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DEUXIÈME PARTIE 19 страница
Si on ajoute que ces fugues se pré sentent chez des individus qui ont dé jà eu comme je l’ai fait remarquer chez P… des somnambulismes anté rieurs, ou bien si on remarque que ces individus sont susceptibles de pré senter plus tard, comme cela est arrivé chez Rou… des é tats somnambuliques, le rapprochement devient encore plus lé gitime, et l’on peut dire que les fugues sont en somme des dé veloppements d’une idé es fixe à forme somnambulique.
Cependant il faut constater les diffé rences: 1° Pendant l’é tat anormal, l’idé e qui se dé veloppe n’a certainement pas la mê me puissance que pendant le somnambulisme monoï dé ique, elle rè gle bien la conduite mais elle n’amè ne pas les hallucinations et les dé lire qu’elle produisait dans le cas pré cé dent. Quand Irè ne avait l’idé e du suicide et qu’elle rê vait à se faire é craser par une locomotive, elle n’avait pas la patience d’aller jusqu’à une voie de chemin de fer et de combiner un suicide ré el, elle avait immé diatement l’hallucination de la voie du chemin de fer, et sans tant d’embarras, elle se couchait sur le plancher de la salle. Les individus qui font des fugues ne semblent pas d’ordinaire avoir de telle hallucinations: le dé veloppement de l’idé e fixe est é videmment moins intense. 2° L’isolement de l’idé e est é galement moins net et c’est là un fait bien caracté ristique. Nos grands somnambules ne voyaient, n’entendaient absolument rien en dehors de leurs idé e fixe; au contraire, les malades pré cé dents conservent un trè s grand nombre de perceptions et de souvenirs né cessaires pour accomplir correctement leur voyage. « Ce qu’il y a de plus é tonnant dans les fugues hysté riques, disait Charcot, c’est que ces individus ne se font pas ramasser par la police dè s le dé but de leur expé dition ». En effet, ce sont des malades en plein dé lire, et cependant ils prennent des billets de chemin de fer, ils vont manger et coucher à l’hô tel, ils parlent à un grand nombre de personnes; on nous dit bien de temps en temps qu’on les a trouvé s bizarres, rê veurs, pré occupé s, mais enfin on ne les a pas pris pour des fous, tandis qu’Irè ne ne ferait pas quatre pas quand elle rê ve à la mort de sa mè re sans se faire conduire à l’asile. Il est certain que l’é tendue de la conscience est trè s diffé rente, que l’esprit ne se ré duit pas d’une maniè re aussi brutale à une seule idé e. 3° Nous pourrions faire des remarques analogues sur l’é tat dit normal. L’oubli de la fugue est trè s net, mais l’oubli de l’idé e directrice et des sentiments qui s’y rapportent est beaucoup moins brutal: la restauration de la personnalité normale est beaucoup plus complè te.
Pour comprendre cette dé gradation, cette transformation du somnambulisme monoï dé ique jusqu’à la fugue hysté rique, il nous faut é tudier des é tats en quelque sorte intermé diaires à divers points de vue, qui nous pré pareront à comprendre les transformations de l’idé e fixe typique. Je veux vous parler des somnambulismes polyidé ique qui s’opposent au premier comme leur nom l’indique par la multiplicité des idé es qui les remplissent.
On peut tout d’abord trè s bien comprendre, par un exemple, comment le somnambulisme peut se compliquer. Voici une femme hysté rique Leg…, dont la vie a é té trè s accidenté e et qui a eu plusieurs aventures trè s dramatique capables de bouleverser sa conscience et de faire naî tre dans son esprit ces idé es fixes qui remplissent les somnambulismes. Un jour, se trouvant au moment de ses rè gles, elle avait é té fouiller dans les tiroirs de son amant et elle y avait trouvé une lettre qui confirmait ses soupç ons et lui montrait qu’elle é tait trompé e. Grande colè re, arrê t des rè gles, bien entendu, et crise dé lirante à forme somnambulisme monoï dé ique qui ré pè te cette scè ne: voilà qui est bien simple. Un autre jour, é tant en train de se promener avec son amant, elle a é té surprise par un violent orage, et é pouvanté e par un coup de tonnerre trè s violent. Son amant s’est paraî t-il montré peu courageux, et n’a su ni la rassurer, ni la mettre à l’abri. Grande colè re contre lui, crise violente é galement à forme de somnambulisme monoï dé ique dans laquelle elle entend le coup de tonnerre, tombe é vanouie, puis fait une scè ne à son amant: c’est encore bien simple et conforme à la rè gle. Troisiè me histoire: Un jour, encore au moment de ses rè gles, elle a volé un revolver et s’est mise en embuscade le long d’une route par laquelle elle voit passer une voiture dans laquelle se trouvent son amant et sa rivale. Elle tire sur eux et tombe en arriè re en crise dé lirante du mê me genre. Il y a encore dans sa vie d’autres aventures qui ont toujours le mê me ré sultat.
