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PREMIÈRE PARTIE 1 страница



 

Anna Gavalda
Ensemble, c’est tout

 

" Et puis, qu'est-ce que ç a veut dire, diffé rents? C'est de la foutaise, ton histoire de torchons et de serviettes... Ce qui empê che les gens de vivre ensemble, c'est leur connerie, pas leurs diffé rences... " Camille dessine. Dessinais plutô t, maintenant elle fait des mé nages, la nuit. Philibert, aristo pur jus, hé berge Franck, cuisinier de son é tat, dont l'existence tourne autour des filles, de la moto et de Paulette, sa grand-mè re. Paulette vit seule, tombe beaucoup et cache ses bleus, paniqué e à l'idé e de mourir loin de son jardin. Ces quatre là n'auraient jamais dû se rencontrer. Trop perdus, trop seuls, trop cabossé s... Et pourtant, le destin, ou bien la vie, le hasard, l'amour -appelez ç a comme vous voulez -, va se charger de les bousculer un peu. Leur histoire, c'est la thé orie des dominos, mais à l'envers. Au lieu de se faire tomber, ils s'aident à se relever.

PREMIÈ RE PARTIE


1

 

Paulette Lestafier n'é tait pas si folle qu'on le disait. Bien sû r qu'elle reconnaissait les jours puisqu'elle n'avait plus que ç a à faire dé sormais. Les compter, les attendre et les oublier. Elle savait trè s bien que c'é tait mercredi aujourd'hui. D'ailleurs elle é tait prê te! Elle avait mis son manteau, pris son panier et ré uni ses coupons de ré ductions. Elle avait mê me entendu la voiture de la Yvonne au loin… Mais voilà, son chat é tait devant la porte, il avait faim et c'est en se penchant pour reposer son bol qu'elle é tait tombé e en se cognant la tê te contre la premiè re marche de l'escalier.

Paulette Lestafier tombait souvent, mais c'é tait son secret. Il ne fallait pas en parler, à personne.

«À personne, tu m'entends? » se menaç ait-elle en silence. «Ni à Yvonne, ni au mé decin et encore moins à ton garç on…»

Il fallait se relever lentement, attendre que les objets redeviennent normaux, se frictionner avec du Synthol et cacher ces maudits bleus.

Les bleus de Paulette n'é taient jamais bleus. Ils é taient jaunes, verts ou violacé s et restaient longtemps sur son corps. Bien trop longtemps. Plusieurs mois quelquefois… C'é tait difficile de les cacher. Les bonnes gens lui demandaient pourquoi elle s'habillait toujours comme en plein hiver, pourquoi elle portait des bas et ne quittait jamais son gilet.

Le petit, surtout, la tourmentait avec ç a:

– Alors Mé mé? C'est quoi ce travail? Enlè ve-moi

tout ce bazar, tu vas crever de chaud!

Non, Paulette Lestafier n'é tait pas folle du tout. Elle savait que ses bleus é normes qui ne partaient jamais allaient lui causer bien des ennuis un jour…

Elle savait comment finissent les vieilles femmes inutiles comme elle. Celles qui laissent venir le chiendent dans leur potager et se tiennent aux meubles pour ne pas tomber. Les vieilles qui n'arrivent pas à passer un fil dans le chas d'une aiguille et ne se souviennent mê me plus de comment on monte le son du poste. Celles qui essayent tous les boutons de la té lé commande et finissent par dé brancher l'appareil en pleurant de rage.

Des larmes minuscules et amè res.

La tê te dans les mains devant une té lé morte.

Alors quoi? Plus rien? Plus jamais de bruit dans cette maison? Plus de voix? Jamais? Sous pré texte qu'on a oublié la couleur du bouton? Il t'avait mis des gommettes pourtant, le petit… Il te les avait collé es les gommettes! Une pour les chaî nes, une pour le son et une pour é teindre! Allons, Paulette! Cesse de pleurer comme ç a et regarde donc les gommettes!

