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PREMIÈRE PARTIE 8 страница



Elle avait pris un carnet neuf, le dernier, et l'avait apprivoisé en commenç ant par consigner tout ce qui l'entourait: la cheminé e, les motifs des tentures, la cré mone de la fenê tre, les sourires niais de Sammy et Scoubidou, les cadres, les tableaux, le camé e de la dame et la redingote sé vè re du monsieur. Une nature morte de ses vê tements avec la boucle de son ceinturon qui traî nait par terre, les nuages, le sillon d'un avion, la cime des arbres derriè re les ferronneries du balcon et un portrait d'elle depuis son lit.

À cause des taches sur le miroir et de ses cheveux courts, elle ressemblait à un gamin qui aurait eu la varicelle…

Elle dessinait de nouveau comme elle respirait. En tournant les pages sans ré flé chir et en s'arrê tant seulement pour verser un peu d'encre de Chine dans une coupelle et recharger la pompe de son stylo. Elle ne s'é tait pas sentie aussi calme, aussi vivante, aussi simplement vivante, depuis des anné es…

Mais, ce qu'elle aimait par-dessus tout, c'é tait les attitudes de Philibert. Il é tait tellement pris dans ses histoires, son visage devenait soudain si expressif, si enflammé ou si abattu (ah! cette pauvre Marie-Antoinette…) qu'elle lui avait demandé la permission de le croquer.

Bien sû r, il avait bé gayé un peu pour la forme et puis avait bien vite oublié le bruit de la plume qui courait sur le papier.

Quelquefois, c'é tait:

– Mais Madame d'É tampes n'é tait pas une amoureuse du genre de Madame de Châ teaubriant, la bagatelle ne lui suffisait point. Elle rê vait avant tout d'obtenir des faveurs pour elle et sa famille. Or elle avait trente frè res et sœ urs… Courageusement, elle se mit au travail.

«Habile, elle sut profiter de tous les moments de ré pit que le besoin de reprendre haleine lui laissait entre deux é treintes, pour arracher au roi, comblé et essoufflé, les nominations ou avancements qu'elle dé sirait.

«Finalement, tous les Pisseleu furent pourvus de charges importantes et, gé né ralement ecclé siastiques car la maî tresse du roi avait " de la religion" …

«Antoine Seguin, son oncle maternel, devint abbé de Fleury-sur-Loire, é vê que d'Orlé ans, cardinal, et enfin, archevê que de Toulouse. Charles de Pisseleu, son second frè re, eut l'abbaye de Bourgueil et l'é vê ché de Condom…»

Il relevait la tê te:

– De Condom… Avouez que c'est cocasse…

Et Camille se dé pê chait de consigner ce sourire-là, ce ravissement amusé d'un garç on qui é pluchait l'histoire de France comme d'autres feuilletteraient un magazine de cul.

Ou alors, c'é tait:

– … les prisons é tant devenues insuffisantes, Carrier, autocrate tout-puissant, entouré de collaborateurs dignes de lui, ouvrit de nouvelles geô les et ré quisitionna des navires sur le port. Bientô t le typhus allait faire des ravages parmi les milliers d'ê tres incarcé ré s dans des conditions abominables. La guillotine ne marchant pas assez vite, le proconsul ordonna de fusiller des milliers de prisonniers et adjoignit aux pelotons d'exé cution un «corps d'enterreurs». Puis, comme les prisonniers continuaient d'affluer dans la ville, il inventa les noyades.

«De son cô té, le gé né ral de brigade Westermann é crit: " Il n'y a plus de Vendé e, citoyens ré publicains. Elle est morte, sous notre sabre libre, avec ses femmes et ses enfants. Je viens de l'enterrer dans les marais et dans les bois de Savenay. Suivant les ordres que vous m'avez donné s, j'ai é crasé les enfants sous les pieds des chevaux et massacré les femmes qui au moins, pour celles-là, n'enfanteront plus de brigands. Je n'ai pas un prisonnier à me reprocher. " »

Et il n'y avait rien d'autre à dessiner qu'une ombre sur son visage contracté.