À la suite de tout cela, elle est à l’hô pital et à peu prè s tous les jours, pour des occasions insignifiantes, elle tombe dans des crises dé lirantes. Ces crises commencent au hasard par le ré cit ou la comé die, comme on voudra, de l’une des aventures pré cé dentes, elle a les yeux hagards, elle tremble et met ses mains devant sa figure avec une violente expression de terreur. Elle ferme ses yeux devant les é clairs et elle joue la scè ne de l’orage, puis brusquement, sans se ré veiller, elle prend une autre expression de physionomie, fait semblant de chercher des clé s, crochè te des tiroirs, lit des lettres, pousse des cris de fureur, etc. Enfin, elle tient à la main un revolver imaginaire, regarde par la fenê tre avec un air furieux, presse la dé tente et tombe en arriè re é vanouie. Ces trois scè nes, et d’autres du mê me genre, recommencent indé finiment, se succè dent dans un ordre irré gulier, et cela pendant des heures. C’est encore un é tat somnambulique avec le mê me isolement du sujet incapable de percevoir les choses exté rieures, avec la mê me concentration de l’esprit sur une idé e; mais les idé es qui se succè dent sont multiples et amè nent des comé dies diffé rentes, dans lesquelles les perceptions et les souvenirs ne sont pas les mê mes. L’unité du somnambulisme semble indé pendante de l’idé e fixe, il y a quelque chose d’é tranger à l’idé e elle-mê me qui a unifié ces trois ou quatre idé es et les a ré unies dans une mê me crise.
Le mê me caractè re va se retrouver avec un peu plus de complications dans d’autres formes du somnambulisme polyidé ique. Les idé es sont modifié es non par le souvenir de somnambulismes anté rieurs, mais par l’impression dé terminé e par des objets exté rieurs que le sujet perç oit encore, ou bien ce changement se fait plus facilement encore, simplement par association d’idé es. Il suffit de relire, à ce point de vue, l’observation amusante du somnambule de Mesnet, dé crit dé jà en 1874. Cet individu avait un somnambulisme trè s varié, dans lequel il jouait tantô t des scè nes de sa vie militaire, tantô t des scè nes amoureuses, ou bien il faisait de la musique, ou il se croyait domestique, le tout suivant les objet qu’il touchait ou suivant les impressions qui passaient dans son esprit: une idé e é veillé e par association se dé veloppait en une comé die, elle en é veillait une autre, puis une troisiè me, et ainsi indé finiment. Ces somnambulismes sont parfois trè s compliqué s et remplis en apparence par un grand nombre d’idé es diffé rentes.
Mais alors il faut se demander ce qui fait l’unité de ces somnambulismes. Pouvons-nous encore appliquer ici la conception gé né rale qui é tait si simple dans les cas de somnambulisme monoï dé ique? Nous ré sumions ces é tats par ces mots: « Il y a, disions-nous, une idé e simple, un systè me d’images qui s’est sé paré de la totalité de la conscience et qui a pris un dé veloppement indé pendant. Cela amè ne deux chose, une lacune dans la conscience gé né rale qui est repré senté e par une amné sie et un dé veloppement exagé ré et indé pendant de l’idé e é mancipé e ». Or, ici, rien de semblable, il n’y a pas une idé e nette, un systè me pré cis, qui se soit é mancipé de la conscience, il semble qu’il y ait beaucoup d’idé e diffé rentes qui remplissent le somnambulisme.
