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PREMIÈRE PARTIE 11 страницаBon, assez rê vé, assez bavé, assez dé pensé, il é tait temps d'aller travailler… Ce fut plus long ce soir-là à cause de l'arbre de Noë l organisé par le comité d'entreprise de l'une des socié té s dont elles avaient la charge. Josy secoua la tê te de dé sapprobation en avisant tout le bordel et Mamadou ré cupé ra des dizaines de mandarines et des mini-viennoiseries pour ses enfants. Elles ratè rent toutes le dernier mé tro mais ce n'é tait pas grave: Touclean leur payait le taxi à toutes! Byzance! Chacune choisit son chauffeur en gloussant et elles se souhaitè rent un joyeux Noë l en avance puisque seules Camille et Samia s'é taient inscrites pour le 24.
En soupesant son cadeau, elle assura: – Je sais ce que c'est… – Non. – Si! – Vas-y alors, dis-le… Qu'est-ce que c'est? Le paquet é tait emballé avec du papier kraft. Camille dé fit le bolduc, le posa bien à plat devant elle et sortit son crité rium. Pierre buvait du petit-lait. Si seulement elle pouvait s'y remettre cette bourrique… Quand elle eut fini, elle retourna son dessin vers lui: le canotier, la barbe rousse, les yeux comme deux gros boutons de culotte, la veste sombre, l'encadrement de la porte et le pommeau vrillé, c'é tait exactement comme si elle venait de dé calquer la couverture. Pierre mit un moment avant de comprendre: – Comment tu as fait? – J'ai passé plus d'une heure, hier, à le regarder… – Tu l'as dé jà? – Non. – Ouf… Puis: – Tu t'y es remise? – Un peu… – Comme ç a? fit-il en indiquant le portrait d'Edouard Vuillard, encore le petit chien savant? – Non, non… Je… Je remplis des carnets… enfin presque rien… Des petites choses, quoi… – Tu t'amuses au moins? – Oui. Il fré tillait: – Aaah parfait… Tu me montres? – Non. – Et comment va ta maman? coupa la trè s diplomate Mathilde. Toujours au bord du gouffre? – Au fond plutô t… – Alors c'est que tout va bien, n'est-ce pas? – Parfaitement bien, sourit Camille. Ils passè rent le reste de la soiré e à pé rorer peinture. Pierre commenta le travail de Vuillard, chercha des affinité s, é tablit des parallè les et se perdit dans d'interminables digressions. Plusieurs fois, il. se leva pour aller chercher dans sa bibliothè que les preuves de sa perspicacité et, au bout d'un moment, Camille dut s'asseoir tout au bout du canapé pour laisser sa place à Maurice (Denis), à Pierre (Bonnard), à Fé lix (Vallotton) et à Henri (de Toulouse-Lautrec). Comme marchand, il é tait pé nible, mais comme amateur é clairé, c'é tait un vrai bonheur. Bien sû r, il disait des bê tises - et qui n'en disait pas en matiè re d'art? - mais il les disait bien. Mathilde bâ illait et Camille finissait la bouteille de Champagne. Piano ma sano. Quand son visage eut presque disparu derriè re les volutes de son cigare, il lui proposa de la raccompagner en voiture. Elle refusa. Elle avait trop mangé et une longue marche s'imposait. L'appartement é tait vide et lui sembla beaucoup trop grand, elle s'enferma dans sa chambre et passa l'autre moitié de la nuit le nez dans son cadeau. Elle dormit quelques heures dans la matiné e et rejoignit sa collè gue plus tô t que d'habitude, c'é tait le soir de Noë l et les bureaux se vidaient à cinq heures. Elles travaillè rent vite et en silence. Samia partit la premiè re et Camille resta un moment à plaisanter avec le vigile: – Mais