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L’enveloppe



9.

L’enveloppe

Je tombe sur l’enveloppe dans mon sac pendant que tu te frayes un chemin jusqu’à nous en salle d’accouchement. Nous n’avons pas ré ussi à joindre ton pè re alors nous lui avons laissé un mot à la maison pour lui dire que le travail semblait commencer. Il le trouvera en rentrant de son concert, au petit matin probablement. On a mal aux fesses dans cette salle d’attente, Leonor, Carmen, Meritxell, Madrina et moi. Nous plaisantons sur la pudeur de ta mè re qui ne nous souhaite pas prè s d’elle dans cet exercice, nous rions comme des bossues en nous rappelant nos accouchements respectifs tellement plus folkloriques, où la gê ne n’avait pas franchement de place. Les conditions d’hygiè ne n’é taient que trè s vaguement respecté es, et personne ne s’en souciait. Madrina et moi sommes plutô t crues sur les dé tails techniques, §a dé goû te Carmen. Elle a passé la quarantaine et une question nous brû le les lè vres à toutes. Je me lance.

— Tu es sû re que tu ne regrettes pas de ne pas avoir eu d’enfants?

— Tu rigoles? Enfin Rita, regardez-vous et regardez-moi, je suis la plus ré ussie d’entre nous, jamais je ne laisserai un gigot de trois ou quatre kilos dé vaster ma fleur et le reste! Puis j’ai é levé les vô tres de gosses, et à elles deux, elles m’ont bien refroidie sur les joies de la maternité !


Elle é clate de rire. Nous aussi. Puis Leonor semble partir dans ses pensé es.

— Moi, si Dieu me l’avait accordé, j’en aurais pondu une ribambelle de mô mes, dit-elle tristement.

Carmen enchaî ne:

— Et ton petit bijou aurait ressemblé à un chou-fleur mi amor ! Tu n’aurais pas pu garder tí o Roberto transi d’amour si longtemps dans un é tat pareil.

Nous rions encore. Nous sommes le 31 dé cembre, l’ambiance n’est pas banale à l’hô pital. Certains sont en habits de lumiè re, prê ts à partir fê ter la nouvelle anné e. Ç a sent le foie gras dans le couloir. Il faudrait que ce soit tous les jours comme §a ici, le temps passerait plus vite! Meritxell tré pigne parce qu’elle est attendue à une soiré e alors qu’on sait toutes que c’est bien là, avec nous, qu’elle veut ê tre. Cali est plus que sa cousine, c’est sa sœ ur. Elles n’ont aucun secret l’une pour l’autre. Nous, on pré fè re ne pas savoir.

Tiens, voilà Escota quand plò u qui nous cherche avec sa dé gaine d’illuminé.

¿ Escota quand plò u?

— Toujours pas mon grand.

¿ Escota quand plò u?

— Promis, on appelle au café dè s que le bé bé est là.

Toutes les cinq minutes, quelqu’un vient embrasser Leonor et lui souhaiter ses vœ ux. Elle en connaî t de la blouse blanche, ma sœ ur. Ç a en jette.

Je me sens tout orgueilleuse là, regardant la brochette de femmes que nous formons. Leonor est sage-femme et elle milite pour le droit à l’avortement. Meritxell est professeur d’espagnol et é crivain public à titre gracieux au village. Elle é crit comme dans les livres. Madrina, unique rescapé e d’une famille d’anarchistes, est devenue la Mè re Teresa (inté ressé e) de tous les exilé s. Cali peut voyager grâ ce à son don pour la danse. Elle embrasse l’air. Elle le fait exister, le rend palpable, doux comme un nuage. Elle emmè ne dans son sillage ton pè re. Au point qu’il a inté gré sa compagnie en tant que musicien. Certes ta mè re é tait


persuasive, mais personne ne ré sistait à ton pè re quand il faisait parler sa guitare. Ce travail c’é tait bien lui qui l’avait gagné. Sans ta mè re il n’aurait pas osé passer l’audition, heureusement qu’elle croyait en lui pour deux.

Tu es à J + 6 mais tu sembles vouloir encore te faire dé sirer. Nous, nous t’attendons comme le Messie. La sœ ur de Madrina a vu dans le marc de café que Cali aurait une fille. Alors tu penses, on n’en peut plus. Madrina ré ussit à me faire pleurer de rire avec ses histoires des naissances à l’immeuble. Tout en l’é coutant, je cherche un mouchoir dans mon sac.

— Pour l’accouchement de Leonor, je suis venue te chercher avec la voiture de Roberto, Rita, tu te souviens? Je n’avais pas conduit depuis que j’avais quitté l’Espagne, au dé but de la guerre. Coñ o, elle doit encore s’en souvenir Cali de mes secousses! Elle é tait si minuscule! Elle volait dans la 2 CV! Et toi tu riais. Comme maintenant!

