvelle chaî ne.

Philibert ne fit jamais la moindre allusion à ce qui s'é tait tramé dans son dos le soir où il é tait allé aux Invalides. C'é tait un garç on qui ne pouvait souffrir le moindre changement. Son é quilibre ne tenait qu'à un fil et Camille commenç ait tout juste à ré aliser la gravité de son acte quand il é tait venu la chercher cette nuit-là … Combien il avait dû se faire violence… Elle repensait aussi à ce que Franck lui avait dit à propos de ses mé dicaments…

Il lui annonç a qu'il prenait des vacances et qu'il serait absent jusqu'à la mi-janvier.

– Vous allez dans votre châ teau?

– Oui.

– Ç a vous fait plaisir?

– Ma foi, je suis heureux de revoir mes sœ urs…

– Comment s'appellent-elles?

– Anne, Marie, Catherine, Isabelle, Alié nor et Blanche.

– Que des noms de reines…

– Eh oui…

– Et le vô tre?

– Oh, moi… Je suis le vilain petit canard…

– Ne dites pas ç a Philibert… Vous savez, je n'y comprends rien à toutes vos histoires d'aristocratie et je n'ai jamais é té trè s sensible aux particules. Pour vous dire la vé rité, je trouve mê me que c'est un peu ridicule sur les bords, un peu… dé suet, mais une chose est sû re; vous, vous ê tes un prince. Un vrai prince.

– Oh, rougit-il, un petit gentilhomme, un petit hobereau de province tout au plus…

– Un petit gentilhomme, oui, c'est tout à fait ç a… Dites-moi, vous croyez que l'on pourra se tutoyer l'anné e prochaine?

– Ah! revoilà ma petite suffragette! Toujours des Ré volutions… J'aurais du mal à vous tutoyer, moi…

– Moi pas. Moi, j'aimerais bien vous dire: Philibert, je te remercie pour tout ce que tu as fait pour moi, parce que tu ne le sais pas, mais d'une certaine maniè re, tu m'as sauvé la vie…

Il ne ré pondit rien. Ses yeux venaient de tomber encore une fois.


11

 

Elle se leva tô t pour l'accompagner à la gare. Il é tait si nerveux qu'elle dut lui arracher son billet des mains pour le composter à sa place. Ils allè rent boire un chocolat mais il ne toucha pas à sa tasse. Au fur et à mesure que l'heure du dé part approchait, elle voyait son visage se crisper. Ses tics l'avaient repris et c'é tait de nouveau le pauvre bougre du supermarché qu'elle avait en face d'elle. Un grand garç on besogneux et gauche qui é tait obligé de garder ses mains dans ses poches pour ne pas se griffer le visage quand il rajustait ses lunettes.

Elle posa sa main sur son bras:

– Ç a va?

– Ou… oui, tr… trè s bien, vou… vous sur… surveillez l'heure, n'est-ce… n'est-ce pas?

– Chuuut, fit-elle. Hé é é … Tout va bien, là … Tout va bien…

Il essaya d'acquiescer.

– Ç a vous stresse à ce point de retrouver votre famille?

– Nn… non, ré pondit-il en mê me temps qu'il faisait oui de la tê te.

– Pensez à vos petites sœ urs…

Il lui sourit.

– C'est laquelle votre pré fé ré e?

– Ce… c'est la derniè re…

– Blanche?

– Oui.

– Elle est jolie?

– Elle… Elle est plus que ç a encore… Elle… elle est douce avec moi…

Ils furent bien incapables de s'embrasser, mais Philibert l'attrapa par l'é paule sur le quai:

– Vou… vous ferez bien attention à vous, n'est-ce pas?

– Oui.

– Vous vous allez de… dans votre famille?

– Non…

– Ah? grimaç a-t-il.

– Je n'ai pas de petite sœ ur pour faire passer le reste, moi…

– Ah…

Et par la fenê tre, il la sermonna:

– Sur… surtout ne vous laissez pas impressionner par notre pe… petit Escoffier, hein!

– Tut tut, le rassura-t-elle.

Il ajouta quelque chose, mais elle n'entendit rien à cause du haut-parleur. Dans le doute, elle fit oui oui de la tê te et le train s'é branla.