pour la barbe et le bonnet, t'é tais obligé? – Beuh non, c'é tait une initiative auto-personnelle pour mettre de l'ambiance! – Et ç a a marché? – Pfff, tu parles… Tout le monde s'en fout… Y a qu'à mon chien que ç a a fait de l'effet… Il m'a pas reconnu et il m'a grogné dessus, ce con… Je te jure, j'en ai eu des chiens cons, mais celui-là, c'est le pompon… – Il s'appelle comment? – Matrix. – C'est une chienne? – Non pourquoi? – Euh… pour rien… Bon, ben salut, hein… Joyeux Noë l Matrix, fit-elle en s'adressant au gros doberman couché à ses pieds. – Espè re pas qu'il va te ré pondre, il comprend rien, je te dis… – Nan, nan, ré pondit Camille en riant, j'espé rais pas… Ce mec, c'é tait Laurel et Hardy à lui tout seul. Il é tait prè s de vingt-deux heures. Les gens é taient é lé gants, ils trottinaient dans tous les sens les bras chargé s de paquets. Les dames avaient dé jà mal aux pieds dans leurs escarpins vernis, les enfants zigzaguaient entre les plots et les messieurs consultaient leurs agendas devant des interphones. Camille suivait tout cela avec amusement. Elle n'é tait pas pressé e et fit la queue devant la devanture d'un traiteur chic pour s'offrir un bon dî ner. Ou plutô t une bonne bouteille. Pour le reste, elle é tait bien embarrassé e… Finalement, elle indiqua au vendeur un morceau de chè vre et deux petits pains aux noix. Bah… c'é tait surtout pour accompagner son pauillac… Elle dé boucha sa bouteille et la posa non loin d'un radiateur pour la chambrer. Ensuite, ce fut son tour. Elle se fit couler un bain et y resta plus d'une heure, le nez au ras de l'eau brû lante. Elle se mit en pyjama, enfila de grosses chaussettes et choisit son pull pré fé ré. Un cachemire hors de prix… Vestige d'une é poque ré volue… Elle dé balla la chaî ne de Franck, l'installa dans le salon, se pré para un plateau, é teignit toutes les lumiè res et se lova sous son é dredon dans le vieux canapé. Elle survola le livret, le Nisi Dominus, c'é tait sur le deuxiè me CD. Bon, les Vê pres pour l'Ascension, ce n'é tait pas exactement la bonne messe et en plus, elle allait é couter les psaumes dans le dé sordre, c'é tait n'importe quoi… Oh, et puis quelle importance? Quelle importance? Elle appuya sur le bouton de la té lé commande et ferma les yeux: elle é tait au paradis… Seule, dans cet appartement immense, un verre de nectar à la main, elle entendait la voix des anges. Mê me les pampilles du lustre en fré missaient d'aise. Cum dederit dilactis suis somnum. Ecce, haereditas Domin filii: merces fructus ventris Ç a c'é tait la plage numé ro 5 et la plage numé ro 5 elle a dû l'é couter quatorze fois. Et à la quatorziè me fois encore, sa cage thoracique explosa en mille morceaux. Un jour, alors qu'ils é taient tous les deux seuls en voiture et qu'elle venait de lui demander pourquoi il é coutait toujours la mê me musique, son pè re lui avait ré pondu: «La voix humaine est le plus beau de tous les instruments, le plus é mouvant… Et mê me le plus grand virtuose du monde ne pourra jamais te donner le quart de la moitié de l'é motion procuré e par une belle voix… C'est notre part de divin… C'est quelque chose que l'on comprend en vieillissant, il me semble… Enfin, moi en tout cas, j'ai mis du temps à l'admettre, mais, dis-moi… Tu veux autre chose? Tu veux La Maman des poissons? » Elle avait dé jà bu la moitié de la bouteille et venait d'enclencher