Хелпикс

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PREMIÈRE PARTIE 5 страница



Ils n'é taient pas bavards. Ils n'avaient plus l'habitude de partager leurs repas. Le protocole ne fut donc pas trè s au point et tous deux eurent du mal à se dé pê trer de leur solitude… Mais c'é tait des gens bien é levé s et ils firent un effort pour porter beau. S'é gayè rent, trinquè rent, é voquè rent le quartier. Les caissiè res du Franprix - Philibert aimait la blonde, Camille lui pré fé rait la aubergine -, les touristes, les jeux de lumiè re sur la tour Eiffel et les crottes de chien. Contre toute attente, son hô te s'avé ra ê tre un causeur parfait, relanç ant sans cesse la conversation et picorant ç à et là mille sujets futiles et plaisants. Il é tait passionné d'histoire de France et lui avoua qu'il passait le plus clair de son temps dans les geô les de Louis XI, dans l'antichambre de Franç ois Ier, à la table de paysans vendé ens au Moyen  ge ou à la Conciergerie avec Marie-Antoinette, femme pour laquelle il nourrissait une vé ritable passion. Elle lanç ait un thè me ou une é poque et il lui apprenait une foule de dé tails piquants. Les costumes, les intrigues de la Cour, le montant de la gabelle ou la gé né alogie des Capé tiens.

C'é tait trè s amusant.

Elle avait l'impression d'ê tre sur le site Internet d'Alain Decaux.

Un clic, un ré sumé.

– Et vous ê tes professeur ou quelque chose comme ç a?

– Non, je… C'est-à -dire que je… Je travaille dans un musé e…

– Vous ê tes conservateur?

– Quel bien grand mot! Non, je m'occupe plutô t du service commercial…

– Ah… acquiesç a-t-elle gravement, ce doit ê tre passionnant… Dans quel musé e?

– Ç a dé pend, je tourne… Et vous?

– Oh, moi… C'est moins inté ressant, hé las, je travaille dans des bureaux…

Avisant sa mine dé pité e, il eut le tact de ne pas s'attarder sur le sujet.

– J'ai du bon fromage blanc avec de la confiture d'abricot, ç a vous dit?

– Avec joie! Et vous?

– Je vous remercie, toutes ces petites choses russes m'ont calé e…

– Vous n'ê tes pas bien grosse…

Craignant d'avoir prononcé un mot blessant, il ajouta aussitô t:

– Mais vous ê tes… euh… gracieuse… Votre visage me fait songer à celui de Diane de Poitiers…

– Elle é tait jolie?

– Oh! Plus que jolie! Il rosit. Je… Vous… Vous n'ê tes jamais allé e au châ teau d'Anet?

– Non.

– Vous devriez… C'est un endroit merveilleux qui lui a é té offert par son amant, le roi Henri II…

– Ah bon?

– Oui, c'est trè s beau, une espè ce d'hymne à l'amour où leurs initiales sont entrelacé es partout. Dans la pierre, le marbre, la fonte, le bois et sur son tombeau. Et puis é mouvant aussi… Si je me souviens bien, ses pots à onguents et ses brosses à cheveux sont toujours là, dans son cabinet de toilette. Je vous y emmè nerai un jour…

– Quand?

– Au printemps peut-ê tre?

– Pour un pique-nique?

– Cela va de soi…

Ils restè rent silencieux un moment. Camille essaya de ne pas remarquer ses souliers troué s et Philibert fit de mê me avec les taches de salpê tre qui couraient le long des murs. Ils se contentaient de laper leur vodka à petites gorgé es.

– Camille?

– Oui.

– Vraiment, vous vivez ici tous les jours?

– Oui.

– Mais euh… pour euh… Enfin… Les lieux d'aisances…

– Sur le palier.

– Ah?

– Vous voulez vous y rendre?

– Non, non, je me demandais juste.

– Vous vous faites du souci pour moi?

– Non, enfin… si… C'est… tellement Spartiate,

quoi…

– Vous ê tes gentil… Mais ç a va. Ç a va, je vous rassure, et puis j'ai une belle cheminé e maintenant!

Lui n'avait plus l'air si enthousiaste.

