Хелпикс

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PREMIÈRE PARTIE 3 страница



– Tu exagè res…

– Je te jure que non! Tu le verras quand tu viendras nous voir et tu comprendras…

– Oh, mais je n'ai pas envie de monter à Paris, moi…

– Alors on viendra, nous, et tu nous pré pareras un bon repas!

– Tu crois?

– Oui. Tu lui feras ton gâ teau de pommes de terre…

– Oh, non pas ç a… C'est trop rustique…

Il parla ensuite de l'ambiance du restaurant, des coups de gueule du chef, de ce jour où un ministre é tait venu les fé liciter en cuisine, de la dexté rité du jeune Takumi et du prix de la truffe. Il lui donna des nouvelles de Momo et de madame Mandel. Il se tut enfin pour é couter son souffle et comprit qu'elle s'é tait endormie. Il se leva sans faire de bruit.

Au moment où il allait passer la porte, elle le rappela:

– Franck?

– Oui?

– Je n'ai pas pré venu ta mè re, tu sais…

– T'as bien fait.

– Je…

– Chut, il faut dormir maintenant, plus tu dormiras et plus vite tu seras sur pied.

– J'ai bien fait?

Il hocha la tê te et posa un doigt sur sa bouche.

– Oui. Allez, dors maintenant…

Il se sentit agressé par la violence des né ons et mit un temps fou à retrouver son chemin. L'infirmiè re de tout à l'heure le happa au passage.

Elle lui dé signa une chaise et ouvrit le dossier qui le concernait. Elle commenç a par lui poser quelques questions pratiques et administratives, mais le garç on ne ré agissait pas.

– Ç a va?

– Fatigué …

– Vous n'avez rien mangé?

– Non, je…

– Attendez. On a ce qu'il faut ici…

Elle sortit de son tiroir une boî te de sardines et un paquet de biscottes.

– Ç a ira?

– Et vous?

– Pas de problè me! Regardez! J'ai plein de gâ teaux! Un petit coup de jaja avec ç a?

– Non merci. Je vais prendre un Coca au distributeur…

– Allez-y, moi je me sers un petit verre pour vous accompagner, mais… motus, hein?

Il mangea un peu, ré pondit à toutes ses questions et reprit son barda.

– Elle dit qu'elle a mal…

– Ç a ira mieux demain. On a mis des anti-inflammatoires dans sa perfusion et elle se ré veillera en meilleure forme…

– Merci.

– C'est mon mé tier.

– Je parlais des sardines…

Il roula vite, s'effondra et s'é touffa dans son oreiller pour ne pas craquer. Pas maintenant. Il avait tenu le coup si longtemps… Il pouvait lutter encore un peu…


7

 

– Café?

– Non, Coca s'il vous plaî t.

Camille le but à petites gorgé es. Elle s'é tait accoudé e dans un café en face du restaurant où sa mè re lui avait donné rendez-vous. Elle avait posé ses deux mains bien à plat de chaque cô té du verre et fermait les yeux en respirant lentement. Ces dé jeuners, si espacé s fussent-ils, lui bousillaient toujours les intestins. Elle en ressortait plié e en deux, chancelante et comme é corché e vive. Comme si sa mè re s'appliquait, avec une mé ticulosité sadique et probablement inconsciente, quoique, à gratter les croû tes et à rouvrir, une à une, des milliers de petites cicatrices. Camille l'aperç ut dans le miroir derriè re les bouteilles, qui franchissait les portes du Paradis de Jade. Elle fuma une cigarette, descendit aux toilettes, paya sa consommation et traversa la rue. Les mains dans les poches et les poches croisé es sur son ventre.

Elle aperç ut sa silhouette voû té e et vint s'asseoir en face d'elle en prenant une longue inspiration:

– Bonjour m'man!

– Tu ne m'embrasses pas? fit la voix.

– Bonjour, maman, articula-t-elle plus lentement.

– Ç a va?

– Pourquoi tu me demandes ç a?

Camille s'agrippa au bord de la table pour ne pas se relever immé diatement.

– Je te demande ç a parce que c'est en gé né ral ce que les gens se disent quand ils se rencontrent…

– Je ne suis pas «les gens», moi…

– Tu es quoi, alors?

