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L’acte de naissance



4.

L’acte de naissance

J’ai mis cet acte de naissance dans la commode trè s longtemps aprè s qu’il fut ré digé, cariñ o. Avant qu’il n’y trouve une place, il est resté caché dans le double fond de la table de nuit que je traî ne depuis l’immeuble. Elle m’a suivie partout. Pas qu’il soit particuliè rement joli ou pratique, ce chevet, mais avec ce double fond, il s’est avé ré utile à chaque instant de ma vie.

De retour à Narbonne, je ne fais pas la fiè re face au regard dé sapprobateur de Madrina. Nous entrons, et quand ma sœ ur Leonor ouvre la porte de l’atelier, en un centiè me de seconde je vois se succé der sur son visage la surprise, la joie et la perplexité. C’est lorsqu’elle me colle une é norme baffe que la quatriè me é motion s’illustre. La colè re, donc. Le centiè me de seconde suivant elle regarde mes seins, mon ventre, et cherche mon regard. Là, je me dis qu’à coup sû r je vais en prendre une autre. Mais non. Ma sœ ur m’offre la plus longue des é treintes. Puis me repousse tendrement pour é changer un regard avec Madrina. Je me tourne aussi vers elle et c’est le sourire dé bordant de coquinerie qu’elle me demande:

¿ Y quié n es? Et qui est le pè re?


Je m’effondre. Ma sœ ur me soutient pour monter les é tages et m’asseoir. Madrina dé gage un Andalou de son lit dans mon ancien appartement et nous nous installons toutes les trois. Il y a tellement à rattraper et je n’ai aucune é nergie. Je ne suis plus vraiment moi-mê me. Les hormones. La fatigue. Ou la douleur. J’essaie de me reprendre doucement, mais c’est sans compter sur Madrina en pleine crise de curiosité ! Quand elle est dans cet é tat, on a rarement le temps d’entrevoir le poids du silence. Les mots ne viennent pas naturellement entre ma sœ ur et moi, alors Madrina se raconte tout en m’offrant un tour d’horizon de ce que chacun ici est devenu. Elle n’oublie pas les ragots, elle en rajoute, commente, surjoue, elle sait ê tre si rafraî chissante. Elle a toujours é té doué e pour me dé tourner de mon chagrin.

Cette fois, ses manœ uvres sont vaines. Je suis vide de tout sauf de dé sespoir. Je les regarde toutes les deux, leurs yeux purs et espiè gles, j’é coute leur accent, leur rire. Si cela me ré chauffe, ma solitude continue de grandir comme un cancer qui se gé né ralise. J’ai tout à coup une pensé e pour ma petite sœ ur. Carmen est à l’é cole. J’ai tellement hâ te de la voir. Mais d’abord il va falloir parler.

Je commence au tout dé but. Par des excuses. Et des explications. Elles m’é coutent, attentives, l’air tour à tour renfrogné ou admiratif. Quand elles s’é loignent pour nous servir des verres de chufa, je m’interroge. Pensent-elles que j’ai eu le courage de forcer mon destin? Sont-elles fiè res que j’aie osé brandir une nouvelle appartenance pour m’é manciper d’un futur é crit? Elles m’en veulent surtout, probablement. Je redoute le moment où il faudra s’attarder sur le fait que je suis partie sans rien dire. Au fond, je sais ce que pensent ces deux vieilles guerriè res face à moi. Le courage, le vrai, §a aurait é té d’exposer et d’imposer mon choix, et de donner ré guliè rement des nouvelles. Elles se disent sans doute que j’ai é té d’un é goï sme sans nom. Elles ont raison, mais §a, je le comprendrai plus tard. J’ai causé tant et tant de chagrin et d’inquié tude à mes sœ urs que je me sens honteuse comme une enfant face à la posture inquisitrice de Leonor. Elle est dans son rô le. Elle é coute. Avant de me bousculer encore, peut-ê tre.

