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Le sac de graines5. Le sac de graines Les graines sont rangé es dans l’un des sachets de dragé es brodé s à mon pré nom que nous avions offerts aux invité s le jour de mon baptê me. Leonor l’a emporté à la demande de Maman quand nous sommes parties d’Espagne. Sacré e mission pour elle d’ê tre responsable de ce tré sor. C’est peut-ê tre pour §a qu’elle m’en a dé finitivement confié la garde quand André et moi nous sommes installé s ici. Pour se dé barrasser de ce rô le de garant qui devait lui mettre une fichue pression. Dans ma commode, ces graines ne risquaient rien, moi j’é tais sereine. Si tu regardes au bout de notre terrain, le mû rier qui est à gauche des sept autres, c’est celui qu’André a planté peu aprè s la naissance de ta mè re. C’est le plus ancien, et pourtant, mira, il est moins charnu que les autres. À chaque naissance dans la famille, juste aprè s l’arrivé e du nouveau- né, on donne au jeune papa une graine issue de ce sachet pour qu’il la plante avec soin. Ton mû rier à toi, c’est le cinquiè me. Il avait la main verte, ton pè re. Il est magnifique ton arbre, non? Cette tradition n’appartient qu’à nous. On s’attelle à faire grandir la jeune pousse et à l’accompagner dans les moments les plus fragiles de sa croissance, en espé rant que sa vigueur se ré percutera sur la bonne santé de l’enfant qui lui a donné vie. C’est mon grand-pè re qui a instauré §a, car ces graines é taient la seule chose qu’on avait en nombre. Quand je regarde le jardin, je me dis qu’il a eu une idé e ingé nieuse. Si on n’a plus rien, en tout cas plus d’histoire, ou plus rien pour se la rappeler, §a compense de voir pousser sa vie. Constater son nouvel ancrage à travers l’enracinement et l’accroissement de ces arbres, c’est comme avoir un é norme poumon. Un qui fonctionne à plein gaz. Ce spectacle est é nergisant quand tout nous dé courage. Aussi vivifiant que ma fille Cali. Sitô t le nez dehors, elle nous transperce le cœ ur de ses billes noires, exploratrices et dé cidé es. La candeur des bé bé s, tu parles. Les é clairs que crachent les yeux sans fond de ta mè re disent qu’elle scrute, dé cortique, analyse. Rien n’est naï f. Tout est intelligent. Souvent, elle fronce les sourcils, comme prise par une ré flexion extrê mement sé rieuse pour sa si petite caboche. C’est adorable. Et dé stabilisant à la fois. Ton grand-pè re s’investit dans les premiers soins à en dé fier les lois de la modernité. Seule Cali compte. Plus rien autour. Enfin si, son travail bien sû r, et André y trouve un grand apaisement autant qu’une source de revenus confortable. Ses yeux « rien que pour moi » ont disparu quand ces yeux « rien que pour elle » sont apparus. Et Dieu sait qu’en y repensant, ils mé ritaient de nous faire perdre la tê te. Amplement. D’ailleurs, tu as ses yeux, cariñ o. Mais dans les traits marqué s par le voyage à travers mes chairs de ta mè re, je vois Rafael. Je vois ton grand-pè re aussi, comme si l’amour inconditionnel qu’il lui a voué dè s son premier souffle l’avait dé jà fa§onné e un peu « à la fran§aise ». Tout sera plus facile pour elle ainsi. Il faut juste laisser les dames blanches du quartier avaler que l’un des leurs a fauté avec l’une des nô tres, mais bon, une fois le choc passé … il reste que Cali est une demi-Fran§aise « par le pè re ». J’envisage que cette vie- là est possible, pour Cali, pour moi. Il y a si longtemps que ton grand- pè re me tend la main et me protè ge en silence que tout porte à croire que notre bonheur peut ê tre là. Car oui, André n’est pas Rafael, mais je n’ai pas à le dé plorer puisque Rafael est toujours là, à me tenir chaud. Diffé remment. C’est tout. Parfois je me demande si André fait tout §a pour moi ou pour lui. Ta mè re lui donne le rô le de sa vie, celui qu’il semble attendre depuis toujours. La