Et je ris encore. Elle est folle, tout le monde nous regarde. Où sont ces foutus mouchoirs? Je sens une enveloppe dans mon sac et m’en é tonne. En la sortant, je reconnais tout de suite l’é criture de ta mè re. Je ne sais encore rien mais c’est comme si j’avais dé jà tout compris. Je la dé chire à la hâ te. La terre s’ouvre sous mes pieds. Le pardon que j’ai attendu toute ma vie est entre mes mains – Cali a deviné la culpabilité qui m’habite depuis ma fuite à la mort de Juan. Il est suivi de courts adieux « juste au cas où ». Elle se sait atteinte d’hé mophilie. Sa grossesse pourrait avoir un prix que ta mè re est prê te à payer. Mettre sa vie en jeu pour faire de son homme un pè re est un risque qu’elle a choisi de prendre, porté e par « un amour que mê me la mort ne pourrait alté rer ». Il est pré venu. Depuis huit jours. « Ne t’en fais pas Maman. J’ai vé cu trente anné es plus intenses et plus belles que certains n’en vivront jamais. »

Mon corps s’est mis à fondre, brû lant de l’inté rieur. J’ai couru, poussé les portes des salles les unes aprè s les autres à la vitesse de l’é clair. Puis j’ai ouvert celle derriè re laquelle vous vous trouviez, et je suis entré e. Seuls tes cris transper§aient le silence à l’inté rieur. Et le froissement des masques et des gants que les soignants ô taient. Ta mè re venait de s’é teindre. Et tu venais d’é clore. Les cloches de l’é glise Saint-Vincent sonnaient minuit et tout le monde se souhaitait une bonne anné e. Au loin dehors, et juste derriè re la porte de votre chambre aussi. On entendait des


pé tards et des cris de joie à l’exté rieur. Ce sont les premiers sons que tu as dû percevoir. Cali n’a pas eu le temps de te toucher et de sentir ta peau si douce. Une infirmiè re t’a dé posé e entre mes bras dé licatement. Nous nous sommes reconnues tout de suite. J’ai demandé au personnel de sortir pour nous laisser toutes les trois. J’ai pé niblement dé shabillé le buste de ta mè re. J’ai enlevé mon pull et mon tee-shirt. Je t’ai dé mailloté e et posé e sur son ventre. J’ai passé les mains de ta maman sur chaque centimè tre carré de ton petit corps encore tout ensanglanté. Je me suis allongé e à cô té de vous et j’ai collé ma peau contre la vô tre. Comme un petit animal guidé par son instinct, tu as mis son sein dans ta bouche fragile et tu as commencé à té ter. J’ai pris la main de Cali, l’ai glissé e dans la mienne et je t’ai enveloppé e avec. J’aurais voulu que nous partions toutes les trois pour ce grand voyage. J’aurais voulu que rien ne nous sé pare, que ta mè re nous emmè ne avec elle, et vivre pour l’é ternité collé es les unes aux autres.

Les yeux clos, j’ai revu les sé quences clefs de sa vie comme on regarde un film. Son enfance. La fusion qui é tait la nô tre. Nos é crits pendant la maladie de Juan. Les pots cassé s, les retrouvailles durement gagné es, puis cet amour et cette complicité qui n’auront jamais cessé de grandir. Mê me pendant ces quinze anné es avec ton pè re à ses cô té s pour la suivre dans toutes ses extravagances. Au café, leurs rires entremê lé s battaient nos vinyles pré fé ré s au concours de la plus belle musique du monde. J’aimais qu’ils s’engueulent parce que j’aimais les voir se retrouver avec encore plus de tendresse l’instant suivant. Les voir partir avec des valises plus grosses qu’eux, cachant mal leur excitation pour mieux nous montrer leur sé rieux, c’é tait adorable. Ils é taient trè s jeunes la premiè re fois qu’ils ont accepté une tourné e à l’é tranger. J’avais né gocié de pouvoir les joindre chaque jour en cas de né cessité. J’avais tout verrouillé avec les organisateurs, les conditions de logement, le prix de leurs prestations… Je savais ce qu’ils valaient moi, mes enfants! Enfin, mes enfants. Oui, je l’ai aimé comme un fils, ton pè re.