– Quel â ge avez-vous? Si ce n'est pas trop indiscret bien sû r…

– Vingt-six ans. J'en aurai vingt-sept en fé vrier…

– Comme ma petite sœ ur…

– Vous avez une sœ ur?

– Pas une, six!

– Six sœ urs!

– Oui. Et un frè re…

– Et vous vivez seul à Paris?

– Oui, enfin avec mon colocataire…

– Vous vous entendez bien? Comme il ne ré pondait pas, elle insista:

– Pas trè s bien?

– Si, si… ç a va! On ne se voit jamais de toute faç on…

– Ah?

– Disons que ce n'est pas exactement le châ teau d'Anet, quoi!

Elle riait.

– Il travaille?

– Il ne fait que ç a. Il travaille, il dort, il travaille, il dort. Et quand il ne dort pas, il ramè ne des filles… C'est un curieux personnage qui ne sait pas s'exprimer autrement qu'en aboyant. J'ai du mal à comprendre ce qu'elles lui trouvent. Enfin, j'ai bien mon idé e sur la question, mais bon…

– Qu'est-ce qu'il fait?

– Il est cuisinier.

– Ah? Et il vous pré pare de bons petits plats au moins?

– Jamais. Je ne l'ai jamais vu dans la cuisine. Sauf le matin pour fustiger ma pauvre cafetiè re…

– C'est un de vos amis?

– Fichtre non! Je l'ai dé couvert par une annonce, un petit mot sur le comptoir de la boulangerie d'en face: Jeune cuisinier au Vert Galant cherche chambre pour faire la sieste l'aprè s-midi pendant sa coupure. Au dé but, il ne venait que quelques heures par jour et puis voilà, il est là maintenant…

– Ç a vous contrarie?

– Pas du tout! C'est mê me moi qui lui ai proposé … Parce que, vous verrez, pour le coup, c'est un peu trop grand chez moi… Et puis il sait tout faire. Moi qui ne suis pas fichu de changer une ampoule, ç a m'arrange bien… Il sait tout faire et c'est un fieffé gredin ma foi… Depuis qu'il est là, ma note d'é lectricité a fondu comme neige au soleil…

– Il a bidouillé le compteur?

– Il bidouille tout ce qu'il touche, j'ai l'impression… Je ne sais pas ce qu'il vaut comme cuisinier, mais comme bricoleur, il se pose là. Et comme tout tombe en ruine chez moi… Non… et puis je l'aime bien quand mê me… Je n'ai jamais eu l'occasion de parler avec lui, mais j'ai l'impression qu'il… Enfin, je n'en sais rien… Quelquefois, j'ai la sensation de vivre sous le mê me toit qu'un mutant…

– Comme dans Alien?

– Pardon?

– Non. Rien.

Sigourney Weaver n'ayant jamais fricoté avec un roi, elle pré fé ra laisser tomber l'affaire…

Ils rangè rent ensemble. Avisant son minuscule lavabo, Philibert la supplia de lui laisser nettoyer la vaisselle. Son musé e é tant fermé le lundi, il n'aurait que ç a à faire le lendemain… Ils se quittè rent cé ré monieusement.

– La prochaine fois, c'est vous qui viendrez…

– Avec plaisir.

– Mais je n'ai pas de cheminé e, hé las…

– Hé! Tout le monde n'a pas la chance d'avoir un

cottage à Paris…

– Camille?

– Oui.

– Vous faites attention à vous, n'est-ce pas?

– J'essaye. Mais vous aussi, Philibert…

– Je… J…

– Quoi?

– Il faut que je vous dise… La vé rité, c'est que je ne travaille pas vraiment dans un musé e, vous savez… Plutô t à l'exté rieur… Enfin dans des boutiques, quoi… Je… Je vends des cartes postales…

– Et moi, je ne travaille pas vraiment dans un bureau, vous savez… Plutô t à l'exté rieur aussi… Je fais des mé nages…

Ils é changè rent un sourire fataliste et se quittè rent tout penauds.

Tout penauds et soulagé s.

Ce fut un dî ner russe trè s ré ussi.

– Qu'est-ce qu'on entend?

