Хелпикс

Главная

Контакты

Случайная статья





CINQUIÈME PARTIE 4 страница



– Ma Paulette?

Jamais un dessin ne lui demanda autant de mal.

Elle n'en fit qu'un.

Et peut-ê tre é tait-ce le plus beau…


14


Il é tait plus d'une heure quand Franck ré veilla tout le village.

Camille é tait dans la cuisine.

– Encore en train de picoler?

Il posa son blouson sur une chaise et attrapa un verre dans le placard au-dessus de sa tê te.

– Bouge pas.

Il s'assit en face d'elle:

– Elle est dé jà couché e, ma mé mé?

– Elle est dans le jardin…

– Dans le jar…

Et quand Camille leva son visage, il se mit à gé mir.

– Oh non, putain… Oh non…


– Et pour la musique? Vous avez une pré fé rence?

Franck se retourna vers Camille.

Elle pleurait.

– Tu vas nous trouver quelque chose de joli, toi, hein?

Elle secoua la tê te.

– Et pour l'urne? Vous… Vous avez regardé les tarifs?


16


Camille n'eut pas le courage de retourner à la ville pour trouver un CD correct. En plus elle n'é tait pas sû re de le trouver… Et puis elle n'avait pas le courage.

Elle sortit la cassette qui é tait encore dans l'autoradio et la tendit au monsieur du cré matorium.

– Il n'y a rien à faire?

– Non.

Parce que c'é tait vraiment son chouchou, celui-là … La preuve, il avait mê me chanté une chanson rien que pour elle, alors…

Camille la lui avait compilé e pour la remercier du pull abominable qu'elle lui avait tricoté cet hiver et elles l'avaient encore é couté e religieusement l'autre jour en revenant des jardins de Villandry.

Elle l'avait regardé e sourire dans le ré troviseur…

Quand il chantait ce grand jeune homme, elle avait vingt ans, elle aussi.

Elle l'avait vu en 1952 du temps où il y avait un music-hall prè s des ciné mas.

– Ah… Il é tait si beau… soupirait-elle, si beau…

On confia donc à Monseigneur Montand le soin de se charger de l'oraison funè bre.

Et du Requiem…

Quand on partait de bon matin,

quand on partait sur les chemins,

À bicy-clè è è -teu,

Nous é tions quelques bons copains,

Y avait Fernand, y avait Firmin, y avait Francis et Sé bastien,

Et puis Pau-lè è è -teu…

On é tait tous amoureux d'elle,

on se sentait pousser des ailes,

À bicy-clè è è -teu…

Et Philou qui n'é tait mê me pas là …

Parti dans ses châ teaux en Espagne…

Franck se tenait trè s droit, les mains derriè re le dos.

Camille pleurait.

La, la, la… Mine de rien,

La voilà qui revient, La chanso-nnet-teu…

Elle avait disparu,

Le pavé de ma rue,

É tait tout bê -teu…

Les titis, les marquis

C'est parti mon kiki…

Elle souriait… les titis, les marquis… Mais c'est nous, ç a…

La, la, la, haut les cœ urs

Avec moi tous en chœ ur…

La chanso-nnet-teu…


Madame Carminot tripotait son chapelet en reniflant.

Combien é taient-ils dans cette fausse chapelle en faux marbre?

Une dizaine peut-ê tre?

À part les Anglais, que des vieux…

Surtout des vieilles.

Surtout des vieilles qui hochaient la tê te tristement.

Camille s'effondra sur l'é paule de Franck qui continuait de se triturer les phalanges.

Trois petites notes de musique,

Ont plié boutique,

Au creux du souvenir…

C'en est fini d'leur tapage,

Elles tournent la page,

Et vont s'endormir…

Le monsieur moustachu fit un signe à Franck.

Il acquiesç a.

La porte du four s'ouvrit, le cercueil roula, la porte se referma et… Pfffouuuff…

Paulette se consuma une derniè re fois en é coutant son crooner adoré.

… Et s'en alla… clopin… clopant… dans le soleil… Et dans… le vent…

Et l'on s'embrassa. Les vieilles rappelè rent à Franck combien elles l'aimaient sa grand-mè re. Et il leur souriait. Et il se broyait les molaires pour ne pas pleurer.