Arrê tez de me crier dessus vous autres… Elles sont parties depuis longtemps, les gommettes… Elles se sont dé collé es presque tout de suite… Ç a fait des mois que je cherche le bouton, que j'entends plus rien, que je vois juste les images avec un tout petit murmure…

Criez donc pas comme ç a, vous allez me rendre sourde encore en plus…


– Paulette? Paulette, vous ê tes là?

Yvonne pestait. Elle avait froid, resserrait son châ le contre sa poitrine et pestait de nouveau. Elle n'aimait pas l'idé e d'arriver en retard au supermarché.

Ç a non.

Elle retourna vers sa voiture en soupirant, coupa le contact et prit son bonnet.

La Paulette devait ê tre au fond du jardin. La Paulette é tait toujours au fond de son jardin. Assise sur un banc prè s de ses clapiers vides. Elle se tenait là, des heures entiè res, du matin jusqu'au soir peut-ê tre, droite, immobile, patiente, les mains posé es sur les genoux et le regard absent.

La Paulette causait toute seule, interpellait les morts et priait les vivants.

Parlait aux fleurs, à ses pieds de salades, aux mé sanges et à son ombre. La Paulette perdait la tê te et ne reconnaissait plus les jours. Aujourd'hui, c'é tait mercredi et le mercredi c'é tait les courses. Yvonne, qui passait la prendre toutes les semaines depuis plus de dix ans, soulevait le loquet du portillon en gé missant: «Si c'est pas malheureux ç a…»

Si c'est pas malheureux de vieillir, si c'est pas malheureux d'ê tre si seule et si c'est pas malheureux d'arriver en retard à l'Inter et de ne plus trouver de Caddies prè s des caisses… Mais non. Le jardin é tait vide. La mé gè re commenç ait à s'inquié ter. Elle alla derriè re la maison et mit ses mains en œ illè res contre le carreau pour s'enqué rir du silence.

«Doux Jé sus! » s'exclama-t-elle, en apercevant le corps de son amie é tendu sur le carrelage de la cuisine.

Sous le coup de l'é motion, la bonne femme se signa n'importe comment, confondit le Fils avec le Saint-Esprit, jura aussi un peu et alla chercher un outil dans la remise. C'est avec une binette qu'elle brisa la vitre et au prix d'un effort magnifique qu'elle se hissa jusque sur le rebord de la fenê tre.

Elle eut du mal à traverser la piè ce, s'agenouilla et souleva le visage de la vieille dame qui baignait dans une flaque rose où le lait et le sang s'é taient dé jà mé langé s.

– Ho! Paulette! Vous ê tes morte? Vous ê tes morte, là?

Le chat lapait le sol en ronronnant, se moquant bien du drame, des convenances et des é clats de verre tout autour.

 

 

Yvonne n'y tenait pas trop mais les pompiers lui avaient demandé de monter dans le camion avec eux pour ré gler des problè mes administratifs et les conditions d'entré e aux urgences:

– Vous la connaissez c'te dame? Elle s'é tait offusqué e:

– Je crois bien que je la connais! On é tait à la communale ensemble!

– Alors montez.

– Et ma voiture?

– Elle va pas s'envoler votre voiture! On vous ramè nera tout à l'heure…

– Bon… fit-elle ré signé e, j'irai en courses tantô t…

C'é tait bien malcommode là -dedans. On lui avait indiqué un tabouret minuscule à cô té du brancard où elle s'é tait calé e tant bien que mal. Elle serrait fort son sac à main et manquait de tomber à chaque tournant.

Un jeune homme é tait avec elle. Il gueulait parce qu'il ne trouvait pas de veine dans le bras de la malade et Yvonne n'aimait pas ces maniè res:

– Gueulez pas comme ç a, marmonnait-elle, gueulez pas comme ç a… Qu'est-ce que vous lui voulez d'abord?

– La mettre sous perf.

– Sous quoi?

Au regard du garç on, elle sut qu'il valait mieux la mettre en veilleuse et continua son petit monologue dans sa barbe: «Regardez-moi ç a, comment qu'il lui triture le bras, non mais regardez-moi ç a… Quelle misè re… Je pré fè re ne pas voir… Sainte Marie, priez pour… Hé! Mais vous lui faites mal là! »

Il se tenait debout et ré glait une petite molette sur le fil. Yvonne comptait les bulles et priait n'importe comment. Le bruit de la sirè ne l'empê chait de se concentrer.