– T'inquiè te, c'est le grand Duduche…

– Mais qu'est-ce qu'il fout? On dirait qu'il inonde la cuisine…

– Laisse tomber, on s'en tape… Viens plutô t par là toi…

– Non, laisse-moi.

– Allez, viens quoi… Viens… Pourquoi t'enlè ves pas ton tee-shirt?

– J'ai froid.

– Viens je te dis.

– Il est bizarre, non?

– Complè tement givré … Tu l'aurais vu partir tout à l'heure, avec sa canne et son chapeau de clown… J'ai cru qu'il allait à un bal costumé …

– Il allait où?

– Voir une fille, je crois…

– Une fille!

– Ouais, je crois, j'en sais rien… On s'en fout… Allez, retourne-toi, merde…

– Laisse-moi.

– Hé, Auré lie, tu fais chier à la fin…

– Auré lia, pas Auré lie.

– Auré lia, Auré lie, c'est pareil. Bon… Et tes chaussettes, tu vas les garder toute la nuit aussi?

13
Alors que c'é tait formellement interdit, strictly forbidden, Camille posait ses vê tements sur le linteau de sa cheminé e, restait au lit le plus longtemps possible, s'habillait sous sa couette et ré chauffait les boutons de son jean entre ses mains avant de l'enfiler.

Le bourrelet en PVC n'avait pas l'air trè s efficace et elle avait dû changer son matelas de place pour ne plus sentir l'affreux courant d'air qui lui vrillait le front. Maintenant son lit é tait contre la porte et c'é tait tout un binz pour entrer et sortir. Elle é tait sans cesse en train de le tirer ici ou là pour faire trois pas. Quelle misè re, songeait-elle, quelle misè re… Et puis, ç a y est, elle avait craqué, elle faisait pipi dans son lavabo en se tenant au mur pour ne pas risquer de le desceller. Quant à ses bains turcs, n'en parlons pas…

Elle é tait donc sale. Enfin sale peut-ê tre pas, mais moins propre que d'habitude. Une ou deux fois par semaine, elle se rendait chez les Kessler quand elle é tait sû re de ne pas les trouver. Elle connaissait les horaires de leur femme de mé nage et cette derniè re lui tendait une grande serviette-é ponge en soupirant. Personne n'é tait dupe. Elle repartait toujours avec un petit frichti ou une couverture supplé mentaire… Un jour pourtant, Mathilde avait ré ussi à la coincer alors qu'elle é tait en train de se sé cher les cheveux:

– Tu ne veux pas revenir vivre ici un moment? Tu pourrais reprendre ta chambre?

– Non, je vous remercie, je vous remercie tous les deux, mais ç a va. Je suis bien…

– Tu travailles?

Camille ferma les yeux.

– Oui, oui…

– Tu en es où? Tu as besoin d'argent? Donne-nous quelque chose, Pierre pourrait te faire une avance, tu sais…

– Non. Je n'ai rien terminé pour le moment…

– Et toutes les toiles qui sont chez ta mè re?

– Je ne sais pas… Il faudrait les trier… Je n'ai pas envie…

– Et tes autoportraits?

– Ils ne sont pas à vendre.

– Qu'est-ce que tu fabriques exactement?

– Des bricoles…

– Tu es passé e quai Voltaire?

– Pas encore.

– Camille?

– Oui.

– Tu ne veux pas é teindre ce fichu sé choir? Qu'on s'entende un peu?

– Je suis pressé e.

– Tu fais quoi exactement?

– Pardon?

– C'est quoi ta vie, là … Ç a ressemble à quoi en ce moment?

Pour ne plus jamais avoir à ré pondre à ce genre de question, Camille dé vala les escaliers de leur immeuble quatre à quatre et poussa la porte du premier coiffeur venu.

 

– Rasez-moi, demanda-t-elle au jeune homme qui se trouvait au-dessus d'elle dans le miroir.

– Pardon?

– Je voudrais que vous me rasiez la tê te, s'il vous plaî t.

– La boule à zé ro?

– Oui.

– Non. Je ne peux pas faire ç a…

– Si, si, vous pouvez. Prenez votre tondeuse et allez-y.

– Non, c'est pas l'armé e ici. Je veux bien vous couper trè s court, mais pas la boule à zé ro. C'est pas le genre de la maison… Hein Carlo?