Nous en venons au fait. Rafael. La fa§on dont il est venu vers moi, notre amour, la communauté, la joie, l’indé pendance, son dé part. Mon dé bit ralentit au fur et à mesure que je m’approche de la conclusion de


mon ré cit. L’excitation de parler de notre rencontre et de notre vie laisse place à l’appré hension de devoir affronter la chute. Je dilue maintenant mon propos dans des dé tails pour gagner du temps. Quel maquis, quelle compagnie, les dates, les lieux, les compagnons de lutte, leurs noms, pré noms, la maman de Rafael, son engagement, les journaux, mon travail, la grande reconnaissance que j’ai obtenue de mes patrons, mes é conomies, mon autonomie… Tout ce qui n’a aucune importance, je ne manque pas de le pré ciser avec force dé tails. Au milieu d’une de mes phrases, ne me semblant pourtant pas des plus cruciales, Madrina se fige, horrifié e. Elle se jette dans mes bras, serrant ma tê te de ses deux mains:

Cá llate mi amor, cá llate mi pobrecita, por favor… (Tais-toi ma ché rie, tais-toi ma pauvre petite, je t’en prie. )

Leonor et moi restons interdites. Qu’ai-je bien pu dire de si significatif? Tout en me caressant les cheveux, Madrina, secoué e, chuchote à ma sœ ur:

Son los dos a quienes cortaron los dedos y quitaron los ojos, Rafael es el hijo de la Pepita, la de la oficina de la Juventud republicana. (Ce sont les deux à qui ils ont coupé les doigts et arraché les yeux, Rafael est le fils de la Pepita, du bureau des Jeunesses ré publicaines. )

Il y a eu un blanc. Un noir peut-ê tre. Juste aprè s que Madrina a dit Juventud republicana. Un flot d’images, et un blanc. Un noir peut-ê tre. J’ai revu le silence assourdissant dans la grange quand j’y suis entré e, j’ai revu Pepita hurler à Ullrich de ne pas me dire, puis manger la page du journal, j’ai revu ma robe blanche toute taché e, Pepita fixant mes seins… Tout. En une seconde. Puis plus rien.

Quand j’ouvre les yeux, je suis dans mon lit, celui d’avant mon dé part pour Toulouse. Et presque tout a é té replacé à l’identique. Mê me ma machine à coudre. C’est un retour en arriè re fulgurant. Je suis sonné e. L’espace d’une seconde, je me demande si je n’ai finalement jamais quitté cette chambre depuis deux ans. Rafael a-t-il pu n’ê tre qu’un rê ve? Un cadeau é phé mè re du marchand de sable qui aurait trop forcé la dose de poussiè re magique sur mon oreiller? Une voix me sort de mes né buleuses pensé es. Je sursaute. Me retourne.

— Tu as dormi dix-neuf heures.

— Vous ê tes qui?


— Dis donc, je t’ai marqué e.

Cette voix me dit quelque chose mais ce corps et ce visage de profil en train de pré parer une tisane ne me parlent pas du tout. La pé nombre et mon ré veil somnolant ne m’aident pas. L’homme est grand, trè s fin, pas vraiment beau mais d’une é trangeté charmante, et il y a dans son timbre quelque chose de rassurant.

— Je savais que tu reviendrais.

— Mais enfin, qui es-tu?

— Je suis à deux doigts de me vexer, Rita… Certes, j’ai eu une puberté tardive, mais à part la taille et la barbe, je suis bien le mê me, non?!

C’est à sa fa§on d’essayer discrè tement de me plaire que je finis par reconnaî tre André.

— André, dis-je, un peu soufflé e par la mé tamorphose de mon ancien protecteur.

Il dé pose un baiser sur mon front. Cela me surprend. Personne d’autre que Rafael n’a fait §a depuis… depuis mon pè re. Mon pè re… Cette pensé e m’est agré able.

