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DEUXIÈME PARTIE 18 страница
Il ne faut pas se tromper sur la nature de ces points: d’abord ils ne correspondent jamais à de vé ritables lé sions organiques ou du moins, s’il y a là des lé sions, elles ne jouent aucune rô le dans l’hysté rie proprement dite. Ensuite, malgré l’apparence, il faut bien se rendre compte que ces phé nomè nes sont moraux et non point physiques et qu’ils dé pendent encore des idé es et des é motions du sujet. Les diffé rentes ré gions de notre corps participent à tous les é vé nements de notre vie et à tous nos sentiments. Voici deux individus qui ont é té tous deux blessé s à l’é paule, l’un par un ascenseur, l’autre par un omnibus. Ces blessures sont gué ries depuis longtemps, mais le souvenir d’une sensation à l’é paule, l’idé e mê me de l’é paule fait partie du souvenir de l’accident; il suffit de toucher l’un de ces malades à l’é paule pour que cette sensation bien spé ciale lui rappelle son accident et qu’elle dé termine la crise. L’idé e de maladie de poitrine, la peur de la phtisie, s’accompagne chez une malade d’une certaine sensation pé nible dans le sommet du poumon gauche à l’occasion de laquelle elle a dé buté. Cette mê me sensation localisé e à ce point sera le point de dé part de l’attaque. Dans les é motions amoureuses, à moins qu’il ne s’agisse de purs esprits, il y a des sensations gé nitales avec gonflement de la ré gion. Pourquoi ne pas comprendre que dans toutes ces é motions de regret, d’amour, de remords, cette image d’une sensation physique intervienne et qu’elle joue le rô le de point de dé part? Ajoutez les innombrables associations d’idé es dé terminé es par les habitudes du malade ou mê me par les interrogations du mé decin et l’on comprendra que ces pré tendus points hysté rogè nes sont tout simplement des endroits où se produisent facilement certaines sensations spé ciales associé es avec le souvenir d’un é vé nement é motionnant. Les diverses auras qui se dé veloppent ainsi sont constitué es par des sensations de mouvement, de crampes dans diffé rentes parties du corps, dans diffé rents viscè res, par des changements de sensibilité dans divers organes.
L’é tat mental du sujet devient de plus en plus anormal; celui-ci ne semble plus se rendre compte des choses et il ne tarde pas à perdre conscience. Cette perte de conscience est trè s importante à bien comprendre, car son degré distingue les diffé rentes attaques les unes des autres et en particulier sé pare l’attaque hysté rique de l’accè s é pileptique. Dans l’hysté rie, si je ne me trompe, la perte de conscience n’est jamais ré elle, elle est simplement apparente. Nous supposons qu’elle existe pour deux raisons: d’abord parce que le sujet ne nous ré pond plus et ne paraî t pas ré agir aux excitations du monde exté rieur, et deuxiè mement parce qu’aprè s l’attaque il ne paraî t pas se souvenir de ce qui s’est passé. Mais il ne s’agit là que d’une anesthé sie et d’une amné sie ayant au suprê me degré les caractè res hysté riques portant sur la personnalité normale du sujet et non sur la conscience en gé né ral. En usant de certains procé dé s on arrive trè s bien à mettre en é vidence des sensations pendant l’attaque et des souvenirs aprè s l’attaque. Il y a là un changement de conscience plutô t qu’une suppression de conscience.
Cette nouvelle conscience qui apparaî t est remplie par les divers phé nomè nes d’agitation fonctionnelle que nous avons longuement é tudié s. L’un de ceux qui jouent un grand rô le est une agitation des idé es qui se dé veloppent d’une maniè re indé pendante et exagé ré e. C’est là que l’on retrouve toutes les idé es fixes à forme somnambulique, complè tes ou incomplè tes; c’est là que l’on constate les expressions complè tes de l’idé e par des actes, les expressions incomplè tes par des attitudes, des hallucinations, des paroles, des expressions é motionnelles. Briquet soutenait autrefois que l’attaque d’hysté rie n’est pas autre chose que la ré pé tition exacte des troubles par lesquels se manifestent les impressions morale vives. Mais je ne pense pas comme cet auteur que toutes les crises soient uniquement constitué es par des phé nomè nes de ce genre, simple expressions d’idé es fixes et de sentiments. On constate en grand nombre dans ces attaques d’autres faits relatifs à des agitations des autres fonctions. Par exemple, trè s souvent le bavardage se dé veloppe, dé passe le sujet de l’idé e fixe et porte sur une foule de choses insignifiantes; souvent mê me il devient tout à fait incohé rent, ce sont des paroles pour des paroles.