Carlo lisait Tiercé Magazine derriè re sa caisse.

– De quoi?

– La petite dame, elle veut qu'on la tonde… L'autre esquissa un geste qui voulait dire à peu prè s

j'en ai rien à foutre, je viens de perdre dix euros dans la septiè me, alors me faites pas chier…

– Cinq millimè tres…

– Pardon?

– Je vous la fais à cinq millimè tres sinon vous n'oserez mê me plus sortir d'ici…

– J'ai mon bonnet.

– J'ai mes principes.

Camille lui sourit, hocha la tê te en signe d'acquiescement et sentit le crissement des lames sur sa nuque. Des mè ches de cheveux s'é parpillaient sur le sol pendant qu'elle dé visageait la drô le de personne qui lui faisait face. Elle ne la reconnaissait pas, ne se souvenait plus à quoi elle ressemblait l'instant pré cé dent. Elle s'en moquait. Dé sormais, ce serait beaucoup moins galè re pour elle d'aller prendre une douche sur le palier et c'é tait la seule chose qui comptait.

Elle interpella son reflet en silence: Alors? C'é tait ç a le programme? Se dé merder, quitte à s'enlaidir, quitte à se perdre de vue, pour ne jamais rien devoir à personne?

Non, sé rieusement? C'é tait ç a?

Elle passa sa main sur son crâ ne râ peux et eut trè s envie de pleurer.

– Ç a vous plaî t?

– Non.

– Je vous avais pré venue…

– Je sais.

– Ç a repoussera…

– Vous croyez?

– J'en suis sû r.

– Encore un de vos principes…

– Je peux vous demander un stylo?

– Carlo?

– Mmm…

– Un stylo pour la jeune fille…

– On ne prend pas de chè que à moins de quinze euros…

– Non, non, c'est pour autre chose…

Camille prit son bloc et dessina ce qu'elle voyait dans la glace.

Une fille chauve au regard dur tenant dans sa main le crayon d'un turfiste aigri sous le regard amusé d'un garç on qui s'appuyait sur son manche à balai. Elle nota son â ge et se leva pour payer.

– C'est moi, là?

– Oui.

– Mince, vous dessinez vachement bien!

– J'essaye…

 

Le pompier, ce n'é tait pas le mê me que la derniè re fois, Yvonne l'aurait reconnu, tournait inlassablement sa petite cuillè re dans son bol:

– Il est trop chaud?

– Pardon?

– Le café? Il est trop chaud?

– Non, ç a va, merci. Bon, ben, c'est pas le tout, mais il faut que je fasse mon rapport, moi…

Paulette restait prostré e à l'autre bout de la table. Son compte é tait bon.

 

– Tu avais des poux? lui demanda Mamadou. Camille é tait en train d'enfiler sa blouse. Elle n'avait

pas envie de parler. Trop de cailloux, trop froid, trop fragile.

– Tu fais la gueule?

Elle secoua la tê te, sortit son chariot du local à poubelles et se dirigea vers les ascenseurs.

– Tu montes au cinquiè me?

– Hon hon…

– Eh pourquoi c'est toujours toi qui fais le cinquiè me? C'est pas normal ç a! Faut pas te laisser faire! Tu veux que je lui parle à la chef? Moi, je m'en fous deu gueuler tu sais! Oh, mais oui! Je m'en fous bien!

– Non merci. Le cinquiè me ou un autre, pour moi c'est pareil…

Les filles n'aiment pas cet é tage parce que c'é tait celui des chefs et des bureaux fermé s. Les autres, les «aupè nes spaices» comme disait la Bredart, é taient plus faciles et surtout plus rapides à nettoyer. Il suffisait de vider les poubelles, d'aligner les fauteuils contre les murs et de passer un grand coup d'aspirateur. On pouvait mê me y aller gaiement et se permettre de cogner dans les pieds des meubles parce que c'é tait de la camelote et que tout le monde s'en fichait.

