Хелпикс

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PREMIÈRE PARTIE 2 страница



– Tu parles…

– Allez, à d'main…

– Salut les filles.

Camille é tait invité e à dî ner chez Pierre et Mathilde. Elle laissa un message pour annuler et fut soulagé e de tomber sur leur ré pondeur.

La si lé gè re Camille Fauque s'é loigna donc. Seulement retenue au macadam par le poids de son sac à dos et par celui, plus difficile à exprimer, des pierres et des cailloux qui s'amoncelaient à l'inté rieur de son corps. Voilà ce qu'elle aurait dû raconter au mé decin du travail tout à l'heure. Si elle en avait eu l'envie… Ou la force? Ou le temps peut-ê tre? Le temps sû rement, se rassurait-elle sans trop y croire. Le temps é tait une notion qu'elle n'arrivait plus à appré hender. Trop de semaines et de mois s'é taient é coulé s sans qu'elle y prenne part d'aucune maniè re et sa tirade de tout à l'heure, ce monologue absurde où elle essayait de se persuader qu'elle é tait aussi vaillante qu'une autre n'é tait que pur mensonge.

Quel mot avait-elle employé dé jà? «Vivante», c'est ç a? C'é tait ridicule, Camille Fauque n'é tait pas vivante.

Camille Fauque é tait un fantô me qui travaillait la nuit et entassait des cailloux le jour. Qui se dé plaç ait lentement, parlait peu et s'esquivait avec grâ ce. Camille Fauque é tait une jeune femme toujours de dos, fragile et insaisissable.

Il ne fallait pas se fier à la scè ne pré cé dente, si lé gè re en apparence. Si facile. Si aisé e. Camille Fauque mentait. Elle se contentait de donner le change, se forç ait, se contraignait et ré pondait pré sente pour ne pas se faire remarquer.

Elle repensait à ce docteur pourtant… Elle se moquait bien de son numé ro de portable mais songeait qu'elle avait peut-ê tre laissé passer sa chance… Il avait l'air patient celui-là, et plus attentif que les autres… Peut-ê tre qu'elle aurait dû … Elle avait failli à un moment… Elle é tait fatigué e, elle aurait dû poser ses coudes sur le bureau elle aussi, et lui raconter la vé rité. Lui dire que si elle ne mangeait plus, ou si peu, c'est parce que des cailloux prenaient toute la place dans son ventre. Qu'elle se ré veillait chaque jour avec l'impression de mâ cher du gravier, qu'elle n'avait pas encore ouvert les yeux, que dé jà, elle é touffait. Que dé jà le monde qui l'entourait n'avait plus aucune importance et que chaque nouvelle journé e é tait comme un poids impossible à soulever. Alors, elle pleurait. Non pas qu'elle fû t triste, mais pour faire passer tout ç a. Les larmes, ce liquide finalement, l'aidaient à digé rer sa caillasse et lui permettaient de respirer à nouveau.

L'aurait-il entendue? L'aurait-il comprise? É videmment. Et c'é tait la raison pour laquelle elle s'é tait tue.

Elle ne voulait pas finir comme sa mè re. Elle refusait de tirer sur sa pelote. Si elle commenç ait, elle ne savait pas où cela la mè nerait. Trop loin, beaucoup trop loin, trop profond et trop sombre. Pour le coup, elle n'avait pas le courage de se retourner.

De donner le change, oui, mais pas de se retourner.

Elle entra dans le Franprix en bas de chez elle et se fit violence pour acheter des choses à manger. Elle le fit en hommage à la bienveillance de ce jeune mé decin et pour le rire de Mamadou. Le rire é norme de cette femme, ce travail dé bile chez Touclean, la Bredart, les histoires abracadabrantes de Carine, les engueulades, les cigarettes é changé es, la fatigue physique, leurs fous rires imbé ciles et leurs mé chantes humeurs quelquefois, tout cela l'aidait à vivre. L'aidait à vivre, oui.

Elle tourna plusieurs fois autour des rayons avant de se dé cider, acheta des bananes, quatre yaourts et deux bouteilles d'eau.