Les bonnes gens se dispersè rent. Le monsieur lui fit signer des papiers et un autre lui tendit une petite boî te noire.

Trè s belle. Trè s chic.

Qui brillait sous le faux lustre à intensité variable.

A gerber.

Yvonne les invita à prendre un petit remontant.

– Non merci.

– Sû r?

– Sû r, ré pondit Franck en s'agrippant à son bras.

Et ils se retrouvè rent dans la rue.

Tout seuls.

Tous les deux.

Une dame d'une cinquantaine d'anné es les aborda.

Elle leur demanda de venir chez elle.

Ils la suivirent en voiture.

Ils auraient suivi n'importe qui.


17


Elle leur pré para un thé et sortit un quatre-quarts du four.

Elle se pré senta. Elle é tait la fille de Jeanne Louvel.

Il ne voyait pas.

– C'est normal. Quand je suis venue habiter la maison de ma mè re, vous é tiez parti depuis longtemps dé jà …

Elle les laissa boire et manger tranquillement.

Camille alla fumer dans le jardin. Ses mains tremblaient.

Quand elle revint s'asseoir avec eux, leur hô te alla chercher une grosse boî te.

– Attendez, attendez. Je vais vous la retrouver… Ah! La voilà! Tenez…

C'é tait une toute petite photo cranté e crè me avec une signature chichiteuse en bas à droite.

Deux jeunes femmes. Celle de droite riait en fixant l'appareil et celle de gauche baissait les yeux sous un chapeau noir.

Toutes les deux chauves.

– Vous la reconnaissez?

– Pardon?

– Là … C'est votre grand-mè re.

– Là?

– Oui. Et à cô té c'est ma tante Lucienne… La sœ ur aî né e de ma mè re…

Franck tendit la photo à Camille.

– Ma tante é tait institutrice. On disait que c'é tait la plus jolie fille du pays… On disait aussi qu'elle é tait bien bê cheuse, cette petite… Elle avait de l'instruction et avait refusé plusieurs fois sa main, alors oui, une drô le de petite bê cheuse… Le 3 juillet 1945, Rolande F., couturiè re de son é tat, dé clare… Ma mè re connaissait le procè s-verbal par cœ ur… Je l'ai vue s'amuser, rire, plaisanter et mê me un certain jour avec eux (des officiers allemands) jouer à s'arroser en tenue de bain dans la cour de l'é cole.

Silence.

– Ils l'ont tondue? finit par demander Camille.

– Oui. Ma mè re m'a raconté qu'elle est resté e prostré e pendant des jours et des jours et qu'un matin sa bonne amie Paulette Mauguin est venue la chercher. Elle s'é tait rasé la tê te avec le coupe-chou de son pè re et riait devant leur porte. Elle l'a prise par la main et l'a forcé e à l'accompagner en ville chez un photographe. «Allez, viens… lui disait-elle, ç a nous fera un souvenir… Viens, je te dis! Ne leur fais pas ce plaisir… Allez… Lè ve la tê te, ma Lulu… Tu vaux mieux qu'eux, va…» Ma tante n'osa pas sortir sans chapeau et refusa de l'enlever chez le photographe, mais votre grand-mè re… Regardez-moi ç a… Cet air espiè gle… Quel â ge elle avait a l'é poque? Vingt ans?

– Elle est de novembre 1921.

– Vingt-trois ans… Courageuse petite bonne femme, hein? Tenez… Je vous la donne…

– Merci ré pondit Franck, la bouche toute tordue.

Une fois dans la rue, il se tourna vers elle et lui lanç a crâ nement:

– C'é tait quelqu'un ma mé mé, hein?

Et il se mit à pleurer.

Enfin.

– Ma petite vieille… sanglotait-il. Ma petite vieille à moi… La seule que j'avais au monde…

Camille se figea soudain et retourna chercher l'urne en courant.

Il dormit dans le canapé et se leva trè s tô t le lendemain.

Depuis la fenê tre de sa chambre, Camille le vit disperser une poudre trè s fine au-dessus des pavots et des pois de senteur…

Elle n'osa pas sortir tout de suite et quand, enfin, elle se dé cida à lui apporter un bol de café brû lant, elle entendit le vrombissement de sa moto qui s'é loignait.