Elle avait pris sur son genou la main de son amie et la lissait comme si c'é tait le bas de sa jupe, mé caniquement. Le chagrin et l'effroi l'empê chaient d'ê tre plus tendre…

Yvonne Carminot soupirait, regardait ces rides, ces cals, ces taches sombres par endroits, ces ongles fins encore, mais durs, mais sales et fendus. Elle avait posé la sienne à cô té et les comparait. Certes elle é tait plus jeune pour sa part et plus dodue aussi, mais surtout, elle avait eu moins de peine ici-bas. Elle avait travaillé moins dur et reç u davantage de caresses… Elle, il y avait bien longtemps qu'elle ne s'é chinait plus au jardin… Son mari continuait les patates, mais pour le reste, c'é tait beaucoup mieux à l'Inter. Les lé gumes é taient propres et elle n'é tait plus obligé e de dé piauter le cœ ur des laitues à cause des limaces… Et puis elle avait son monde: son Gilbert, sa Nathalie et les petites à cajoler… Alors que la Paulette, qu'est-ce qu'il lui restait à elle? Rien. Rien de bon. Un mari mort, une traî né e de fille et un gamin qui venait jamais la voir. Que des soucis, que des souvenirs comme un chapelet de petites misè res…

Yvonne Carminot é tait songeuse: alors c'é tait ç a, une vie? Ç a pesait si lé ger? C'é tait si ingrat? La Paulette pourtant… Quelle belle femme c'é tait! Et comme elle é tait bonne! Comme elle rayonnait autrefois… Et alors? Où ce que c'é tait donc parti tout ç a?

À ce moment-là, les lè vres de la vieille dame se mirent à bouger. En un instant, Yvonne chassa tout ce bazar de philosophie qui l'encombrait:

– Paulette, c'est Yvonne. Tout va bien ma Paulette… J'é tais venue pour les commissions et…

– Je suis morte? Ç a y est, je suis morte? murmura-t-elle.

– Bien sû r que non, ma Paulette! Bien sû r que non! Vous ê tes pas morte, voyons!

– Ah, fit l'autre en refermant les yeux, ah…

Ce «ah» é tait affreux. Petite syllabe dé ç ue, dé couragé e et dé jà ré signé e.

Ah, je ne suis pas morte… Ah bon… Ah tant pis… Ah excusez-moi…

Yvonne n'é tait pas de cet avis:

– Allons! Il faut vivre ma Paulette! Il faut vivre, tout de mê me!

La vieille dame secoua la tê te de droite à gauche. À peine et tout doucement. Minuscule regret triste et tê tu. Minuscule ré volte.

La premiè re peut-ê tre…

Puis ce fut le silence. Yvonne ne savait plus quoi dire. Elle se moucha et reprit la main de son amie avec plus de dé licatesse.

– Ils vont me mettre dans une maison, n'est-ce pas? Yvonne sursauta:

– Mais non, ils vont pas vous mettre dans une maison! Mais non! Et pourquoi que vous dites ç a? Ils vont vous soigner et puis voilà! Dans quelques jours vous serez chez vous!

– Non. Je sais bien que non…

– Ah! ç a par exemple, mais voilà autre chose! Et pourquoi donc, mon petit bonhomme?

Le pompier lui fit un geste de la main pour lui demander de parler moins fort.

– Et mon chat?

– Je m'en occuperai de votre chat… Soyez sans crainte.

– Et mon Franck?

– On va l'appeler votre gars, on va l'appeler de suite. Je vais m'en charger.

– Je ne retrouve plus son numé ro. Je l'ai perdu…

– Je le retrouverai, moi!

– Mais il ne faut pas le dé ranger, hein… Il travaille dur, vous savez…

– Oui Paulette, je sais bien. Je lui laisserai un message. Vous savez comment c'est aujourd'hui… Les gamins, ils ont tous un portable… On ne les dé range plus maintenant…

– Vous lui direz que… que je… que… La vieille dame s'é tranglait.