– Oh, je t'en prie, ne commence pas, hein! Camille dé tourna la tê te et regarda la dé coration

immonde, faite de stucs et de bas-reliefs pseudo asiatiques. Les incrustations d'é caille et de nacre é taient en plastique et la laque en formica jaune.

– C'est joli ici…

– Non, c'est affreux. Mais je n'ai pas les moyens de t'inviter à la Tour d'Argent, figure-toi. D'ailleurs, mê me si je les avais, je ne t'y emmè nerais pas… Avec ce que tu manges, ce serait de l'argent jeté par les fenê tres…

Ambiance.

Elle se mit à ricaner amè rement:

– Note bien, tu pourrais y aller sans moi parce que tu en as de l'argent, toi! Le malheur des uns fait le bonh…

– Arrê te ç a tout de suite, menaç a Camille, arrê te ç a ou je m'en vais. Si tu as besoin d'argent, tu me le dis et je t'en prê te.

– C'est vrai que mademoiselle travaille… Un bon travail… Inté ressant en plus… Femme de mé nage… Ce n'est pas croyable venant de quelqu'un d'aussi bordé lique… Tu ne cesseras jamais de m'é tonner, tu sais?

– Stop, maman, stop. On ne peut pas continuer comme ç a. On ne peut pas, tu comprends? Enfin, moi, je ne peux pas. Trouve autre chose, s'il te plaî t. Trouve autre chose…

– Tu avais un beau mé tier et tu as tout gâ ché …

– Un beau mé tier… N'importe quoi… Et je ne le regrette pas en plus, je n'é tais pas heureuse là -bas…

– Tu n'y serais pas resté e toute ta vie… Et puis qu'est-ce que ç a veut dire «heureuse»? C'est le nouveau mot à la mode, ç a… Heureuse! Heureuse! Si tu crois qu'on est sur cette terre pour batifoler et cueillir des coquelicots, tu es bien naï ve, ma fille…

– Non, non, rassure-toi, je ne crois pas ç a. J'ai é té à bonne é cole et je sais qu'on est là pour en chier. Tu me l'as assez ré pé té …

– Vous avez choisi? leur demanda la serveuse. Camille l'aurait embrassé e.

Sa mè re é tala ses pilules sur la table et les compta du doigt.

– T'en as pas marre de prendre toutes ces merdes?

– Ne parle pas de ce que tu ne connais pas. Si je ne les avais pas, je ne serais plus là depuis longtemps…

– Qu'est-ce que tu en sais d'abord? Et pourquoi tu n'enlè ves jamais ces lunettes affreuses? Y a pas de soleil ici…

– Je suis mieux avec. Comme ç a je vois le monde tel qu'il est…

Camille dé cida de lui sourire et lui tapota la main. C'é tait ç a ou lui sauter à la gorge pour l'é trangler.

Sa mè re se dé rida, gé mit un peu, é voqua sa solitude, son dos, la bê tise de ses collè gues et les misè res de la coproprié té. Elle mangeait avec appé tit et fronç a les sourcils quand sa fille commanda une autre biè re.

– Tu bois trop.

– Ç a c'est vrai! Allez, trinque avec moi! Pour une fois que tu ne dis pas de bê tises…

– Tu ne viens jamais me voir…

– Et là? Je fais quoi, là?

– Toujours le dernier mot, pas vrai? Comme ton pè re…

Camille se figea.

– Ah! tu n'aimes pas quand je te parle de lui, hein? dé clara-t-elle triomphante.

– Maman, je t'en prie… Ne va pas dans cette direction…

– Je vais où je veux. Tu ne finis pas ton assiette?

– Non.

Sa mè re secoua la tê te en signe de dé sapprobation.

– Regarde-toi… On dirait un squelette… Si tu crois que tu donnes envie aux garç ons…

– Maman…

– Quoi «maman»? C'est normal que je me fasse du souci pour toi, on ne met pas des enfants au monde pour les voir dé pé rir!

– Tu m'as mise au monde pour quoi, toi?