Au cinquiè me, chaque piè ce exigeait tout un cé ré monial assez fastidieux: vider les poubelles, les cendriers, purger les dé chiqueteuses à papier, nettoyer les bureaux avec la consigne de ne toucher à rien, de ne pas dé placer le moindre trombone, et se taper en plus, les petits salons attenants et les bureaux des secré taires. Ces garces qui collaient des Post-it partout comme si elles s'adressaient à leur propre femme de mé nage, elles qui n'é taient mê me pas foutues de s'en payer une à la maison… Et vous me ferez ci et vous me ferez ç a, et la derniè re fois, vous avez bougé cette lampe et cassé ce truc et gnagnagna… Le genre de ré flexions sans inté rê t qui avaient le don d'irriter Carine ou Samia au plus haut point, mais qui laissaient Camille totalement indiffé rente. Quand un mot é tait trop pè te-sec, elle é crivait en dessous: Moi pas comprendre le franç ais et le recollait bien au milieu de l'é cran.

Aux é tages infé rieurs, les cols blancs rangeaient à peu prè s leur bordel, mais ici, c'é tait plus chic de tout laisser en plan. Histoire de montrer qu'on é tait dé bordé, que l'on é tait parti à contrecœ ur sans doute, mais que l'on pouvait revenir à n'importe quel moment reprendre sa place, son poste et ses responsabilité s au Grand Gouvernail de ce monde. Bon, pourquoi pas… soupirait Camille. Admettons. À chacun ses chimè res… Mais il y en avait un, là -bas, tout au bout du couloir sur la gauche, qui commenç ait à les lui briser menu. Grand ponte ou pas, ce mec-là é tait un goret et ç a commenç ait à bien faire. En plus d'ê tre crade, son bureau puait le mé pris.

Dix fois, cent fois peut-ê tre, elle avait vidé et jeté d'innombrables gobelets où flottaient toujours quelques mé gots et ré cupé ré des morceaux de sandwichs rassis sans mê me y songer, mais ce soir, non. Ce soir, elle n'avait pas envie. Elle rassembla donc tous les dé chets de ce type, ses vieux patchs pleins de poils, ses miasmes, ses chewing-gums collé s sur le reboni de son cendrier, ses allumettes et ses boulettes de papier, en fit un petit tas sur son beau sous-main en peau de zé bu et laissa une note à son attention: Monsieur vous ê tes un porc et je vous prie dé sormais de laisser cet endroit aussi propre que possible. P. -S.: regardez à vos pieds, il ya cette chose si commode qu'on appelle une poubelle… Elle agré menta sa tirade d'un mé chant dessin où l'on apercevait un petit cochon en costume trois piè ces qui se penchait pour voir quelle é trangeté se cachait donc sous son bureau. Elle alla ensuite retrouver ses collè gues pour les aider à finir le hall.

– Pourquoi tu te marres comme ç a? s'é tonna Carine.

– Pour rien.

– T'es vraiment bizarre, toi…

– Qu'est-ce qu'on fait aprè s?

– Les escaliers du B…

– Encore? Mais on vient de les faire! Carine leva les é paules.

– On y va?

– Non. On doit attendre Super Josy pour le rapport…

– Le rapport de quoi?

– J'sais pas. Il paraî t qu'on utilise trop de produit…

– Faudrait savoir… L'autre jour, on n'en mettait pas assez… Je vais m'en griller une sur le trottoir, tu viens?

– Fait trop froid…

Camille sortit donc seule, s'adossa à un ré verbè re. «… 02-12-03… 00: 34… -4 °C…» dé filaient en lettres lumineuses sur la devanture d'un opticien.

Elle sut alors ce qu'elle aurait dû ré pondre à Mathilde Kessler tout à l'heure quand celle-ci lui avait demandé, avec une pointe d'agacement dans la voix, à quoi ressemblait sa vie en ce moment.

«… 02-12-03… 00: 34… -4 °C…»

Voilà.

À ç a.


17

 

– Je sais! Je le sais bien! Mais pourquoi vous dramatisez tout comme ç a? C'est n'importe quoi, à la fin!