Alors que le vé hicule amorç ait sa monté e dans la cô te de l'hô pital, Paulette Lestafier murmura en pleurant: «Mon jardin… Ma maison… Ramenez-moi dans ma maison s'il vous plaî t…»

Yvonne et le jeune brancardier s'é taient dé jà levé s.


– À quand remontent vos derniè res rè gles?

Elle é tait dé jà derriè re le paravent en train de se battre avec les jambes de son jean. Elle soupira. Elle savait qu'il allait lui poser cette question. Elle le savait. Elle avait pré vu son coup pourtant… Elle avait attaché ses cheveux avec une barrette en argent bien lourde et é tait monté e sur cette putain de balance en serrant les poings et en se tassant le plus possible. Elle avait mê me sautillé un peu pour repousser l'aiguille… Mais non, ç a n'avait pas suffi et elle allait avoir droit à sa petite leç on de morale…

Elle l'avait vu à son sourcil tout à l'heure quand il lui avait palpé l'abdomen. Ses cô tes, ses hanches trop saillantes, ses seins ridicules et ses cuisses creuses, tout cela le contrariait.

Elle finissait de boucler son ceinturon tranquillement. Elle n'avait rien à craindre cette fois-ci. On é tait à la mé decine du travail, plus au collè ge. Un baratin pour la forme et elle serait dehors.

– Alors?

Elle é tait assise en face de lui à pré sent et lui souriait.

C'é tait son arme fatale, sa botte secrè te, son petit truc en plumes. Sourire à un interlocuteur qui vous embarrasse, on n'a pas encore trouvé mieux pour passer à autre chose. Hé las, le bougre é tait allé à la mê me é cole… Il avait posé ses coudes, croisé ses mains et posé par-dessus tout ç a un autre sourire dé sarmant. Elle é tait bonne pour ré pondre. Elle aurait dû s'en douter d'ailleurs, il é tait mignon et elle n'avait pas pu s'empê cher de fermer les yeux quand il avait posé ses mains sur son ventre…

– Alors? Sans mentir, hein? Sinon, je pré fè re que vous ne me ré pondiez pas.

– Longtemps…

– É videmment, grimaç a-t-il, é videmment… Quarante-huit kilos pour un mè tre soixante-treize, à ce train-là vous allez bientô t passer entre la colle et le papier…

– Le papier de quoi? fit-elle naï vement.

– Euh… de l'affiche…

– Ah! De l'affiche! Excusez-moi, je ne connaissais pas cette expression…

Il allait ré pondre quelque chose et puis non. Il s'est baissé pour prendre une ordonnance en soupirant avant de la regarder de nouveau droit dans les yeux:

– Vous ne vous nourrissez pas?

– Bien sû r que si je me nourris!

Une grande lassitude l'envahit soudain. Elle en avait marre de tous ces dé bats sur son poids, elle en avait sa claque. Bientô t vingt-sept ans qu'on lui prenait la tê te avec ç a. Est-ce qu'on ne pouvait pas parler d'autre chose? Elle é tait là, merde! Elle é tait vivante. Bien vivante. Aussi active que les autres. Aussi gaie, aussi triste, aussi courageuse, aussi sensible et aussi dé courageante que n'importe quelle fille. Il y avait quelqu'un là -dedans! Il y avait quelqu'un…

De grâ ce, est-ce qu'on ne pouvait pas lui parler d'autre chose aujourd'hui?

– Vous ê tes d'accord, n'est-ce pas? Quarante-huit kilos, ç a ne fait pas bien lourd…

– Oui, acquiesç a-t-elle vaincue, oui… Je suis d'accord… Il y a longtemps que je n'é tais pas descendue aussi bas… Je…

– Vous?

– Non. Rien.

– Dites-moi.

– Je… J'ai connu des moments plus fastes, je crois… Il ne ré agissait pas.

– Vous me le remplissez, ce certificat?

– Oui, oui, je vais vous le faire, ré pondit-il en s'é brouant, euh… C'est quoi cette socié té dé jà?

– Laquelle?

– Celle-ci, là où nous sommes, enfin la vô tre…

– Touclean.

– Pardon?

– Touclean.

– T majuscule o-u-c-1-i-n-e, é pela-t-il.