À cette agitation verbale s’ajoute presque toujours de l’agitation motrice qui constitue ce qu’on a appelé avec une expression impropre les convulsion des hysté riques. Ce sont des mouvements dans lesquels la systé matisation musculaire reste absolument correcte, sans doute, mais qui nous apparaissent sans signification. Ajoutons encore des agitations de la perception sous forme d’hallucinations et surtout sous forme de douleurs qui arrachent des cris aux malades. Les agitations dé sordonné es des fonctions respiratoires dé terminent la polypné e, des gé missements ou des hurlements monotones qui se ré pè tent pendant des heures.
La grande crise de K…, dé terminé e, comme je l’ai dit, par la mort de son chien, pourrait fournir un trè s bon exemple de ce mé lange de tous les phé nomè nes d’agitation hysté rique. Pendant de longues heures se succè dent et se mê lent confusé ment des sanglots, des larmes qui coulent à flots, des cris aigus, des hurlements monotones qui se ré pè tent exactement sur le mê me ton et avec le mê me rythme pendant plus d’une heure, des grands mouvements des bras qui tantô t frappent la poitrine ou arrachent les cheveux, tantô t se balancent ré guliè rement sans aucune signification, puis des dé clamations sur la fatalité qui frappe sans raison, qui torture les meilleurs sans qu’ils aient mé rité leur sort, puis des ré citations de tirades douloureuses emprunté es à des poè tes: « Ah! vivre un jour sans lui me semblait la mort mê me… L’homme est un apprenti, la douleur est son maî tre… » Il y avait là un mé lange de phé nomè nes trè s caracté ristique, dé terminé par l’agitation automatique de toutes les fonctions.
Ces phé nomè nes se sont dé veloppé s pendant un certain temps, qui est trè s variable: la crise peut durer quelques minutes, elle dure communé ment une demi-heure ou une heure, elle peut durer des heures et des jours. J’ai vu des crises d’hysté rie se prolonger pendant huit jours. Mais il est bon de remarquer que les trè s courtes duré es et les trè s longues sont é galement rares. Une attaque trè s courte ne durant que quelques minutes, est facilement suspecte et doit faire songer à la possibilité de l’é pilepsie; une attaque trè s longue dé passant plusieurs jours doit nous rendre circonspect et nous faire discuter la possibilité d’un dé lire ou d’une alié nation.
La terminaison de l’attaque est é galement importante et caracté ristique. Lentement ou rapidement le sujet revient à lui, c’est-à -dire qu’il sort de son é tat de conscience anormal pour reprendre l’é tat de conscience habituel que nous considé rons comme sa personnalité. Comme il n’a subi que des modifications en somme assez superficielles de l’é tat de la conscience, il n’est pas malade, il revient à lui dans un é tat à peu prè s normal, sans grands maux de tê te, sans ahurissement et sans fatigue profonde. Ces remarques sont trè s importantes, car il en est tout autrement pour toutes les autres attaques convulsives et en particulier pour l’accè s é pileptique qui laisse aprè s lui une grande confusion mentale et un sommeil stuporeux pendant plusieurs heures. Un caractè re curieux mé rite d’ê tre remarqué, c’est que dans l’hysté rie un certain nombre d’attaques sont au contraire suivies trè s rapidement par une pé riode de bien-ê tre. Le sujet é prouve une certaine dé tente, il se trouve beaucoup mieux portant qu’avant son attaque, on peut constater qu’il ne pré sente plus toutes ces insuffisances de la perception, de l’attention, de la volonté et de la mé moire qui caracté risaient la pé riode des auras et la pé riode de rumination.
Cette remarque confirme notre observation du dé but: c’est que l’attaque d’hysté rie est un trouble mental plus é tendu qu’on ne le croyait autrefois, qui se prolonge souvent depuis le commencement de l’é motion initiale jusqu’à la fin de l’attaque. Une autre remarque qui confirme cette notion d’un é tat hysté rique enveloppant l’attaque, c’est que, aprè s le ré veil, on ne peut pas faire recommencer l’attaque elle-mê me. J’ai remarqué pré cé demment que pendant la pé riode d’incubation il suffisait d’un attouchement sur une ré gion, d’un mot prononcé pour é veiller l’attaque par association d’idé es. Eh bien, ce n’est plus vrai maintenant, ces mê mes excitations laissent les malades absolument indiffé rents. Il faut qu’un certain temps s’é coule, deux jours pour l’un, huit jours ou un mois pour l’autre, pour qu’ils soient redevenus trè s impressionnables et capables de recommencer le mê me phé nomè ne. C’est qu’ils sont sortis d’un é tat qui dé terminait cette susceptibilité et qui demande un certain temps pour se reproduire.