J’é tais à peine en train de ré aliser ce qui nous tombait sur la tê te et le cœ ur quand André est apparu, mon sac dans une main et la lettre dans l’autre. C’é tait la premiè re fois que je le voyais pleurer. À la mort de Juan, j’avais bien lu dans le pourpre de son regard que des torrents de larmes é taient passé s par là, mais il n’en avait pas versé une seule devant


moi. Pour proté ger Cali de sa peine peut-ê tre. Il l’avait toujours proté gé e, sa petite. Il n’avait vé cu que pour elle. Et elle le lui avait bien rendu.

La premiè re fois que je t’ai embrassé e est aussi la premiè re où il m’a prise dans ses bras, où j’y ai senti de l’amour et du soutien. C’est le premier moment de notre existence où je l’ai vu baisser sa garde, dé muni. À compter de ce jour, ses bras se sont ouverts un peu plus facilement. Ou bien c’est moi qui hé sitais moins à les prendre en otage. En plus de deux dé cennies, j’avais perdu l’habitude de la douleur. Sans l’é paule d’André, je n’aurais pas tenu.

À peine le temps d’accueillir le chagrin qu’il fallut le dé fier, car tout en m’enlevant la prunelle de mes yeux, la vie exigeait que je sois pour toi et ton pè re une fondation. Je voulais te dé dier cent pour cent de mon temps, de mon é nergie, de mon amour. C’est pour §a que j’ai voulu vendre le café à la mort de ta mè re. Puis parce que chaque petite cuillè re, chaque chaise, chaque trace d’usure du temps me rappelaient le manque inacceptable. Elle avait insufflé l’espoir dans le moindre centimè tre carré de ce lieu avec son iné branlable joie de vivre. Plus tard, c’est ton pè re qui lui apporta son enthousiasme et sa cré ativité. La charge de travail pour André et moi é tait é norme, mê me si nous ne nous plaignions jamais. Ton pè re voyait toujours venir le moment de rupture avant nous. Dè s qu’il sentait la fatigue tendre l’ambiance ou la lisait sur nos visages, il appelait ses copains en renfort. Interdiction de venir au café pendant vingt-quatre heures, ton pè re prenait tout en mains, et nous revenions frais comme des gardons. Avant ta naissance, tout allait trop vite pour savoir quand nous é tions à bout. Aprè s, cela ne m’é chappa plus. Tu avais trop besoin de moi.

Pourtant quelque force m’a empê ché e de me sé parer de La Terrasse, et heureusement. Tu é tais faite pour cet environnement, tout comme ta mè re. J’ai repensé à elle enfant, petit bout de femme s’é panouissant dans ce joyeux bordel. C’est peut-ê tre ce qu’il reste d’Espagne en nous, ce besoin de vie autour, d’agitation, de dialogues, souvent de sourds, de convivialité, de partage. Garder le café, c’é tait te construire un chez-toi, pour que tu appartiennes à une communauté, que tu aies des racines. Avec tous ceux que le canal du Midi emmenait jusqu’à nous.

Le café nous rappelait que notre diffé rence é tait une richesse si nous le dé cidions. Ta mè re a fait de sa latinité une force. Elle n’a pas parlé un


mot d’espagnol jusqu’à ce qu’elle quitte la maison. Il faut dire que je n’ai rien fait pour l’y encourager. Je voulais qu’elle soit fran§aise. Et au retour de sa premiè re tourné e au-delà de l’Atlantique, qui dura deux mois, elle le parlait mieux que moi. Je manquai d’exploser d’orgueil. Je n’avais pas vu la ré conciliation arriver par cette route-là. La surprise n’en fut que plus savoureuse. L’envie de transmettre notre histoire est né e en moi trè s tard. D’ailleurs, qué tonterí a d’avoir refusé de t’apprendre à coudre et à cuisiner. Je ne voulais pas que cela te rende esclave des hommes. Ç a ne risquait rien, toi tu n’es pas comme nous, ou plutô t tu es comme nous en mille fois mieux. Nous sommes du roc et tu es du marbre. Cela m’ennuie un peu de ne pas t’avoir enseigné ces bases. Madrina et Leonor s’en chargeront si tu veux bien. Au moins la couture, pendant tes vacances. Elles ne se dé brouillent pas si mal, nos dinosaures, malgré leurs mains pleines d’arthrose. Maintenant que je ne suis plus là, tu vas avoir un sé rieux budget reprise et tricot à pré voir. Il y a mon carnet de recettes dans le mê me tiroir, tu verras, avec les bouts de carton que je dé coupe pour les listes. Prends-le. Ce ne sont pas tes grands couillons de cousins qui vont s’en servir, ces grosses patates! Oh, tu riais tellement quand je les appelais comme §a… Ils n’avaient pas droit de cité dans mes cuisines. Mais au fond, §a me plaisait qu’aucun homme ne s’y pointe: tout pouvait ê tre dit sans gê ne parce que nous n’é tions qu’entre femmes, mè res, filles.