mort du pè re d’André, quasi simultané e à l’arrivé e de Cali, y est peut-ê tre aussi pour quelque chose. Elle est devenue la vie qui prend la place d’une autre vie. J’imagine qu’André cohabite avec le fantô me de son pè re comme moi avec celui de Rafael. Est-ce pour cela qu’il ne me voit plus? Il ne trouve plus assez de place pour moi dans son cœ ur. Son cœ ur est-il minuscule? À peine ouvert à cet amour pour lui que je fais grandir comme les mû riers, §a, hé las c’est certain. J’ai assez d’é nergie é motionnelle pour ré pondre aux attentes d’André, de Rafael, de Cali et des autres. Pas lui. Crois-le ou pas, cet homme, qui me faisait la cour depuis si longtemps, se dé sinté resse de moi alors que notre vie commune ne fait que commencer. Et moi, tandis que je devrais me ré jouir que ma fille ait la double attention qu’elle mé rite, je m’é teins à petit feu. Je quitte l’immeuble assez vite aprè s la naissance de Cali. Nous nous installons tous les trois dans une maison ouvriè re, loin de ce centre-ville ché ri où les immigré s colorent les rues et les marché s. Ma joie de vivre chute proportionnellement au nombre de mè tres carré s gagné s. Comme André, je me focalise sur mon enfant et rien n’existe plus qu’elle, qui par chance me distribue des sourires au kilo. Quand nous sommes ensemble elle et moi, tout devient simple, serein. Rafael s’installe entre nous et me souffle son bonheur, sa fierté de voir quelle maman je suis devenue. Cali m’adoucit, c’est vrai. Je ressemble moins à ma mè re, du coup. Elle est resté e un chien fou jusqu’au bout, et la maternité n’y a rien changé. Pour preuve, son tout dernier choix. Alors oui, si nous é tions resté es… Si nous é tions resté es nous serions mortes pendant la guerre, on nous aurait torturé es ou tué es, nous accusant d’ê tre porteuses du « gè ne rouge », puis nous aurions dû vivre cô te à cô te avec nos bourreaux sous pré texte que la guerre é tait finie. Le pire, c’est que §a perdure. Peu avant ta naissance, l’Espagne a dé claré une amnistie destiné e à effacer l’ardoise de tous les criminels de guerre franquistes. Ceux qui serraient les dents depuis des anné es en espé rant voir un jour la justice reconnaî tre les victimes de Franco, voir punir les meurtriers et tortionnaires qui appliquaient ses ordres, souvent avec une perverse dé lectation, continuent à vivre malgré §a. Quand je suis retourné e en Espagne aprè s la mort de Rafael, j’ai constaté que la rue de mon ancienne é cole avait é té rebaptisé e du nom du gé né ral qui avait mis la tê te de mes parents à prix. Cette rue porte toujours ce nom aujourd’hui, n’est-ce pas complè tement fou? Oui, c’est comme §a que j’ai compris pleinement cette forme de guerre si spé ciale que l’on appelait « la guerre civile ». Les perdants ne rentrent pas chez eux, pas plus que les gagnants, non non. Les gagnants, les perdants se les coltinent et les regardent silencieusement frimer dans leurs rues. Avec nos foutus caractè res, §a aurait é té invivable. Ma mè re é tait frondeuse, Leonor plus discrè te, mais ses convictions politiques et sociales prenaient autant de place dans sa philosophie de vie que ses fesses sur une chaise. En gros, toute la place. En tout cas jusqu’à la naissance de sa fille. Moi aussi, Cali m’a changé e. C’est vertigineux et merveilleux de sentir naî tre cela en soi. Donner la vie, c’est prendre un é norme pavé en pleine figure. Le plus beau pavé du monde, lancé du plus bel é lan, du plus beau geste… mais en pleine figure tout de mê me. Notre conscience maternelle à Leonor et à moi, si tant est qu’un truc pareil existe, vient peut-ê tre panser la plaie que nos parents ont laissé e bé ante. Je sens que rien ne passera plus jamais avant ma fille, que son existence dictera dé sormais tous mes choix. Je ne suis pas comme mes parents. Ma liberté, c’est son bonheur. Mon