Je pense pour ma part que la difficulté est plus apparente que ré elle et qu’il s’agit toujours au fond du mê me phé nomè ne. Les systè mes psychologiques qui existent dans notre conscience sont trè s nombreux et ils ne se pré sentent pas tous sous la mê me forme. Sans doute un des systè mes les plus simples, c’est l’idé e relative à un é vé nement, l’idé e de la mort de sa mè re est un systè me bien dé fini qui peut ê tre supprimé avec netteté et qui peut se dé velopper avec exagé ration. Mais il y a d’autres systè mes plus vagues dont nous avons dé jà constaté un grand nombre. Considé rons pour le moment le systè me de pensé es et de tendances qu’on appelle un sentiment, ce n’est pas un systè me aussi net qu’une idé e, mais il existe cependant avec une grande unité. Le sentiment qui ré sulte de la peur d’une accusation infamante, le sentiment de curiosité pour les voyages lointains, le sentiment d’amour et de jalousie à propos d’un amant, voilà des systè mes de pensé es qu’il n’est pas toujours facile d’exprimer dans des mots, qui ne sont pas des idé es proprement dites, qui peuvent au contraire renfermer de trè s nombreuses idé es diffé rentes, mais qui ont cependant leur unité mentale.
Eh bien, dans les somnambulisme polyidé iques et dans les fugues, c’est sur ces sentiments que la dissociation a porté. C’est un sentiment plus ou moins pré cis qui dans son ensemble s’est sé paré de la conscience gé né rale et se dé veloppe d’une maniè re indé pendante en donnant naissance à ces singuliers dé lires. Une certaine complication nous é loigne du somnambulisme monoï dé ique, mais nous conservons encore la mê me loi gé né rale et la mê me interpré tation.
3. - Les doubles personnalité s
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Les somnambulismes sont susceptibles de pré senter une nouvelle mé tamorphose dont l’inté rê t scientifique est trè s grand, quand ils se prolongent et se compliquent de maniè re à donner naissance à ce qu’on appelle des doubles existences, des doubles personnalité s. Ces cas sont assez rares, et il n’en existe guè re aujourd’hui que vingt ou vingt-cinq belles observations, mais ces fait ont servi de point de dé part aux premiè res et aux plus belles é tudes sur la psychologie expé rimentale.
Le type de ces doubles existences nous est fourni par un cas cé lè bre, plus lé gendaire qu’historique, qui remonte à une observation de Mitchell et Nott, publié e en 1816, rendue cé lè bre par un travail de Mac Nish sur la Philosophie du Sommeil, et enfin publié in extenso seulement en 1889 par le Dr Weir Mitchell, de Philadelphie, d’aprè s les papiers de son pè re. je dois à ce propos rectifier une singuliè re erreur que j’ai continuellement commise dans plusieurs ouvrages. J’ai toujours pensé que le personnage appelé par Taine « la Dame de Mac Nish » et Mary Reynolds, le sujet de l’observation dé taillé e de Weir Mitchell, é taient deux individus diffé rents, et qu’il y avait là deux observations concordantes de double existence. M. Weir Mitchell, dans une lettre qu’il vient aimablement de m’envoyer, m’a dé trompé et m’a expliqué que l’observation publié e par lui en 1889 é tait é crite d’aprè s des notes recueillies par son pè re et se rapportait en ré alité au mê me personnage lé gendaire que nous appelons en France « la Dame de Mac Nish ». Cette erreur, toute absurde qu’elle soit, nous montre qu’il s’agit d’une observation trè s ancienne et trè s vaguement connue. C’est peut-ê tre pour cela que le fait nous est pré senté avec une simplicité qui nous é tonne et que nous ne retrouvons plus dans nos observations d’aujourd’hui; en passant de bouche en bouche, le fait a dû se simplifier beaucoup. Quoi qu’il en soit, voici l’histoire ré sumé e de Mary Reynolds ou de « la Dame de Mac Nish ».
