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Le billet de train



7.

Le billet de train

Reprendre le train vers l’Espagne dé roule le fil de mon histoire à l’envers. Avec des ellipses sur les é pisodes les plus vé né neux. De longues pauses sur les pé riodes les plus belles. Rafael… Penser à lui me redonne des sensations physiques. Dans ce tourbillon d’anné es passé à mettre Cali sur ses deux pattes et à faire face à la maladie de Juan, j’ai oublié que j’é tais une femme et mon corps un merveilleux outil pour expier et retrouver de la confiance. Pourtant grâ ce à la dé licatesse de Rafael, je m’é tais ré vé lé e dans la sensualité, j’y avais construit ma liberté et puisé mon é nergie.

Je ne lè ve pas les yeux de mes genoux pendant toute la traversé e des Pyré né es. Ce voyage en pensé es é rotiques rend le trajet plus doux. J’entends les annonces des arrê ts tant redouté s comme dans un rê ve. La voix de Pepita s’y mê le, disparaissant au fur et à mesure du parcours, comme un enfant dé fait un à un ses doigts de la boué e avant de se laisser aller seul dans le grand bain. Elle ne me sauvera pas, Pepita. Et lui faire croire que son fils est vengé ne la sauvera pas non plus. C’est savoir que son fils ne reviendra jamais qui l’achè ve. Je ne le sais que trop. Ç a, et le fait que son propre engagement a forgé la vocation de Rafael et l’a mené là où il est. Un poids si lourd à porter… Comprendre d’où je viens me


sauvera peut-ê tre, moi; rencontrer des personnes qui pourraient m’en dire plus sur mon histoire m’y aidera sû rement.

 

C’est mon deuxiè me retour, et le premier a dé jà ané anti tout espoir d’ê tre adopté e. J’ai depuis longtemps fait le deuil d’ê tre l’une des leurs. Je suis plus sereine cette fois à l’idé e de retrouver l’Espagne. Je compte bien profiter de tout ce qu’elle a à offrir et qui ré sonne si vivement en moi, sans la pression d’avoir à me faire accepter. Je n’ai plus rien à perdre. Pepita m’a donné de la force. Je ne veux pas finir enfermé e dans l’amertume et le mutisme comme elle. Je ne veux pas que la folie m’aspire et que la gnô le me consume comme elle.

Les kilomè tres s’accumulant, la vengeance de Pepita glisse de mes mains. Mais la revanche de Juan, elle, reste au creux de mes paumes; et cette revanche, c’est de bouffer cette putain de vie pour lui. Je souris. Pour que Juan me voie. Dans l’espoir que cela l’emplisse de joie de voir sa maman continuer.

Je change de train à Barcelone. Bon Dieu que j’aimais cette gare… Elle m’a raconté que tout é tait possible avant de m’emmener loin de ceux que j’aimais.

 

À Madrid, le cousin de Rafael, Maisel, m’attend sur le quai. Leur ressemblance me cloue sur place. Il est sauvage, comme lui. Sa dé marche est assuré e, son corps charpenté. De longues boucles noires lui dé vorent le visage et la nuque. Est-il vraiment assez fou pour vouloir aller au bout de la locura de Pepita? Ç a m’é tonnerait. Il la protè ge certainement, comme moi, et s’il est là, c’est sans doute par devoir familial. Sa chemise est entrouverte sur une mé daille de sainte Rita, la patronne des musiciens. Je pense alors que je suis au bon endroit au bon moment, c’est idiot. J’aime ces signes qui donnent l’impression qu’un moment banal pourrait ê tre un moment qui compte, un moment charniè re. Du coup, j’en invente souvent. Mais cette mé daille est bien ré elle et ce hasard-là dessine tout de mê me un joli pré sage.

Dè s qu’il se met à parler, toutefois, le charme se rompt. Il est moins é lé gant. Moins poé tique que Rafael. Pourtant, quelque chose me sé duit. La sensation de lui plaire dè s qu’il me voit? Sa violente masculinité qui


me donne d’emblé e l’impression d’ê tre proté gé e? Ou le reste… Dans sa fa§on de gonfler discrè tement les pectoraux en rentrant le ventre, je lis une fragilité qui m’amuse. Le stigmate d’une adolescence raté e? Un besoin de se rassurer sur sa virilité ? Il y a là quelque chose d’enfantin qui donne de l’é paisseur à ce jeune homme d’aspect plutô t rustre. Ç a me touche.

Maisel va me loger. Trois mois seulement, car ensuite son é pouse rentre de France avec ses enfants. La misè re s’abat toujours sur l’Espagne, mais les cœ urs ont retrouvé un peu de lé gè reté. Je me sens bien dè s ma premiè re balade. Pas tout à fait chez moi, mais presque. Ici, les gens semblent me trouver jolie, un charme exotique du fait de mon lé ger accent fran§ais. La boî te à souvenirs charnels que j’ai rouverte sur le chemin m’a peut-ê tre emplie d’une é nergie plus attractive. Ce voyage inté rieur a sans doute mis du rose sur mes joues et me donne bonne mine.