le deuxiè me disque quand on ralluma la lumiè re. Ce fut affreux, elle mit ses mains devant ses yeux et la musique lui sembla soudain hors de propos, les voix incongrues, nasillardes presque. En deux secondes, tout le monde se retrouva au purgatoire. – Ben t'es là, toi? – … – T'es pas chez toi? – Là -haut? – Non, chez tes parents… – Ben non, tu vois… – T'as bossé aujourd'hui? – Oui. – Ah ben excuse, hein, excuse… Je croyais qu'y avait personne… –Ya pas de mal… – C'est quoi ton truc? C'est la Castafiore? – Non, c'est une messe… – Ah ouais? T'es croyante, toi? Il fallait absolument qu'elle le pré sente à son vigile… Ils allaient faire un tabac, ces deux-là … Encore mieux que les petits vieux du Muppet Show… – Nan, pas spé cialement… Tu veux bien é teindre, s'il te plaî t? Il s'exé cuta et quitta la piè ce mais ce n'é tait plus pareil. Le charme é tait rompu. Elle é tait dé grisé e et mê me le canapé n'avait plus sa forme de nuage. Elle essaya de se concentrer pourtant, reprit le livret et chercha où elle en é tait: Deus in adiutorium meum intende Dieu, viens à mon aide! Oui, c'é tait exactement ç a. Manifestement l'autre benê t cherchait quelque chose dans la cuisine et gueulait en se vengeant sur toutes les portes des placards: – Dis donc, t'as pas vu les deux Tupperware jaunes? Oh misè re… – Les grands? – Ouais. – Non. J'y ai pas touché … – Ah, fais chier… On trouve jamais rien dans cette baraque… Qu'est-ce que vous foutez avec la vaisselle? Vous la bouffez ou quoi? Camille appuya sur pause en soupirant: – Je peux te poser une question indiscrè te? Pourquoi tu cherches un Tupperware jaune à deux heures du matin le soir de Noë l? – Parce que. J'en ai besoin. Bon, là c'é tait fichu. Elle se releva et é teignit la musique. – C'est ma chaî ne? – Oui… Je me suis permis… – Putain, elle est super belle… Tu t'es pas foutue de moi dis donc! – Ben nan, je me suis pas foutue de toi dis donc. Il ouvrit grands ses yeux de merlu: – Pourquoi tu me ré pè tes, là? – Pour rien. Joyeux Noë l, Franck. Allez viens, on va la chercher ta gamelle… Là, regarde, sur le microondes… Elle se rassit dans le canapé pendant qu'il é tait en train de dé mé nager le ré frigé rateur. Ensuite, il traversa la piè ce sans un mot et alla prendre une douche. Camille se cacha derriè re son verre: elle avait probablement vidé tout le ballon d'eau chaude… – Putain, mais qui c'est qu'a pris toute l'eau chaude, bordel? Il revint une demi-heure plus tard, en jean et torse nu. Né gligemment, il attendit encore un moment avant d'enfiler son pull… Camille souriait: ce n'é tait plus de gros sabots à ce niveau-là, c'é tait des aprè s-skis en moumoute… – Je peux? demanda-t-il en dé signant le tapis. – Fais comme chez toi… – J'y crois pas, tu manges? – Du fromage et du raisin… – Et avant? – Rien… Il secoua la tê te: – C'est du trè s bon fromage, tu sais… Et du trè s bon raisin… Et du trè s bon vin aussi… Tu en veux, d'ailleurs? – Non, non. Merci… Ouf, pensa-t-elle, ç a lui aurait fait mal aux seins de partager son Mouton-Rothschild avec lui… – Ç a va? – Pardon? – Je te demande si ç a va, ré pé ta-t-il. – Euh… oui… Et toi? – Fatigué … – Tu travailles demain? – Nan. – C'est bien, comme ç a tu pourras te reposer… – Nan. Super comme conversation… Il s'approcha de la table basse, s'empara d'un boî tier de CD et sortit sa came: – Je t'en roule un? – Non, merci. – C'est vrai