En mê me temps qu'elle prononç ait cette phrase, Camille sut qu'elle é tait allé e trop loin et qu'elle allait avoir droit à la grande scè ne du 8. Un numé ro sans surprise, mille fois ré pé té et parfaitement au point: chantage affectif, larmes de crocodile et menace de suicide. Placé s ou dans l'ordre.

Sa mè re pleura, lui reprocha de l'avoir abandonné e tout comme l'avait fait son pè re quinze ans auparavant, lui rappela qu'elle n'avait pas de cœ ur et lui demanda ce qui la retenait sur cette terre.

– Donne-moi une seule raison d'ê tre encore ici, une seule?

Camille se roulait une cigarette.

– Tu m'as entendue?

– Oui.

– Alors?

– Merci, ma ché rie, merci. Ta ré ponse est on ne peut plus claire…

Elle renifla, posa deux tickets-restaurant sur la table et s'en alla.

Ne pas s'en é mouvoir surtout, le dé part pré cipité ayant toujours é té l'apothé ose, le tombé de rideau en quelque sorte, de la grande scè ne du 8.

D'habitude l'artiste attend la fin du dessert, mais c'est vrai qu'on é tait dans un chinois aujourd'hui et que sa mè re n'aimait pas particuliè rement leurs beignets, litchis et autres nougats trop sucré s…

Oui, ne pas s'é mouvoir.

C'é tait un exercice difficile, mais Camille avait rodé son petit kit de survie depuis le temps… Elle fit donc comme d'habitude et tenta de se concentrer pour se ré pé ter mentalement certaines vé rité s. Quelques phrases simplissimes et pleines de bon sens. Petites bé quilles bricolé es à la va-vite qui lui permettaient de continuer à la voir… Parce que ces rencontres forcé es, ces conversations absurdes et destructrices n'auraient aucun sens finalement si elle n'avait pas la certitude que sa mè re y trouvait son compte. Or, hé las, Catherine Fauque y trouvait parfaitement son compte. Se racler les bottes sur la tê te de sa fille lui procurait un grand ré confort. Et mê me si elle abré geait souvent leurs rencontres dans un mouvement de drapé outragé, elle s'en trouvait toujours satisfaite. Satisfaite et repue. Emportant avec elle sa bonne foi abjecte, ses triomphes pathé tiques et son comptant de mauvais grain à moudre jusqu'à la prochaine fois.

Camille avait mis du temps à comprendre cela et d'ailleurs, elle ne l'avait pas compris toute seule. On l'y avait aidé e. Certaines personnes dans son entourage, autrefois surtout, quand elle é tait encore trop jeune pour la juger, lui avaient donné des clefs pour comprendre l'attitude de sa mè re. Oui mais voilà, c'é tait autrefois, et tous ces gens qui avaient veillé sur elle n'é taient plus là dé sormais…

Et aujourd'hui, elle morflait la petite.

Drô lement.


8


On avait dé barrassé la table et le restaurant se vidait. Camille ne bougeait pas. Elle fumait et commandait des café s pour ne pas ê tre mise à la porte.

Il y avait un monsieur é denté dans le fond, un vieil Asiatique qui parlait et riait tout seul.

La jeune fille qui les avait servies se tenait derriè re le bar. Elle essuyait des verres et lui adressait, de temps à autre, quelques remontrances dans leur langue. Le vieux se renfrognait, se taisait un moment puis reprenait son monologue idiot.

– Vous allez fermer? demanda Camille.

– Non, ré pondit-elle en dé posant un bol devant le vieux, on ne sert plus, mais on reste ouvert. Vous voulez un autre café?

– Non, non merci. Je peux rester encore un peu?

– Mais, oui, restez! Tant que vous ê tes là, ç a l'occupe!

– Vous voulez dire que c'est moi qui le fais rire comme ç a?

– Vous ou n'importe qui…

Camille dé visagea le vieil homme et lui rendit son sourire.

