Хелпикс

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PREMIÈRE PARTIE 9 страница



Exceptionnellement, il é tait venu un dimanche cette semaine-là parce que Potelain n'avait pas eu besoin de ses services. Il avait traversé le hall en trombe, haussant juste les é paules en dé couvrant la nouvelle dé coration trop criarde et tous ces pauvres vieux coiffé s de chapeaux pointus.

– Qu'est-ce qui se passe, c'est carnaval? avait-il demandé à la dame en blouse qui prenait l'ascenseur avec lui.

– On ré pè te un petit spectacle pour Noë l… Vous ê tes le petit-fils de madame Lestafier, n'est-ce pas?

– Oui.

– Elle n'est pas trè s coopé rative votre grand-mè re…

– Ah?

– Non. C'est le moins qu'on puisse dire… Une vraie tê te de mule…

– Je croyais qu'elle n'é tait comme ç a qu'avec moi. Je pensais qu'avec vous, elle é tait plus euh… plus facile…

– Oh, avec nous, elle est charmante. Une perle. Une merveille de gentillesse. Mais c'est avec les autres que ç a se passe mal… Elle ne veut pas les voir et pré fè re ne pas manger plutô t que de descendre dans la salle commune…

– Alors quoi? Elle ne mange pas?

– Eh bien, nous avons fini par cé der… Elle reste dans sa chambre…

Comme elle ne l'attendait que le lendemain, elle fut surprise de le voir et n'eut pas le temps d'enfiler son costume de vieille dame outragé e. Pour une fois, elle n'é tait pas dans son lit, mauvaise et droite comme un piquet, elle é tait assise devant la fenê tre et cousait quelque chose.

– Mé mé?

Oh zut, elle aurait voulu prendre son air pincé mais n'avait pu s'empê cher de lui sourire.

– Tu regardes le paysage?

Elle avait presque envie de lui dire la vé rité: «Tu te moques de moi? Quel paysage? Non. Je te guette, mon petit. Je passe mes journé es à te guetter… Mê me quand je sais que tu ne viendras pas, je suis là. Je suis toujours là … Tu sais, maintenant je reconnais le bruit de ta motocyclette au loin et j'attends de te voir enlever ton casque pour me fourrer dans mon lit et te pré senter ma soupe à la grimace…» Mais elle prit sur elle et se contenta de ronchonner.

Il se laissa tomber à ses pieds et s'adossa contre le radiateur.

– Ç a va?

– Mmm.

– Qu'est-ce que tu fais?

– …

– Tu fais la gueule?

– …

Ils se tinrent par la barbichette pendant un bon quart d'heure puis il se frotta la tê te, ferma les yeux, soupira, se dé cala un peu pour se retrouver bien en face d'elle et lâ cha d'une voix monocorde:

– É coute-moi, Paulette Lestafier, é coute-moi bien: «Tu vivais seule dans une maison que tu adorais et que j'adorais aussi. Le matin, tu te levais à l'aube, tu pré parais ta Ricoré et tu la buvais en regardant la cou-leur des nuages pour savoir quel temps il allait faire. Ensuite, tu nourrissais ton petit monde, c'est ç a? Ton chat, les chats des voisins, tes rouges-gorges, tes mé sanges et tous les piafs de la cré ation. Tu prenais ton sé cateur et tu faisais leur toilette à tes fleurs avant la tienne. Tu t'habillais, tu guettais le passage du facteur ou celui du boucher. Le gros Michel, cet escroc qui te coupait toujours des biftecks de 300 grammes quand tu lui en demandais 100 alors qu'il savait trè s bien que tu n'avais plus de dents… Oh! mais tu ne disais rien. Tu avais trop peur qu'il oublie de klaxonner le mardi suivant… Le reste tu le faisais bouillir pour donner du goû t à ton potage. Vers onze heures, tu prenais ton cabas et tu allais jusqu'au café du pè re Grivaud pour acheter ton journal et ton pain de deux livres. Il y avait bien longtemps que tu n'en mangeais plus, mais tu le prenais quand mê me… Pour l'habitude… Et pour les oiseaux… Souvent tu croisais une vieille copine qui avait lu la rubrique né crologique avant toi et vous parliez de vos morts en soupirant. Ensuite, tu lui donnais de mes nouvelles. Mê me si tu n'en avais pas… Pour ces gens-là, j'é tais dé jà aussi cé lè bre que Bocuse, pas vrai? Tu vivais seule depuis presque vingt ans, mais tu continuais de mettre une nappe propre et de te dresser un joli couvert avec un verre à pied et des fleurs dans un vase. Si je me souviens bien, au printemps, c'é tait des ané mones, l'é té des reines-marguerites et en hiver, tu achetais un bouquet sur le marché en te ré pé tant à chaque repas qu'il é tait bien laid et que tu l'avais payé trop cher… L'aprè s-midi, tu faisais une petite sieste sur le canapé et ton gros matou acceptait de venir sur tes genoux quelques instants. Tu terminais ensuite ce que tu avais entrepris dans le jardin ou au potager le matin mê me. Oh, le potager… Tu n'y faisais plus grand-chose, mais quand mê me, il te nourrissait un peu et tu bichais quand Yvonne achetait ses carottes au supermarché. Pour toi, c'é tait le comble du dé shonneur…