Elle aperç ut le zigoto de son immeuble. Ce grand garç on é trange avec ses lunettes rafistolé es au sparadrap, ses pantalons feu de plancher et ses maniè res martiennes. À peine avait-il saisi un article, qu'il le reposait aussitô t, faisait quelques pas puis se ravisait, le reprenait, secouait la tê te et finissait par quitter pré cipitamment la queue quand c'é tait son tour devant les caisses pour aller le remettre à sa place. Une fois mê me, elle l'avait vu sortir du magasin puis entrer de nouveau pour acheter le pot de mayonnaise qu'il s'é tait refusé l'instant pré cé dent. Drô le de clown triste qui amusait la galerie, bé gayait devant les vendeuses et lui serrait le cœ ur.

Elle le croisait quelquefois dans la rue ou devant leur porte cochè re et tout n'é tait que complications, é motions et sujets d'angoisse. Cette fois encore, il gé missait devant le digicode.

– Un problè me? demanda-t-elle.

– Ah! Oh! Euh! Pardon! (Il se tordait les mains. ) Bonsoir mademoiselle, pardonnez-moi de euh… de vous importuner, je… Je vous importune, n'est-ce pas?

C'é tait horrible ce truc-là. Elle ne savait jamais si elle devait en rire ou avoir pitié. Cette timidité maladive, sa faç on de parler super alambiqué e, les mots qu'il employait et ses gestes toujours spaces la mettaient affreusement mal à l'aise.

– Non, non, pas de problè me! Vous avez oublié le code?

– Diantre non. Enfin pas que je sache… enfin je… je n'avais pas considé ré les choses sous cet angle… Mon Dieu, je…

– Ils l'ont changé peut-ê tre?

– Vous y songez sé rieusement? lui demanda-t-il comme si elle venait de lui annoncer la fin du monde.

– On va bien voir… 342B7…

Le cliquetis de la porte se fit entendre.

– Oh, comme je suis confus… Comme je suis confus… Je… C'est pourtant ce que j'avais fait, moi aussi… Je ne comprends pas…

– Pas de problè me, lui dit-elle en s'appuyant sur la porte.

Il fit un geste brusque pour la pousser à sa place et, voulant passer son bras au-dessus d'elle, manqua son but et lui donna un grand coup derriè re la tê te.

– Misè re! Je ne vous ai pas fait mal au moins? Comme je suis maladroit, vraiment, je vous prie de m'excuser… Je…

– Pas de problè me, ré pé ta-t-elle pour la troisiè me fois.

Il ne bougeait pas.

– Euh… supplia-t-elle enfin, est-ce que vous pouvez enlever votre pied parce que vous me coincez la cheville, là, et j'ai extrê mement mal…

Elle riait. C'é tait nerveux.

Quand ils furent dans le hall, il se pré cipita vers la porte vitré e pour lui permettre de passer sans encombre:

– Hé las, je ne monte pas par-là, se dé sola-t-elle en lui indiquant le fond de la cour.

– Vous logez dans la cour?

– Euh… pas vraiment… sous les toits plutô t…

– Ah! parfait… (Il tirait sur l'anse de son sac qui s'é tait coincé dans la poigné e en laiton. ) Ce… Ce doit ê tre bien plaisant…

– Euh… oui, grimaç a-t-elle en s'é loignant rapidement, c'est une faç on de voir les choses…

– Bonne soiré e mademoiselle, lui cria-t-il, et… saluez vos parents pour moi!

Ses parents… Il é tait taré, ce mec… Elle se souvenait qu'une nuit, puisque c'é tait toujours au milieu de la nuit qu'elle rentrait habituellement, elle l'avait surpris dans le hall, en pyjama et en bottes de chasse avec une boî te de croquettes à la main. Il é tait tout retourné et lui demandait si elle n'avait pas vu un chat. Elle ré pondit par la né gative et fit quelques pas avec lui dans la cour à la recherche dudit matou. «Il est comment? » s'en-quit-elle, «Hé las, je l'ignore…», «Vous ne savez pas comment est votre chat? » Il se figea: «Pourquoi le saurais-je? Je n'ai jamais eu de chat, moi! » Elle é tait claqué e et le planta là en secouant la tê te. Ce type é tait dé cidé ment trop flippant.