Elle dé cida de rentrer à pied et se trompa de chemin sans s'en rendre compte. Au lieu de prendre à gauche et de descendre le boulevard Montparnasse pour rejoindre l'É cole militaire, elle alla tout droit et se retrouva dans la rue de Rennes. C'é tait à cause des boutiques, des guirlandes, de l'animation…

Elle é tait comme un insecte, attiré e par la lumiè re et le sang chaud des foules.

Elle avait envie d'en ê tre, d'ê tre comme eux, pressé e, excité e, affairé e. Elle avait envie d'entrer dans des magasins et d'acheter des bê tises pour gâ ter les gens qu'elle aimait. Elle ralentissait dé jà: qui aimait-elle au fait? Allons, allons, se reprit-elle en remontant le col de sa veste, ne commence pas s'il te plaî t, il y avait Mathilde et Pierre et Philibert et tes copines de serpilliè res… Là, dans ce magasin de bijoux, tu trouveras sû rement un colifichet pour Mamadou, elle qui est si coquette… Et pour la premiè re fois depuis bien longtemps, elle fit la mê me chose que tout le monde en mê me temps que tout le monde: elle se promena en calculant son treiziè me mois… Pour la premiè re fois depuis bien longtemps, elle ne pensait pas au lendemain. Et ce n'é tait pas une expression. C'é tait bien du lendemain qu'il s'agissait. Du jour d'aprè s.

Pour la premiè re-fois depuis bien longtemps, le jour d'aprè s lui semblait… envisageable. Oui, c'é tait exactement ç a: envisageable. Elle avait un endroit où elle aimait vivre. Un endroit é trange et singulier, tout comme les gens qui l'habitaient. Elle serrait ses clefs dans sa poche et repensait aux semaines qui venaient de s'é couler. Elle avait fait la connaissance d'un extraterrestre. Un ê tre gé né reux, dé calé, qui se tenait là, à mille lieues au-dessus de la nué e et semblait n'en tirer aucune vanité. Il y avait l'autre bé cassou aussi. Bon, avec lui, ce serait plus compliqué … À part ses histoires de motards et de casseroles, elle voyait mal ce que l'on pouvait en tirer, mais du moins, avait-il é té é mu par son carnet, enfin… é mu, comme elle y allait… interpellé disons. C'é tait plus compliqué et ce pouvait ê tre plus simple: le mode d'emploi semblait assez sommaire…

Oui, elle avait fait du chemin, songeait-elle en pié tinant derriè re les badauds.

L'anné e derniè re à la mê me é poque, elle é tait dans un é tat si lamentable qu'elle n'avait pas su dire son nom aux gars du Samu qui l'avaient ramassé e et l'anné e d'avant encore, elle travaillait tellement qu'elle ne s'é tait pas rendu compte que c'é tait Noë l; son «bienfaiteur» s'é tant bien gardé de le lui rappeler de crainte qu'elle ne perde la cadence… Alors quoi, elle pouvait le dire non? Elle pouvait les prononcer ces quelques mots qui lui auraient encore arraché la bouche il n'y avait pas si longtemps: elle allait bien, elle se sentait bien et la vie é tait belle. Ouf, c'é tait dit. Allez, ne rougis pas, idiote. Ne te retourne pas. Personne ne t'a entendue murmurer ces insanité s, rassure-toi.

Elle avait faim. Elle entra dans une boulangerie et s'acheta quelques chouquettes. Petites choses idé ales, lé gè res et sucré es. Elle se lé cha longuement le bout des doigts avant d'oser retourner dans un magasin et trouva des bricoles pour tout le monde. Du parfum pour Mathilde, des bijoux pour les filles, une paire de gants pour Philibert et des cigares pour Pierre. Pouvait-on dé cemment ê tre moins conventionnel? Non. C'é tait les cadeaux de Noë l les plus bê tes du monde et c'é tait des cadeaux parfaits.