«Les soiré es é taient plus longuettes, n'est-ce pas? Tu espé rais que je t'appelle, mais je ne t'appelais pas, alors tu allumais la té lé vision et tu attendais que toutes ces bê tises finissent par t'abrutir. La publicité te ré veillait en sursaut. Tu faisais le tour de la maison en serrant ton châ le contre ta poitrine et tu fermais les volets. Ce bruit, le bruit des volets qui grincent dans la pé nombre, tu l'entends encore aujourd'hui et je le sais parce que c'est pareil pour moi. J'habite maintenant dans une ville tellement fatigante qu'on n'entend plus rien, mais ces bruits, là, celui des volets en bois et de la porte de l'appentis, il suffit que je tende l'oreille pour les entendre…

«C'est vrai, je ne t'appelais pas, mais je pensais à toi, tu sais… Et, à chaque fois que je revenais te voir, je n'avais pas besoin des rapports de la sainte Yvonne qui me prenait à part en me tripotant le bras pour comprendre que tout ç a fichait le camp… Je n'osais rien te dire, mais je le voyais bien que ton jardin n'é tait plus aussi propre et ton potager plus aussi droit… Je le voyais bien que t'é tais plus aussi coquette, que tes cheveux avaient une couleur vraiment bizarre et que ta jupe é tait à l'envers. Je le remarquais que ta gaziniè re é tait sale, que les pulls super moches que tu continuais à me tricoter é taient pleins de trous, que tes deux bas n'allaient pas ensemble et que tu te cognais partout… Oui, ne me regarde pas comme ç a mé mé … Je les ai toujours vus tes é normes bleus que t'essayais de cacher sous tes gilets…

«J'aurais pu te prendre la tê te beaucoup plus tô t avec tout ç a… Te forcer à voir des mé decins et t'engueuler pour que t'arrê tes de te fatiguer avec cette vieille bê che que t'arrivais mê me plus à soulever, j'aurais pu demander à Yvonne de te surveiller, de te fliquer et de m'en-voyer tes ré sultats d'analyses… Mais non, je me disais qu'il valait mieux te laisser en paix et que le jour où ç a n'irait plus, eh bien au moins tu n'aurais pas de regrets, et moi non plus… Au moins tu aurais bien vé cu. Heureuse. Peinarde. Jusqu'au bout.

«Maintenant, il est venu ce jour. On y est, là … et tu dois te ré soudre, ma vieille. Au lieu de me faire la gueule, tu devrais plutô t penser à la chance que tu as eue de vivre plus de quatre-vingts ans dans une maison aussi belle et…

Elle pleurait.

«… et en plus tu es injuste avec moi. Est-ce que c'est de ma faute si je suis loin et si je suis tout seul? Est-ce que c'est de ma faute, si t'es veuve? Est-ce que c'est de ma faute si t'as pas eu d'autres enfants que ma taré e de mè re pour s'occuper de toi aujourd'hui? Est-ce que c'est de ma faute si j'ai pas de frè res et sœ urs pour partager nos jours de visite?