que t'es sé rieuse, toi… – J'ai choisi autre chose, fit-elle en avanç ant son verre… – T'as tort. – Pourquoi, l'alcool c'est pire que la drogue? – Ouais. Et tu peux me croire parce que j'en ai vu des pochetrons dans ma vie, tu sais… En plus, c'est pas de la drogue, ç a… C'est une douceur, c'est comme des Quality Street pour les grands… – Si tu le dis… – Tu veux pas essayer? – Non, je me connais… Je suis sû re que je vais aimer! – Et alors? – Alors rien… C'est juste que j'ai un problè me de voltage… Je ne sais pas comment dire… J'ai souvent l'impression qu'il me manque un bouton… Tu sais, un truc pour ré gler le volume… Je vais toujours trop loin dans un sens ou dans un autre… J'arrive jamais à trouver la bonne balance et ç a finit toujours mal, mes penchants… Elle se surprit elle-mê me. Pourquoi se confiait-elle ainsi? Une lé gè re ivresse peut-ê tre? – Quand je bois, je bois trop, quand je fume, je me bousille, quand j'aime, je perds la raison et quand je travaille, je me tue… Je ne sais rien faire normalement sereinement, je… – Et quand tu dé testes? – Ç a je sais pas… – Je croyais que tu me dé testais, moi? – Pas encore, sourit-elle, pas encore… Tu verras quand ç a arrivera… Tu verras la diffé rence… – Bon… Et alors? Elle est finie ta messe? – Oui. – Qu'est-ce qu'on é coute maintenant? – Euh… Je suis pas trè s sû re qu'on aime les mê mes choses à vrai dire… – On a peut-ê tre un truc en commun quand mê me… Attends… Laisse-moi ré flé chir… Je suis certain de trouver un chanteur que tu vas aimer aussi… – Vas-y, trouve. Il se concentrait sur la pré paration de son joint. Quand il fut prê t, il alla dans sa chambre et revint s'accroupir devant la chaî ne. – C'est quoi? – Un piè ge à filles… – C'est Richard Cocciante? – Mais non… – Julio Iglesias? Luis Mariano? Fré dé ric Franç ois? – Non. – Herbert Lé onard? – Chut… – Ah! Je sais! Roch Voisine! I guess I'll hâ ve to say… This album is dedicated to y ou… – Nooonnn… – Siiiiii… – Marvin? – Hé! fit-il en é cartant les bras, un piè ge à filles… Je te l'avais dit… – J'adore. – Je sais… – On est si pré visibles que ç a? – Non, vous ê tes pas du tout pré visibles malheureusement, mais Marvin, ç a le fait à chaque fois. Je n'ai jamais encore rencontré une fille qui ne craque pas… – Aucune? – Aucune, aucune, aucune… Sû rement que si! Mais je m'en souviens pas. Elles ne comptaient pas… Ou alors on a pas eu l'occasion d'aller jusque-là … – T'as connu beaucoup de filles? – Ç a veut dire quoi, connaî tre? – Hé! Pourquoi tu l'enlè ves? – Parce que je me suis trompé, c'est pas ce que je voulais mettre… – Mais si, laisse-le! C'est mon pré fé ré! Tu voulais Sexual Healing, c'est ç a? Pfff, alors vous, vous ê tes pré visibles… Est-ce que tu connais l'histoire de cet album au moins? – Lequel? – Here my dear. – Non, je l'é coute pas beaucoup celui-là … – Tu veux que je te raconte? – Attends… Je m'installe… File-moi un coussin… Il alluma son pé tard et s'allongea à la romaine, la tê te calé e sur la paume. – Je t'é coute… – Bon, euh… Je ne suis pas comme Philibert, hein, je te le fais en gros… Alors Here my dear, dé jà, ç a veut dire à peu prè s: Tiens, voilà ma chè re… – Ma chair comme la viande? – Non, ma chè re comme ma ché rie… rectifia-t-elle. Le premier grand amour de Marvin, c'é tait une fille qui s'appelait Anna Gordy. On dit que le premier amour est toujours le dernier, je ne sais pas