Elle finit sa course prè s de la place Saint-Sulpice et entra dans une librairie. Là aussi, c'é tait la premiè re fois depuis bien longtemps… Elle n'osait plus s'aventurer dans ce genre d'endroit. C'é tait difficile à expliquer, mais cela lui faisait trop mal, ce… c'é tait… Non, elle ne pouvait dire cela… Cet accablement, cette lâ cheté, ce risque qu'elle ne voulait plus prendre… Entrer dans une librairie, aller au ciné ma, voir les expositions ou jeter un regard aux vitrines des galeries d'art, c'é tait toucher du doigt sa mé diocrité, sa pusillanimité, et se souvenir qu'elle avait jeté l'é ponge un jour de dé sespoir et qu'elle ne l'avait plus retrouvé e depuis…

Entrer dans n'importe lequel de ces endroits qui tenait sa lé gitimité de la sensibilité de quelques-uns, c'é tait se souvenir que sa vie é tait vaine…

Elle pré fé rait les rayons du Franprix.

Qui pouvait comprendre cela? Personne.

C'é tait un combat intime. Le plus invisible de tous. Le plus lancinant aussi. Et combien de nuits de rné nage, de solitude et de corvé es de chiottes devrait-elle encore s'infliger pour en venir à bout?

Elle esquiva d'abord le rayon des beaux-arts qu'elle connaissait par cœ ur pour l'avoir beaucoup fré quenté du temps où elle essayait d'é tudier dans l'é cole du rnê me nom, puis, plus tard, à des fins moins glorieuses… D'ailleurs, elle n'avait pas l'intention de s'y rendre. Il é tait trop tô t. Ou trop tard justement. C'é tait comme cette histoire de petit coup de talon… Peut-ê tre qu'elle é tait à un moment de sa vie où elle ne devait plus compter sur l'aide des grands maî tres?

Depuis qu'elle é tait en â ge de tenir un crayon, on lui avait ré pé té qu'elle é tait doué e. Trè s doué e. Trop doué e. Trè s prometteuse, bien trop maligne ou trop gâ té e. Souvent sincè res, d'autres fois plus ambigus, ces compliments ne l'avaient mené e nulle part, et aujourd'hui, alors qu'elle n'é tait plus bonne qu'à remplir fré né tiquement des carnets de croquis comme une sangsue, elle se disait qu'elle é changerait bien ses deux barils de dexté rité contre un peu de candeur. Ou contre une ardoise magique, tiens… Hop! plus rien là -haut. Plus de technique, plus de ré fé rences, plus de savoir-faire, plus rien. On recommence tout à zé ro.

Alors un stylo, tu vois… ç a se tient entre le pouce et l'index… D'ailleurs, non, ç a se tient comme tu veux. Ensuite, ce n'est pas difficile, tu n'y penses plus. Tes mains n'existent plus. C'est ailleurs que ç a se passe. Non, ç a ne va pas là, c'est encore trop joli. On ne te demande pas de faire quelque chose de joli, tu sais… On s'en tape du joli. Pour ç a on a les dessins d'enfants et le papier glacé des magazines. Mets donc des moufles, toi, le petit gé nie, la petite coquille vide, mais si, enfile-les te dis-je, et peut-ê tre qu'enfin, tu verras, tu dessineras un cercle raté presque parfait…

Elle flâ na donc parmi les livres. Elle se sentait perdue. Il y en avait tant et elle avait perdu le fil de l'ac tualité depuis si longtemps que tous ces bandeaux rouges lui donnaient le tournis. Elle regardait les couvertures, lisait les ré sumé s, vé rifiait l'â ge des auteurs et grimaç ait quand ils é taient né s aprè s elle. Ce n'é tait pas trè s malin comme mé thode de sé lection… Elle se dirigea vers le rayon des poches. Le papier de mauvaise qualité et les petits caractè res d'imprimerie l'intimidaient moins. La couverture de celui-ci, un gamin avec des lunettes de soleil, é tait bien laide, mais le dé but lui plaisait:

Si je devais ramener ma vie à un seul fait, voici ce que je dirais: j'avais sept ans quand le facteur m'a roulé sur la tê te. Aucun é vé nement n'aura é té plus formateur. Mon existence chaotique, tortueuse, mon cerveau malade et ma Foi en Dieu, mes empoignades avec les joies et les peines, tout cela, d'une maniè re ou d'une autre, dé coule de cet instant, où, un matin d'é té, la roue arriè re gauche de la jeep de la poste a é crasé ma tê te d'enfant contre le gravier brû lant de la ré serve apache de San Carlos.