plus grand rô le, c’est celui que Cali m’apprend heure aprè s heure, jour aprè s jour, et malheureusement nuit aprè s nuit aussi. Parfois j’ai l’impression qu’elle appelle son pè re et que cela s’amplifie à mesure que la nuit s’enfonce dans le jour. On dirait qu’elle le cherche comme elle cherche mon sein, instinctivement, viscé ralement. Je lui ré pè te que je suis là, que son papa est là, mais je vois bien que ce petit animal a reniflé le manque d’une peau, d’une odeur, ou d’une voix, dans sa minuscule existence. Alors tandis que les é toiles apparaissent dans le ciel qui s’assombrit, son appel se met à ressembler à une plainte, presque un sanglot. Je multiplie les gestes d’affection pour André. Pour elle aussi. Afin qu’elle voie que nous sommes une famille et qu’elle s’en rassure. É galement parce que Cali a dix mois et qu’il est temps de construire notre histoire à nous, juste lui et moi. Plus les jours passent et plus mes sentiments pour lui grandissent, comme mon besoin de contact charnel. André ne semble pas se pré occuper d’un avenir amoureux mais simplement d’un futur familial. Mon impuissance à attirer son regard sur mes courbes me blesse au point de me rendre agressive. J’ai tellement besoin de sentir que nous sommes un couple d’amants et pas seulement de parents. Je lui mets peut-ê tre trop de pression en essayant de me rapprocher de lui si outrageusement. Les questions et remises en question me bouffent. Mon jeune â ge draine avec lui son besoin d’adré naline et de passion. Ma personnalité aussi. Avant que l’indiffé rence d’André ne me rende totalement hysté rique, il me faut agir. Je pars en centre-ville avec ma pitchounette dans le dos pour demander conseil à Madrina. C’est vrai, je n’ai connu que Rafael et je n’ai pas eu besoin de faire le premier pas, nous avons volé accidentellement l’un vers l’autre, la gasolina de nos moteurs c’é tait le destin. Cette canaille de Madrina rit à gorge dé ployé e en é coutant ma requê te. Elle, avec les hommes, tout lui semble ê tre un jeu d’enfant. Certes, ils ne font que passer, ne s’é ternisent jamais jusqu’au petit jour, mais inviter un homme à partager un moment d’intimité, sans aucun doute, §a, elle sait faire! Je ne rentrerai pas dans les dé tails car avec elle c’est trop gratiné pour ê tre servi par une grand-mè re à sa petite-fille, mais qu’est-ce que nous avons ri! Je repars avec des dessous en soie blanche pile à ma taille qui datent de Mathusalem, et une certaine euphorie teinté e de gê ne. Je me sens un peu couillonne aussi, car le dé sinté rê t d’André depuis l’arrivé e de notre enfant ne pré sage rien de bon pour mes assauts sensuels à venir. Je prends les devants en m’allongeant prè s de lui comme chaque soir, mais le trac me fait oublier tous les conseils de Madrina et je me laisse aller à mon instinct, à mon dé sir. Ce n’est pas si mal accueilli, pas si mal accompli non plus, enfin pour une toute premiè re rencontre physique. C’est maladroit, peu rythmé, mais doux. Je retrouve des sensations familiè res, et cet é tat d’urgence qui manque aujourd’hui si cruellement à mes jours. J’aime son parfum, sa peau, je finirai par aimer tout le reste pour honorer le cadeau qu’il me fait en é tant un pè re pour Cali. Si nos corps n’ont pas totalement trouvé le tempo de leur danse cette nuit-là, ils ont toutefois ré ussi à fusionner, en toute discré tion. Madrina dira devant toute la communauté, en apprenant que de ses conseils naî trait neuf mois plus tard un petit ê tre: — Foutue Rita, dè s qu’un homme la regarde un peu trop dans les yeux, elle tombe en cloque! La voix de Madrina porte: j’ai l’impression, à compter de ce jour, que les hommes de l’immeuble baissent les yeux en me croisant. Elle aurait pu faire gober n’importe quoi à n’importe qui avec son impé tueuse assurance. Quel morceau, celle-ci! Je vis plutô