 

Cette commode, cariñ o, elle me vient de Pepita. Maisel me l’a rapporté e à sa mort. J’aimais la regarder car elle me rappelait celle de mes parents. Il avait fait la route avec sa femme pour me la dé poser.

— Bonjour Maisel.

— Bonjour Rita.

— Ma tante est morte, alors…

J’allais lui sauter dans les bras quand sa femme est apparue derriè re lui.

— Merci merci merci. Ç a signifie tellement pour moi… Il m’a coupé le sifflet. Pas le temps de s’é pancher.

— Je la mets où ? On a encore des kilomè tres à faire.


Mê me en deux minutes d’é change, mê me avec des corps usé s et vieillissants, j’ai pu percevoir son embrasement faisant é cho au mien. Je ne l’ai jamais revu.

L’idé e de remplir les tiroirs de cette commode de nos vies m’est venue comme une fulgurance. Dè s que je me suis retrouvé e face à elle, je me suis autorisé e à laisser remonter mes souvenirs.

Tí o Roberto la retapa et é quipa les tiroirs de petites serrures comme je le souhaitais. Il avait des mains d’or. Il grogna à ma nouvelle demande fantaisiste mais l’honora en repeignant les tiroirs aux couleurs de l’arc- en-ciel. Parce que c’est §a que je veux que tu retiennes. Nos couleurs. Chaudes, franches. Je veux que ces femmes si diffé rentes, si vivantes, si complexes qui composent ton arbre gé né alogique puissent t’inspirer et t’aider à savoir qui tu es, le fruit de quels voyages et de quelles passions. Je veux je veux… Tu vois, mê me là je ne peux pas m’empê cher d’essayer de tout contrô ler, je suis infernale. Ay, Dios, je ré ussis à me fatiguer moi-mê me, jusqu’à la fin! Je veux que tu offres la possibilité à Nina d’aller fourrer son nez en trompette dans nos renferme-mé moire quand tu sentiras que c’est le moment. Ces tiroirs dé sormais sont les tiens. À ton tour d’y faire de la place pour votre futur. Aller de temps à autre dé poussié rer les tiroirs de la commode permet de maintenir les souvenirs en vie pour qu’ils ne s’é chappent pas, ces petits farceurs.

Merci d’avoir ouvert le chemin jusqu’à nous à la sueur de ton front malgré nos bouches cousues. Pour Nina ce sera plus facile avec une maman comme toi. Tu sais ce que tu as à puiser en nous, mais tu reconnaî tras les travers dans lesquels ne pas tomber. Quand je te regarde, je me dis que je n’ai pas tout raté. Que la vie n’a finalement pas é té qu’une puta avec moi. Chacun de tes sourires a comblé mes manques et balayé les nuages noirs d’un puissant souffle chaud. Tes choix ont donné du sens à ma vie et à mes combats, sans que je t’y guide. À toi seule tu es chacune d’entre nous, riche dé sormais de nos é checs et de nos failles. Je vais devoir filer bientô t. Le cancer a repris possession de ma langue et il ne la lâ chera pas cette fois. Cela ne servait à rien de te le dire. J’aurais gâ ché nos derniers mois si nous avions dû les vivre avec cette é pé e de Damoclè s, et mira, au lieu de §a, qu’est-ce que nous avons ri!

Ne pleure pas, rê ve à mes retrouvailles, car il y a dé jà bien trop longtemps que Rafael m’attend. Ne t’en fais pas, je chauffe aussi la place


pour Papi. Ne regrette rien. Les regrets §a te ruine le dos. Moi, je ne regrette rien. Tu te souviens sû rement que je disais toujours vouloir vivre jusqu’à cent ans. Raté. Mais si ce n’est pas la preuve irré futable que nous sommes invincibles §a, alors je ne sais pas ce que c’est! Malgré les coups qu’elle m’a mis cette foutue vie, eh bien pour tout ce qu’elle m’a aussi donné, j’é tais prê te à l’affronter encore longtemps.

Elle m’a offert des parents m’inspirant la passion et l’inté grité, des sœ urs, l’une pour me remettre dans le droit chemin, l’autre pour m’en faire dé vier, ta mè re, dont la gaieté et l’intelligence m’ont nourrie, ton pè re, un fils que j’ai pu aider à devenir un homme et qui me l’a rendu au centuple. Et puis toi, et Nina. Pour me fé liciter d’avoir surmonté toutes ces é preuves en restant debout. Comme si elle m’avait dit, à partir de maintenant, et jusqu’à la fin, ta vie ne sera que rire et tendresse. Ou presque.


 



  

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