L'angoisse dans laquelle sa mè re l'avait plongé e s'estompa peu à peu. Elle é coutait les bruits d'eau et de casseroles é chappé s de la cuisine, la radio, ces refrains incompré hensibles aux sonorité s pointues que la jeune fille reprenait en se dandinant, elle observait le vieux qui attrapait de longs vermicelles avec ses baguettes en se mettant du bouillon plein le menton et eut soudain l'impression de se trouver dans la salle à manger d'une vraie maison…

Hormis une tasse de café et son paquet de tabac, il n'y avait plus rien devant elle. Elle les posa sur la table d'à cô té et commenç a à lisser la nappe.

Lentement, trè s lentement, elle passait et repassait le plat de sa main sur le papier de mauvaise qualité, rê che et taché par endroits.

Elle fit ce geste pendant de longues minutes.

Son esprit s'apaisa et les battements de son cœ ur devinrent plus rapides.

Elle avait peur.

Elle devait essayer. Tu dois essayer. Oui mais, il y a si longtemps que je…

Chut, se murmura-t-elle, chut, je suis là. Tout ira bien, ma grande. Regarde, c'est le moment ou jamais… Allez… N'aie pas peur…

Elle souleva sa main à quelques centimè tres de la table et attendit que ses tremblements cessent. C'est bien, tu vois… Elle attrapa son sac à dos et farfouilla à l'inté rieur, il é tait là.

Elle sortit le coffret en bois et le posa sur la table. Elle l'ouvrit, prit une petite pierre rectangulaire et la passa sur sa joue, c'é tait doux et tiè de. Elle dé fit ensuite un tissu bleu et en sortit un bâ ton à encre, une forte odeur de santal s'en dé gagea, enfin, elle dé roula un napperon en lattes de bambou où dormaient deux pinceaux.

Le plus gros é tait en poil de chè vre, l'autre, beaucoup plus fin, en soie de porc.

Elle se leva, prit une carafe d'eau sur le comptoir, deux annuaires et fit une petite courbette au vieux fou.

Elle plaç a les annuaires sur son siè ge de faç on à pouvoir é tendre le bras sans toucher la table, versa quelques gouttes d'eau sur la pierre en ardoise et commenç a à broyer son encre. La voix de son maî tre lui revint à l'oreille: Tourne ta pierre trè s lentement, petite Camille… Oh! plus lentement encore! Et plus longtemps! Deux cents fois peut-ê tre, car, vois-tu, en faisant cela tu assouplis ton poignet et pré pare ton esprit à de grandes choses… Ne pense plus à rien, ne me regarde pas, malheureuse! Concentre-toi sur ton poignet, il te dictera ton premier trait et seul le premier trait compte, c'est lui qui donnera vie et souffle à ton dessin…

Quand l'encre fut prê te, elle lui dé sobé it et commenç a par de petits exercices dans un coin de la nappe pour se ré approprier des souvenirs trop lointains. Elle fit d'abord cinq taches, de la plus noire à la plus dilué e pour se remé morer les couleurs de l'encre, essaya ensuite diffé rents traits et ré alisa qu'elle les avait presque tous oublié s. En demeuraient certains: la corde dé faite, le cheveu, la goutte de pluie, le fil enroulé et les poils de bœ uf. Vinrent ensuite les points. Son maî tre lui en avait enseigné plus de vingt, elle n'en retrouva que quatre: le rond, le rocher, le riz et le frisson.

Assez. Tu es prê te maintenant… Elle saisit le pinceau le plus fin entre son pouce et son majeur, tendit son bras au-dessus de la nappe et attendit encore quelques secondes.

Le vieux, qui n'avait rien perdu de son manè ge, l'encouragea en fermant les yeux.

Camille Fauque sortit d'un long sommeil avec un moineau, puis deux, puis trois, puis une volé e d'oiseaux à l'œ il moqueur.

Elle n'avait rien dessiné depuis plus d'un an.


* * *

 

Enfant, elle parlait peu, encore moins qu'aujourd'hui. Sa mè re l'avait obligé e à suivre des leç ons de piano et elle dé testait ç a. Une fois, alors que son professeur é tait en retard, elle avait pris un gros marqueur et avait dessiné, consciencieusement, un doigt sur chacune des touches. Sa mè re lui avait dé vissé le cou et son pè re, pour calmer tout le monde, é tait revenu le week-end suivant avec l'adresse d'un peintre qui donnait des cours une fois par semaine.