t mal cette seconde grossesse. Depuis que nous avons dé mé nagé, je me suis remise à fumer comme un pompier pour combler mon immense solitude. André exige que j’arrê te, car un ami mé decin qui a travaillé aux É tats-Unis lui a dit que cela pouvait ê tre mauvais pour le bé bé. Il ne me reste dé jà pas grand-chose à faire dans mon trou une fois les corvé es passé es et la petite couché e, mais alors là … Le pas que j’ai fait vers André ne lui donne pas envie d’enclencher le suivant. Il travaille beaucoup et n’a d’yeux que pour Cali dè s qu’il rentre. Mes hormones pé taradent dans tous les sens, rendant ce rejet insupportable. Quand je pose ma main sur la sienne, il la retire, l’air de rien. Quand je lui propose d’aller boire un verre tous les deux à la fê te des vendanges, il refuse en pré textant qu’il est fatigué. Je me sens comme un trophé e qu’on s’est battu pour gagner et qu’on ne dé poussiè re mê me plus depuis qu’il a trouvé une place sur l’é tagè re. Mon impuissance me replonge dans le sentiment d’abandon que j’ai é prouvé en apprenant le choix de mes parents. Comme à l’é poque, toute ma peine rejaillit en vrac. Des geysers de colè re explosent sous la molle impulsion d’un dé tail anodin. Plus je me sens seule, plus les questions envahissent mon esprit. Et plus je pleure, plus il m’ignore. Je me sens idiote, laide, inexistante, dé goû tante… dé boussolé e que je suis par la privation d’amour qu’il m’inflige. Je travaille un jour par semaine dans l’immeuble et Leonor garde Cali, qui tisse un lien trè s fort avec Meritxell, sa cousine germaine. Depuis qu’elle est sage-femme, elle a ses mercredis, elle ré cupè re sa nuit du mardi. Quand je pense qu’elle enchaî ne une journé e entiè re avec nos deux terreurs en jupette aprè s une nuit de garde, je suis admirative. Pas à dire, elle n’a peur de rien ma grande sœ ur. Sortir de chez moi me fait du bien, retrouver des murs aimants, rassurants aussi. Mes doigts de fé e sont devenus malhabiles, mê me si j’ai toujours plaisir à coudre. Avant, je parvenais à m’oublier dans chacun des minuscules fils qui composent le tissu. J’é tais l’un d’eux, je voyageais dans le tissage, à m’y fondre, à m’y perdre, pour ne pas penser et mettre tout ce que j’é tais au bon accomplissement de mon ouvrage. Je ne sais plus m’abandonner, je suis verrouillé e. Mê me rire un peu avec Madrina ou ma sœ ur n’y change rien, les larmes et les questionnements me noient et je ne parviens pas à m’extirper de cet ouragan qui m’aspire vers le sol. Peut-ê tre qu’André m’a fantasmé e si fort que la ré alité n’est pas à la hauteur. Peut-ê tre que je ne mé rite plus rien. Peut-ê tre qu’avec Rafael, mê me en moins d’un an, j’ai eu bien plus que la moyenne des gens en une vie, et que maintenant je dois rembourser du bonheur pour ê tre aussi malheureuse que les autres. Peut-ê tre que Rafael é tait le seul capable d’aimer quelqu’un comme moi. Peut-ê tre que je vais sé cher dans ce mouroir avec comme seule force vitale mes enfants pour tenir debout le plus longtemps possible. Jusqu’à ce qu’ils s’en aillent eux aussi. Comme leur pè re en voyant qu’une femme comme moi demande un peu d’é nergie et surtout beaucoup d’amour. Il aurait peut-ê tre pré fé ré une relation diffé rente. Une femme qui se contente d’un rien. Une femme qui dit: « Un homme qui rentre tous les soirs, c’est dé jà bien. » Avec moi, il est sacré ment mal tombé, le pauvre. Cinquante ans plus tard, je n’ai toujours pas de ré ponses à ces interrogations. Ton grand-pè re n’a pas la parole facile, tu le sais bien. D’ailleurs c’est pour §a qu’il danse. Au moins là, il en dit, des choses. Il le dessine avec son corps, ce sac de nœ uds qui l’a fait passer à cô té de sa vie et qui m’est resté incompré hensible. S’il n’avait pas eu la danse, il aurait implosé probablement, à toujours tout garder comme §a. Pire qu’un