2. - Les fugues et les somnambulismes
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Il est impossible d’analyser ici tous les é tats hysté riques, je ne puis que signaler les crises de sommeil qui dans certains cas ont causé tant d’é motions. On pourrait dire que ces crises de sommeil sont des é tats hysté riques dans lesquels pré dominent les phé nomè nes d’insuffisance et de paralysie, tandis que dans les attaques pré dominaient les phé nomè nes d’agitation. Je voudrais seulement insister un peu sur les fugues hysté riques qui constituent des é tats fort curieux et trè s instructifs car ils permettent de bien comprendre les somnambulismes.
Pour bien comprendre ce curieux phé nomè ne des fugues, il est né cessaire de ré sumer d’abord quelques observations typiques. Voici un cas remarquable dont j’ai publié avec M. Raymond la description complè te dans la Gazette des Hô pitaux, le 2 Juillet 1895. il s’agit d’un homme de 30 ans, P… toujours dé sé quilibré et dé jà somnambule dans sa jeunesse, trè s impressionnable et souvent tourmenté par des idé es fixes. Fatigué par des fiè vres intermittentes et des excè s de travail, il fut troublé outre mesure par des querelles de famille; son frè re qui le jalousait venait de se fâ cher contre lui et l’accusait d’actions malhonnê tes et dé shonorantes. L’accusation n’é tait pas sé rieuse et personne autour de lui ne s’en inquié tait, mais il en é tait dé jà trè s tourmenté et cela le rendait distrait et sans volonté. C’est la pé riode de rumination que nous connaissons.
C’est dans ces conditions que nous arrivons au 3 fé vrier 1895: il é tait seul à Nancy, sa femme l’ayant quitté pour quelques jours, il venait d’achever un travail pé nible et, pour se reposer un moment, il se rendit à un café où il é tait trè s connu. Dans l’aprè s-midi qu’il passa en partie à ce café, avec des amis à jouer au billard, il but une tasse de café, deux verres de biè re et un petit verre de vermouth que le patron de l’é tablissement voulait lui faire goû ter. C’est lui qui nous raconte ces dé tails dont il garde un souvenir parfait. Il sait aussi qu’un de ses voisins entrant dans le café lui a dit que puisqu’il é tait seul chez lui, il devrait venir dî ner avec eux et qu’il a accepté l’invitation. Tout semblait donc absolument correct et il a une mé moire trè s exacte de tout ce qui s’est passé. Il sortit de ce café vers cinq heures, disposé à aller dî ner chez son voisin, mais à quelques pas de là, en traversant le pont Stanislas, il é prouva une violente douleur à la tê te, il sentit comme un choc à la partie posté rieure de la tê te. Le coup à l’occiput est trè s souvent caracté ristique des grandes attaques, des grands changements de personnalité. C’est justement ce qui est arrivé ici, immé diatement aprè s ce coup, quelque chose a dû changer dans l’é tat mental de notre homme, car il ne se souvient plus du tout des é vé nements qui sont survenus ensuite ce dimanche 3 fé vrier 1895, ni les jours suivants.
Quand il reprit conscience, ou plutô t quand il reprit le fil de ses souvenir, la situation avait changé d’une maniè re extravagante. Il é tait couché dans un champ plein de neige à demi-mort, et, en tous les cas, stupé fait de se retrouver là. Il se releva pé niblement, trouva une route avec des rails de tramway, les suivit et finit par arriver non sans peine dans une ville absolument inconnue, auprè s d’une gare de chemin de fer. C’é tait la gare du Midi à Bruxelles. Il é tait onze heures du soir et la date qu’il lut sur un journal é tait le 12 fé vrier. En somme il sentit un coup sur la tê te à Nancy, le 3 fé vrier et il se ré veilla dans un champ aux environs de Bruxelles, le 12 fé vrier. La faç on dont il avait accompli ce singulier voyage, tout ce qui s’é tait passé dans l’intervalle, lui é tait absolument inconnu.