«Nan, c'est pas de ma faute. Ma seule faute, c'est d'avoir choisi un mé tier aussi pourri. À part bosser comme un con, je peux rien faire et le pire, tu vois, c'est que mê me si je le voulais, je saurais rien faire d'autre… Je sais pas si tu t'en rends compte, mais je travaille tous les jours sauf le lundi et le lundi, je viens te voir. Allons, ne fais pas l'é tonné e… Je te l'avais dit que le dimanche, je prenais des extras pour payer ma moto, alors tu vois, j'ai pas un seul jour pour faire la grasse matiné e, moi… Tous les matins, j'embauche à huit heures et demie et le soir, je quitte jamais avant minuit… Du coup, je suis obligé de dormir l'aprè s-midi pour tenir le coup.

«Alors, voilà, regarde, c'est ç a, ma vie: c'est rien. Je fais rien. Je vois rien. Je connais rien et le pire, c'est que je comprends rien… Dans ce bordel, y avait qu'un truc de positif, un seul, c'é tait la piaule que je m'é tais dé goté e chez cette espè ce de type bizarre dont je te parle souvent. Le noble, tu sais? Bon, eh bien mê me ç a, ç a merde aujourd'hui… Il nous a ramené une fille qu'est là maintenant, qui vit avec nous et qui me fait caguer à un point que tu peux mê me pas imaginer… C'est mê me pas sa copine en plus! Ce mec-là, je sais pas si y tirera son coup un jour, euh… pardon, s'il franchira le pas un jour… Nan, c'est juste une pauvre fille qu'il a pris sous son aile et maintenant, l'ambiance est devenue carré ment lourdingue dans l'appart et je vais devoir me trouver autre chose… Bon, mais ç a c'est pas grave encore, j'ai dé mé nagé tellement de fois que j'en suis plus à une adresse prè s… Je m'arrangerai toujours… Par contre, pour toi, je peux pas m'arranger tu comprends? Pour une fois, je suis avec un chef qu'est bien. Je te raconte souvent comment il gueule et tout ç a, n'empê che, il est correct comme gars. Non seulement y a pas d'embrouille avec lui, mais en plus c'est un bon… J'ai vraiment l'impression de progresser avec lui, tu comprends? Alors je peux pas le planter comme ç a, en tout cas pas avant la fin du mois de juillet. Parce que je lui ai dit pour toi, tu sais… Je lui ai dit que je voulais revenir travailler au pays pour me rapprocher de toi et je sais qu'il m'aidera, mais avec le niveau que j'ai aujourd'hui, je ne veux plus accepter n'importe quoi. Si je reviens par ici, c'est soit pour ê tre second dans un gastro, soit pour ê tre chef dans un tradi. Je veux plus faire le larbin maintenant, j'ai assez donné … Alors tu dois ê tre patiente et arrê ter de me regarder comme ç a parce que sinon, je te le dis franchement: je ne viendrai plus te voir.

«Je te le ré pè te, j'ai qu'une journé e de congé par semaine et si cette journé e-là doit me dé primer, eh ben c'est la fin des haricots pour moi… En plus, ç a va ê tre les fê tes et je vais bosser encore plus que d'habitude, alors tu dois m'aider aussi, merde…

«Attends, une derniè re chose… Y a une bonne femme qui m'a dit que tu voulais pas voir les autres, note bien je te comprends parce qu'y sont pas jojos les copains, mais tu pourrais au moins assurer un minimum… Ç a se trouve, y a une autre Paulette, qu'est là, caché e dans sa chambre et qu'est aussi perdue que toi… Peut-ê tre qu'elle aussi elle aimerait bien causer de son jardin et de son merveilleux petit-fils, mais comment tu veux qu'elle te trouve si tu restes là, à bouder comme une gamine?

Elle le regardait, interloqué e.

– Voilà, c'est bon. J'ai dit tout ce que j'avais sur le coeur et maintenant j'arrive plus à me relever parce que j'ai mal au c… aux fesses. Alors? Qu'est-ce que t'es en train de coudre, là?

– C'est toi, Franck? C'est bien toi? C'est la premiè re fois de ma vie que je t'entends causer aussi longtemps… Tu n'es pas malade au moins?