si c'est vrai, mais pour lui en tout cas, il est clair qu'il ne serait pas devenu ce qu'il a é té s'il ne l'avait pas croisé e… C'é tait la sœ ur d'une grosse pointure de la Motown, le fondateur, je crois: Berry Gordy. Elle é tait super bien introduite dans le milieu et lui, il piaffait, il suait le talent, il avait à peine vingt ans et elle, presque le double quand ils se sont rencontré s. Bon, coup de foudre, passion romance, finances et tout le toutim, c'é tait parti… C'est elle qui l'a lancé, qui l'a mis sur des rails, qui l'a aidé, aiguillé, encouragé etc. Une sorte de Pygmalion, si tu veux… – De quoi? – De gourou, de coach, de combustible… Ils eurent beaucoup de mal à avoir un enfant et finirent par en adopter un, ensuite, avance rapide, on est en 77 et leur couple bat de l'aile. Lui, il avait explosé, c'é tait une star, un dieu dé jà … Et leur divorce, comme tous les divorces, fut un é norme merdier. Tu penses, les enjeux é taient faramineux… Bref, c'é tait sanglant et pour apaiser tout le monde et solder leurs comptes, l'avocat de Marvin suggé ra que toutes les royalties de son prochain album tomberaient dans l'escarcelle de son ex. Le juge approuva et notre idole se frotta les mains: il avait dans l'idé e de lui torcher une merde vite fait bien fait pour se dé barrasser de cette corvé e… Sauf que voilà, il ne pouvait pas… On ne peut pas brader une histoire d'amour comme ç a. Enfin… Il y en a qui y arrivent trè s bien, mais pas lui… Plus il ré flé chissait et plus il se disait que l'occasion é tait trop belle… ou trop minable… Alors, il s'est enfermé et a composé cette petite merveille qui retrace toute leur histoire: leur rencontre, leur passion, les premiè res failles, leur enfant, la jalousie, la haine, la colè re… T'entends, là? Anger quand tout se dé traque? Puis l'apaisement et le commencement d'un nouvel amour… C'est un super beau cadeau, tu ne trouves pas? Il s'est donné à fond, il a sorti ce qu'il avait de meilleur pour un album qui ne lui rapporterait pas un rond de toute faç on… – Ç a lui a plu? – A qui, à elle? – Oui. – Non, elle a dé testé. Elle é tait folle de rage et lui a longtemps reproché d'avoir é talé leur vie privé e au grand jour… Tiens, la voilà: This is Anna s Song… T'entends comme c'est beau… Avoue que ç a sent pas la revanche, ç a… Que c'est encore de l'amour… – Ouais… – Ç a te laisse pensif… – T'y crois, toi? – De quoi? – Que le premier amour est toujours le dernier? – Je sais pas… J'espè re que non… Ils é coutè rent la fin du disque sans plus s'adresser la parole. – Bon allez… Presque quatre heures, putain… Je vais ê tre frais encore, moi, demain… Il se releva. – Tu vas dans ta famille? – Ce qu'il en reste, ouais… – Il t'en reste pas beaucoup? – Comme ç a, fit-il en rapprochant son pouce et son index devant son œ il… – Et toi? – Comme ç a, ré pondit-elle en passant sa main pardessus sa tê te. – Bon, ben… bienvenue au club… Allez… Bonne nuit… – Tu dors ici? – Ç a te dé range? – Nan, nan, c'é tait juste pour savoir… Il se retourna: – Tu dors avec moi? – Pardon? – Nan, nan, c'é tait juste pour savoir… Il se marrait.