Le bol se cassa et elle s'effondra sur la table de la cuisine.

 


Elle se releva plusieurs heures plus tard, se moucha, prit une douche froide et retourna à ses pots de peinture.

Elle avait commencé à repeindre cette putain de maison et elle finirait son boulot.

Elle se brancha sur la FM et passa les journé es suivantes en haut d'une é chelle.

Elle envoyait un texto à Franck toutes les deux heures environ pour lui raconter où elle en é tait:

09: 13 Indochine, dessus buffet

11: 37 Aï cha, Aï cha, é coute-moi, tour fenê tre

13: 44 Souchon, clope jardin

16: 12 Nougaro, plafond

19: 00 infos, jambon beurre

10: 15 Beach boys, s. de bains

11: 55 Bé nabar, c'est moi, c'est Nathalie, pas bougé

15: 03 Sardou, rincé pinceaux

21: 23 Daho, dodo

Il ne lui ré pondit qu'une seule fois:

01: 16 silence

Voulait-il dire: fin du service, paix, calme, ou voulait-il dire: boucle-la?

Dans le doute, elle é teignit son portable.


Camille ferma les volets, alla dire au revoir à … aux fleurs et caressa le chat en fermant les yeux.

Fin du mois de juillet.

Paris é touffait.

L'appartement é tait silencieux. C'é tait comme s'il les avait dé jà chassé s…

Hep, hep, hep, lui dit-elle, j'ai encore un truc à finir, moi…

Elle acheta un trè s beau cahier, colla sur la premiè re page la charte idiote qu'ils avaient é crite un soir à La Coupole puis rassembla tous ses dessins, ses plans, ses croquis, etc. pour se souvenir de tout ce qu'ils laissaient derriè re eux et qui allait disparaî tre du mê me coup…

Il y avait de quoi faire dix cages à lapins de luxe dans ce gros navire…

Ensuite seulement elle s'occuperait de vider la piè ce d'à cô té.

Ensuite…

Quand les é pingles à cheveux et le tube de Polident seraient morts eux aussi…

En triant ses dessins, elle mit de cô té les portraits de son amie.

Jusqu'à pré sent, elle n'é tait pas trè s emballé e par cette idé e d'expo mais à pré sent, si. À pré sent, c'é tait devenu son idé e fixe: la faire vivre encore. Penser à elle, parler d'elle, montrer son visage, son dos, son cou, ses mains… Elle regrettait de ne pas l'avoir enregistré e quand elle racontait ses souvenirs d'enfance par exemple… Ou son grand amour.

«Ç a reste entre nous, hein?

– Oui oui…

– Eh bien, il s'appelait Jean-Baptiste… C'est beau comme pré nom tu ne trouves pas? Moi si j'avais eu un fils, je l'aurais appelé Jean-Baptiste…»

Pour le moment, elle entendait encore le son de sa voix mais… Jusqu'à quand?

Comme elle avait pris l'habitude de bricoler en é coutant de la musique en boî te, elle alla dans la chambre de Franck pour lui emprunter sa chaî ne.

Elle ne la trouva pas.

Et pour cause.

Il n'y avait plus rien.

Sauf trois cartons empilé s le long du mur.

Elle posa sa tê te sur le battant de la porte et le parquet se transforma en sables mouvants…

Oh, non… Pas lui… Pas lui aussi…

Elle se mordait les poings.

Oh, non… Ç a recommenç ait… Elle é tait encore en train de perdre tout le monde…

Oh, non, putain…

Oh, non…

Elle claqua la porte et courut jusqu'au restaurant.

– Franck est là? demanda-t-elle essoufflé e.

– Franck? Nan, je crois pas, lui ré pondit un grand mou mollement.

Elle é tait en train de se pincer le nez pour ne pas pleurer.

– Il… Il ne travaille plus ici?

– Nan…

Elle lâ cha son nez et…

– Enfin plus à partir de c'soir… Ah ben… Le vlà justement!

Il remontait des vestiaires avec tout son linge plié en boule.

– Tiens, tiens… fit-il en la voyant, revoilà notre belle jardiniè re…

Elle pleurait.

– Qu'est-ce qu'y a?

– Je croyais que t'é tais parti…

– Demain.

– Quoi?