– Nan, je suis pas malade, je suis juste fatigué. J'en ai plein le dos, tu comprends?

Elle le dé visagea longuement puis secoua la tê te comme si elle sortait enfin de sa torpeur. Elle souleva son ouvrage:

– Oh, ce n'est rien… C'est à Nadè ge, une gentille petite qui travaille là le matin. Je lui raccommode son pull… D'ailleurs, est-ce que tu peux me passer le fil dans l'aiguille, là, parce que je ne trouve plus mes lunettes?

– Tu veux pas te rasseoir dans ton lit que je prenne le fauteuil?

À peine s'é tait-il avachi, qu'il s'endormit. Du sommeil du juste.

Le bruit du plateau le ré veilla.

– C'est quoi, ç a?

– Le dî ner.

– Pourquoi tu descends pas?

– On est toujours servis dans nos chambres le soir…

– Mais il est quelle heure, là?

– Cinq heures et demie.

– Qu'est-ce que c'est que ce dé lire? Ils vous font bouffer à cinq heures et demie?

– Oui, le dimanche c'est comme ç a. Pour leur permettre de partir plus tô t…

– Pff… Mais qu'est-ce que c'est? Ç a pue, non?

– Je ne sais pas ce que c'est et je pré fè re ne pas savoir…

– C'est quoi là? Du poisson?

– Non, on dirait plutô t un gratin de pommes de terre, tu ne crois pas?

– Arrê te, ç a sent le poisson… Et ç a, c'est quoi, ce truc marron, là?

– Une compote…

– Non?

– Si, je crois…

– T'es sû re?

– Oh, je ne sais plus…

Ils en é taient là de leur enquê te quand la jeune femme ré apparut:

– Ç a y est? C'est bon? Vous avez fini?

– Attendez, coupa Franck, mais vous venez juste de l'apporter y a deux minutes… Laissez-lui le temps de manger tranquillement quand mê me!

L'autre referma la porte sè chement.

– C'est tous les jours comme ç a, mais c'est encore pire le dimanche… Elles sont pressé es de partir… On ne peut pas leur en vouloir, hein?

La vieille dame piqua du nez.

– Oh ma pauvre Mé mé … Mais quelle merde tout ç a… Quelle merde…

Elle replia sa serviette.

– Franck?

– Ouais.

– Je te demande pardon…

– Nan, c'est moi. Rien ne se passe comme je voudrais. Mais c'est pas grave, je commence à avoir l'habitude depuis le temps…

– Je peux le prendre maintenant?

– Oui, oui, allez-y…

– Vous fé liciterez le chef, mademoiselle, ajouta Franck, vraiment, c'é tait dé licieux…

– Bon, ben… je vais y aller, hein?

– Tu veux bien attendre que je me mette en chemise je nuit?

– Vas-y.

– Aide-moi à me relever…

Il entendit des bruits d'eau dans la salle de bains et se retourna pudiquement alors qu'elle se glissait sous ses draps.

– É teins la lumiè re mon grand…

Elle alluma sa lampe de chevet.

– Viens, assieds-toi, là, deux minutes…

– Deux minutes hein? J'habite pas la porte à cô té, moi…

– Deux minutes.

Elle posa sa main sur son genou et lui posa la derniè re question à laquelle il se serait attendu:

– Dis-moi, cette jeune fille dont tu me parlais tout à l'heure… Celle qui vit avec vous… Elle est comment?

– Elle est conne, pré tentieuse, maigre et aussi taré e que l'autre…

– Fichtre…

– Elle…

– Elle quoi?

– On dirait une intello… Nan, on dirait pas, c'est une intello. Avec Philibert, ils sont toujours fourré s dans leurs bouquins et comme tous les intellos, ils sont capables de parler pendant des heures de trucs dont tout le monde se fout, mais en plus, ce qui est bizarre, c'est qu'elle est femme de mé nage…

– Ah bon?

– La nuit…

– La nuit?

– Ouais… je te dis, elle est bizarre… Et tu verrais comme elle est maigre… Ç a te ferait mal au cœ ur…

– Elle ne mange pas?

– J'en sais rien. Je m'en fous.