Il té lé graphia pour demander des secours, on s’occupa de lui, on le soigna, on le ramena à Paris à la Salpê triè re où nous l’avons é tudié et nous sommes parvenus à lui faire retrouver le souvenir de qui s’é tait passé pendant ces neufs jours. Aussi pouvons-nous complé ter maintenant l’histoire de sa fugue.
Sur le pont Stanislas, à la suite de la sensation de choc sur la tê te, il se sentit l’esprit envahi par une terreur é norme, à la pensé e des accusations que son frè re portait contre lui. Il rentra chez lui extrê mement inquiet, quelques petits incidents augmentè rent sa pensé e de culpabilité et dans la soiré e qu’il passa à errer dans les rues de la ville sans aller dî ner chez son voisin, il rê va constamment aux moyens d’é chapper à ces accusations et de s’enfuir. Il prit de l’argent chez lui, alla se coucher dans un hô tel des faubourgs, au lieu de rester tranquillement chez lui, il se leva de trè s bonne heure et marchant à pied, pour é viter le chemin de fer, alla dans la campagne jusqu’à une gare où il n’é tait pas connu, il prit un billet pour Pagny-sur-Moselle. Puis, tantô t à pied, tantô t en chemin de fer, il alla jusqu’à Bruxelles, toujours avec l’idé e de se ré fugier à l’é tranger sous un faux nom pour é chapper aux poursuites.
À Bruxelles il sé journa d’abord dans un assez bon hô tel, et il passa ses journé es à chercher s’il ne pourrait pas gagner quelques sous, mais il n’arriva rien et ses faibles ressources ne tardè rent pas à s’é puiser. Il alla dormir dans des garnis trè s infé rieurs puis dans des asiles où on hé berge à la nuit les malheureux. Là un brave homme petit pitié de lui et lui donna une lettre de recommandation pour une institution charitable. Cette lettre a joué dans son histoire un rô le inté ressant: il l’a retrouvé e dans ses poches aprè s le ré veil et elle lui a permis au moment de la gué rison de remonter en arriè re et de retrouver ses souvenirs. Mais ce jour-là il ne s’en servit pas et il tomba dans la plus affreuse misè re. Il fut sur le point de s’engager comme soldat pour les Indes Né erlandaises, mais heureusement on ne voulut pas de lui. É puisé de fatigue et de misè re, il s’é tait couché dans la neige au milieu de la campagne avec la pensé e vague de mourir.
Là il se passa une chose fort extraordinaire, qui constitue un fait psychologique inté ressant. Ayant la pensé e qu’il mourait, il ne put s’empê cher de changer le cours de ses idé es et malgré lui il songea qu’avant de mourir couché dans la neige il aurait bien voulu revoir sa famille, sa femme et son enfant. Remarquez que l’idé es de sa famille ne lui é tait pas venue une seule fois depuis dix jours. L’apparition de cette idé e eut un ré sultat inattendu, c’est qu’il se dit aussitô t: « Mais, au fait, pourquoi donc est-ce que je meurs ici, loin des miens? » Il se redressa aussitô t, il é tait ré veillé. On sait la suite, j’insiste seulement pour faire remarquer cette modification é norme de l’é tat mental dé terminé e par une idé e.
Le fait est si inté ressant que nous allons le revoir une seconde fois dans une autre observation [48]. Il s’agit d’un jeune homme de 17 ans, Rou…, fils d’une mè re né vropathe, passablement nerveux lui-mê me, qui a l’â ge de 13 ans se trouvait souvent dans un petit cabaret fré quenté par de vieux matelots; ceux-ci le faisaient boire et quand il é tait lé gè rement troublé par la boisson, lui remplissaient l’imagination de belles histoires de voyage. C’é tait de fé eriques descriptions des pays tropicaux dans lesquelles le dé sert, les palmiers, les lions, les chameaux et les nè gres jouaient un rô le admirable et sé duisant. Ce jeune garç on fut extraordinairement frappé par ces ré cits qui l’impressionnaient d’autant plus qu’il é tait dans un é tat de demi-ivresse. Cependant l’ivresse terminé e il paraissait s’en pré occuper fort peu, il ne parlait pas du tout de voyages et il se pré parait au contraire une existence bien sé dentaire et bien calme puisqu’il avait accepté la profession de garç on é picier et qu’il cherchait uniquement à avancer dans cette honorable carriè re.