Son pè re mourut peu de temps aprè s et Camille n'ouvrit plus jamais la bouche. Mê me pendant ses cours de dessin avec ce monsieur Doughton (elle disait Dougue-ton) qu'elle aimait tant, elle ne parlait plus.

Le vieil Anglais ne s'en formalisa pas et continua de lui indiquer des sujets ou de lui enseigner des techniques en silence. Il montrait l'exemple et elle l'imitait, se bornant à hocher la tê te pour dire oui ou non. Entre eux, et dans cet endroit seulement, tout allait bien. Son mutisme mê me semblait les arranger. Il n'avait pas à chercher ses mots en franç ais et elle se concentrait plus facilement que ses condisciples.

Un jour pourtant, alors que tous les autres é lè ves é taient partis, il brisa leur accord tacite et lui adressa la parole pendant qu'elle s'amusait avec des pastels:

– Tu sais, Camille, à qui tu me fais penser? Elle secoua la tê te.

– Eh bien, tu me rappelles un peintre chinois qui s'appelait Chu Ta… Tu veux que je te raconte son histoire?

Camille fit oui, mais il s'é tait retourné pour é teindre sa bouilloire.

– Je ne t'entends pas Camille… Tu ne veux pas que je te la raconte?

Il la dé visageait à pré sent.

– Ré ponds-moi, petite fille. Elle lui jeta un regard noir.

– Pardon?

– Si, articula-t-elle enfin.

Il ferma les yeux en signe de contentement, se servit un bol et vint s'asseoir prè s d'elle.

– Quand il é tait enfant, Chu Ta é tait trè s heureux… Il but une gorgé e de thé.

– C'é tait un prince de la dynastie des Ming… Sa famille é tait trè s riche et trè s puissante. Son pè re et son grand-pè re é taient des peintres et des calligraphies cé lè bres et le petit Chu Ta avait hé rité de leurs talents. Figure-toi qu'un jour, alors qu'il n'avait pas huit ans, il dessina une fleur, une simple fleur de lotus couché e sur un é tang… Son dessin é tait si beau, si beau, que sa mè re dé cida de l'accrocher dans leur salon. Elle affirmait que grâ ce à lui, on sentait une petite brise fraî che dans cette grande piè ce et que mê me, on pouvait respirer le parfum de la fleur quand on passait devant. Tu te rends compte? Mê me le parfum! Et sa mè re ne devait pas ê tre commode… Avec un mari et un pè re peintres, elle en avait vu d'autres…

Il se pencha de nouveau sur son bol.

– Ainsi grandit Ta, dans l'insouciance, le plaisir et la certitude d'ê tre un jour, lui aussi, un grand artiste… Hé las, quand il eut dix-huit ans, les Mandchous prirent le pouvoir à la place des Ming. Les Mandchous é taient des gens cruels et brutaux qui n'aimaient pas les peintres et les é crivains. Ils leur interdirent donc de travailler. C'é tait là la pire chose qu'on puisse leur imposer, tu t'en doutes bien… La famille de Chu Ta ne connut plus jamais la paix et son pè re mourut de dé sespoir. Du jour au lendemain, son fils, qui é tait un coquin, qui aimait rire, chanter, dire des bê tises ou ré citer de longs poè mes fit une chose incroyable… Oh! mais qui vient là? demanda monsieur Doughton, avisant son chat qui s'é tait posé sur le rebord de la fenê tre et commenç ant avec lui, exprè s, une longue conversation bé bê te.

– Qu'est-ce qu'il a fait? finit-elle par murmurer.

Il cacha son sourire dans les broussailles de sa barbe et continua comme si de rien n'é tait:

– Il a fait une chose incroyable. Une chose que tu ne devineras jamais… Il a dé cidé de se taire pour toujours. Pour toujours, tu m'entends? Plus un seul mot ne sortirait de sa bouche! Il é tait é cœ uré par l'attitude des gens autour de lui, ceux qui reniaient leurs traditions et leurs croyances pour ê tre bien vus des Mandchous et il ne voulait plus jamais leur adresser la parole. Qu'ils aillent au diable! Tous! Ces esclaves! Ces lâ ches! Alors, il é crivit le mot Muet sur la porte de sa maison et si certaines personnes essayaient de lui parler quand mê me, il dé ployait devant son visage un é ventail où il avait aussi é crit Muet et l'agitait dans tous les sens pour les faire fuir…

La petite fille buvait ses paroles.