– Je pars demain.

– Où?

– En Angleterre.

– Pour… pourquoi?

– D'abord pour prendre des vacances et ensuite pour bosser… Mon chef m'a trouvé une super place…

– Tu vas nourrir la reine? essaya-t-elle de sourire.

– Nan, mieux que ç a… Chef de partie au Westminster…

– Ah?

– Le top du top.

– Ah…

– Ç a va, toi?

― …

– Allez, viens prendre un verre… On va pas se quitter comme ç a quand mê me…


– À l'inté rieur ou en terrasse?

– À l'inté rieur…

Il la regarda, dé pité:

– T'as dé jà reperdu tous les kilos que je t'avais donné s…

– Pourquoi tu pars?

– Parce que, je te dis… C'est une super promotion et puis euh… Ben voilà, quoi… J'ai pas les moyens d'habiter Paris, moi… Tu me diras, je pourrais toujours vendre la maison de Paulette mais je peux pas…

– Je comprends…

– Nan, nan, c'est pas ç a… Pour les souvenirs que j'y laisse… euh… Nan, c'est juste que… Elle est pas à moi, cette baraque.

– Elle appartient à ta mè re?

– Non. À toi.

― …

– Les derniè res volonté s de Paulette… ajouta-t-il en sortant une lettre de son portefeuille. Tiens… Tu peux la lire…

Mon petit Franck,

Ne regarde pas mon é criture de souillon, je n'y vois plus rien.

Mais je vois bien que cette petite Camille aime beaucoup mon jardin et c'est la raison pour laquelle j'aimerais bien le lui lé guer si tu n'y vois pas d'inconvé nients…

Fais bien attention à toi et à elle, si tu peux.

Je t'embrasse bien fort,

Mé mé

– Tu l'as reç ue quand?

– Quelques jours avant que… qu'elle s'en aille… Je l'ai eue le jour où Philou m'a annoncé la vente de l'ap-part… Elle… Elle a compris que… Que c'é tait la merde, quoi…

Houfff… Ç a tirait mé chamment sur le collier é tran-gleur, là …

Heureusement un serveur arrivait:

– Monsieur?

– Un Perrier citron, s'il vous plaî t…

– Et la demoiselle?

– Cognac… Double…

– Elle parle du jardin, pas de la maison…

– Ouais… Euh… On va pas chipoter, hein?

– Tu vas partir?

– Je viens de te le dire. J'ai dé jà mon billet…

– Tu pars quand?

– Demain soir…

– Pardon?

– Je croyais que t'en avais marre de bosser pour les autres…

– Bien sû r que j'en ai marre mais qu'est-ce que tu veux que je fasse d'autre?

Camille farfouilla dans son sac et sortit son carnet.

– Nan, nan, c'est fini, ç a… se dé fendit-il en croisant ses mains devant son visage. Je suis plus là, je te dis…

Elle tournait les pages.

– Regarde… dit-elle, en le tournant vers lui.

– C'est quoi cette liste?

– C'est tous les endroits qu'on a repé ré s, Paulette et moi, pendant nos promenades…

– Les endroits de quoi?

– Les endroits vides où tu pourrais monter ton affaire… C'est pensé tu sais… Avant de noter les adresses, on en a vachement discuté toutes les deux! Ceux qui sont souligné s ce sont les mieux… Celui-là là surtout, ce serait super… Une petite place derriè re le Panthé on… Un ancien café tout bien dans son jus, je suis sû r que ç a te plairait…

Elle goba la fin de son cognac.

– Tu dé lires complè tement… Tu sais combien ç a coû te d'ouvrir un resto?

– Non.

– Tu dé lires complè tement… Bon, allez… Faut que j'aille finir de ranger mes affaires… Je dî ne chez Philou et Suzy ce soir, tu viens?

Elle lui attrapa le bras pour l'empê cher de se relever.

– J'en ai de l'argent, moi…

– Toi? Tu vis toujours comme une mendigote!

– Oui parce que je veux pas y toucher… Je ne l'aime pas ce blé -là, mais à toi, je veux bien le donner…

― …

– Tu te souviens quand je t'ai dit que mon pè re é tait assureur et qu'il é tait mort d'un… d'un accident du travail, tu te souviens?