Si je devais ramener ma vie à un seul fait, voici ce que je dirais: j'avais sept ans quand le facteur m'a roulé sur la tê te… Elle s'arracha de son histoire en fin d'aprè s-midi pour aller s'acheter du tabac. Un jour fé rié ce serait coton, mais peu importe, c'é tait surtout un pré texte pour laisser l'histoire dé canter et avoir le plaisir de retrouver son nouvel ami un peu plus tard. Les grandes avenues du VIF arrondissement é taient dé sertes. Elle marcha longtemps à la recherche d'un café ouvert et en profita pour appeler chez son oncle. Les jé ré miades de sa mè re (j'ai trop mangé, etc. ) furent dilué es dans la bienveillance lointaine des effusions familiales. Beaucoup de sapins é taient dé jà sur le trottoir… Elle resta un moment à regarder les acrobates à roulettes du Trocadé ro et regretta de n'avoir pas pris son carnet. Plus encore que leurs cabrioles, souvent laborieuses et sans grand inté rê t, elle aimait leurs ingé nieux bricolages: tremplins branlants, petits cô nes fluo, canettes en lignes, palettes retourné es et mille autres maniè res de se casser la gueule en perdant son pantalon… Elle pensait à Philibert… Qu'é tait-il en train de faire à ce moment pré cis? Bientô t le soleil disparut et le froid lui tomba d'un coup sur les é paules. Elle commanda un club sandwich dans l'une de ces grandes brasseries cossues qui bordent la place et dessina sur la nappe en papier les visages blasé s des minets du quartier qui comparaient les chè ques de leurs bonnes mamans en retenant par la taille des filles ravissantes, lé ché es comme des poupé es Barbie. Elle lut encore cinq millimè tres d'Edgar Mint et retraversa la Seine en frissonnant. Elle crevait de solitude. Je crè ve de solitude, se ré pé tait-elle tout bas, je crè ve de solitude… Aller au ciné ma peut-ê tre? Pff… Et avec qui parler du film ensuite? À quoi ç a sert les é motions pour soi tout seul? Elle s'affala sur la porte cochè re pour l'ouvrir et fut bien dé ç ue de retrouver l'appartement vide. Elle fit un peu de mé nage pour changer et reprit son livre. Il n'est pas de chagrin qu'un livre ne puisse consoler, disait le grand homme. Allons voir… Quand elle entendit le cliquetis de la serrure, elle fit celle qui s'en fichait et rassembla ses jambes sous elle en se tortillant sur le canapé. Il é tait avec une fille. Une autre. Moins voyante. Ils passè rent rapidement dans le couloir et s'enfermè rent dans sa chambre. Camille remit de la musique pour couvrir leurs é bats. Hum… Les boules. C'est comme ç a qu'on dit, non? Les boules. Finalement, elle prit son bouquin et migra dans la cuisine tout au bout de l'appartement. Un peu plus tard, elle surprit leur conversation dans l'entré e: – Ben tu viens pas avec moi? s'é tonnait-elle. – Nan, je suis crevé, j'ai pas envie de sortir… – Attends, t'es chié … Moi j'ai planté toute ma famille pour ê tre avec toi… Tu m'avais promis qu'on irait dî ner quelque part… – Je suis crevé, je te dis… – Au moins prendre un pot… – T'as soif? Tu veux une biè re? – Pas ici… – Oh… mais tout est fermé aujourd'hui… Et puis je bosse demain, moi! – J'y crois pas… J'ai plus qu'à me casser, c'est ç a? – Allez, ajouta-t-il plus doucement, tu vas pas me faire une scè ne… Passe demain soir au reste… – Quand? – Vers minuit… – Vers minuit… N'importe quoi… Allez salut, va… – Tu fais la gueule? – Salut. Il ne s'attendait pas à la trouver dans la cuisine enroulé e dans son é dredon: – T'é tais là, toi? Elle leva les yeux sans ré pondre. – Pourquoi tu me regardes comme ç a? – Pardon? – Comme une merde. – Pas du tout! – Si, si, je le vois bien, s'é nerva-t-il. Y a un problè me? Y a un truc qui te dé frise, là? – Hé, c'est