– Le problè me, c'est que personne ne peut vivre sans s'exprimer. Personne… C'est impossible… Alors Chu Ta, qui avait comme tout le monde, comme toi et moi par exemple, beaucoup de choses à dire, eut une idé e gé niale. Il partit dans les montagnes, loin de tous ces gens qui l'avaient trahi et se mit à dessiner… Dé sormais, c'é tait ainsi qu'il allait s'exprimer et communiquer avec le reste du monde: à travers ses dessins… Tu veux les voir?

Il alla chercher un grand livre blanc et noir dans sa bibliothè que et le posa devant elle:

– Regarde comme c'est beau… Comme c'est simple… Juste un trait, et voilà … Une fleur, un poisson, une sauterelle… Regarde ce canard, comme il a l'air fâ ché et ces montagnes, là, dans la brume… Regarde comment il a dessiné la brume… Comme si ce n'é tait rien, que du vide… Et ces poussins, là? Ils ont l'air si doux qu'on a envie de les caresser. Regarde, son encre est comme un duvet… Son encre est douce… Camille souriait.

– Tu veux que je t'apprenne à dessiner comme lui? Elle hocha la tê te.

– Tu veux que je t'apprenne?

– Oui.

Quand tout fut prê t, quand il eut fini de lui montrer comment tenir le pinceau et de lui expliquer cette histoire de premier trait si important, elle resta un moment perplexe. Elle n'avait pas bien saisi et croyait qu'il fallait exé cuter tout le dessin d'un seul tenant sans lever la main. C'é tait impossible.

Elle ré flé chit longtemps à un sujet, regarda autour d'elle et avanç a le bras.

Elle fit un long trait ondulé, une bosse, une pointe, une autre pointe, descendit son pinceau en un long dé hanché et revint sur la premiè re ondulation. Comme son professeur ne regardait pas, elle en profita pour tricher, leva le pinceau pour ajouter une grosse tache noire et six petites ratures. Elle pré fé rait lui dé sobé ir plutô t que de dessiner un chat sans moustache.

Malcolm, son modè le, dormait toujours sur la fenê tre et Camille, dans un souci de vé rité, termina donc son dessin par un fin rectangle autour du chat.

Elle se leva ensuite pour aller le caresser et, quand elle se retourna, elle remarqua que son professeur la dé visageait d'une drô le de faç on, presque mé chamment:

– C'est toi qui as fait ç a?

Il avait donc vu sur son dessin qu'elle avait levé le pinceau plusieurs fois… Elle grimaç a.

– C'est toi qui as fait ç a, Camille?

– Oui…

– Viens par là, s'il te plaî t.

Elle s'avanç a, pas trè s fiè re, et s'assit prè s de lui.

Il pleurait:

– C'est magnifique ce que tu as fait là, tu sais… Magnifique… On l'entend ronronner ton chat… Oh, Camille…

Il avait sorti un gros mouchoir, plein de taches de peinture, et se mouchait bruyamment.

– É coute-moi, petite fille, je ne suis qu'un vieux bonhomme et un mauvais peintre qui plus est, mais é coute-moi bien… Je sais que la vie n'est pas facile pour toi, j'imagine que ce n'est pas toujours drô le à la maison et j'ai appris aussi pour ton papa, mais… Non, ne pleure pas… Tiens, prends mon mouchoir… Mais il y a une chose que je dois te dire: les gens qui s'arrê tent de parler deviennent fous. Chu Ta, par exemple, je ne te l'ai pas dit tout à l'heure, mais il est devenu fou et trè s malheureux aussi… Trè s, trè s malheureux et trè s, trè s fou. Il n'a retrouvé la paix que lorsqu'il é tait un vieillard. Tu ne vas pas attendre d'ê tre une vieillarde, toi, n'est-ce pas? Dis-moi que non. Tu es trè s doué e, tu sais? Tu es la plus doué e de tous les é lè ves que j'aie jamais eus, mais ce n'est pas une raison, Camille… Ce n'est pas une raison… Le monde d'aujourd'hui n'est plus comme celui de Chu Ta et tu dois te remettre à parler. Tu es obligé e, tu comprends? Sinon, ils vont t'enfermer avec de vrais fous et personne ne verra jamais tous tes beaux dessins…