Mary Reynolds é tait une enfant intelligente et calme, plutô t ré servé e et mé lancolique, mais d’une bonne santé apparente. Les troubles nerveux commencè rent vers l’â ge de dix-huit ans par une syncope assez prolongé e à la suite de laquelle elle resta cinq ou six semaines aveugle et sourde; le sens de l’ouï e revint tout d’un coup, le sens de la vue revint graduellement et tout entier. Nous n’avons pas à insister maintenant sur ces troubles sensoriels que nous avons dé jà é tudié s. Aprè s une seconde syncope de dix-huit à vingt heures, elle se ré veilla, en apparence avec tous ses sens, mais elle avait oublié toute sa vie anté rieure et toutes les connaissances acquises anté rieurement, il ne lui restait que la faculté de prononcer instinctivement comme un enfant quelques mots sans les comprendre. Il lui fallut tout rapprendre de nouveau: mais il faut reconnaî tre que l’é ducation fut rapide, puisqu’au bout de quelques semaines elle savait de nouveau parler, lire et é crire. On remarqua qu’elle rapprit à é crire d’une faç on bizarre: elle prenait sa plume maladroitement et commenç ait à copier de droite à gauche à la faç on des Orientaux; elle garda toujours dans cette seconde existence une é criture renversé e trè s diffé rente de son é criture ordinaire. Dans cette seconde existence, son caractè re é tait tout transformé; elle é tait devenue vive, joyeuse, ne s’effrayait plus de rien, courait les bois, jouait avec les animaux dangereux; elle se montrait fine et railleuse avec les personnes qui cherchaient à la diriger et, en ré alité, n’obé issait plus à personne. Au bout d’une dizaine de semaines, elle eut de nouveau un de ces sommeil bizarres et se ré veilla d’elle-mê me dans le premier é tat. Elle n’avait plus aucun souvenir de la pé riode qui venait de s’é couler, mais elle reprenait ses connaissances et son caractè re anté rieurs; elle se montrait de nouveau plus lente et plus mé lancolique que jamais.
Au bout d’un certain temps, le mê me accident la fit rentrer dans l’é tat qui paraissait ê tre le second. Ces transitions se faisaient souvent la nuit dans le sommeil naturel, quelquefois de jour, et elles é taient souvent douloureuses; le sujet é tait comme effrayé par une sorte de sentiment de mort « comme si je ne devais jamais revenir dans ce monde ». Quand la seconde existence ré apparaissait, Mary Reynolds se retrouvait exactement dans l’é tat où elle avait é té à la fin de la pé riode correspondante, mais sans aucun souvenir de tout ce qui s’é tait passé dans l’intervalle. En un mot, dans l’é tat ancien, elle ignorait tout de l’é tat nouveau, dans l’é tat nouveau elle ignorait tout de l’é tat ancien. Dans un é tat ou dans l’autre, elle n’avait pas plus de souvenance de son double caractè re que deux personnes distinctes n’en ont de leur nature respective. Par exemple, dans les pé riodes d’é tat ancien, elle possé dait toutes les connaissances qu’elle avait acquise dans son enfance et dans sa jeunesse; dans son é tat nouveau, elle ne savait que ce qu’elle avait appris depuis son premier ré veil. Si une personne lui é tait pré senté e dans un de ces é tats, elle é tait obligé e de l’é tudier et de la connaî tre dans les deux pour avoir la notion complè te. Il en é tait de mê me pour toute chose.
Vers l’â ge de trente-cinq ans à trente-six ans, l’é tat appelé second devint dé finitivement pré dominant. Il se reproduisit plus souvent, dura plus longtemps et finit pas devenir en quelque sorte dé finitif, puisqu’elle resta dans cet é tat vingt-cinq ans. L’auteur remarque qu’à la fin de sa vie, il semblait y avoir une sorte de confusion entre les deux é tats; du moins l’é tat II devenu pré pondé rant s’é tendait et semblait acqué rir d’une maniè re vague des souvenirs appartenant à l’é tat I. « Il lui semblait avoir comme une obscure, rê veuse idé e d’un passé plein d’ombre qu’elle ne pouvait pas tout à fait saisir ».
Nous pouvons utiliser à ce propos la mé thode graphique qui nous a servi à repré senter des amné sies: elle nous donne une repré sentation de l’histoire de Mary Reynolds. La figure 4 est un damier dans lequel alternent exactement les carré s noirs et les carré s blancs de la mê me maniè re qu’alternaient les oublis et les souvenirs. Cette figure en damier est tout à fait spé ciale à ce premier type de doubles existences que j’ai proposé autrefois d’appeler des somnambulismes ré ciproques.