– Vous dessinez ou vous m'é coutez?

– Je vous é coute en dessinant…

– Ce Westermann, là … Ce monstre qui a servi sa belle patrie toute neuve avec tant de ferveur, eh bien figurez-vous qu'il sera capturé avec Danton quelques mois plus tard et dé capité avec lui…

– Pourquoi?

– Accusé de lâ cheté … C'é tait un tiè de…

D'autres fois encore, il demandait la permission de s'asseoir dans la bergè re au pied du lit et tous deux lisaient en silence.

– Philibert?

– Mmm…

– Les cartes postales?

– Oui…

– Ç a va durer longtemps?

– Pardon?

– Pourquoi vous n'en faites pas votre mé tier? Pourquoi vous n'essayez pas de devenir historien ou professeur? Vous auriez le droit de vous plonger dans tous ces livres pendant vos heures de travail et mê me, vous seriez payé pour le faire!

Il posa son ouvrage sur le velours râ pé de ses genoux osseux et enleva ses lunettes pour se frotter les yeux:

– J'ai essayé … J'ai une licence d'histoire et j'ai passé trois fois le concours d'entré e à l'É cole des Chartes, mais j'ai é té recalé à chaque session…

– Vous n'é tiez pas assez bon?

– Oh si! enfin… rougit-il, enfin, je crois… Je le crois humblement, mais je… Je n'ai jamais pu passer un examen… Je suis trop angoissé … À chaque fois, je perds le sommeil, la vue, mes cheveux, mes dents mê me!, et tous mes moyens. Je lis les sujets, je connais les ré ponses, mais je suis incapable d'é crire une ligne. Je reste pé trifié devant ma copie…

– Mais, vous avez eu le bac? Et votre licence?

– Oui, mais à quel prix… Et jamais du premier coup… Et puis c'é tait vraiment facile quand mê me… Ma licence, je l'ai obtenue sans avoir jamais mis les pieds à la Sorbonne, ou alors pour aller é couter les cours magistraux de grands professeurs que j'admirais et qui n'avaient rien à voir avec mon programme…

– Vous avez quel â ge?

– Trente-six ans.

– Mais, avec une licence, vous auriez pu enseigner à cette é poque, non?

– Vous m'imaginez dans une piè ce avec trente gosses?

– Oui.

– Non. L'idé e mê me de m'adresser à un auditoire, si restreint soit-il, me donne des sueurs froides. Je… J'ai des problè mes de… de socialisation, je crois…

– Mais à l'é cole? Quand vous é tiez petit?

– Je ne suis allé à l'é cole qu'à partir de la sixiè me. Et en pension, en plus… Ce fut une anné e horrible. La pire de ma vie… Comme si l'on m'avait jeté dans le grand bain sans que je sache nager…

– Et alors?

– Alors rien. Je ne sais toujours pas nager…

– Au sens propre ou au figuré?

– Les deux, mon gé né ral.

– On ne vous a jamais appris à nager?

– Non. Pour quoi faire?

– Euh… pour nager…

– Culturellement, nous sommes plutô t issus d'une gé né ration de fantassins et d'artilleurs, vous savez…

– Qu'est-ce que c'est que vous me chantez, là? Je ne vous parle pas de mener une bataille! Je vous parle d'aller au bord de la mer! Et pourquoi vous n'ê tes pas allé à l'é cole plus tô t d'abord?

– C'est ma mè re qui nous faisait la classe…

– Comme celle de Saint Louis?

– Exactement.

– Comment elle s'appelait dé jà?

– Blanche de Castille…

– C'est ç a. Et pourquoi? Vous habitiez trop loin?

– Il y avait bien une é cole communale dans le village voisin, mais je n'y suis resté que quelques jours…

– Pourquoi?

– Parce qu'elle é tait communale justement…

– Ah! Toujours cette histoire de Bleus, c'est ç a?

– C'est ç a…

– Hé, mais c'é tait il y a plus de deux siè cles! Les choses ont é volué depuis!

– Changé, c'est indé niable. É volué … Je… je n'en suis pas certain…

– …

– Je vous choque?