Espagnol. Au moins, nous, on communique, on exulte, mê me si on se dé tourne du fond, de nos fonds, par pudeur. On parle aussi un peu de soi en bavassant ou en s’insurgeant. Mê me sans le vouloir. Pas lui. On dirait qu’aucune conversation avec moi ne lui semble digne de gaspiller sa salive. J’accouche un 11 janvier. Un sublime gar§on, fenomenal ! Nous l’appelons Juan. André est si fier et heureux qu’en le regardant je me surprends à rê ver que cet enfant sera le dé but de notre renouveau. Je rê ve que son amour pour la femme que je suis finira par naî tre de celui qu’il é prouve pour la mè re que je suis devenue. Cali a presque deux ans et se trouve fort excité e par l’arrivé e de son petit frè re. Une vraie petite maman. Elle en est insupportable. Ou bien c’est moi qui n’ai dé jà plus beaucoup de patience. Juan pleure jour et nuit, refuse mon sein, et aucun des gué risseurs et mé decins que nous voyons n’a de ré ponse à son chagrin. Je suis à bout de forces et de nerfs. La dé sunion entre André et moi atteint alors son paroxysme. J’ai tellement besoin de me blottir dans ses bras, et de sentir que nous sommes une famille dans ces moments difficiles. Quand j’en parle à André, il ré pond qu’avoir é levé Cali comme sa propre fille et m’avoir donné un autre enfant, c’est dé jà ê tre une famille. Mais moi, je parle de peau, de tendresse, d’é coute, d’é change. Pas de vivre cô te à cô te sans se voir. Je me sens isolé e et suis obsé dé e par ce qui cause tant de maux à mon enfant. André dit que j’exagè re, que ce petit va bien, et que si nous avons eu de la chance avec Cali, en gé né ral c’est plutô t comme Juan les bé bé s, §a pleure et puis c’est tout. Moi, je ne peux pas avaler §a, je connais mon bé bé depuis qu’il est arrivé dans mon ventre, et je pourrais le jurer, quelque chose ne va pas. Selon André, le lien fœ tal, cette connexion physique que le pè re ne peut partager, n’est encore qu’une vue de mon esprit tordu. J’annonce à André que j’emmè ne les enfants pour essayer de faire examiner Juan à Paris, dans un hô pital spé cialisé dans les maladies infantiles. C’est Leonor qui a trouvé cet endroit. Je ne laisse pas le choix à André et ses arguments n’y changent rien. Je reste de marbre, campé e sur ma position. J’espè re qu’il dira: « Bien sû r, ma ché rie, je pose un congé pour partir ensemble affronter cette é preuve… » Il n’en est rien. Cali n’a mê me pas trois ans, mais elle s’affirme tout de suite face à ma dé cision, certaine de vouloir rester ici. Je lui explique que son papa travaille trop pour la garder. Elle se tait une seconde puis me supplie de la laisser aller chez Leonor, vivre avec sa chè re cousine Meritxell pendant mon absence. Je cè de. Son pè re est ravi qu’elle reste. Pas moi. Pourtant je pars. Dans le train vers Paris, Juan semble aller dé jà mieux. Je me dis que le voyage, le mouvement, il les a dans le sang comme moi. Je me raconte que c’est ce qui l’apaise. Et cela m’apaise.
Le contraste entre notre cauchemar et la beauté de la capitale est insupportable. Cette ville que j’ai tant rê vé e, j’ai envie de lui casser la gueule de la voir se pavaner ainsi, faire é talage de son panache et de ses lumiè res avec une telle indiffé rence pour notre dé sarroi. Le diagnostic est accablant. Nous ne pourrons pas rentrer à Narbonne avant plusieurs semaines. Juan a quatre mois et ses douleurs ont provoqué une hernie. Il va falloir l’opé rer avant mê me de commencer des examens approfondis. Tout va atrocement vite. La seule chose positive est que Juan et moi, nous nous rencontrons enfin grâ ce au miracle des antidouleurs. Ce qui compte, c’est qu’ils mettent fin à ses terribles souffrances. Il est si heureux, si calme quand les mé dicaments font effet. La dé livrance qu’ils lui procurent lui permet de se pencher plus longuement sur le monde qui l’entoure et c’est