Oui, c'é tait pas mal ç a… En plus le livre é tait bien carré, bien gros, bien dense. Il y avait des dialogues, des morceaux de lettres recopié s et de jolis sous-titres. Elle continua de le feuilleter et, à la fin du premier tiers à peu prè s, elle lut ceci:

«Gloria, dit Barry, adoptant son ton doctoral. Voici ton fils Edgar. Il attend depuis longtemps le moment de te revoir. »

Ma mè re regarda partout, sauf dans ma direction. «Y en a encore? » demanda-t-elle à Barry d'une petite voix flû té e qui me noua les entrailles.

Barry soupira et alla chercher une autre boî te de biè re dans le frigo. «C'est la derniè re, on ira en chercher plus tard. » Il la posa sur la table devant ma mè re, puis il secoua lé gè rement le dossier de sa chaise. «Gloria, c'est ton fils, reprit-il. Il est là. »

Secouer le dossier de la chaise… C'é tait peut-ê tre ç a la technique?

Quand elle tomba sur ce passage, vers la fin, elle le referma, confiante:

Franchement, je n'ai aucun mé rite. Je sors avec mon carnet et les gens se dé boutonnent. Je sonne à leur porte et ils me racontent leur vie, leurs petits triomphes, leurs colè res et leurs regrets caché s. Quant à mon carnet, qui de toute faç on n'est là que pour la frime, je le remets en gé né ral dans ma poche, et j'é coute patiemment jusqu'à ce qu'ils aient dit tout ce qu'ils avaient à dire. Aprè s, c'est le plus facile. Je rentre à la maison, je m'installe devant mon Hermè s Jubilé et je fais ce que je fais depuis prè s de vingt ans: je tape tous les dé tails inté ressants.

Une tê te é crabouillé e dans l'enfance, une mè re dans les choux et un petit carnet tout au fond de la poche…

Quelle imagination…

Un peu plus loin, elle vit le dernier album de Sempé. Elle dé fit son é charpe et la coinç a avec son manteau entre ses jambes pour s'é merveiller plus confortablement. Elle tourna les pages lentement et, comme à chaque fois, elle eut les joues roses. Elle n'aimait rien tant que ce petit monde de grands rê veurs, la justesse du trait, les expressions des visages, les marquises des pavillons de banlieue, les parapluies des vieilles dames et l'infinie poé sie des situations. Comment faisait-il? Où trouvait-il tout cela? Elle retrouva les cierges, les encensoirs et le grand autel baroque de sa petite bigote pré fé ré e. Cette fois, elle é tait assise au fond de l'é glise, tenait un té lé phone portable et se retournait en mettant sa main devant sa bouche: «Allô, Marthe? C'est Suzanne. Je suis à Sainte-Eulalie-de-la-Ré demption, tu veux que je demande quelque chose pour toi? »

Du miel.

Quelques pages plus loin, un monsieur se retourna en l'entendant rire toute seule. Ce n'é tait rien pourtant, c'é tait une grosse dame qui s'adressait à un pâ tissier en plein travail. Il avait une toque plissé e, une mine vaguement dé sabusé e et un petit bedon exquis. La dame disait: «Le temps a passé, j'ai refait ma vie, mais tu sais Roberto, je ne t'ai jamais oublié … » Et elle é tait coiffé e d'un chapeau en forme de gâ teau, une espè ce de bavarois à la crè me tout à fait semblable à ceux que le monsieur venait de confectionner…

Il n'y avait presque rien, deux ou trois griffures d'encre et pourtant, on la voyait papillonner des cils avec une certaine langueur nostalgique, avec la cruelle nonchalance de celles qui se savent encore dé sirables… Petites Ava Gardner de Bois-Colombes, petites femmes fatales rincé es au Ré jé color…

Six minuscules traits pour dire tout cela… Comment faisait-il?