bon… Lâ che-moi… Je t'ai rien dit. Je m'en tape de ta vie. Tu fais ce que tu veux! Je suis pas ta mè re! – Bien. J'aime mieux ç a… – Qu'est-ce qu'on bouffe? demanda-t-il en inspectant l'inté rieur du Frigidaire, rien bien sû r… Y a jamais rien ici… Vous vous nourrissez de quoi avec Philibert? pe vos bouquins? Des mouches que vous avez encu-lé es? Camille soupira et rassembla les coins de son gros châ le. – Tu te barres? T'as mangé, toi? – Oui. – Ah ouais c'est vrai, t'as un peu grossi on dirait… – Hé, lâ cha-t-elle en se retournant, je juge pas ta vie et tu juges pas la mienne, OK? Au fait, tu devais pas aller vivre chez un pote aprè s les fê tes? Si, c'est ç a, hein? Bon, alors y nous reste qu'une semaine à tenir… On devrait pouvoir y arriver, non? Alors, é coute, le plus simple, ce serait que tu ne m'adresses plus la parole… Un peu plus tard, il frappa à la porte de sa chambre. – Oui? Il balanç a un paquet sur son lit. – C'est quoi? Il é tait dé jà ressorti. C'é tait un carré mou. Le papier é tait affreux, tout chiffonné, comme s'il avait dé jà servi plusieurs fois et ç a sentait bizarre. Une odeur de renfermé. De plateau de cantine… Camille l'ouvrit pré cautionneusement et crut d'abord que c'é tait une serpilliè re. Cadeau douteux du bellâ tre d'à cô té. Mais, non, c'é tait une é charpe, trè s longue, trè s lâ che et plutô t mal tricoté e: un trou, un fil, deux mailles, un trou, un fil, etc. Un nouveau point peut-ê tre? Les couleurs é taient euh… spé ciales… Il y avait un petit mot. Une é criture d'institutrice du dé but du siè cle, bleu pâ le, tremblante et tout en boucles, s'excusait: Mademoiselle, Franck n'a pas su me dire de quelle couleur é taient vos yeux alors j'ai mis un peu de tout. Je vous souhaite un Joyeux Noë l. Paulette Lestafier. Camille se mordit la lè vre. Avec le livre des Kessler qui comptait pour du beurre puisqu'il sous-entendait encore quelque chose du genre «Eh, oui, il y en a qui font une œ uvre…», c'é tait son seul cadeau. Ouh qu'elle é tait laide… Oh qu'elle é tait belle… Elle se mit debout sur son lit et la titilla autour de son cou à la maniè re d'un boa pour amuser le marquis. Pou pou pi dou wouaaah… C'é tait qui Paulette? Sa maman? Elle termina son livre au milieu de la nuit. Bon. Noë l é tait passé.
Camille se bougea un peu. Elle alla voir Botticelli au Luxembourg, Zao Wou-Ki au Jeu de paume mais leva les yeux au ciel quand elle vit la file d'attente pour Vuillard. Et puis, il y avait Gauguin en face! Quel dilemme! Vuillard, c'é tait bien, mais Gauguin… Un gé ant! Elle é tait là, comme l'â nesse de Buridan, prise entre Pont-Aven, les Marquises et la place Vintimille… C'é tait affreux… Finalement elle dessina les gens dans la queue, le toit du Grand Palais et l'escalier du Petit. Une Japonaise l'aborda en la suppliant d'aller lui acheter un sac chez Vuitton. Elle lui tendait quatre billets de cinq cents euros et se tré moussait comme si c'é tait une question de vie ou de mort. Camille é carta les bras: «Look… Look at me… I am too dirty…» Elle lui dé signait ses croquenots, son jean trop large, son gros pull de camionneur, son é charpe insensé e et la capote militaire que Philibert lui avait prê té e… «They won't let me go in the shop…» La fille grimaç a, remballa ses billets et accosta quelqu'un d'autre dix mè tres plus loin.
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