– Non, non, je respecte vos… vos…

– Mes valeurs?

– Oui, si vous voulez, si ce mot-là vous convient, mais comment vous faites pour vivre alors?

– Je vends des cartes postales!

– C'est fou, ç a… C'est dingue comme truc…

– Vous savez, par rapport à mes parents, je suis trè s… é volué comme vous dites, j'ai pris certaines distances tout de mê me…

– Ils sont comment vos parents?

– Eh bien…

– Empaillé s? Embaumé s? Plongé s dans un bocal de formol avec des fleurs de lys?

– Il y a un peu de ç a en effet… s'amusait-il.

– Rassurez-moi, ils ne se dé placent pas en chaise à porteurs tout de mê me?!

– Non, mais c'est parce qu'ils ne trouvent plus de porteurs!

– Qu'est-ce qu'ils font?

– Pardon?

– Comme travail?.

– Proprié taires terriens.

– C'est tout?

– C'est beaucoup de travail, vous savez…

– Mais euh… Vous ê tes trè s riches?

– Non. Pas du tout. Bien au contraire…

– C'est incroyable, cette histoire… Et comment vous vous en ê tes sorti en pension?

– Grâ ce au Gaffiot.

– C'est qui?

– Ce n'est personne, c'est un dictionnaire de latin trè s lourd que je glissais dans mon cartable et dont je me servais comme d'une fronde. J'attrapais mon sac par la bretelle, lui donnais de l'é lan et… Taï aut! je pourfendais l'ennemi…

– Et alors?

– Alors, quoi?

– Aujourd'hui?

– Eh bien ma chè re, aujourd'hui c'est trè s simple, vous avez devant les yeux un magnifique exemplaire d'Homo Dé gé né raris, c'est-à -dire un ê tre totalement inapte à la vie en socié té, dé calé, saugrenu et parfaitement anachronique!

Il riait.

– Comment vous allez faire?

– Je ne sais pas.

– Vous allez voir un psy?

– Non, mais j'ai rencontré une jeune fille là où je travaille, une espè ce de fofolle rigolote et fatigante qui me tanne pour que je l'accompagne un soir à son cours de thé â tre. Elle, elle a é cume tous les psys possibles et imaginables et me soutient que c'est encore le thé â tre le plus efficace…

– Ah, bon?

– C'est ce qu'elle dit…

– Mais sinon, vous ne sortez jamais? Vous n'avez pas d'amis? Aucune affinité? Pas de… contacts avec le vingt et uniè me siè cle?

– Non. Pas tellement… Et vous?

 


 

La vie reprit donc son cours. Camille bravait le froid à la nuit tombé e, prenait le mé tro dans le sens contraire des foules laborieuses et observait tous ces visages exté nué s.

Ces mamans qui s'endormaient la bouche ouverte contre des vitres pleines de bué e avant d'aller ré cupé rer leurs gamins dans des zones pavillonnaires de la septiè me zone, ces dames couvertes de bijoux de pacotille qui tournaient sè chement les pages de leur Té lé 7 Jours en humectant leurs index trop pointus, ces messieurs en mocassins souples et chaussettes fantaisie qui surlignaient d'improbables rapports en soupirant bruyamment et ces jeunes cadres à la peau grasse qui s'amusaient à casser des briques sur des portables à cré dit…

Et tous les autres, ceux qui n'avaient rien de mieux à faire que de se cramponner instinctivement aux barres d'appui pour ne pas perdre l'é quilibre… Ceux qui ne voyaient rien ni personne. Ni les publicité s pour Noë l - des jours en or, des cadeaux en or, du saumon pour rien et du foie gras au prix de gros -, ni le journal de leur voisin, ni l'autre casse-couilles avec sa main tendue et sa plainte nasillarde mille fois rabâ ché e, ni mê me cette jeune fille assise juste en face, en train d'esquisser leurs regards mornes et les plis de leurs pardessus gris…

Ensuite, elle é changeait deux ou trois mots sans importance avec le vigile de l'immeuble, se changeait en se retenant à son chariot, enfilait un pantalon de survê tement informe, une blouse en nylon turquoise Des professionnels à votre service et se ré chauffait peu à peu en s'activant comme une damné e avant de reprendre un coup de froid, une é niè me cigarette et le dernier mé tro.