– Non, c-1-e-a-n, rectifia-t-elle. Je sais, ce n'est pas trè s logique, il aurait mieux valu «Toupropre», mais je pense qu'ils aimaient bien ce cô té yankee, vous voyez… C'est plus pro, plus… wondeurfoule drim tim…

Il ne voyait pas.

– C'est quoi exactement?

– Pardon?

– Cette socié té?

Elle s'adossa en tendant ses bras devant elle pour s'é tirer et c'est avec une voix d'hô tesse de l'air qu'elle dé clina, le plus sé rieusement du monde, les tenants et les aboutissants de ses nouvelles fonctions:

– Touclean, mesdames et messieurs, ré pond à toutes vos exigences en matiè re de propreté. Particuliers, professionnels, bureaux, syndics, cabinets, agences, hô pitaux, habitats, immeubles ou ateliers, Touclean est là pour vous satisfaire. Touclean range, Touclean nettoie, Touclean balaie, Touclean aspire, Touclean cire, Touclean frotte, Touclean dé sinfecte, Touclean fait briller, Touclean embellit, Touclean assainit et Touclean dé sodorise. Horaires à votre convenance. Souplesse. Discré tion. Travail soigné et tarifs é tudié s. Touclean, des professionnels à votre service!

Elle avait dé bité cet admirable laï us d'une traite et sans reprendre son souffle. Son petit french docteur en resta tout abasourdi:

– C'est un gag?

– Bien sû r que non. D'ailleurs vous allez la voir la dream team, elle est derriè re la porte…

– Vous faites quoi au juste?

– Je viens de vous le dire.

– Non, mais vous… Vous!

– Moi? Eh bien, je range, je nettoie, je balaie, j'aspire, je cire et tout le bazar.

– Vous ê tes femme de mé n…?

– Ttt… technicienne de surface, je pré fè re…

Il ne savait pas si c'é tait du lard ou du cochon.

– Pourquoi vous faites ç a? Elle é carquilla les yeux.

– Non, mais je m'entends, pourquoi «ç a»? Pourquoi pas autre chose?

– Pourquoi pas?

– Vous n'avez pas envie d'exercer une activité plus…

euh…

– Gratifiante?

– Oui.

– Non.

Il est resté comme ç a encore un moment, le crayon en l'air et la bouche entrouverte puis a regardé le cadran de sa montre pour y lire la date et l'a interrogé e sans lever le nez:

– Nom?

– Fauque.

– Pré nom?

– Camille.

– Date de naissance?

– 17 fé vrier 1977.

– Tenez, mademoiselle Fauque, vous ê tes apte au travail…

– Formidable. Je vous dois combien?

– Rien, c'est… euh… C'est Touclean qui paye.

– Aaaah Touclean! reprit-elle en se levant et dans un grand geste thé â tral, me voilà apte à nettoyer des chiottes, c'est merveilleux…

Il la raccompagna jusqu'à la porte. Il ne souriait plus et avait remis son masque de grand ponte consciencieux.

En mê me temps qu'il appuyait sur la poigné e, il lui tendit la main:

– Quelques kilos quand mê me? Pour me faire plaisir…

Elle secoua la tê te. Ç a ne marchait plus ces trucs-là avec elle. Le chantage et les bons sentiments, elle en avait eu sa dose.

– On verra ce qu'on peut faire, elle a dit. On verra… Samia est entré e aprè s elle.

Elle descendit les marches du camion en tâ tant sa veste à la recherche d'une cigarette. La grosse Mamadou et Carine é taient assises sur un banc à commenter les passants et à râ ler parce qu'elles voulaient rentrer chez elles.

– Alors? a rigolé Mamadou, qu'est-ce que tu trafiquais là -deu-dans? J'ai mon RER, moi! Il t'a marabouté e ou quoi?

Camille s'est assise sur le sol et lui a souri. Pas le mê me genre. Un sourire transparent, cette fois. Sa Mamadou, elle ne faisait pas sa maligne avec elle, elle é tait bien trop forte…

– Il est sympa? a demandé Carine en crachant une rognure d'ongle.

– Super.