Une autre histoire recueillie en France par un mé decin de Bordeaux, M. Azam, doit ê tre opposé e à la pré cé dente, car elle nous montre un autre type de double existence beaucoup plus fré quent que le premier. M. Azam a commencé à faire connaî tre cette histoire é tonnante à la Socié té de Chirurgie, puis à l’Acadé mie de Mé decine en janvier 1860. Il intitulait sa communication « Note sur le Sommeil Nerveux ou Hypnotisme » et il parlait de ce cas à propos des discussions sur l’existence d’un sommeil anormal où l’on pourrait opé rer sans douleur. Cette communication faite ainsi incidemment devait, en cinquante ans, ré volutionner la psychologie. Depuis, M. Azam a mieux compris l’inté rê t et le succè s de son observation; il a publié diffé rents mé moires et mê me des livres sur son sujet en 1866, 1876, 1877, 1883, 1890, etc. Taine d’abord, dans son livre sur l’Intelligence, puis Ribot dans ses Maladies de la Mé moire, se sont emparé s de cette histoire qui a fait le tour du monde, et il y a maintenant toutes une bibliothè que sur cette pauvre femme.
Quand Azam connut Fé lida pour la premiè re fois, en 1858, elle avait quinze ans et é tait dé jà malade depuis trois ans, depuis l’apparition de la puberté, comme cela est fré quent dans l’hysté rie. Elle avait toutes sorte d’accidents hysté riques, des attaques d’agitation motrice, des troubles de l’alimentation; toutes sorte de souffrance avaient alté ré son caractè re, c’é tait une personne renfermé e, triste et craintive. Elle avait un grand nombre de troubles de la sensibilité, des dysesthé sies varié es et des insensibilité s diffuses. Au milieu de toutes ces misè res, se pré senta de temps en temps, assez rarement au dé but, un autre phé nomè ne trè s bizarre. Elle paraissait tomber en syncope pendant quelques minutes à peine, c’est la transition que nous avons dé jà remarqué e à propos de la plupart des somnambulismes; puis elle se ré veillait subitement, elle é tait gaie, active, remuante sans aucune inquié tude et sans aucune douleur. Elle n’avait plus ces sensations pé nibles et ces insensibilité s qui la gê naient pré cé demment, elle é tait beaucoup mieux portante que dans la pé riode pré cé dente. Mais, remarquons-le tout de suite, dans cet é tat en apparence nouveau, elle ne pré sentait en aucune maniè re le trouble caracté ristique de Mary Reynolds; elle n’avait pas à rapprendre quelque chose, parce qu’elle n’avait rien oublié. Elle conservait un souvenir trè s exact de toutes sa vie anté rieure, de toutes les souffrances qu’elle avait subies et de tout ce qu’elle avait appris anté rieurement. Tout é tait donc pour le mieux, mais cet é tat de bien-ê tre durait peu; au bout d’une heure ou de trois heures, elle avait une nouvelle syncope et se ré veillait alors dans l’é tat anté rieur considé ré comme normal que nous pouvons appeler, en suivant la convention d’Azam, l’é tat prime. En revenant à cet é tat, elle retrouvait toutes ses infirmité s, ainsi que son caractè re lent et triste auquel on é tait accoutumé. Mais il y avait maintenant un phé nomè ne de plus, elle avait complè tement oublié les quelques heures pré cé dentes, remplies par l’é tat II ou l’é tat vif : toute cette pé riode é tait pour elle comme si elle n’existait pas.
Cela n’avait pas à cette é poque grand inconvé nient, puisque l’é tat appelé II ne surmenait que de temps en temps et qu’il durait une heure ou deux. Mais, peu à peu, cet é tat prit un singulier dé veloppement; il se prolongea pendant des heures et des jours, et comme le sujet é tait alors beaucoup plus actif, il se remplit de toutes sortes d’é vé nements graves. Il faut lire, dans l’ouvrage d’Azam, le ré cit bizarre d’une consultation mé dicale à propos de la premiè re grossesse de Fé lida. La pauvre fille, pendant sa pé riode d’excitation et de gaieté, s’é tait abandonné e à un jeune homme qui devait d’ailleurs ê tre son mari; le ré veil survint peu de temps aprè s et ne lui laissa pas le moindre souvenir de cet incident. Comme sa santé s’alté rait et comme son ventre grossissait, elle alla naï vement consulter M. Azam sur ses troubles singuliers. La grossesse é tait é vidente, dit M. Azam, mais je n’osai pas l’en avertir. Quelque temps aprè s, l’é tat II revint et Fé lida, s’adressant au mé decin, s’excusa en riant de sa consultation pré cé dente, car elle savait trè s bien maintenant de quoi il s’agissait.