Mais voici des accidents bien inattendus: presque toujours à l’occasion d’une fatigue, d’une é motion ou d’une nouvelle ivresse il se sentait transformé, il oubliait de rentrer chez lui, ne pensait plus à sa famille et il sortait de Paris en marchant droit devant lui. Il marchait ainsi plus ou moins loin, jusqu’à la forê t de Saint-Germain ou bien jusqu’au dé partement de l’Orne; tantô t il marchait seul, tantô t il circulait avec quelque vagabond, en mendiant sur la route; il n’avait plus qu’une seule idé e en tê te, celle de se diriger vers la mer, de l’atteindre, de s’engager sur un bâ timent et d’aller à la dé couverte des paysages enchanteurs de l’Afrique. Son é quipé se terminait assez mal; mouillé par la pluie ou mourant de faim il se ré veillait subitement sur la grand’route ou dans un asile, toujours sans rien comprendre à sa situation, sans aucun souvenir de son voyage et avec le plus vif dé sir de rentrer dans sa famille et dans son é picerie. Je n’insiste que sur une de ses fugues qui fut particuliè rement amusante et qui, chose extraordinaire, a duré trois mois.
Il é tait parti de Paris vers le 15 mai et avait é té a pied jusqu’aux environ de Melun. Cette fois il combinait dans son imagination le moyen de ré ussir mieux son expé dition et d’arriver jusqu’à la Mé diterrané e. Or, il avait conç u à ce propos une idé e lumineuse: il y a non loin Melun, à Moret, des canaux qui se dirigent plus ou moins directement vers le sud de la France et sur ces canaux avancent des bateaux qui transportent des marchandises. Il ré ussit à se faire accepter comme domestique sur un de ces bateau qui transportait du charbon. Il avait là un mé tier terrible: tantô t il fallait remuer le charbon, tantô t il fallait haler sur la corde en compagnie d’un â ne nommé Cadet, son unique ami. Il é tait peu nourri, souvent battu, exté nué de fatigue, mais il é tait rayonnant de bonheur, il ne pensait qu’à une chose, à la joie d’avancer vers la mer. Malheureusement, en Auvergne le bateau s’arrê ta, il fut obligé de le quitter et de continuer à pied son voyage, ce qui é tait plus difficile. Pour ne pas ê tre sans ressource, il s’engagea comme aide et compagnon d’un vieux raccommodeur de vaisselle. Ils avanç aient lentement en travaillant sur la route; or, un soir, arriva de nouveau un é vé nement inattendu.
La journé e avait é té bonne, les deux compè res avaient gagné sept francs. Le vieux raccommodeur s’arrê ta et dit à Rou…: « Mon garç on, nous avons le droit de faire un bon dî ner et de cé lé brer la fê te d’aujourd’hui, car nous sommes au 15 aoû t ». À ce moment le jeune homme ajouta é tourdiment: « le 15 aoû t! Mais c’est la fê te de Marie, c’est la fê te de ma mè re ». À peine avait-il dit ces mots qu’il parut tout changé, il regarda de tous cô té s avec é tonnement et se tournant vers son compagnon, le raccommodeur vaisselle, il lui dit: « Mais qui ê tes-vous donc, et qu’est-ce que je fais là avec vous? » Le pauvre homme fut stupé fait et ne put rien faire comprendre à son compagnon qui se croyait encore à Paris et qui n’avait aucun souvenir des trois mois pré cé dents. Il fallut se rendre chez le maire du village où on eut beaucoup de peine à s’expliquer. N’est-ce pas aussi une jolie conclusion d’une fugue que ce nom é voquant subitement le souvenir de mè re et amenant le ré veil?
Le mê me dé tail aussi singulier se retrouve dans cette derniè re observation dont je ne puis dire que deux mots. Un jeune homme de vingt-neuf ans, clerc de notaire, avait fait une fugue du mê me genre que les pré cé dentes et entraî né par une idé e fixe avait é té jusqu’en Algé rie. Il se trouvait à Oran sur une terrasse de café, il lisait tranquillement le journal, quand ses yeux tombè rent sur un singulier fait-divers. On racontait la disparition d’un jeune clerc de notaire de vingt-neuf ans, de tel nom, et on cherchait ce qu’il avait pu devenir. « Mais, se dit le jeune homme, avec le plus grand é tonnement, c’est de moi qu’il s’agit. Qu’est-il donc arrivé? » Et il se ré veilla sans aucun souvenir de son é quipé e.