L'arrivé e de sa mè re les interrompit. Camille se leva et la pré vint, d'une voix rauque et saccadé e:

– Attends-moi… Je n'ai pas fini de ranger mes affaires…

Un jour, il n'y a pas trè s longtemps, elle reç ut un paquet mal ficelé accompagné d'un petit mot:

Bonjour,

Je m'appelle Eileen Wilson. Mon nom ne dit probablement rien à vous, mais j'é tais l'amie de Cecil Doughton qui fut votre professeur de dessin autrefois. J'ai le triste de vous annoncer que Cecil a quitté nous il y a deux mois de cela. Je sais que vous appré ciez que je vous dise (pardonnez mon pauvre franç ais) que nous l'avons enterré dans son ré gion du Dartmoor qu'il aimait tant beaucoup dans une cimetè re auquel la vue est trè s belle. J'ai mis ses brosses et ses peintures dans le terre avec lui.

Avant de mourir, il m'avait demander de vous donner ceci. Je crois qu'il sera joyeux si vous l'user en pensant à lui.

Eileen W.

Camille ne put retenir ses larmes en dé couvrant le maté riel de peinture chinoise de son vieux professeur, celui-là mê me dont elle se servait à pré sent…


* * *

 

Intrigué e, la serveuse vint ré cupé rer la tasse vide et jeta un œ il sur la nappe. Camille venait d'y dessiner une multitude de bambous. Leurs tiges et leurs feuilles é taient ce qu'il y avait de plus difficile à ré aliser. Une feuille, petite, une simple feuille qui se balance dans le vent exigeait de ces maî tres des anné es de travail, une vie entiè re, parfois… Joue avec les contrastes. Tu n'as qu'une couleur à ta disposition et pourtant tu peux tout suggé rer… Concentre-toi mieux. Si tu veux que je te grave ton sceau un jour, tu dois me faire des feuilles bien plus lé gè res que ç a…

Le support, de mauvaise qualité, se gondolait et buvait l'encre beaucoup trop rapidement.

– Vous permettez? demanda la jeune fille.

Elle lui tendait un paquet de nappes vierges. Camille se recula et posa son travail sur le sol. Le vieux gé missait, la serveuse l'engueula.

– Qu'est-ce qu'il dit?

– Il râ le parce qu'il ne peut pas voir ce que vous faites…

Elle ajouta:

– C'est mon grand-oncle… Il est paralysé …

– Dites-lui que le prochain sera pour lui…

La jeune fille revint vers le bar et prononç a quelques paroles à son intention. Il se calma et regarda Camille sé vè rement.

Elle le dé visagea longuement puis dessina, sur toute la surface de la nappe, un petit bonhomme hilare qui lui ressemblait et qui courait le long d'une riziè re. Elle n'é tait jamais allé e en Asie, mais improvisa, en arriè re-plan, une montagne dans la brume, des pins, des rochers et mê me la petite cabane de Chu Ta sur un promontoire. Elle l'avait croqué avec sa casquette Nike et sa veste de survê tement, mais l'avait laissé jambes nues, seulement vê tu du pagne traditionnel. Elle ajouta quelques gerbes d'eau qui giclaient sous ses pieds et une bande de gamins lancé s à sa poursuite.

Elle se recula pour juger son travail.

Beaucoup de dé tails la contrariaient bien sû r, mais enfin, il avait l'air heureux, vraiment heureux, alors elle plaç a une assiette sous la nappe comme support, ouvrit le petit pot de cinabre rouge et y apposa son sceau au milieu à droite. Elle se leva, dé barrassa la table du vieux et revint chercher son dessin qu'elle posa devant lui.



  

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