– Oui.

– Bon, ben, il a bien fait les choses… Comme il savait qu'il allait m'abandonner, au moins il a pensé à me blinder…

– Je comprends pas.

– Assurance-vie… À mon nom…

– Et pourquoi tu… Pourquoi tu t'es jamais acheté une paire de pompes convenable alors?

– Parce que je te dis… J'en veux pas de ce fric. Y pue la charogne. Moi, c'est mon papa vivant que je voulais. Pas ç a.

– Combien?

– Assez pour qu'un banquier te fasse des risettes et te propose un bon cré dit, je pense…

Elle avait repris son carnet.

– Attends, je crois que je l'ai dessiné quelque part…

Il lui arracha des mains.

– Arrê te, Camille… Arrê te avec ç a. Arrê te de te cacher derriè re ce putain de carnet. Arrê te… Juste une fois, je t'en supplie… Elle regardait le comptoir.

– Hé! Je te parle, là!

Elle regarda son tee-shirt.

– Nan, moi. Regarde-moi.

Elle le regarda.

– Pourquoi tu me dis pas simplement: «J'ai pas envie que tu partes»? Je suis comme toi, moi… J'en ai rien à foutre de ce fric si c'est pour le dé penser tout seul… Je… Je sais pas, merde… «J'ai pas envie que tu partes», c'est pas dur à dire comme phrase, si?

– Jetelaidjaahdi.

– Quoi?

– Je te l'ai dé jà dit…

– Quand?

– Le soir du 31 dé cembre…

– Ouais mais ç a, ç a compte pas… C'é tait par rapport à Philou…

Silence.

– Camille?

Il articula distinctement:

– J'ai… pas… envie… que… tu… par… teu.

– J'ai…

– C'est bien, continue… Pas…

– J'ai peur.

– Peur de quoi?

– Peur de toi, peur de moi, peur de tout.

Il soupira.

Et soupira encore.

– Regarde. Fais comme moi.

Il prenait des poses de body-builder en plein concours de beauté.

– Serre tes poings, arrondis ton dos, plie tes bras, croise-les et ramè ne-les sous ton menton… Comme ç a…

– Pourquoi? s'é tonnait-elle.

– Parce que… Y faut que tu la fasses craquer cette peau qu'est trop petite pour toi, là … Regarde… T'é touffes là -dedans… Y faut que tu t'en sortes maintenant… Vas-y… Je veux entendre la couture qui craque dans ton dos…

Elle souriait.

– Putain, nan… Garde-le ton sourire à la noix… J'en veux pas… C'est pas ç a que je te demande! Moi je te demande de vivre, merde! Pas de me sourire! Y a les bonnes femmes de la mé té o pour ç a… Bon, j'y vais sinon je vais encore m'é nerver… Allez, à c'soir…

 


 

 

Camille se creusa un terrier au milieu des cinquante mille coussins bariolé s de Suzy, ne toucha pas à son assiette et but suffisamment pour rire aux bons endroits.

Mê me sans diapos, ils eurent droit à une sé ance de Connaissance du monde…

– Aragon ou Castille, pré cisait Philibert.

– … sont les mamelles du destin! ré pé tait-elle à chaque photo.

Elle é tait gaite.

Triste et gaite.

Franck les quitta assez vite car il allait enterrer sa vie de Franç ais avec ses collè gues.

Quand Camille ré ussit à se lever enfin, Philibert la raccompagna jusqu'au macadam.

– Ç a va aller?

– Oui.

– Tu veux que je t'appelle un taxi?

– Non merci. J'ai envie de marcher.

– Eh bien… Bonne promenade, alors…

– Camille?

– Oui.

Elle se retourna.

– Demain… Dix-sept heures quinze à la gare du Nord…

– Tu y seras?

Il secoua la tê te.

– Hé las, non… Je travaille…

– Camille?

Elle se retourna encore.

– Toi… Vas-y pour moi… S'il te plaî t…


– T'es venue secouer ton mouchoir?

– Oui.

– C'est gentil…

– On est combien?

– De quoi?

– De filles venues agiter nos mouchoirs et te mettre du rouge à lè vres partout?

– Ben regarde…

– Que moi?!