– Elle s'appelle comment?

– Camille.

– Elle est comment?

– Je te l'ai dé jà dit.

– Son visage?

– Hé, pourquoi tu me demandes tout ç a?

– Pour te garder plus longtemps… Non, parce que ç a m'inté resse.

– Eh bien, elle a les cheveux trè s courts, presque à ras, dans les marrons… Elle a les yeux bleus, je crois J'en sais rien… enfin clairs en tout cas. Elle… oh, et puis je m'en fous, je te dis!

– Son nez, il est comment?

– Normal.

– …

– Je crois bien qu'elle a des taches de rousseur aussi… Elle… pourquoi tu souris?

– Pour rien, je t'é coute…

– Non, j'y vais, tu m'é nerves, là …


7


– Je dé teste le mois de dé cembre. Toutes ces fê tes, ç a me dé prime…

– Je sais, maman. C'est la quatriè me fois que tu me le ré pè tes depuis que je suis là …

– Ç a ne te dé prime pas, toi?

– Et sinon? Tu es allé e au ciné ma?

– Qu'est-ce que tu veux que j'aille faire au ciné ma?

– Tu descends à Lyon pour Noë l?

– Bien obligé e… Tu sais comment est ton oncle… Il se contrefiche bien de ce que je deviens mais si je rate sa dinde, ç a va ê tre encore toute une histoire… Tu m'accompagnes cette anné e?

– Non.

– Pourquoi?

– Je travaille.

– Tu balayes les aiguilles du sapin? demanda-t-elle sarcastique.

– Exactement.

– Tu te fous de moi?

– Non.

– Note bien, je te comprends… Se taper tous ces cons autour d'une bû che, c'est quand mê me la grande misè re, pas vrai?

– Tu exagè res. Ils sont gentils quand mê me…

– Pfff… la gentillesse, ç a me dé prime aussi, tiens…

– Je t'invite, fit Camille en interceptant l'addition. Je dois y aller là …

– Dis donc, tu t'es fait couper les cheveux, toi? lui demanda sa mè re devant la bouche de mé tro.

– Je me demandais si tu allais t'en apercevoir…

– C'est vraiment affreux. Pourquoi t'as fait ç a?

Camille dé vala les escalators à toute vitesse.

De l'air, vite.


8


Elle sut qu'elle é tait là avant mê me de la voir. À l'odeur.

Une espè ce de parfum suave et sucré qui lui souleva le cœ ur. Elle se dirigea vers sa chambre au pas de course et les aperç ut dans le salon. Franck é tait avachi par terre et riait bê tement en regardant une fille se dé hancher. Il avait mis la musique à fond.

– 'soir, leur lanç a-t-elle au passage.

En refermant sa porte, elle l'entendit marmonner: «T'occupe. On en a rien à foutre, je te dis… Allez, bouge encore, quoi…»

Ce n'é tait pas de la musique, c'é tait du bruit. Un truc de fou. Les murs, les cadres et le parquet tremblaient. Camille attendit encore quelques instants et vint les interrompre:

– Il faut que tu baisses là … On va avoir des problè mes avec les voisins…

La fille s'é tait immobilisé e et se mit à glousser.

– Hé, Franck, c'est elle? C'est elle? Hé? C'est toi la Conchita?

Camille la dé visagea longuement. Philibert avait raison: c'é tait é tonnant.

Un concentré de bê tise et de vulgarité. Semelles compensé es, jean à fanfreluches, soutien-gorge noir, pull à trous-trous, balayage maison et lè vres en caoutchouc, rien ne manquait au tableau.

– Oui, c'est moi, puis s'adressant à Franck, baisse le son, s'il te plaî t…

– Oh! tu me fais chier… Allez… Va faire coucouche dans ton panier…

– Il n'est pas là Philibert?

– Nan, il est avec Napolé on. Allez, va te coucher on t'a dit.

La fille riait de plus belle.

– C'est où les chiottes? Hé, c'est où les chiottes?

– Baisse le son ou j'appelle les flics.

– Mais ouais, c'est ç a, appelle-les et arrê te de nous faire chier. Allez! Casse-toi, je te dis!