Quand elle l'aperç ut, Super Josy enfonç a profondé ment ses poings dans ses poches et lui dé cocha une é bauche de rictus presque tendre:

– Ben mince… Vlà une revenante… J'en suis pour dix euros, bougonna-t-elle.

– Pardon?

– Un pari avec les filles… Je pensais que vous reviendriez pas…

– Pourquoi?

– Je sais pas, un truc que je sentais comme ç a… Mais bon, y a pas de problè me, je payerai, hein! Allez, c'est pas le tout, mais faut y aller. Avec ce mauvais temps, y nous dé gueulassent tout. C'est à se demander s'ils ont jamais appris à se servir d'un paillasson, ces gens-là … Regardez-moi ç a, vous avez vu le hall?

Mamadou traî nait les pieds:

– Oh, toi tu as dormi comme un gros bé bé cette semaine, pas vrai?

– Comment tu le sais?

– À cause deu tes cheveux. Ils ont poussé trop vite…

– Ç a va, toi? T'as pas l'air en forme?

– Ç a va, ç a va…

– T'as des soucis?

– Oh des soucis… J'ai des gamins malades, un mari qui joue sa paye, une belle-sœ ur qui me tape sur le systè me, un voisin qu'a chié dans l'ascenseur et le té lé phone qu'est coupé, mais sinon ç a va…

– Pourquoi il a fait ç a?

– Qui?

– Le voisin?

– Pourquoi j'en sais rien, mais je l'ai pré venu et la prochaine fois, il va la bouffer sa merde! Ç a tu peux me croire! Et ç a teu fait rigoler, toi…

– Qu'est-ce qu'ils ont tes enfants?

– Y en a un qui tousse et l'autre qu'a la gastro… Bon, allez… Arrê tons deu parler deu tout ç a pace que ç a me fait trop de peine et quand j'ai deu la peine, je ne suis plus bonne à rien…

– Et ton frè re? Il peut pas les soigner avec tous ses grigris?

– Et les chevaux? Tu crois pas qu'il pourrait bien les trouver les gagnants aussi? Oh, non, ne me parle pas deu ce bon à rien, va…

Le goret du cinquiè me avait dû ê tre piqué au vif et son bureau é tait à peu prè s rangé. Camille dessina un ange de dos avec une paire d'ailes qui dé passaient du costume et une belle auré ole.

Dans l'appartement aussi, chacun commenç ait à prendre ses marques. Les mouvements de gê ne du dé but, ce ballet incertain et tous leurs gestes embarrassé s se transformè rent peu à peu en une choré graphie discrè te et routiniè re.

Camille se levait en fin de matiné e, mais s'arrangeait toujours pour ê tre dans sa chambre vers quinze heures quand Franck rentrait. Ce dernier repartait vers dix-huit heures trente et croisait quelquefois Philibert dans l'escalier. Avec lui, elle prenait le thé ou un dî ner lé ger avant d'aller travailler à son tour et ne revenait jamais avant une heure du matin.

Franck ne dormait jamais à cette heure-là, il é coutait de la musique ou regardait la té lé vision. Des effluves d'herbe passaient sous sa porte. Elle se demandait comment il arrivait à tenir ce rythme de fou et eut trè s vite une ré ponse: il ne le tenait pas.

Alors, fatalement, quelquefois ç a pé tait. Il poussait une gueulante en ouvrant la porte du ré frigé rateur parce que les aliments é taient mal rangé s ou mal emballé s et les dé posait sur la table en renversant la thé iè re et en les traitant de tous les noms:

– Putain! Mais combien de fois il faut que je vous le dise? Le beurre, ç a va dans un beurrier parce que ç a prend toutes les odeurs! Et le fromage aussi! Le film alimentaire c'est pas fait pour les chiens, merde! Et ç a, c'est quoi? de la salade? Pourquoi vous la laissez dans son sac plastique? Le plastique, ç a abî me tout! Je te l'ai dé jà dit, Philibert! Elles sont où toutes les boî tes que je vous ai ramené es l'autre jour? Bon, et ç a? le citron, là … Qu'est-ce qu'il fout dans le compartiment à œ ufs? Un citron entamé, ç a s'emballe ou ç a se retourne sur une assiette, capito?