– Ah, je le savais bien! exulta Mamadou, je m'en doutais bien de ç a! Hein que je te l'ai dit à toi et à Sylvie, qu'elle é tait toute nue là -deu-dans!

– Il va te faire monter sur sa balance…

– Qui? Moi? a crié Mamadou. Moi? Il croit que je vais monter sur sa balance!

Mamadou devait peser dans les cent kilos au bas mot, elle se frappait les cuisses:

– Jamais de la vie! Si je grimpe là -deu-ssus, je l'é crabouille et lui avec! Et quoi d'autre encore?

– Il va te faire des piqû res, a lâ ché Carine.

– Des piqû res deu quoi d'abord?

– Mais non, la rassura Camille, mais non, il va juste é couter ton cœ ur et tes poumons…

– Ç a, ç a va.

– Il va te toucher le ventre aussi…

– Mais voyons, se renfrognait-elle, mais voyons, bonjour chez lui. S'il touche à mon ventre, je le mange tout cru… C'est bon les petits docteurs blancs…

Elle forç ait son accent et se frottait le boubou.

– Oh oui, c'est du bon miam-miam ç a… C'est mes ancê tres qui me l'ont dit. Avec du manioc et des crê tes

de poule… Mmm…

– Et la Bredart, qu'est-ce qu'il va lui faire à elle?

La Bredart, Josy de son pré nom, é tait leur garce, leur vicieuse, leur chieuse de service et leur tê te de Turc à toutes. Accessoirement c'é tait aussi leur chef. Leur «Chef principale de chantier» comme il é tait clairement indiqué sur son badge. La Bredart leur pourrissait l'existence, dans la limite de ses moyens disponibles certes, mais dé jà, c'é tait relativement fatigant…

– À elle, rien. Quand il sentira son odeur, il lui demandera de se rhabiller illico.

Carine n'avait pas tort. Josy Bredart, en plus de toutes les qualité s é numé ré es ci-dessus, transpirait beaucoup.

Puis ce fut le tour de Carine et Mamadou sortit de son cabas une liasse de papiers qu'elle posa sur les genoux de Camille. Celle-ci lui avait promis d'y jeter un œ il et essayait de dé chiffrer tout ce merdier:

– C'est quoi ç a?

– C'est la CAF!

– Non, mais tous ces noms, là?

– Ben c'est ma famille dis donc!

– Ta quelle famille?

– Ma quelle famille, ma quelle famille? Ben, la mienne! Ré flé chis dans ta tê te Camille!

– Tous ces noms, c'est ta famille?

– Tous, opina-t-elle fiè rement.

– Mais t'en as combien de gamins?

– À moi j'en ai cinq et mon frè re, il en a quatre…

– Mais pourquoi ils sont tous là?

– Où, là?

– Euh… Sur le papier.

– C'est plus commode parce que mon frè re et ma belle-sœ ur habitent chez nous et comme on a la mê me boî te aux lettres alors…

– Non mais, ç a va pas là … Ils disent que ç a ne va pas… Que tu peux pas avoir neuf enfants…

– Et pourquoi je pourrais pas? s'indigna-t-elle, ma mè re, elle en a bien douze, elle!

– Attends, t'excite pas Mamadou, je te dis juste ce qu'il y a marqué. Ils te demandent d'é claircir la situation et de venir te pré senter avec ton livret de famille.

– Et pourquoi alors?

– Ben je pense que c'est pas lé gal votre truc… Je ne crois pas que ton frè re et toi, vous ayez le droit de ré unir vos enfants sur la mê me dé claration…

– Oui, mais mon frè re, il a rien, lui!

– Il travaille?

– Bien sû r qu'il travaille! Il fait les autoroutes!

– Et ta belle-sœ ur?

Mamadou plissa du nez:

– Elle, elle fait rien, elle! Rien de rien, je te dis. Elle bouge pas, cette mé chante grognasse, elle remue jamais son gros cul!

Camille souriait inté rieurement, visualisant mal ce que pouvait ê tre un «gros cul» aux yeux de Mamadou…

– Ils ont des papiers tous les deux?

– Mais oui!