«Les beaux quartiers…» Elle repensait à la phrase de Carine en gravissant la premiè re marche des cent soixante-douze autres qui la sé paraient de son gourbi. Les beaux quartiers, t'as raison… Elle logeait au septiè me é tage de l'escalier de service d'un immeuble cossu qui donnait sur le Champ-de-Mars et, en ce sens oui, on pouvait dire qu'elle habitait un endroit chic puisqu'en se juchant sur un tabouret et en se penchant dangereusement sur la droite, on pouvait apercevoir, c'é tait exact, le haut de la tour Eiffel. Mais pour le reste ma cocotte, pour le reste, ce n'é tait pas vraiment ç a…

Elle se tenait à la rampe en crachant ses poumons et en tirant derriè re elle ses bouteilles d'eau. Elle essayait de ne pas s'arrê ter. Jamais. À aucun é tage. Une nuit, cela lui é tait arrivé et elle n'avait pas pu se relever. Elle s'é tait assise au quatriè me et s'é tait endormie la tê te sur les genoux. Le ré veil fut pé nible. Elle é tait frigorifié e et mit plusieurs secondes avant de comprendre où elle se trouvait.

Craignant un orage elle avait fermé le vasistas avant de partir et soupira en imaginant la fournaise là -haut… Quand il pleuvait, elle é tait mouillé e, quand il faisait beau comme aujourd'hui, elle é touffait et l'hiver, elle grelottait. Camille connaissait ces conditions climatiques sur le bout des doigts puisqu'elle vivait là depuis plus d'un an. Elle ne se plaignait pas, ce perchoir avait é té inespé ré et elle se souvenait encore de la mine embarrassé e de Pierre Kessler le jour où il poussa la porte de ce dé barras devant elle en lui tendant la clef.

C'é tait minuscule, sale, encombré et providentiel.

Quand il l'avait recueillie une semaine auparavant sur le pas de sa porte, affamé e, hagarde et silencieuse, Camille Fauque venait de passer plusieurs nuits dans la rue.

Il avait eu peur d'abord, en apercevant cette ombre sur son palier:

– Pierre?

– Qui est là?

– Pierre… gé mit la voix.

– Qui ê tes-vous?

Il appuya sur le minuteur et sa peur devint plus grande encore:

– Camille? C'est toi?

– Pierre, sanglota-t-elle en poussant devant elle une petite valise, il faut que vous me gardiez ç a… C'est mon matos vous comprenez et je vais me le faire voler… Je vais tout me faire voler… Tout, tout… Je ne veux pas qu'ils me prennent mes outils parce que sinon, je crè ve, moi… Vous comprenez? Je crè ve…

Il crut qu'elle dé lirait:

– Camille! Mais de quoi tu parles? Et d'où tu viens? Entre!

Mathilde é tait apparue derriè re lui et la jeune femme s'effondra sur leur paillasson.

Ils la dé shabillè rent et la couchè rent dans la chambre du fond. Pierre Kessler avait tiré une chaise prè s du lit et la regardait, effrayé.

– Elle dort?

– J'ai l'impression…

– Qu'est-ce qui s'est passé?

– Je n'en sais rien.

– Mais regarde dans quel é tat elle est!

– Chuuut…

Elle se ré veilla au milieu de la nuit le lendemain et se fit couler un bain trè s lentement pour ne pas les ré veiller. Pierre et Mathilde, qui ne dormaient pas, jugè rent pré fé rable de la laisser tranquille. Ils la gardè rent ainsi quelques jours, lui laissè rent un double des clefs et ne lui posè rent aucune question. Cet homme et cette femme é taient une bé né diction.

Quand il lui proposa de l'installer dans une chambre de bonne qu'il avait conservé e dans l'immeuble de ses parents bien aprè s leur mort, il sortit de sous son lit la petite valise é cossaise qui l'avait mené e jusqu'à eux:

– Tiens, lui dit-il. Camille secoua la tê te:

– Je pré fè re la laisser ic…

– Pas question, la coupa-t-il sè chement, tu la prends avec toi. Elle n'a rien à faire chez nous!