Cherchons donc à dé gager ce qu’il y a de caracté ristique dans ces observations: il est facile de remarquer l’analogie é vidente qu’il y a entre ces phé nomè nes appelé s fugues et les idé es fixes à forme somnambulique que nous avons é tudié es pré cé demment. D’une maniè re gé né rale les grands caractè res essentiels sont les mê mes, et nous pourrions sans difficulté appliquer ici les quatre lois constaté es pré cé demment: 1° Pendant l’é tat anormal, il y a une certaine idé e, un certain systè me de pensé es qui se dé veloppe d’une maniè re exagé ré e: il est clair que P…, par exemple, pense tout le temps, pendant les huit jours de sa fugue, à l’accusation porté e contre lui par son frè re, aux consé quences qu’elle peut avoir, aux moyens d’é chapper à une arrestation imminente. Il est clair que Rou… mé dite pendant les trois mois de sa fugue sur les moyens d’atteindre la mer Mé diterrané e, sur l’espoir d’y rencontrer un bateau et de partir pour l’Afrique. Ces mé ditations sont disproportionné es, ne sont pas en rapport avec la situation d’un employé de chemin de fer, pè re de famille et d’un petit commis d’é picerie. Elles dé terminent des actes, elles augmentent la force de ré sistance de ces gens qui courent, qui travaillent, qui supportent des privations sans difficulté. 2° Pendant l’é tat anormal, les autres pensé es relatives à l’existence anté rieure, à la famille, à la situation sociale, à personnalité paraissent supprimé es. Cela semble trè s bien confirmé par le phé nomè ne du ré veil: lorsqu’une circonstance fortuite ramè ne dans leur esprit la pensé e de leur famille, de leur nom vé ritable, de leur personnalité anté rieure, ils retombent dans un autre systè me d’idé es et se ré veillent. Cela prouve bien que, pendant l’é tat anormal, cette caté gorie de souvenir n’avait pas é té ré veillé e suffisamment.
En dehors de l’attaque, ou de l’é tat anormal, pendant la pé riode considé ré e comme normale (nous devinons dé jà qu’elle ne l’est pas complè tement), nous pouvons voir l’application des deux lois inverses: 3° Les souvenirs de la fugue ont disparu et cela d’une maniè re extraordinaire, mais en mê me temps ont disparu, plus ou moins complè tement, les pensé es et les sentiments relatifs à l’idé e qui dominait pendant la fugue. J’ai dé jà fait remarquer que le jeune Rou… é tait un excellent garç on é picier, s’inté ressant à la vente du sucre et du café, rê vant à se promener avec sa mè re le dimanche à la foire de Saint-Cloud, et n’ayant rien des goû ts d’un marin aventurier. Il n’a pas dans sa vie normale, d’une maniè re continuelle, ce dé sir de voyage, il est mê me trè s affligé quand on lui parle de ses fugues, il a peur qu’elles ne recommencent, puisqu’il vient lui-mê me et tout seul se faire soigner pour les é viter. J’insiste sur ce point: si ce garç on avait ré ellement toute sa vie le goû t des expé ditions au delà des mers, ce qui est possible aprè s tout, il ne devrait pas se pré occuper de ses fugues, il devrait se ré signer à ces escapades en se disant que leur succè s sera avantageux pour lui. C’est ce qu’il ne fait en aucune maniè re, car dans sa vie normale il n’a pas les mê mes sentiments que pendant sa pé riode de fugue. On constate le mê me fait chez l’employé de chemin de fer P…, une fois ré veillé, il ne parle plus du tout de l’accusation de son frè re de la mê me maniè re; non seulement il sait bien qu’elle est fausse, mais il sent surtout qu’elle est insignifiante; il sent que cela ne vaut pas la peine de dé ranger son mé nage et sa carriè re. Il y a là é videmment quelque chose qui rappelle l’amné sie de la mort de sa mè re et la disparition des sentiments d’affection filiale que nous avons noté e chez Irè ne à propos des idé es fixes à forme somnambulique. 4° Pendant l’é tat dit normal, on retrouve le dé veloppement des phé nomè nes psychologiques qui é taient absents pendant la pé riode de crise: souvenir de la vie entiè re, perception de tous les é vé nements pré sents, notion exacte de la personnalité, etc.
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