comme s’il naissait une seconde fois. Nos regards plongent l’un dans l’autre, prenant le temps de se dé couvrir dans une exploration sans fin. C’est à cela que nous passons presque tout notre temps entre les interventions, prises de tempé rature et autres examens. En le caressant, je lui raconte des histoires de fé es invisibles qui virevoltent autour de nous, de fleurs et d’onguents magiques qui rendent plus fort que les baleines et les maladies. Depuis peu, par chance, la mé decine reconnaî t la nuisance de la sé paration mè re- enfant dans les processus de gué rison, et j’ai l’autorisation de rester prè s de mon fils jour et nuit. Les mois s’é coulent, et si les docteurs travaillent sans relâ che à trouver la solution pour gué rir Juan, le terme impré cis de tumeur maligne est la seule explication qu’ils nous donnent. Je sens bien qu’ils sont perplexes, et comme moi dé munis face à ce qu’endure Juan. Les diverses tentatives de traitements ne fonctionnent pas sur mon fils, dont le petit corps s’affaiblit jour aprè s jour à force de chimie et d’expé rimentation. Je suis d’accord avec les mé decins, on ne peut pas le laisser se dé battre ainsi, nous devons tenter le tout pour le tout. Parfois je recule, je voudrais qu’ils arrê tent de l’abî mer pour le soulager, car ses sourires sont nombreux et sa force s’accroî t. Cela me remplit d’espoir de constater que, mê me si son corps ne grandit pas, Juan s’é veille. L’allaitement, qui se passe mieux depuis qu’il n’a plus mal, ou en tout cas de fa§on moins permanente, se complique avec deux petits bouts de dents qui commencent à percer ses gencives. — Aï e! No no no no mi amor, mê me en me mordant §a ne coulera pas plus vite. Coquin! On dirait que mes petits cris en ré action au pincement de ses quenottes le font rire. Alors j’en rajoute, je simule exagé ré ment la surprise ou la douleur. Et il rit encore. Un tout petit peu de bonheur, dans le tout petit monde de l’hô pital, et la vie reprend sa lé gè reté et sa clé mence un instant. Moi je me fous bien d’avoir les mamelons qui saignent, j’ai tant de plaisir à voir son appé tit de moineau devenir celui d’un lion que je veux bien le laisser ruiner ma poitrine s’il le faut. Ce week-end, André emmè ne Leonor, Meritxell et ma douce Cali nous voir à Paris. J’é cris une longue lettre à Cali toutes les semaines. Bien sû r, elle est aussi dé dié e à André, qui la lui lit. J’y glisse tout ce que j’ai de drô lerie, dans ces ré cits de notre vie à l’hô pital. Enfin, disons que je narre notre quotidien dans une version revue et corrigé e pour enfant de deux ans et demi. Cali a besoin d’autre chose que de la violence de notre nouvelle ré alité. André, lui, m’envoie un court message tous les lundis. C’est direct, efficace, des faits, point. Une liste de courses ou d’ingré dients pour une recette de cuisine contient plus d’é motion que chacune de ses missives. Passé la joie de lire que Cali est heureuse et pousse bien, une dé ception. Mais enfin, il sera bel et bien pré sent prè s de nous aujourd’hui. Cela fait plus de trois mois que nous sommes partis Juanito et moi. Dimanche, le docteur m’a dit que l’immunité de Juan é tait devenue extrê mement fragile et qu’aujourd’hui un simple rhume pourrait nous l’enlever pour toujours. J’ai ré pondu: — Qu’à cela ne tienne docteur, s’il le faut, il vivra dans un scaphandre jusqu’à ce que son systè me immunitaire se reconstruise! Et en attendant que vous me trouviez le costume, personne ne s’approchera de lui à moins d’un mè tre sans masque et sans avoir lavé ses mains deux fois devant moi! Vous voyez docteur, mê me sans avoir fait dix ans d’é tudes je vous en trouve, moi, des solutions! Il m’a souri et m’a tendu une ordonnance avec deux boî tes de mé dicaments. — Ç a, c’est pour vous. Vous ne mangez rien, vous ne dormez jamais, Rita, il faut vous