Mathilde l'accompagna dans une grande surface, l'aida à choisir une lampe, un matelas, du linge, quelques casseroles, une plaque é lectrique et un minuscule frigidaire.

– Tu as de l'argent? lui demanda-t-elle avant de la laisser partir.

– Oui.

– Ç a ira ma grande?

– Oui, ré pé ta, Camille en retenant ses larmes.

– Tu veux garder nos clefs?

– Non, non, ç a ira. Je… qu'est-ce que je peux dire… qu'est-ce que…

Elle pleurait.

– Ne dis rien.

– Merci?

– Oui, fit Mathilde en l'attirant contre elle, merci, ç a va, c'est bien.

Ils vinrent la voir quelques jours plus tard.

La monté e des marches les avait é puisé s et ils s'affalè rent sur le matelas.

Pierre riait, disait que cela lui rappelait sa jeunesse et entonnait «La bohê ê ê -meu». Ils burent du Champagne dans des gobelets en plastique et Mathilde sortit d'un gros sac tout un tas de victuailles merveilleuses. Le Champagne et la bienveillance aidant, ils osè rent quelques questions. Elle ré pondit à certaines, ils n'insistè rent pas.

Alors qu'ils é taient sur le point de partir et que Mathilde avait dé jà descendu quelques marches, Pierre Kessler se retourna et la saisit par les poignets:

– Il faut travailler, Camille… Tu dois travailler maintenant…

Elle baissa les yeux:

– J'ai l'impression d'en avoir beaucoup fait ces derniers temps… Beaucoup, beaucoup…

Il resserra son é treinte, lui fit presque mal.

– Ce n'é tait pas du travail et tu le sais trè s bien! Elle leva la tê te et soutint son regard:

– C'est pour ç a que vous m'avez aidé e? Pour me dire ç a?

– Non. Camille tremblait.

– Non, ré pé ta-t-il en la dé livrant, non. Ne dis pas de bê tises. Tu sais trè s bien que nous t'avons toujours considé ré e comme notre propre fille…

– Prodigue ou prodige? Il lui sourit et ajouta:

– Travaille. Tu n'as pas le choix de toute faç on…

Elle referma la porte, rangea leur dî nette et trouva un gros catalogue de chez Sennelier au fond du sac. Ton compte est toujours ouvert… lui rappelait un Post-it. Elle n'eut pas le courage de le feuilleter et but la fin de la bouteille au goulot.

Elle lui avait obé i. Elle travaillait. Aujourd'hui, elle nettoyait la merde des autres et cela lui convenait parfaitement.

En effet, on crevait de chaud là -dedans… Super Josy les avait pré venues la veille: «Vous plaignez pas, les filles, on est en train de vivre nos derniers beaux jours, aprè s ce sera l'hiver et on se pè lera les miches! Alors vous plaignez pas, hein! »

Elle avait raison pour une fois. C'é tait la fin du mois de septembre et les jours raccourcissaient à vue d'œ il. Camille songea qu'elle devrait s'organiser autrement cette anné e, se coucher plus tô t et se relever dans l'aprè s-midi pour voir le soleil. Ce genre de pensé e la surprit elle-mê me et c'est avec une certaine nonchalance qu'elle enclencha son ré pondeur:

«C'est maman. Enfin… ricana la voix, je ne sais plus si tu vois de qui je parle… Maman, tu sais? C'est ce mot-là que prononcent les gentils enfants quand ils s'adressent à leur gé nitrice, je crois… Parce que tu as une mè re, Camille, tu t'en souviens? Excuse-moi de te rappeler ce mauvais souvenir, mais comme c'est le troisiè me message que je te laisse depuis mardi… Je voulais juste savoir si l'on dé jeunait toujours ens…»