Pendant la plus grande partie de sa vie ces deux pé riodes ont alterné et ce n’est que dans la vieillesse que l’une des deux pé riodes, la seconde, c’est-à -dire la meilleure, celle pendant laquelle le sujet é tait le plus actif et avait une mé moire totale, a empié té sur la premiè re et a rempli à peu prè s toute la vie. Fé lida n’avait plus que rarement trois ou quatre jours de son ancien é tat appelé normal, mais alors sa vie é tait intolé rable, car elle avait oublié les trois quarts de son existence et cela donnait naissance aux situations les plus comiques. Elle craignait de passer pour folle et se cachait avec angoisse jusqu’à ce qu’une nouvelle syncope la remit rapidement dans l’é tat le meilleur devenu habituel. Tels sont les grands traits de cette histoire devenue cé lè bre: on voit facilement en quoi elle diffè re des observations pré cé dentes. La figure sché matique 5 en donne une image tout à fait caracté ristique. Ce n’est plus un damier dans lequel les pé riodes d’oubli alternaient ré guliè rement avec les pé riodes de souvenir. On constate maintenant des bandes entiè rement claires de plus en plus larges à mesure que la vie avance, dans lesquelles il n’y a aucune tache noire, ce sont les pé riodes de l’é tat II pendant lesquelles la mé moire s’é tend sur la vie entiè re sans aucune amné sie. Au contraire, dans les bandes intercalaires qui repré sentent l’é tat I, on voit des sé ries de taches noires qui repré sentent des amné sies de plus en plus é tendues portant sur toutes les pé riodes de la vie qui ont é té remplies par l’é tat II. Cette figure nous montre bien que les deux somnambulismes ne sont pas é gaux, qu’il y en a un supé rieur à l’autre, surtout au point de vue de la mé moire: c’est ce qui justifie le nom que j’ai donné à ces cas de somnambulismes dominateurs.
Si les cas du premier genre rangé s autour de Mary Reynolds sont rares, il n’en est pas de mê me pour ceux du second groupe qui ont pour type Fé lida: le cas de Ladame, ceux de Verriest, 1888; de Bonamaison, 1890 de Dufay 1893, et beaucoup d’autres pourraient ê tre dé crits d’aprè s le mê me modè le: il est inutile d’insister, ces cas ne pré sentent pas de phé nomè ne psychologiques bien nouveaux.
Mais il y aurait lieu de former un troisiè me groupe que l’on pourrait appeler celui des cas complexes, dans lequel devraient ê tre rangé es quelques observations cé lè bres. Il s’agit de malades extrê mement compliqué s qui ont non pas deux formes d’existence, mais un trè s grand nombre de formes d’existence jusqu’à 9 ou 10. Ces diffé rents é tats psychologiques pré sentent les uns vis-à -vis des autres des relations trè s diverses: tantô t ce sont des somnambulismes ré ciproques, tantô t ce sont des somnambulismes dominateurs.
L’un des plus remarquables cas publié s en France est celui de Louis Vivet é tudié de 1882 à 1889 par bien des auteurs, par Legrand du Saule, Voisin, Mabille et Ramadier, Bourru et Burot, etc. Ce garç on avait six existences diffé rentes; chacune é tait caracté risé e: 1° par des modifications de la mé moire qui portaient tantô t sur telle é poque, tantô t sur telle autre; 2° par des modifications du caractè re; dans un é tat il é tait doux et travailleur, dans un autre il é tait paresseux et colè re; 3° par des modifications de la sensibilité et du mouvement, dans un é tat il é tait sensibilité et du mouvement, dans un é tat il é tait insensible et paralysé du cô té gauche, dans un autre il est paralysé du cô té droit, dans un troisiè me il é tait paraplé gique, etc. Le fait le plus curieux de cet é tat c’est que l’on pouvait, en agissant sur ce troisiè me caractè re, amener les modifications correspondantes des deux autres. Si l’on gué rissait sa paralysie des deux jambes, on le faisait entrer dans l’é tat où il avait toutes ses sensations et tous ses mouvements et alors on voyait ré apparaî tre le caractè re et l’é tat de mé moire correspondant à cette pé riode.
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