– É coute, mon petit Franck, premiè rement, tu vas me parler sur un autre ton, et deuxiè mement tu es mal placé pour me faire la leç on. Moi, ç a fait presque douze ans que je m'en occupe, que je passe la voir plusieurs fois par semaine, que je l'emmè ne en ville et que je prends soin d'elle. Plus de douze ans, tu m'entends? Et jusque-là, on ne peut pas dire que tu t'en sois trop mê lé … Jamais un remerciement, jamais un signe de reconnaissance, jamais rien. Mê me l'autre fois, quand je l'ai accompagné e à l'hô pital et que je suis venue la voir tous les jours au dé but, ç a ne t'aurait pas effleuré de me passer un petit coup de té lé phone ou de m'en-voyer une fleur, hein? Bon, ç a tombe bien parce que c'est pas pour toi que je le fais, c'est pour elle. Parce que c'est quelqu'un de bien ta grand-mè re… De bien, tu comprends? Je te blâ me pas mon petit gars, tu es jeune, tu habites loin et tu as ta vie, mais quelquefois, tu sais, ç a me pè se, tout ç a. Ç a me pè se… Moi aussi, j'ai ma famille, mes soucis et mes petits ennuis de santé alors, je te le dis tout net: tu dois prendre tes responsabilité s maintenant…

– Vous voulez que je lui bousille sa vie et que je la mette en fourriè re juste parce qu'elle a oublié une casserole sur le feu, c'est ç a?

– Voyons! Tu parles d'elle comme si c'é tait un chien!

– Non, c'est pas d'elle que je parle! Et vous savez trè s bien de quoi je parle! Vous savez trè s bien que si je la mets dans un mouroir, elle va pas tenir le choc! Merde! Vous avez bien vu la comé die qu'elle nous a fait la derniè re fois!

– Tu n'es pas obligé d'ê tre grossier, tu sais?

– Excusez-moi, madame Carminot, excusez-moi… Mais je sais plus où j'en suis… Je… Je peux pas lui faire ç a vous comprenez? Pour moi, ce serait comme de latuer…

– Si elle reste toute seule, c'est elle qui va se tuer…

– Et alors? Est-ce que ce serait pas mieux?

– Ç a, c'est ta faç on d'envisager les choses, mais moi, je ne marche pas dans cette combine. Si le facteur n'é tait pas arrivé au bon moment l'autre jour, c'é tait toute la maison qui brû lait et le problè me, c'est qu'il ne sera pas toujours là, le facteur… Et moi non plus, Franck… Moi non plus… C'est devenu trop lourd tout ç a… C'est trop de responsabilité s… À chaque fois que j'arrive chez vous, je me demande ce que je vais trouver et les jours où je ne passe pas, je n'arrive pas à m'en-dormir. Quand je lui té lé phone et qu'elle ne ré pond pas, ç a me rend malade et je finis toujours par y aller pour voir un peu ses é garements. Son accident l'a dé traqué e, ce n'est plus la mê me femme aujourd'hui. Elle traî ne en robe de chambre toute la journé e, ne mange plus, ne parle plus, ne lit plus son courrier… Pas plus tard qu'hier, je l'ai encore retrouvé e en combinaison dans le jardin… Elle é tait complè tement frigorifié e, la pauvre… Non, je ne vis plus, je suis toujours en train de m'ima-giner le pire… On ne peut pas la laisser comme ç a… On ne peut pas. Tu dois faire quelque chose…

– Franck? Allô? Franck, tu es là?

– Oui…

– Faut se faire une raison, mon petit…

– Non. Je veux bien la foutre à l'hospice puisque j'ai pas le choix, mais y faut pas me demander de me faire une raison, ç a c'est pas possible.

– Fourriè re, mouroir, hospice… Pourquoi tu ne dis pas «maison de retraite» tout simplement?

– Parce que je sais bien comment ç a va se finir…

– Ne dis pas ç a, il y a des endroits trè s bien. La mè re de mon mari par exemple, eh bien elle…

– Et vous Yvonne? Est-ce que vous ne pouvez pas vous en occuper pour de bon? Je vous payerai… Je vous donnerai tout ce que vous voulez…

– Non, c'est gentil, mais non, je suis trop vieille. Je ne veux pas assumer ç a, j'ai dé jà mon Gilbert à m'oc-cuper… Et puis elle a besoin d'un suivi mé dical…

– Je croyais que c'é tait votre amie?

– Ç a l'est.

– C'est votre amie, mais ç a ne vous gê ne pas de la pousser dans la tombe…

– Franck, retire tout de suite ce que tu viens de dire!