Camille l'interrompit et remit le yaourt qu'elle venait d'entamer dans le frigidaire. Elle s'assit en tailleur, attrapa son tabac et fit un effort pour se rouler une cigarette. Ses mains la trahissaient. Elle s'y reprit à plusieurs fois pour rouler son papier sans le dé chirer. Se concentrait sur ses gestes comme s'il n'y avait rien eu de plus important au monde et se mordait les lè vres jusqu'au sang. C'é tait trop injuste. Trop injuste d'en chier comme ç a à cause d'une feuille de papier alors qu'elle venait de vivre une journé e presque normale. Elle avait parlé, é couté, ri, sociabilisé mê me. Elle avait minaudé devant ce docteur et fait une promesse à Mamadou. Ç a n'avait l'air de rien, et pourtant… Il y avait bien longtemps qu'elle n'avait plus rien promis. Jamais. À personne. Et voilà que quelques phrases sorties d'une machine lui dé glinguaient la tê te, l'entraî naient en arriè re et l'obligeaient à s'é tendre, broyé e qu'elle é tait sous le poids d'improbables gravats…

 

– Monsieur Lestafier!

– Oui, chef!

– Té lé phone…

– Non, chef!

– Quoi, non?

– Suis occupé, chef! demandez qu'on rappelle plus tard…

Le bonhomme secoua la tê te et retourna dans l'espè ce de placard qui lui tenait lieu de bureau derriè re le passe.

– Lestafier!

– Oui, chef!

– C'est votre grand-mè re… Ricanements dans l'assemblé e.

– Dites-lui que je la rappellerai, ré pé ta le garç on qui dé sossait un morceau de viande.

– Vous faites chier, Lestafier! Venez prendre ce putain de té lé phone! Je ne suis pas la demoiselle des postes, moi!

Le jeune homme s'essuya les mains avec le torchon qui pendait à son tablier, é pongea son front sur sa manche et dit au garç on qui travaillait sur la planche d'à cô té, en faisant mine de le saigner:

– Toi, tu touches à rien, sinon… couic…

– C'est bon, fit l'autre, va commander tes cadeaux de Noë l, y a Mamie qu'attend…

– Connard, va…

Il entra dans le bureau et prit le combiné en soupirant:

– Mé mé?

– Bonjour Franck… Ce n'est pas ta grand-mè re, c'est madame Carminot à l'appareil…

– Madame Carminot?

– Oh! qu'est-ce que j'ai eu comme mal à te retrouver… J'ai d'abord appelé aux Grands Comptoirs et puis on m'a dit que tu n'y travaillais plus, alors j'ai app…

– Qu'est-ce qui se passe? la coupa-t-il brusquement.

– Mon Dieu, c'est Paulette…

– Attendez. Bougez pas.

Il se leva, ferma la porte, reprit l'appareil, s'assit, hocha la tê te, pâ lit, chercha sur le bureau de quoi é crire, dit encore quelques mots et raccrocha. Il enleva sa toque, prit sa tê te dans ses mains, ferma les yeux et resta ainsi plusieurs minutes. Le chef le dé visageait à travers la porte vitré e. Il finit par fourrer le morceau de papier dans sa poche et sortit.

– Ç a va mon gars?

– Ç a va, chef…

– Rien de grave?

– Le col du fé mur…

– Ah! fit l'autre, c'est fré quent chez les vieux… Ma mè re, ç a lui est arrivé y a dix ans et vous la verriez aujourd'hui… Un vrai lapin de garenne!

– Dites, chef…

– On dirait que tu vas me demander ta journé e, toi…

– Non, je vais faire le service de midi et je ferai ma mise en place de ce soir pendant ma pause, mais j'aimerais bien quitter aprè s…

– Et qui c'est qui fera le chaud ce soir?

– Guillaume. Il peut le faire, lui…

– Il saura?

– Oui, chef.

– Qu'est-ce qu'y m'dit qu'y saura?

– Moi, chef.

L'autre grimaç a, apostropha un garç on qui passait par là et lui ordonna de changer de chemise. Il se tourna de nouveau vers son chef de partie et ajouta:

– Allez-y, mais je vous pré viens, Lestafier, s'il y a une couille pendant le service de ce soir, si j'ai une seule remarque à faire, une seule, vous m'entendez? C'est sur vous que ç a retombera, on est bien d'accord?

– On est bien d'accord, chef.

Il retourna à sa place et reprit son couteau.