Ensuite il repartait avec sa biè re et nos deux criminels attendaient la dé flagration de la porte pour reprendre le cours de leur conversation:

– Mais elle a vraiment dit: «S'il n'y a plus de pain, donnez-leur de la brioche…»

– Bien sû r que non, voyons… Jamais elle n'aurait prononcé une ineptie pareille… C'é tait une femme trè s intelligente, vous savez…

Bien sû r, ils auraient pu poser leurs tasses en soupirant et lui ré torquer qu'il é tait bien nerveux pour un garç on qui ne mangeait jamais là et qui n'utilisait cet appareil que pour entreposer ses packs de Kro… Mais non, ç a n'en valait pas la peine.

Puisque c'é tait un gueulard, eh bien qu'il gueule.

Qu'il gueule…

Et puis il n'attendait que ç a. La moindre occasion de leur sauter à la gorge. À elle surtout. Il la tenait dans son viseur et prenait un air ulcé ré à chaque fois qu'il la croisait. Elle avait beau passer le plus clair de son temps dans sa chambre, ils se frô laienf parfois et elle ployait alors sous un formidable assaut d'ondes assassines qui, selon son humeur, la mettaient horriblement mal à l'aise ou lui arrachaient un demi-sourire.

– Hé, qu'est-ce qu'y a, là? Pourquoi tu ricanes? C'est ma gueule qui te revient pas?

– Non, non. Pour rien, pour rien…

Et elle se dé pê chait de passer à autre chose.

Elle se tenait à carreau dans les piè ces communes. Laissait cet endroit aussi propre que vous dé sireriez le trouver en entrant, s'enfermait dans la salle de bains quand il n'é tait pas là, cachait toutes ses affaires de toilette, passait deux fois l'é ponge plutô t qu'une sur la table de la cuisine, vidait son cendrier dans un sac en plastique qu'elle prenait soin de nouer avant de le mettre à la poubelle, essayait de se faire la plus discrè te possible, rasait les plinthes, esquivait les coups et se demandait enfin si elle n'allait pas repartir plus tô t que pré vu…

Elle aurait froid, tant pis, elle ne cognerait plus ce gros con, tant mieux.

Philibert se dé solait:

– Mais Ca… Camille… Vous ê tes beau… beaucoup trop intelligente pour vous lai… laisser impressionner par ce… ce grand escogriffe, voyons… Vou… vous ê tes au-dessus de tout cela quand… quand mê me?

– Non justement. Je suis exactement au mê me niveau. Du coup, je me prends tout dans la figure…

– Mais non! Bien sû r que non! Vous ne naviguez pas dans les mê mes eaux tous les deux, enfin! Vou… vous avez dé … dé jà vu son é criture? Vous l'avez dé jà entendu rire en é coutant les grossiè reté s de… de cet animateur dé bile, là? Vous l'avez dé jà vu lire autre chose que l'argus des motos d'occasion? A… Attendez, mais il a deux ans d'â ge mental, ce garç on! Il n'y est pour rien, le pau… pauvre… J'i… j'imagine qu'il est entré dans une cuisine tout gamin et n'en est jamais sorti depuis… Allons, pre… prenez du recul… Soyez plus tolé rante, plu… plus «cool» comme vous dites…

– …

– Vous savez ce que me ré pondait ma mè re quand j'osais é voquer - du… du bout des lè vres - le quart de la moitié des horreurs que mes petits compagnons de chambré e me faisaient su… subir?

– Non.

– «Apprenez, mon fils, que la bave de crapaud n'atteint pas la blanche colombe. » Voilà ce qu'elle me disait…

– Et ç a vous consolait?

– Pas du tout! Au contraire!