– Eh ouais… grimaç a-t-il, les temps sont durs… Heureusement que les Anglaises sont chaudes… Enfin, c'est ce qu'on m'a dit, hein!

– Tu vas leur apprendre le french kiss?

– Entre autres… Tu m'accompagnes jusqu'au quai?

– Oui.

Il avisa la pendule:

– Bon. Il ne te reste plus que cinq minutes pour arriver à prononcer une phrase de sept mots, c'est faisable, non? Allez, badinait-il pour de faux, si c'est trop, sept, trois me suffiraient… Mais les bons, hein? Merde! J'ai pas composté mon billet… Alors?

Silence.

– Tant pis… Je resterai crapaud…

Il remit son gros sac sur son é paule et lui tourna le dos.

Il courut pour choper le contrô leur.

Elle le vit qui ré cupé rait son billet et lui faisait un grand signe de la main…

Et l'Eurostar lui fila entre les doigts…

Et elle se mit à pleurer, cette grosse bé casse.

Et l'on ne voyait plus qu'un petit point gris au loin…

Son portable sonna.

– C'est moi.

– Je sais, ç a s'affiche…

– Je suis sû r que t'es en plein dans une scè ne hyper romantique, là … Je suis sû r que t'es toute seule au bout du quai, comme dans un film, en train de pleurer ton amour perdu dans un nuage de fumé e blanche…

Elle pleurait de sourire.

– Pas… Pas du tout, ré ussit-elle à ré pondre, je… J'é tais justement en train de sortir de la gare…

«Menteuse» fit une voix dans son dos.

Elle lui tomba dans les bras et le serra fort fort fort fort.

Jusqu'à ce que ç a craque.

Elle pleurait.

Ouvrait les vannes, se mouchait dans sa chemise, pleurait encore, é vacuait vingt-sept anné es de solitude, de chagrin, de mé chants coups sur la tê te, pleurait les câ lins qu'elle n'avait jamais reç us, la folie de sa mè re, les pompiers à genoux sur la moquette, la distraction de son papa, les galè res, les anné es sans ré pit, jamais, le froid, le plaisir de la faim, les mauvais é carts, les trahisons qu'elle s'é tait imposé es et ce vertige toujours, ce vertige au bord du gouffre et des goulots. Et les doutes, et son corps qui se dé robait toujours et le goû t de l'é ther et la peur de n'ê tre jamais à la hauteur. Et Paulette aussi. La douceur de Paulette pulvé risé e en cinq secondes et demie…

Il avait refermé son blouson sur elle et posé son menton sur sa tê te.

– Allez… Allez… murmurait-il tout doucement sans savoir si c'é tait allez, pleure encore ou allez, ne pleure plus.

Comme elle voulait.

Ses cheveux le chatouillaient, il é tait plein de morve et trè s heureux.

Trè s heureux.

Il souriait. Pour la premiè re fois de sa vie, il é tait au bon endroit au bon moment.

Il frottait son menton sur son crâ ne.

– Allez, ma puce… T'inquiè te pas, on va y arriver… On fera pas mieux que les autres mais on fera pas pire non plus… On va y arriver, je te dis… On va y arriver… On a rien à perdre nous, puisqu'on a rien… Allez… Viens.


É PILOGUE


– Putain j'y crois pas là … J'y crois pas… râ lait-il pour cacher son bonheur, il parle que de Philou, ce con! Et le service ceci et le service cela… Bien sû r! C'est pas dur pour lui! Il a les bonnes maniè res tatoué es dans le sang! Et l'accueil, et le dé cor et les dessins de Fauque et gnagnagna… Et ma cuisine alors? Tout le monde s'en fout de ma cuisine?

Suzy lui arracha le journal des mains.

– Coup de cœ ur pour ce bistrot blablabla où le jeune chef Franck Lestafier nous é carquille les papilles et nous repaî t de ses bienfaits en ré inventant une cuisine de mé nage plus vive, plus lé gè re, plus gaie, blablabla… En un mot c'est chaque jour le bonheur d'un repas du dimanche sans vieilles tantes et sans lundi… Et alors? C'est quoi, ç a? Les cours de la Bourse ou du poulet rô ti?