— Mais Madrina m’a dit que tu ne vivais plus ici, il me semble.

— Je suis passé hier juste aprè s ton malaise rendre visite à mes parents qui sont toujours en face, et on m’a dit que tu é tais là. Depuis, je te regarde dormir, au cas où tu n’aurais pas la force de m’appeler par la fenê tre si besoin, dit-il en me souriant.

André a changé. Je suis en train de le dé tailler quand il parle de mon malaise. Je crois dé faillir de nouveau en repensant à ce qui a causé cet é vanouissement. Mais je ne flanche pas. Je serre les dents pour ne pas que mon enfant s’effraie de devoir me rencontrer dans moins de six petits mois. On dirait que mes larmes empê ché es vont forcer la sortie. Il n’en est rien. Rafael et son sang vivent dans mes chairs, donc j’y arriverai, §a va aller, je n’ai besoin de personne. Mon enfant et moi, nous n’avons besoin de personne. C’est la maman en moi qui s’é veille et s’oppose dé jà, ou plutô t une nouvelle fois, à son destin. Je lui tiens tê te comme un taureau au matador dans l’arè ne. Il sait qu’il en mourra certainement, mais pour l’heure il combat, il ne se sauve pas, il affronte, il reste digne.


Sans ce bé bé, je n’aurais jamais eu la force de surmonter ce cauchemar. Je lui dois tout. Ma force, ma volonté, mon courage. Tout. À lui et au souvenir palpable de son pè re. Une force salvatrice me porte, c’est Rafael, je pourrais le jurer, qui me relè ve de ses bras puissants. Je voyage dé sormais sa main dans la mienne et je pourrais presque me rendormir.

J’ai oublié la pré sence d’André qui s’est assis à cô té de moi. Il ne dit rien. Il me laisse le temps de me ressourcer. Il respecte mon absence, jusqu’à poser une main sur mon ventre. Je me sens agressé e par ce contact, mais il parle avant que j’aie le temps de ré agir.

— Vous n’ê tes plus seuls tous les deux. Ici il y a tes sœ urs, Madrina, puis ma mè re qui rê ve de confier de nouveau ses ouvrages à tes doigts de fé e, et Louisa, qui se damnerait pour ton pan con tomate… et puis je crois que tu connais Angelita, Jaime et leurs gar§ons, non? Ils ont pris la chambre de ta sœ ur dans l’immeuble peu aprè s ton dé part. Puis il y a ton tí o Pepe qui a bien changé depuis que sa femme l’a quitté, tu ne vas pas en croire tes yeux…

J’é tais sû re que dans le spectaculaire ventre d’Angelita se cachaient des jumeaux. J’é tais sû re que Jaime finirait par nous retrouver. Comme j’é tais sû re que la vie rattraperait ce fuyard de tí o Pepe et qu’un jour il reviendrait ici la queue entre les jambes. Bien fait. Si j’en avais la force, je danserais ma joie.

La porte s’ouvre et Carmen apparaî t soudain. Elle a les sourcils froncé s. Elle ne franchit pas le seuil et me regarde avec une colè re infinie.

— Je te hais, Rita, dit-elle avant de se jeter dans mes bras pour y fondre en larmes.

La premiè re chose qui me vient à l’esprit, c’est idiot, c’est quelle belle jeune fille. Je la serre de toutes mes petites forces pour qu’elle sache à quel point elle m’a manqué, à quel point j’ai pensé à elle, à quel point je l’aime et comme je m’en veux de l’avoir ainsi abandonné e.

— Je ne te laisserai plus jamais, mi cielo, je te le jure. Comprends-moi, mon sucre, essaie au moins, laisse-moi te raconter.