reposer. Mettre votre santé en danger ne ré soudra pas le problè me de Juan. Et puis il n’est pas le seul à avoir besoin de vous. La porte d’entré e a grincé et la petite bouille d’amour de Cali est apparue. André est entré derriè re elle et a foncé vers Juan pour le prendre dans ses bras. Cali a couru vers moi et nous sommes resté es collé es dans les bras l’une de l’autre en pleurant à chaudes larmes plusieurs minutes. Leonor et Meritxell se sont greffé es à nous comme deux huî tres à leur rocher. Pour ma sœ ur, c’é tait une prouesse. L’affection, elle la donnait au compte-gouttes, comme les opiacé s de Juan. J’avais peine à y croire, mais ils é taient là, pour baigner mon fils dans leur amour, pour le distraire, l’envelopper. C’é tait irré el, aprè s tant de jours et de nuits sans eux, de les avoir tous ici. Juan a attendu que la famille soit ré unie autour de lui pour se laisser aller vers un monde nouveau où il n’aurait plus jamais à souffrir. Il é tait dans mes bras. Je ne pleurais plus. Je voulais qu’il ne voie que l’immensité de mon amour et de mon bonheur à l’avoir contre moi, pas celle de ma peine. Peine n’est pas le bon mot. Aucun mot ne convient à un tel chaos, à cette infinie misè re, à cette colè re vaine. C’est pour cela que mes larmes coulent encore à l’é vocation de la plus grande tragé die de ma vie. Je n’en ai jamais reparlé depuis.
Au moment de la mise en terre, j’ai quitté les funé railles. C’é tait au- dessus de mes forces. Quelque chose m’a poussé e à fuir. J’ai dé cidé sur un coup de tê te, à la fin de la cé ré monie, de partir retrouver Pepita à Toulouse. Elle seule comprendrait ce que je vivais. Elle aussi savait cette dé chirure dans les entrailles de se voir voler la chair de sa chair. Elle ouvrirait ses bras et me caresserait pour que je pleure jusqu’à n’avoir plus de larmes. Elle me donnerait des petits noms ré confortants et la chaleur de son sein comme celui d’une mè re. Elle seule trouverait les mots justes pour me redonner la force de tenir debout. Je me racontais que mon é tat serait un piè tre spectacle pour ma fille, mais c’est bien pour moi que je suis partie. Pour me retrouver. Je suis passé e à la maison embrasser Cali, et la pré venir que je partais quelque temps. En ouvrant la porte, je l’ai dé couverte en train de jouer avec la voisine qui la gardait pendant l’enterrement. Elles riaient. Le tableau é tait si doux aprè s cette journé e abominable que j’ai respiré quelques secondes. Mais le souffle court qui caracté risait mes angoisses permanentes depuis la mort de Juan est aussitô t revenu. André avait refusé que Cali assiste aux funé railles. J’avais tout fait pour m’interposer. Mê me si elle ne comprenait pas vraiment ce qui é tait en train de se passer, elle avait le droit de dire un dernier au revoir à son petit frè re, elle aussi. Chaque fois qu’elle me voyait craquer, elle me recrachait des mots qu’elle avait entendus de ma bouche, un peu transformé s pour s’adapter à la situation. — Ne t’inquiè te pas Maman, Juan va revenir aprè s, quand il se sera reposé un peu au ciel. On ne meurt vraiment que quand on est trè s vieux, qu’on a eu une belle vie bien remplie et qu’on est trop fatigué pour continuer. Donc lui, c’est sû r, il reviendra Mamá , promis! Promis? Ce que je lui ai promis, c’est que moi je reviendrais dè s que j’aurais retrouvé des forces, trè s trè s trè s bientô t, et elle m’a promis en retour d’ê tre sage avec son papa et avec la tí a Leonor. Sans mê me que je le lui suggè re. Pour moi cascade de larmes, pour elle cascade de baisers, de caresses. En face de nous, les mû riers é taient visité s par les rayons du soleil et les rafales de vent. C’é tait joli. L’arbre de Cali é tait si jeune, si petit, si fragile. Pas elle. Quelle grande fille. Elle avait tout compris.
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