– Vous ê tes tous les mê mes… Vous, ma mè re, les autres, tous! Vous dites que vous aimez les gens, mais dè s qu'il s'agit de remonter vos manches, y a plus personne…

– Je t'en prie, ne me mets pas dans le mê me sac que ta mè re! Ah, ç a, non! Comme tu es ingrat, mon garç on… Ingrat et mé chant!

Elle raccrocha.

Il n'é tait que quinze heures mais il sut qu'il ne pourrait pas dormir.

Il é tait é puisé.

Il frappa la table, il frappa le mur, il cogna dans tout ce qui é tait à sa porté e.

Il se mit en tenue pour aller courir et s'effondra sur le premier banc venu.

Ce ne fut qu'un petit gé missement d'abord, comme si quelqu'un venait de le pincer, puis tout son corps le lâ cha. Il se mit à trembler de la tê te aux pieds, sa poitrine s'ouvrit en deux et libé ra un é norme sanglot. Il ne voulait pas, il ne voulait pas, putain. Mais il n'é tait plus capable de se contrô ler. Il pleura comme un gros bé bé, comme un pauvre naze, comme un mec qui s'apprê tait à dé zinguer la seule personne au monde qui l'avait jamais aimé. Qu'il avait jamais aimé e.

Il é tait plié en deux, laminé par le chagrin et tout barbouillé de morve.

Quand il admit enfin qu'il n'y avait rien à faire pour arrê ter ç a, il enroula son pull autour de sa tê te et croisa les bras.

Il avait mal, il avait froid, il avait honte.

Il resta sous la douche, les yeux fermé s et le visage tendu jusqu'à ce qu'il n'y ait plus d'eau chaude. Il se coupa en se rasant parce qu'il n'avait pas le courage de rester devant la glace. Il ne voulait pas y penser. Pas maintenant. Plus maintenant. Les digues é taient fragiles et s'il se laissait aller, des milliers d'images viendraient lui ravager la tê te. Sa mé mé, il ne l'avait jamais vue autre part que dans cette maison. Au jardin, le matin, dans sa cuisine le reste du temps et assise auprè s de son lit, le soir…

Quand il é tait enfant, il souffrait d'insomnie, cauchemardait, hurlait, l'appelait et lui soutenait que lorsqu'elle fermait la porte, ses jambes partaient dans un trou et qu'il devait s'accrocher aux barreaux du lit pour ne pas les suivre. Toutes les institutrices lui avaient suggé ré de consulter un psychologue, les voisines hochaient la tê te gravement et lui conseillaient plutô t de le mener au rebouteux pour qu'il lui remette les nerfs en place. Quant à son mari, lui, il voulait l'empê cher de monter. C'est toi qui nous le gâ tes! il disait, c'est toi qui le dé traques ce gamin! Bon sang, t'as qu'à moins l'aimer aussi! T'as qu'à le laisser chialer un moment, d'abord y pissera moins et tu verras qu'y s'endormira quand mê me…

Elle disait oui oui gentiment à tout le monde mais n'é coutait personne. Elle lui pré parait un verre de lait chaud sucré avec un peu d'eau de fleur d'oranger, lui soutenait la tê te pendant qu'il buvait et s'asseyait sur une chaise. Là, tu vois, juste à cô té. Elle croisait les bras, soupirait et s'assoupissait avec lui. Avant lui souvent. Ce n'é tait pas grave, tant qu'elle é tait là, ç a allait. Il pouvait allonger ses jambes…

– Je te pré viens, y a plus d'eau chaude… lâ cha Franck.

– Ah, c'est ennuyeux… Je suis confus, tu…

– Mais arrê te de t'excuser, merde! C'est moi qui l'ai vidé le ballon, OK? C'est moi. Alors t'excuse pas!

– Pardon, je croyais que…

– Oh, et puis tu fais chier à la fin, si tu veux toujours faire la carpette, c'est ton problè me aprè s tout…

Il quitta la piè ce et alla repasser sa tenue. Il fallait absolument qu'il se rachè te des vestes parce qu'il n'arrivait plus à assurer un bon roulement. Il n'avait pas le temps. Jamais le temps. Jamais le temps de rien faire, merde!



  

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