André est sorti discrè tement. Il est toujours trè s discret. Stable. Pas encombrant. Pas flamboyant. D’humeur é gale. Pas impé tueux. Pas


passionné. Presque apathique. L’inverse de Rafael. Mais il est pré voyant et honnê te. Tout le quartier s’en accorde et moi aussi, depuis la premiè re fois que je l’ai rencontré. Depuis ce mot que cet adolescent fragile é tait venu glisser sous ma porte le lendemain de mon arrivé e dans l’immeuble: « Rita, j’habite en face, je t’ai vue à l’é cole et je voulais que tu saches que tout le monde ne dé teste pas les Espagnols. Demain si on t’embê te encore, permets-moi de m’en mê ler. André. » C’est Madrina qui me l’avait traduit en m’accusant gentiment d’avoir dé jà fait tourner des tê tes. Le lendemain, il m’avait mis le mê me mot, cette fois en espagnol, et y avait ajouté : « Pardon pour hier, je suis bê te, tu ne lis probablement pas encore le fran§ais. »

Carmen m’é touffe de ses bras menus et reprend son souffle pour me dire:

— Je ne t’en veux plus, je sais que le bon Dieu t’a suffisamment punie. Je veux que tu me racontes tout maintenant. La liberté, ton amour… Arrê te-toi avant la fin. Arrê te-toi quand tout est beau. On s’arrê tera juste avant que ton amoureux parte pour la gué rilla. Le reste, je sais, enfin, en gros, et §a ne m’inté resse pas.

Je coupe mon adorable petite sœ ur. Elle cherche à s’abreuver de mes aventures pour refouler sa rancœ ur. C’est elle tout craché, §a.

— Bon alors, on va y aller dans l’ordre, mi amor. Il semble que l’é cole catholique t’ait litté ralement tordu l’esprit. Encore une raison de ne plus jamais te quitter! Le bon Dieu, fais-moi confiance, n’est pour rien là - dedans. Il y est rarement pour grand-chose, d’ailleurs. Ou s’il y est pour quelque chose, alors c’est un sacré fouteur de jaleo, et une machine à fabriquer les douleurs. Que Dieu aille au diable, comme disait Maman dans ses grands jours. Viens t’allonger prè s de moi, je vais te raconter Rafael comme quand je te racontais des histoires enfant. Et je changerai la fin, comme quand tu é tais petite.

Aprè s deux semaines à dormir quinze heures par jour pour effacer de ma mé moire tout ce qui m’empê chait d’avancer, je me suis remise au travail. Combien de fois m’aura-t-il sauvé e celui-ci! Puis voir Leonor et Madrina s’é mouvoir des progrè s que j’avais faits en leur absence me rendait fiè re comme un paon. J’ai dé cidé, pour aller au-delà de mon chagrin, de vivre sans Rafael comme s’il é tait toujours là. En version invisible. Un genre de rempla§ant de Dieu. Là, mais pas là. Omniscient,


on dit, je crois. Qui conseille, guide, contrô le tout, l’air de rien. Une â me qui tourne autour de moi, qui me protè ge, me juge aussi, et à qui je dois rendre des comptes, enfin dans ma tê te, dans mes pensé es. J’ai songé à mes libertaires de parents: Maman, Papa, je crois que §a y est, je l’ai vraiment choisi, mon Dieu. Et il s’appelle Rafael.

 

Mon enfant est né un soir de fé vrier. Comme une lettre à la poste. Vingt heures, premiè res contractions. Vingt-deux heures, arrivé e de ma charmante armé e d’aidantes. Oui, à l’é poque, l’accouchement é tait une affaire de femmes. Entre nous, pas de pudeur, un seul mot d’ordre: plus on est de folles, plus l’enfant grandira entouré. Vingt-deux heures trente, dé but du travail. Leonor a voulu aider le bé bé à sortir, elle savait faire, elle finissait ses é tudes de sage-femme. Mais elle é tait enceinte de six mois, alors c’est la maman d’André et Angelita qui ont pris le relais. Le ventre de ma sœ ur é tait aussi gros que le mien à terme, une baleine n’é tait pas d’une grande utilité dans ce contexte. Madrina s’est envoyé la bouteille d’eau-de-vie pendant que je poussais, donc nous n’avions plus rien pour dé sinfecter le cordon. Carmen est descendue prendre le whisky que Jaime cachait dans l’escalier. Tout le monde a rigolé car Angelita é tait furieuse d’apprendre que son mari planquait de l’alcool. Puis tout le monde s’est poilé en imaginant Carmen se faire enguirlander par Jaime. Et oui, quel savon elle a pris! Jaime est entré en hurlant à ma petite sœ ur qu’on ne balan§ait pas, mê me en cas d’urgence!