Je rentre tard le premier soir. Je me perds dans les rues de la cité à la recherche d’une attention, d’un sourire. C’est si bon. Je n’ai plus la responsabilité d’un enfant, plus d’André qui ne m’aime pas, plus de Leonor ou de Madrina pour me juger ou me contrô ler, plus à porter le poids du regard rageur et suppliant de Pepita, ni celui de la fausse promesse que je lui ai faite.

Je bois deux verres à une terrasse ce soir-là et plusieurs hommes viennent me parler. Je n’en reviens pas. Le dé sinté rê t d’André à mon é gard m’avait persuadé e que je ne valais rien. Au point de me donner le courage de partir. Je n’avais mê me plus confiance en ma capacité à ê tre mè re. Je dois avouer que ces deux verres, pour la piè tre leveuse de coude que j’é tais, m’ont sacré ment amoché e. Par chance, j’arrive à faire bonne figure devant Maisel.

Cela dit, il n’a pas l’air bien frais lui non plus. Je lui propose de faire à manger, il hoche à peine la tê te pour acquiescer. J’ai dû mettre des bougies partout dans la cuisine pour y voir quelque chose. Si Maisel a une bonbonne de gaz, l’é lectricité, elle, n’est pas dans ses moyens. Toutes fenê tres ouvertes, nous ré cupé rons un peu de la lueur des lampadaires de la rue, mais pour cuisiner, c’est insuffisant. Je le trouve beau, transpirant dans cette lumiè re. É videmment, ce n’est pas le sujet, alors je chasse cette idé e et reste concentré e sur mes é pluchures de pommes de terre. Je sens que Maisel me regarde et je ne voudrais pas que


mes idé es dé placé es se lisent sur mon visage. Je me sens vivante. Mais sans personne pour venir se saisir de cette force, pourtant capable, je le sais, de transformer la ferraille en or. Je rê ve é veillé e, le nez sur mes é pluchures, quand Maisel m’extirpe de mon doux monde onirique.

— Je comprends que tu aies plu à mon cousin.

Je suis surprise, alors je ne pipe pas mot, attendant une suite qui peine à venir.

— Oui quoi, chez nous, en gé né ral, dé sirable et discrè te, §a ne va pas ensemble. Toi, tu as un peu de tout. Un peu de toutes les femmes, enfin, un peu de ce qui rend fou et un peu de ce qui stabilise.

Comme je ne sais pas recevoir les compliments et que je me sens rougir, mon mé canisme de dé fense s’enclenche:

— Qu’est-ce que tu en sais? On se connaî t depuis sept heures…

— Je sais, c’est tout. Tu veux un verre de vin?

— Oui.

De l’é lectricité vient tendre nos é changes et vide la piè ce de son oxygè ne. Le vin n’arrange rien. C’est la premiè re fois que mon corps, mon cœ ur et ma tê te ne sont pas d’accord, et ce n’est mê me pas bizarre. Plus je sens Maisel ré primer son dé sir naissant, plus je me sens vivante. Comme Pinocchio, je deviens une vraie femme, de chair et d’os, aprè s n’avoir é té qu’un vulgaire morceau de bois traité comme tel.

Aprè s deux verres de plus, je ne sais plus trè s bien ce que je cuisine, d’ailleurs je m’en moque. Je me vois rire plus volontiers aux mots de Maisel, lâ cher prise enfin, pour ê tre dans l’ivresse d’un instant qui n’a plus ni hier ni demain. Maisel passe derriè re moi, accroche tout à coup ses mains sur mes hanches et les pé trit de toute sa poigne. Je me fige. Je ne le repousse pas. Il remonte jusqu’à mes seins. Mon souffle se raccourcit, se fait plus haletant. Je ne le touche pas. Je suis une poupé e, mais pas de chiffon, pas avachie, non, plutô t discrè tement offerte. Mes mains sont sages comme des images alors que tout mon é piderme attend la suite. Il se colle à moi et à travers nos vê tements je peux sentir son sexe en é rection contre mes fesses. Il parle crû ment. Rafael disait qu’il avait envie de moi, Maisel dit qu’il a envie de me baiser. Un autre niveau de dé licatesse. Pourtant, cela fonctionne. Je m’abandonne. Il me soulè ve pour m’asseoir sur la table, enlè ve ma culotte et colle sa bouche sur mon


sexe dé jà suant d’excitation. Il dit: « Je veux te voir jouir. » Cela va trè s vite, c’est bestial, mais maî trisé. Cette brutalité contrô lé e est nouvelle pour moi, mais j’aime le sentiment de sé curité qu’elle provoque. Je suis à l’aise dans cette soumission.