– Eh ben alors, ils peuvent faire une dé claration sé paré e…

– Mais ma belle sœ ur, elle veut pas y aller à la CAF et mon frè re, il travaille la nuit, alors le jour, il dort, tu

vois…

– Je vois. Mais en ce moment, tu reç ois les allocs pour combien d'enfants?

– Pour quatre.

– Pour quatre?

– Oui, c'est ce que je veux te dire depuis le dé but, mais toi, t'es comme tous les Blancs, t'as toujours raison et t'é coutes jamais!

Camille souffla un petit vent é nervé.

– Le problè me que je voulais te dire, c'est qu'ils ont oublié ma Sissi…

– C'est le numé ro combien Massissi?

– C'est pas un numé ro, idiote! bouillait la grosse femme, c'est ma derniè re! La petite Sissi…

– Ah! Sissi!

– Oui.

– Et pourquoi, elle y est pas, elle?

– Dis donc, Camille, tu le fais exprè s ou quoi? C'est ma question que je te pose depuis tout à l'heure!

Elle ne savait plus quoi dire…

– Le mieux ce serait d'aller à la CAF avec ton frè re ou ta belle-sœ ur et tous vos papiers et de vous expliquer avec la dame…

– Pourquoi tu dis «la dame»? Laquelle d'abord?

– N'importe laquelle! s'emporta Camille.

– Ah, bon ben d'accord, ben t'é nerve pas comme ç a. Moi je te demandais cette question parce que je croyais que tu la connaissais…

– Mamadou, je ne connais personne à la CAF. Je n'y suis jamais allé e de ma vie, tu comprends?

Elle lui rendit son bordel, il y avait mê me des pubs, des photos de voitures et des factures de té lé phone.

Elle l'entendit grognonner: «Elle dit la dame alors moi je lui demande quelle dame, c'est normal parce qu'il y a des messieurs aussi, alors comment elle peut savoir, elle, si elle y a jamais é té, comment elle peut savoir qu'il y a que des dames? Y en a des messieurs aussi… C'est madame Je sais tout ou quoi? »

– Hé? Tu boudes là?

– Non, je boude pas. Tu dis juste que tu vas m'aider et pis tu m'aides pas. Et voilà! Et c'est tout!

– J'irai avec vous.

– À la CAF?

– Oui.

– Tu parleras à la dame?

– Oui.

– Et si c'est pas elle?

Camille envisagea de perdre un peu de son flegme quand Samia ré apparut:

– C'est ton tour, Mamadou… Tiens, dit-elle en se retournant, c'est le numé ro du toubib…

– Pour quoi faire?

– Pour quoi faire? Pour quoi faire? J'en sais rien, moi! Pour jouer au docteur pardi! C'est lui qui m'a demandé de te le donner…

Il avait noté son numé ro de portable sur une ordonnance et noté: Je vous prescris un bon dî ner, rappelez-moi.

Camille Fauque en fit une boulette et la jeta dans le caniveau.

– Tu sais, toi, ajouta Mamadou en se relevant pesamment et en la dé signant de son index, si tu m'arranges le coup avec ma Sissi, je demanderai à mon frè re de te faire venir l'ê tre aimé …

– Je croyais qu'il faisait les autoroutes ton frè re?

– Les autoroutes, les envoû tements et les dé senvoû tements.

Camille leva les yeux au ciel.

– Et moi? coupa Samia, il peut m'en trouver un, de mec, à moi?

Mamadou passa devant elle en griffant l'air devant son visage:

– Toi la maudite, tu me rends d'abord mon seau et puis on se reparle aprè s!

– Merde, tu fais chier avec ç a! C'est pas ton seau que j'ai, c'est le mien! Il é tait rouge ton seau!

– Maudite, va, siffla l'autre en s'é loignant, maudi-teu…

Elle n'avait pas fini de grimper les marches que le camion tanguait dé jà. Bon courage là -dedans, souriait Camille en attrapant son sac. Bon courage…

– On y va?

– Je vous suis.

– Qu'est-ce que tu fais? Tu prends le mé tro avec nous?

– Non. Je rentre à pied.

– Ah c'est vrai que t'habites dans les beaux quartiers, toi…



  

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