– Lestafier! Allez d'abord vous laver les mains! On n'est pas en province ici!

– Fais chier, murmura-t-il en fermant les yeux. Faites tous chier…

Il se remit au travail en silence. Au bout d'un moment son commis osa:

– Ç a va?

– Non.

– J'ai entendu ce que tu disais au gros… Le col du fé mur, c'est ç a?

– Ouais.

– C'est grave?

– Nan, j'crois pas, mais le problè me c'est que je suis tout seul…

– Tout seul pour quoi?

– Pour tout.

Guillaume ne comprit pas mais pré fé ra le laisser tranquille avec ses emmerdes.

– Si tu m'as entendu parler avec le vieux, ç a veut dire que t'as compris pour ce soir… t

- Yes.

– Tu pourras assurer?

– Ç a se monnaye…

Ils continuè rent de travailler en silence, l'un penché sur ses lapins, l'autre sur son carré d'agneau.

– Ma bé cane…

– Quoi?

– Je te la prê te dimanche…

– La nouvelle?

– Ouais.

– Eh ben, siffla l'autre, il l'aime sa mamie… OK. Ç a marche.

Franck eut un rictus amer.

– Merci.

– Hé?

– Quoi?

– Elle est où ta vieille?

– À Tours.

– Et alors? T'en auras besoin de ton solex dimanche, si tu dois aller la voir?

– Je peux m'arranger autrement… La voix du chef les interrompit:

– Silence, s'il vous plaî t messieurs! Silence! Guillaume affû ta son couteau et profita du bruit

pour murmurer:

– C'est bon, va… Tu me la prê teras quand elle sera gué rie…

– Merci.

– Ne me remercie pas. Je vais te piquer ton poste à la place…

Franck Lestafier hocha la tê te en souriant.

Il ne prononç a plus une seule parole. Le service lui parut plus long que d'habitude. Il avait du mal à se concentrer, aboyait quand le chef envoyait les bons et tâ chait de ne pas se brû ler. Il faillit rater la cuisson d'une cô te de bœ uf et ne cessait de s'insulter à voix basse. Il songeait au merdier qu'allait ê tre sa vie pendant quelques semaines. C'é tait dé jà compliqué de penser à elle et d'aller la voir quand elle é tait en bonne santé, alors là … Quelle chienlit, putain… Il ne manquait plus que ç a… Il venait de se payer une moto hors de prix avec un cré dit long comme son bras et s'é tait engagé dans de nombreux extras pour payer les traites. Où est-ce qu'il allait bien pouvoir la caser au milieu de tout ç a? Enfin… Il n'osait pas se l'avouer, mais il é tait content de l'aubaine aussi… Le gros Titi venait de lui dé brider son engin et il allait pouvoir l'essayer sur l'autoroute…

Si tout allait bien, il allait se ré galer et serait là -bas en à peine plus d'une heure…

Il resta donc seul en cuisine pendant la coupure avec les gars de la plonge. Passa ses fonds, fit l'inventaire de sa marchandise, numé rota des morceaux de viande et laissa une longue note à l'attention de Guillaume. Il n'avait pas le temps de repasser chez lui, il prit donc une douche aux vestiaires, chercha un produit pour nettoyer sa visiè re et quitta les lieux l'esprit confus.

Heureux et soucieux à la fois.


Il é tait moins de six heures quand il planta sa bé quille sur le parking de l'hô pital.

La dame de l'accueil lui annonç a que le temps des visites é tait passé et qu'il pouvait revenir le lendemain à partir de dix heures. Il insista, elle se raidit.

Il posa son casque et ses gants sur le comptoir:

– Attendez, attendez… On ne s'est pas bien compris, là … essayait-il d'articuler sans s'é nerver, j'arrive de Paris et je dois repartir tout à l'heure, alors si vous pouviez me…

Une infirmiè re apparut:

– Que se passe-t-il? Celle-ci lui en imposait plus.

– Bonjour euh… excusez-moi de dé ranger, mais je dois voir ma grand-mè re qui est arrivé e hier en urgence et je…

– Votre nom?

– Lestafier.