Ce qui me rassure, c’est que Maisel semble vouloir se nourrir de mon plaisir. Son envie de me voir m’abandonner lui donne de l’envergure. Il a dé chiffré mon besoin si peu de temps aprè s que j’ai moi-mê me ré ussi à l’identifier qu’il me paraî t plus profond, plus intuitif. Ma jouissance s’avé rera souvent le moteur de la sienne, et je me persuaderai que c’est parce qu’il s’inté resse à moi.

 

Une semaine que je suis là et nous n’avons mê me pas é voqué l’objet de ma venue. Nous ne faisons que « baiser », comme dit Maisel. J’aime ce mot, qui me fait me sentir parfois tel un simple bout de viande à la merci de son pré dateur. Nous ne nous embrassons pas, sauf pendant l’acte. Il part, il revient, je ne pose pas de questions. Il m’attaque, je me soumets, parfois avec dé lectation, parfois contrainte par mon besoin d’avoir des bras autour de moi.

Quand j’ai terminé les corvé es de la maison, je dé ambule dans les rues jusqu’à ce que mes jambes ne me portent plus. Je ne pense pas. Je regarde le monde autour. Et m’oublie dans cette mé ditation en mouvement. Pour moi comme pour beaucoup d’immigré s, qui ne sont ni d’ici ni de là -bas, le voyage est une autre ré sidence, comme la langue est une maison. Le mouvement, chez moi, est un ancrage. Entendre et parler espagnol en revanche, c’est fredonner l’air de ma premiè re berceuse. C’est redevenir l’enfant que j’ai é té, c’est ê tre au plus prè s de ce que je suis. Avant que la vie ne m’esquinte.

 

J’aimerais tomber amoureuse de Maisel, juste pour me sentir pleine une nouvelle fois. Mais cela n’arrivera pas, je le sais. Depuis quelques jours dé jà, mon corps qui reprend la parole me rappelle qu’il fut aussi un berceau, et le besoin de toucher de nouveau la peau de ma petite Cali se ré veille. L’é nergie qui m’habite depuis que j’ai fait ré apparaî tre le fantô me de Rafael n’a d’autre dessein que de rentrer se dé dier à ma fille.


Maisel est é trange ce matin. Je suis au lavoir en face de sa maison, il vient vers moi et cela m’inquiè te. Un cortè ge funè bre arrive silencieusement derriè re lui. Il a l’air sans fin. Maisel me trouble tant qu’en le voyant si joyeusement sombre, mon corps s’alarme et mon cœ ur le suivrait presque.

Je lui demande ce qui se passe. Il me montre du doigt le dé filé au loin et me fait m’asseoir. Il m’apprend que la fille aî né e du gé né ral qui a assassiné Rafael est dans ce cercueil, qu’elle a é té tué e par un dissident. Violé e et tué e. Lundi. Il entre dans les dé tails et on dirait qu’il y prend du plaisir. Le voir ainsi m’effraie. Atteindre le gé né ral en torturant une adolescente ne lui pose aucun problè me. Il dit que Pepita sera heureuse, mais qu’il faudra quand mê me inventer une histoire pour qu’elle pense que c’est nous qui l’avons vengé e.

J’ai dé jà si peu de repè res que tout à coup cette violence venant des miens me fait perdre pied. J’ai é té tellement naï ve… Je pense à ma mè re ré pé tant que nous, nous é tions les gentils. Je ne connaissais que deux cases. Bons. Mé chants. Et c’est un é tranger, un bellâ tre qui, sans poé sie ni distance, me jette cette vé rité en pleine figure. Les miens peuvent sacrifier des innocents sur l’autel de la vengeance.

J’ai envie de mourir. Encore. Je cherche une porte de sortie mais tout est sombre. Je regarde ce cortè ge partir telle une armé e de scorpions vidé s de leur venin. Cela ne soulage pas ma peine. Au contraire. Je suis perdue. Je voudrais que Cali n’ait jamais à connaî tre ce monde, je me ré jouis que Juan n’ait pas eu à s’y confronter. Je me demande si mes parents ont tué eux aussi.

Je ne serai pas de ceux-là. Je dé cide que pour le restant de ma vie, un ê tre humain sera toujours un ê tre humain que je traiterai en tant que tel. Et l’ê tre qui a le plus besoin de moi, celui dont le bonheur sera mon plus grand combat, je sais pertinemment où le chercher.

 

Je pars demain retrouver ma fille. Elle est la seule en qui je peux avoir confiance. La seule qui me donnera envie d’avancer. Les autres sont tous devenus fous.


 



  

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