Camille reposa cette merveille en songeant que le monde é tait sé paré en deux caté gories: ceux qui comprenaient les dessins de Sempé et ceux qui ne les comprenaient pas. Si naï ve et maniché enne qu'elle pû t paraî tre, cette thé orie lui semblait tout à fait pertinente. Pour prendre un exemple, elle connaissait une personne qui, à chaque fois qu'elle feuilletait un Paris-Match et avisait l'une de ces saynè tes, ne pouvait s'empê cher de se ridiculiser: «Je ne vois vraiment pas ce qu'il y a de drô le là -dedans… Il faudra que quelqu'un m'explique un jour où l'on doit rire…» Pas de chance, cette personne é tait sa mè re. Non… Pas de chance…

En se dirigeant vers les caisses, elle croisa le regard de Vuillard. Là encore, ce n'é tait pas une expression: il la regardait, elle. Avec douceur.

Autoportrait à la canne et au canotier… Elle connaissait ce tableau mais n'avait jamais vu de reproduction aussi grande. C'é tait la couverture d'un é norme catalogue. Ainsi donc, il y avait une exposition en ce moment? Mais où?

– Au Grand Palais, lui confirma l'un des vendeurs.

– Ah?

C'é tait é trange comme coï ncidence… Elle n'avait cessé de penser à lui ces derniè res semaines… Sa chambre aux tentures surchargé es, le châ le sur la mé ridienne, les coussins brodé s, les tapis qui s'enchevê traient et la lumiè re tamisé e des lampes… Plus d'une fois, elle s'é tait fait cette ré flexion, qu'elle avait l'impression de se trouver à l'inté rieur d'une toile de Vuillard… Ce mê me sentiment de ventre chaud, de cocon, atemporel, rassurant, é touffant, oppressant aussi…

Elle feuilleta l'exemplaire de dé monstration et fut reprise d'une crise d'admirationnite aiguë. C'é tait si beau… Si beau… Cette femme de dos qui ouvrait une porte… Son corsage rose, son long fourreau noir et ce dé hanché parfait… Comment avait-il pu rendre ce mouvement? Le lé ger dé hanché d'une femme é lé gante vue de dos?

En n'employant rien d'autre qu'un peu de couleur noire?

Comment ce miracle é tait-il possible?

Plus les é lé ments employé s sont purs, plus l'œ uvre est pure. En peinture, il y a deux moyens d'expression, la forme et la couleur, plus les couleurs sont pures plus pure est la beauté de l'œ uvre…

Des extraits de son journal é grenaient les commentaires.

Sa sœ ur endormie, la nuque de Misia Sert, les nourrices dans les squares, les motifs des robes des fillettes, le portrait de Mallarmé à la mine de plomb, les é tudes pour celui d'Yvonne Printemps, ce gentil minois carnassier, les pages griffonné es de son agenda, le sourire de Lucie Belin, sa petite amie… Figer un sourire, c'est totalement impossible et pourtant lui, il y é tait parvenu… Depuis presque un siè cle, alors que nous venons de l'interrompre dans sa lecture, cette jeune femme nous sourit tendrement et semble nous dire: «Ah, c'est toi? » dans un mouvement de nuque un peu las…

Et cette petite toile, là, elle ne la connaissait pas… Ce n'est pas une toile d'ailleurs, c'est un carton… L'oie… C'est gé nial, ce truc… Quatre bonshommes dont deux en tenue de soiré e et coiffé s de chapeaux hauts-de-forme qui essayaient d'attraper une oie moqueuse… Ces masses de couleurs, la brutalité des contrastes, l'incohé rence des perspectives… Oh! comme il avait dû s'amuser ce jour-là!

Une bonne heure et un torticolis plus tard, elle finit par lever le nez et regarda le prix: aï e, cinquante-neuf euros… Non. Ce n'é tait pas raisonnable. Le mois prochain peut-ê tre… Pour elle, elle avait dé jà une autre idé e: un morceau de musique qu'elle avait entendu sur Fip l'autre matin en balayant la cuisine.

Gestes ancestraux, balai palé olithique et carrelage tout esquinté, elle ronchonnait entre deux cabochons quand la voix d'une soprano é tait venue lui dé coller, un à un, tous les poils des avant-bras. Elle s'é tait approché e de l'animatrice en retenant sa respiration: Nisi Dominus, Vivaldi, Vespri Solenni per la Festa dell'Assunzione di Maria Vergine…



  

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