– Eh ben, vous voyez…

– Oui, mais vous, ce n'est pas pa… pareil. Vous n'avez plus douze ans… Et puis il n'est pas question de boire la pisse d'un pe… petit morveux…

– Ils vous ont forcé à faire ç a?

– Hé las…

– Alors oui, je comprends que la blanche colombe, hein…

– Comme vous dites, la blanche co… colombe, elle n'est ja… jamais passé e. D'ailleurs, je… je la sens encore là, plaisantait-il jaune en indiquant sa pomme d'Adam.

– Ouais… On verra…

– Et puis la vé rité, elle est toute bê te et vous la connaissez aussi bien que moi: il est ja… jaloux. Jaloux comme un tigre. Mettez-vous à sa place aussi… Il avait l'appartement pour lui seu… seul, se baladait quand il voulait, comme il voulait, le plus souvent en caleç on ou der… derriè re une jeune dinde affolé e. Il pouvait gueuler, jurer, é ructer à sa guise et nos rapports se limitaient à quelques é changes d'ordre pra… pratique sur l'é tat de la robinetterie ou les provisions de papier toilette…

«Je ne sortais quasiment jamais de ma chambre et mettais des boules Quies quand j'avais besoin de me concentrer. Il é tait le roi, ici… À tel point qu'il devait mê me avoir l'im… l'impression d'ê tre chez lui in fine… Et puis vous voilà et patatras. Non seulement, il doit refermer sa braguette, mais en plus il subit notre complicité, nous entend rire parfois et a… attrape des bribes de conversations auxquelles il ne doit pas comprendre grand-chose… Ce doit ê tre du… dur pour lui, vous ne croyez pas?

– Je n'avais pas l'impression de prendre tant de place…

– Non, vou… vous ê tes trè s discrè te au contraire, mais vous voulez que… que je vous dise… Je crois que vous lui en imposez…

– Alors, c'est la meilleure! s'exclama-t-elle. Moi? lui en imposer? Vous plaisantez, j'espè re? Je n'ai jamais eu l'impression d'ê tre autant mé prisé e…

– Tttt… Il n'est pas trè s cultivé, c'est un fait, mais il est loin d'ê tre i… idiot, ce coco-là et vous ne boxez pas exactement dans la mê me ca… caté gorie que ses petites amies, vous savez… Vous en avez dé jà croisé une de… depuis que vous ê tes ici?

– Non.

– Eh bien, vous verrez… C'est… c'est é tonnant, vraiment… Quoi qu'il en soit, je vous en su… supplie, demeurez au-dessus de la mê lé e. Faites-le pour moi, Camille…

– Mais je ne vais pas rester là trè s longtemps, vous le savez bien…

– Moi non plus. Lui non plus, mais en attendant, tâ chons de vivre en bon voisinage… Le monde est dé jà assez redoutable sans nous, n'est-ce pas? Et puis vous me fai… faites bé gayer quand vous dites des bé … bê tises…

Elle se leva pour é teindre la bouilloire.

– Vous, vous n'avez pas l'air convaincu…

– Si, si, je vais essayer. Mais, bon, je ne suis pas trè s doué e dans les rapports de force… En gé né ral je jette l'é ponge avant de chercher des arguments…

– Pourquoi?

– Parce que.

– Parce que c'est moins fatigant?

– Oui.

– Ce n'est pas une bonne straté gie, croi… croyez-moi. A long terme, ç a vous perdra.

– Ç a m'a dé jà perdue.

– À propos de straté gie, je vais suivre une confé rence pa… passionnante sur l'art militaire de Napolé on Bonaparte la semaine prochaine, vous voulez m'accompagner?

– Non, mais allez-y, tiens, je vous é coute: parlez-moi de Napolé on…

–Ah! Vaste sujet… Vous dé sirez une rondelle de ci… citron?

– Holà, Bijou! je ne touche plus au citron, moi! Je ne touche plus à rien, d'ailleurs…

Il lui fit les gros yeux:

– Au… au-dessus de la mê lé e, j'ai dit.