Pas de chance, Camille venait de passer quelques heures avec sa mè re.

Mais ç a, Franck ne pouvait pas le savoir…

Pas de chance, donc.

Elle tourna les talons, entra dans sa chambre, pié tina son bordel, ouvrit la fenê tre, dé brancha sa chaî ne hi-fi et la balanç a du quatriè me é tage.

Elle revint dans le salon et lâ cha calmement:

– C'est bon. J'ai plus besoin de les appeler…

Puis, se retournant:

– Hé … Ferme ta bouche la morue, tu vas gober une mouche.

Elle s'enferma à clef. Il tambourina, hurla, brailla, la menaç a des pires repré sailles. Pendant ce temps-là, elle se regardait dans le miroir en souriant et y surprit un autoportrait inté ressant. Hé las, elle n'é tait pas en é tat de dessiner quoi que ce soit: mains trop moites…

Elle attendit d'entendre la porte d'entré e claquer pour s'aventurer dans la cuisine, mangea un morceau et alla se coucher.

Il prit sa revanche au milieu de la nuit.

Vers quatre heures, Camille fut ré veillé e par le raffut langoureux qui venait de la chambre d'à cô té. Il grognait, elle gé missait. Il gé missait, elle grognait.

Elle se releva et resta un moment dans le noir à se demander si le mieux ne serait pas de rassembler ses paires sur-le-champ et de regagner ses pé nates.

Non, murmura-t-elle, non, ç a lui ferait trop plaisir… Quel boucan, mon Dieu, mais quel boucan… Ils devaient se forcer, là, c'é tait pas possible… Il devait lui demander d'en rajouter… Attends, mais elle é tait é quipé e d'une pé dale woua woua cette greluche ou quoi?

Il avait gagné.

Sa dé cision é tait prise.

Elle ne put se rendormir.

Elle se leva tô t le lendemain et s'affaira en silence. Elle dé fit son lit, plia ses draps et chercha un grand sac pour les emporter à la laverie. Elle rassembla ses affaires et les entassa dans le mê me petit carton qu'à l'aller. Elle é tait mal. Ce n'é tait pas tant de retourner là -haut qui l'angoissait, mais plutô t de quitter cette chambre… L'odeur de poussiè re, la lumiè re, le bruit mat des rideaux de soie, les craquements, les abat-jour et la douceur du miroir. Cette impression é trange de se trouver hors du temps… Loin du monde… Les aï euls de Philibert avaient fini par l'accepter et elle s'é tait amusé e à les dessiner autrement et dans d'autres situations. Le vieux Marquis surtout, s'é tait ré vé lé beaucoup plus drô le que pré vu. Plus gai… Plus jeune… Elle dé brancha sa cheminé e et regretta l'absence d'un range-cordon. Elle n'osa pas la rouler dans le couloir et la laissa devant sa porte.

Ensuite elle prit son carnet, se pré para un bol de thé et revint s'asseoir dans la salle de bains. Elle s'é tait promis de l'emmener avec elle. C'é tait la plus jolie piè ce de la maison.

Elle vira toutes les affaires de Franck, son dé odorant X de Mennen pour nous les hommes, sa vieille brosse à dents de pouilleux, ses rasoirs Bic, son gel pour peau sensible - c'é tait la meilleure - et ses fringues qui puaient le graillon. Elle balanç a le tout dans la baignoire.

La premiè re fois qu'elle é tait entré e dans cet endroit, elle n'avait pu s'empê cher de pousser un petit «oh! » d'admiration et Philibert lui avait raconté qu'il s'agissait d'un modè le des é tablissements Porcher datant de 1894. Une lubie de son arriè re-grand-mè re qui é tait la plus coquette des Parisiennes de la Belle É poque. Un peu trop coquette d'ailleurs, à en croire les sourcils de son grand-pè re quand il l'é voquait et racontait ses frasques… Tout Offenbach é tait là …

Quand elle fut installé e, tous les voisins se rassemblè rent pour porter plainte car ils craignaient qu'elle ne passâ t à travers le plancher, puis pour l'admirer et s'extasier. C'é tait la plus belle de l'immeuble et peut-ê tre mê me de la rue…

Elle é tait intacte, é bré ché e, mais intacte.