– Ah! Oui! elle fit un signe à sa collè gue. Suivez-moi…

Elle lui expliqua briè vement la situation, commenta l'opé ration, é voqua la pé riode de ré é ducation et lui demanda des dé tails sur le mode de vie de la patiente. Il avait du mal à percuter, soudain gê né par l'odeur du lieu et par le bruit du moteur qui continuait de bourdonner à son oreille.

– Le voilà votre petit-fils! annonç a gaiement l'infirmiè re en ouvrant la porte, Vous voyez? Je vous l'avais bien dit qu'il viendrait! Bon, je vous laisse, ajouta-t-elle, passez me voir dans mon bureau sinon on ne vous laissera pas sortir…

Il n'eut pas la pré sence d'esprit de la remercier. Ce qu'il voyait là, dans ce lit, lui brisa le cœ ur.

Il se retourna d'abord pour retrouver un peu de contenance. Dé fit son blouson, son pull, et chercha du regard un endroit où les accrocher.

– Il fait chaud, ici, non? Sa voix é tait bizarre.

– Ç a va?

La vieille dame, qui essayait vaillamment de lui sourire, ferma les yeux et se mit à pleurer.

Ils lui avaient retiré son dentier. Ses joues semblaient affreusement creuses et sa lè vre supé rieure flottait à l'inté rieur de sa bouche.

– Alors? Tu as encore fait la folle, c'est ç a? Prendre ce ton badin exigeait de lui un effort surhumain.

– J'ai parlé avec l'infirmiè re, tu sais, et elle m'a dit que l'opé ration s'é tait trè s bien passé e. Te voilà avec un joli morceau de ferraille à pré sent…

– Ils vont me mettre dans un hospice…

– Mais non! Qu'est-ce que tu nous chantes là? Tu vas rester ici quelques jours et aprè s tu iras dans une maison de convalescence. C'est pas un hospice, c'est comme un hô pital mais en moins grand. Ils vont te chouchouter et t'aider à remarcher et aprè s, hop, au jardin la Paulette!

– Ç a va durer combien de jours?

– Quelques semaines… Aprè s, ç a dé pendra de toi… Il faudra que tu t'appliques…

– Tu viendras me voir?

– Bien sû r que je viendrai! J'ai une belle moto, tu sais…

– Tu ne roules pas trop vite au moins?

– Tttt, une vraie tortue…

– Menteur…

Elle lui souriait dans ses larmes.

– Arrê te ç a, mê me, sinon je vais chialer, moi aussi…

– Non, pas toi. Tu ne pleures jamais, toi… Mê me quand t'é tais minot, mê me le jour où tu t'es retourné le bras, je ne t'ai jamais vu verser une larme…

– Arrê te quand mê me.

Il n'osait pas lui prendre la main à cause des tuyaux.

– Franck?

– Je suis là, mé mé …

– J'ai mal.

– C'est normal, ç a va passer, il faut que tu dormes un peu.

– J'ai trop mal.

– Je le dirai à l'infirmiè re avant de partir, je lui demanderai de te soulager…

– Tu vas pas partir tout de suite?

– Mais non!

– Parle-moi un peu. Parle-moi de toi…

– Attends, je vais é teindre… Elle est trop moche cette lumiè re…

Franck remonta le store, et la chambre, qui é tait orienté e à l'ouest, baigna soudain dans une douce pé nombre. Il bougea ensuite le fauteuil de place pour se trouver du cô té de la bonne main et la prit entre les siennes.

Il eut du mal, d'abord, à trouver ses mots, lui qui n'avait jamais su parler ni se raconter… Il commenç a par des bricoles, le temps qu'il faisait à Paris, la pollution, la couleur de sa Suzuki, le descriptif des menus et toutes ces bê tises.

Et puis, aidé en cela par le dé clin du jour et le visage presque apaisé de sa grand-mè re, il trouva des souvenirs plus pré cis et des confidences moins faciles. Il lui raconta pourquoi il s'é tait sé paré de sa petite amie et comment s'appelait celle qu'il avait dans le collimateur, ses progrè s en cuisine, sa fatigue… Il imita son nouveau colocataire et entendit sa grand-mè re rire doucement.



  

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