Il é tait vingt-deux heures quarante-cinq et je tenais mon enfant dans les bras depuis quelques secondes. Jaime est le premier homme qui l’a vu. Dè s que ses yeux ont rencontré le petit ê tre tout neuf, sa colè re s’est é teinte brutalement, provoquant un fou rire gé né ral. Mon premier accouchement a é té un moment é tonnamment joyeux. André est entré dans ma chambre tandis que Madrina lavait le bé bé dans le lavabo. L’assemblé e avait quitté les lieux aprè s un dé filé de voisines chargé es de pré sents confectionné s par leur soin. Cakes, gâ teaux de semoule, paella, culottes, langes, vê tements de corps et couvertures pour bé bé, tout y é tait. Et bien sû r, elles avaient toutes quelque chose à dire. Certaines me té moignaient une insupportable pitié, me rappelant que Rafael ne toucherait jamais notre enfant. La plupart toutefois y allaient de leur charmant petit conseil, assorti d’un infaillible remè de de grand-mè re


contre tel ou tel mal du nourrisson. D’autres s’inquié taient dé jà qu’on le baptise, tandis que certaines fantasmaient la venue chez nous de l’illustre grand-mè re de l’enfant, « La Pepita ». En piaillant, se coupant la parole à tout va, elles me ré pertoriaient les gar§ons du quartier, mensurations, passé, taille du porte-monnaie, en m’enjoignant bien sû r d’en choisir un au plus vite pour m’aider à subvenir aux besoins du bé bé. Puis pour tuer dans l’œ uf le qu’en-dira-t-on, dé jà qu’on n’est pas chez nous…

Avec leur langage fleuri, devenu un mé lange d’espagnol et d’argot local au fil des ans passé s en France, elles auraient mê me pu é gayer des funé railles. Elles m’avaient proté gé e en m’aidant à dissimuler mon secret depuis six mois, et c’é tait si rare que cela mé ritait vraiment d’ê tre salué. Le surnom des Espagnoles de la rue, c’é tait plutô t « les langues bien pendues » pour les locaux, et los chismosos, les commè res, pour nous autres.

En entrant, André a posé un regard d’une immense tendresse sur le bé bé, durant de longues minutes. Plus rien ne comptait que ces trois kilogrammes de vulné rabilité et d’amour, ré vé lant malgré eux la fibre paternelle d’André, dans chaque geste, chaque expression. Puis il m’a regardé e droit dans les yeux. Sans me laisser le choix, il a dit:

— Ce bé bé a besoin d’un pè re et toi d’une é paule. Puis as-tu vraiment envie d’affronter le regard des gens, comme quand tu es arrivé e? Les bavardes du quartier parlent encore plus mal des mè res cé libataires que des immigré s, enfin Rita tu les as vues à l’œ uvre, non? Tu viens de passer six mois enfermé e dans l’immeuble, tu dois redé couvrir le dehors maintenant, et avec ton enfant. Avec notre enfant. Je ne te laisserai pas vivre cela sans moi.

 

Le lendemain, le pè re d’André s’é teignait subitement d’une crise cardiaque. Il alla reconnaî tre ma fille à la mairie. Mi pichoncita, cet André, c’est ton grand-pè re. Enfin, ton grand-pè re, celui qui en est un merveilleux pour toi depuis toujours. Tu peux ouvrir l’enveloppe maintenant, c’est l’acte de naissance de mon premier enfant, la fille de Rafael, qu’André a é levé e avec encore plus d’amour que si elle é tait la sienne.