Camille s'assit sur le panier à linge sale et dessina la forme du carrelage, les frises, les arabesques, la grosse baignoire en porcelaine avec ses quatre pieds de lion griffus, les chromes fatigué s, l'é norme pomme de douche qui n'avait plus rien craché depuis la guerre de 14, les porte-savons, é vasé s comme des bé nitiers, et les porte-serviettes à moitié descellé s. Les flacons vides, Shocking de Schiaparelli, Transparent d'Houbigant ou Le Chic de Molyneux, les boî tes de poudre de riz La Diaphane, les iris bleus qui couraient le long du bidet et les lavabos si travaillé s, si tarabiscoté s, si chargé s de fleurs et d'oiseaux qu'elle avait toujours eu des scrupules à poser sa trousse de toilette hideuse sur la tablette jaunie. La cuvette des toilettes avait disparu, mais le ré servoir de la chasse d'eau é tait toujours fixé au mur et elle termina son inventaire en reproduisant les hirondelles qui voletaient là -haut depuis plus d'un siè cle.

Son carnet é tait presque terminé. Encore deux ou trois pages…

Elle n'eut pas le courage de le feuilleter et y vit comme un signe. Fin du carnet, fin des vacances.

Elle rinç a son bol et quitta les lieux en refermant la porte tout doucement. Pendant que ses draps tournaient, elle se rendit chez Darty sous la Madeleine et racheta une chaî né à Franck. Elle ne voulait rien lui devoir. Elle n'avait pas eu le temps de voir la marque de son modè le et se laissa prendre la main par le vendeur.

Elle aimait bien ç a, se laisser prendre la main…

Quand elle revint, l'appartement é tait vide. Ou silencieux. Elle ne chercha pas à savoir. Elle dé posa le carton Sony devant la porte de son voisin de couloir, dé posa les draps sur son ancien lit, salua la galerie des ancê tres, ferma ses volets et roula sa cheminé e jusqu'à l'office. Elle ne trouva pas la clef. Bon, elle dé posa son carton dessus, sa bouilloire, et repartit travailler.

Au fur et à mesure que le soir tombait et que le froid recommenç ait sa triste besogne, elle sentit sa bouche s'assé cher et son ventre se durcir: les cailloux é taient revenus. Elle fit un gros effort d'imagination pour ne pas pleurer et finit par se convaincre qu'elle é tait comme sa mè re: irrité e par les fê tes.

Elle travailla seule et en silence.

Elle n'avait plus trè s envie de continuer le voyage. Il fallait qu'elle se rende à l'é vidence. Elle n'y arrivait pas.

Elle allait remonter là -haut, dans la chambrette de Louise Leduc, et poser son sac.

Enfin.

Un petit mot sur le bureau de monsieur Lanciengoret la tira de ses sordides pensé es:

Qui ê tes-vous? demandait une é criture noire et serré e.

Elle posa son pschit-pschit et ses chiffons, prit place sur l'é norme fauteuil en cuir et chercha deux feuilles blanches.

Sur la premiè re, elle dessina une espè ce de Pat Hibulaire, hirsute et é denté, qui s'appuyait sur un balai à franges en souriant mé chamment. Un litron de rouge dé passait de la poche de sa blouse, Touclean, des professionnels, etc., et il affirmait: Ben, c'est moi…

Sur l'autre, elle dessina une pin-up des anné es 50. Main sur la hanche, bouche en cul de poule, jambe replié e et poitrine comprimé e dans un joli tablier à dentelles. Elle tenait un plumeau et ré torquait: Mais non voyons… c'est moi…

Elle s'é tait servie d'un Stabilo pour lui mettre du rose aux joues…

À cause de ces bê tises, elle avait raté le dernier mé tro et revint à pied. Bah, c'é tait aussi bien comme ç a… Un autre signe finalement… Elle avait presque touché le fond, mais pas tout à fait, c'é tait ç a?

Encore un effort.

Encore quelques heures dans le froid et ce serait bon.

Quand elle poussa la porte cochè re, elle se souvint qu'elle n'avait pas rendu ses clefs et qu'elle devait pousser ses affaires dans l'escalier de service.



  

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