Le Temps Retrouvé, pour un endroit où ils allaient tous crever, c'é tait vraiment bien vu comme nom… N'importe quoi…

Franck é tait de mauvaise humeur. Sa grand-mè re ne lui adressait plus la parole depuis qu'elle vivait ici et il é tait obligé de se creuser le ciboulot dè s le pé riph' pour trouver des choses à lui raconter. La premiè re fois, il avait é té pris de court et ils s'é taient observé s en chiens de faï ence pendant tout l'aprè s-midi… Finalement, il s'é tait posté devant la fenê tre et avait commenté à haute voix ce qui se passait sur le parking: les vieux qu'on chargeait, ceux qu'on dé chargeait, les couples qui s'engueulaient, les enfants qui couraient entre les voitures, celui-là qui venait de se manger une taloche, la jeune fille qui pleurait, le roadster Porsche, la Ducati, la sé rie 5 flambant neuve et le va-et-vient incessant des ambulances. Une journé e passionnante, vraiment.

C'é tait madame Carminot qui avait pris en charge le dé mé nagement et il é tait arrivé comme une fleur le premier lundi, sans se douter une seconde de ce qui l'attendait…

L'endroit d'abord… Finance oblige, il s'é tait rabattu sur une maison de retraite publique construite à la va-vite aux confins de la ville entre un Buffalo Grill et une dé chetterie industrielle. Une ZAC, une ZIF, une ZUP, une merde. Une grosse merde posé e au milieu de nulle part. Il s'é tait perdu et avait tourné pendant plus d'une heure au milieu de tous ces hangars gigantesques en cherchant un nom de rue qui n'existait pas et en s'ar rê tant à chaque rond-point pour essayer de dé crypter des plans imbitables, et quand enfin, il avait bé quille et enlevé son casque, il avait é té presque soulevé de terre par une bourrasque de vent. «Non, mais, c'est quoi ce dé lire? Depuis quand on installe les vieux dans les courants d'air? J'ai toujours entendu dire que le vent, ç a leur rongeait la tê te, moi… Oh putain… Dites-moi que c'est pas vrai… Qu'elle est pas là … Pitié … Dites-moi que je me suis trompé …»

Il faisait une chaleur à crever là -dedans, et, au fur et à mesure qu'il s'é tait approché de sa chambre, il avait senti sa gorge se resserrer, se resserrer, se resserrer tellement qu'il lui avait fallu plusieurs minutes avant de pouvoir prononcer le moindre mot.

Tous ces vioques, moches, tristes, dé primants, geignants, gé missants avec leurs bruits de savates, de dentiers, de succion, leurs gros ventres et leurs bras squelettiques. Celui-ci avec son tuyau dans le nez, l'autre, là, qui couinait tout seul dans son coin et celle-ci, complè tement recroquevillé e sur son fauteuil roulant comme si elle sortait d'une crise de té tanie… On lui voyait mê me ses bas et sa couche…

Et cette chaleur, bordel! Pourquoi ils ouvraient jamais les fenê tres? Pour les faire clamser plus vite?

Quand il é tait revenu la fois suivante, il avait gardé son casque jusqu'à la chambre 87 pour ne plus voir tout ç a, mais une infirmiè re l'avait chopé et lui avait ordonné de l'enlever immé diatement parce qu'il effrayait ses pensionnaires.

Sa Mé mé ne lui adressait plus la parole, mais cherchait son regard pour le soutenir, le dé fier et lui faire honte: «Alors? Tu es fier de toi, mon petit? Ré ponds-moi. Tu es fier de toi? » Voilà ce qu'elle lui ré pé tait en silence pendant qu'il soulevait les voilages et cherchait sa moto du regard.

Il é tait trop é nervé pour pouvoir s'endormir. Il continuait de tirer le fauteuil prè s de son lit, cherchait des mots, des phrases, des anecdotes, des conneries et puis, de guerre lasse, finissait par allumer la té lé vision. Il ne la regardait pas, il regardait la pendule derriè re et dé comptait sa pré sence: dans deux heures, je me casse, dans une heure je me casse, dans vingt minutes…



  

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