– Nan, c'est fermé! cria-t-il aux gens qui soulevaient le rideau. Oh et puis si, venez, tiens… Venez… Y en aura bien assez pour tout le monde… Vincent tu rappelles ton chien putain ou je le fous au congè le!

– Rochechouart au pied! lui ordonna Philibert.

– Barbes… Pas Rochechouart…

– Je pré fè re Rochechouart… Pas vrai Rochechouart? Allez viens voir ton vieil oncle Philou, t'auras un gros nonos…

Suzy riait.

Encore maintenant Suzy riait tout le temps.

– Ah vous voilà, vous! C'est bien, vous avez enlevé vos lunettes de soleil pour une fois!

Elle minauda un peu.

S'il n'avait pas encore maté la jeune, pour la vieille Fauque c'é tait dans la poche. La mè re de Camille se tenait toujours à carreau en sa pré sence et le regardait avec les yeux moites de ceux qui ronronnent au Prozac.

– Maman, je te pré sente Agnè s, une amie… Peter, son mari et leur petit Valentin…

Elle pré fé rait dire «une amie» plutô t que «ma sœ ur».

Pas la peine de tenter un psychodrame alors que tout le monde s'en fichait… En plus elle é tait vraiment devenue son amie, alors…

– Ah! Enfin! Voilà Mamadou and Co! s'é cria Franck. Tu m'as ramené ce que je t'avais demandé, Mamadou?

– Oh que oui et je te prie deu faire attention parce que c'est pas du piment d'oiseau, ç a… Ç a non…

– Merci, super, allez viens plutô t m'aider derriè re…

– J'arrive… Sissi, fais attention au chien!

– Nan, nan, il est gentil…

– T'occupe, toi. T'occupe pas deu mon é ducation… Alors? Elle est où ta tambouillerie. Oh, mais c'est tout petit!

– C'est sû r! Tu prends toute la place!

– Oh… Mais c'est la vieille dame que j'avais vue chez vous, non? fit-elle en dé signant le sous-verre.

– Ta ta, touche pas. C'est mon gri-gri à moi, ç a…

Mathilde Kessler vampait Vincent et son ami pendant que Pierre piquait un menu en douce. Camille s'é tait plongé e dans le Gazetin du Comestible, un pé riodique de 1767, et s'en é tait inspiré pour dessiner des mets dé lirants… C'é tait magnifique. Et euh… les… les originaux, ils sont où?

Franck é tait survolté, il é tait en cuisine depuis l'aube… Pour une fois que tout le monde é tait là …

– Allez, allez à table, ç a va refroidir! Chaud! Chaud devant!

Il posa une grosse cocotte au milieu de la table et repartit chercher une louche.

Philou remplissait les verres. Parfait, comme toujours.

Sans lui, le succè s n'aurait pas é té aussi rapide. Il avait ce don merveilleux de mettre les gens à l'aise, trouvait toujours un compliment, un sujet de conversation, un mot d'humour, une touche de french coquetterie… Et embrassait tous les particuleux du quartier… Tous des cousins é loigné s…

Quand c'é tait lui qui recevait, il se concevait bien, s'é nonç ait clairement et les mots pour le dire lui venaient aisé ment.

Et comme l'avait si platement é crit le journaliste de tout à l'heure, il é tait «l'â me» de cette petite cantine chic…

– Allez, allez… rouspé ta Franck, tendez-moi vos assiettes…

A ce moment-là, Camille, qui gâ gâ tifiait depuis une heure avec le petit Valentin en se cachant derriè re sa serviette, lâ cha comme ç a:

– Oh, Franck… Je voudrais le mê me…

Il finit de servir Mathilde, soupira… putain, faut vraiment que je fasse tout, ici, moi… reposa la louche dans le plat, dé noua son tablier, le posa sur le dossier de sa chaise, prit le bé bé, le remit dans les bras de sa maman, souleva son amoureuse, la cala sur son é paule comme un sac de patates ou une demi-carcasse de bœ uf, gé mit… c'est qu'elle avait grossi, la petite… ouvrit la porte, traversa la place, entra dans l'hô tel d'en face, tendit la main à Vishayan, son pote concierge qu'il nourrissait entre deux fax, prit la clef, le remercia et monta les escaliers en souriant.

 



  

© helpiks.su При использовании или копировании материалов прямая ссылка на сайт обязательна.