Oui, cariñ o, le fruit de cet amour incommensurable et de ma tragé die qui ne finit pas si mal, c’est ta mè re. Et elle n’en a jamais rien su. Dans


ton sang et dans le sien, toute la force de l’Espagne bouillonne. Toi, tu le sens, le ressens, l’exprimes dans tout ce que tu es. Ta mè re, elle, avait mis un couvercle sur la cocotte, et quand elle s’est mise à siffler, il é tait dé jà trop tard.

Tu sais, quand tu é tais dans son ventre, j’ai essayé de parler à ta mè re. D’abord, trè s é goï stement, parce que c’é tait pour moi un sacré bouleversement de devenir grand-mè re, presque autant que de devenir maman. Rends-toi compte, la vie te dit par là : « Tu as é té fille, puis mè re, maintenant en route pour ton ultime rô le: derniè re é tape, et ensuite bim, c’est le cimetiè re! » Donc j’avais envie de m’allé ger, et je prenais conscience du peu de temps qu’il me restait pour briser les non-dits. En vieillissant, tu apprends que les secrets de famille peuvent devenir des gangrè nes, vicieuses et parfois indé celables. Ta mè re a caté goriquement refusé d’en savoir plus et j’ai dé cidé de respecter son choix, mê me si garder ce cadavre dans le placard ne me semblait pas ê tre la meilleure idé e. J’y suis probablement allé e trop lourdement, avec mes gros sabots, tu me connais, je lui ai peut-ê tre fait peur. Pourtant, si ma mé moire ne me fait pas dé faut, j’ai pris des chemins bien dé tourné s pour me lancer:

— Tu dois te poser beaucoup de questions, ma fille, à l’idé e que ton bé bé arrive bientô t, non? Moi, avant ta naissance, je me triturais le cerveau dans tous les sens, mes pensé es é taient complè tement dé sorganisé es. Une seconde, je philosophais sur l’existence, la suivante, j’essayais de pré voir tout ce qui é tait pour le moins impré visible dans le nouveau rô le que tu allais me donner. Dé finir le sens des choses devenait une priorité, et un flot de questions existentielles m’embrouillait l’esprit, au sujet du suicide de mes parents par exemple. Devais-je t’en parler? Et si oui, quand? À ta majorité ? Tout §a s’est fait naturellement en fin de compte, au rythme de tes questions d’enfant. Toi, tu penses qu’il faut ré vé ler les secrets?

Ta mè re, si diffé rente de moi, m’a ré pondu trè s calmement:

— Maman, un secret, c’est fait pour ê tre tu, c’est son essence mê me. Le ré vé ler, c’est rompre son existence, le faire partir en fumé e, et là, la vengeance du secret peut devenir terrible, a-t-elle dit en me souriant. Moi, les secrets, je n’y touche pas. Je les laisse tranquilles dans leurs cachettes. Je t’assure, Maman, c’est mieux comme §a.


C’é tait difficile de me lancer aprè s une demande de me taire aussi limpide. C’est parce que ta mè re en a refusé la responsabilité que c’est toi qui deviens la dé tentrice de nos secrets et des clefs de la commode. À commencer par ce bout de papier qui à lui seul aurait é té une ré volution pour ta mè re, puisqu’il est la preuve irré futable que sa vie fut construite sur un mensonge. Y figure le nom de Rafael, ton grand-pè re biologique. Ce n’est pas un cadeau, c’est peut-ê tre mê me un fardeau, mais tu as tant é mis le dé sir de faire la lumiè re sur tes origines, et bien avant tes é tudes de psycho, que je te dois bien §a, je crois. Comment dis-tu dé jà ? Ah oui, savoir d’où l’on vient pour savoir où l’on va.


 



  

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