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Sans séparer théorie et actionvvv
« Pour l’individu, il n’existe aucune nécessité dictée par la raison d’être citoyen. Au contraire. L’État est la malédiction de l’individu. Il faut que l’État disparaisse. Voilà la révolution que je veux faire. Que l’on ruine le concept d’État, que l’on fasse du libre vouloir et des af- finités le lien unique de toute association, et ce sera là le germe d’une liberté qui aura quelque portée. » H. Ibsen, 1871
C’est une dizaine d’années après avoir dressé ce constat dans une lettre envoyée à un critique litté- raire, que le dramaturge norvégien Henrik Ibsen qui vivait néanmoins d’une rente officielle, écrivit une pièce qui allait enflammer certains anarchistes : Un ennemi du peuple. L’histoire se passe dans un village dont les eaux sont contaminées par une bactérie tueuse, provoquant la dispute entre les deux frères, docteur et préfet, qui ont fondé l’établissement ther- mal du coin. Faut-il ou pas remettre en cause leur riche avenir en effectuant les ruineux travaux du système hydraulique du village, et faut-il prévenir les habitants du danger ? Après avoir été à deux doigts de convaincre la foule de tout arrêter, le bon docteur verra cette dernière se retourner contre lui sous la pression des notables et l’influence du journal local, et finira seul contre tous. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Dans cette pièce, Ibsen n’entendait pas encenser la vérité de la science face à l’obscurantisme ou au marché (on est la même année, 1882, où sortira en français la critique posthume de Bakounine sur la ré- volte de la vie contre la science), mais bien dénoncer la tyrannie de la « majorité compacte », celle de cette masse versatile qui fluctue au gré des intérêts des puissants. Plus d’un siècle est passé depuis ce succès théâtral qui semble désormais d’une autre galaxie, et le ma- riage entre raison d’État et science de la raison a de- puis lors largement démontré toute l’horreur dont il était capable, de massacres industriels, militaires et nucléaires de masse à l’extérieur comme à l’intérieur des frontières, jusqu’à l’empoisonnement durable de toute la planète ou à la mise en coupe connectée des relations humaines. Dans un monde globalisé où les humains sont sans cesse en proie à des restructu- rations techno-industrielles qui bouleversent toute perception sensible (de la vieille séparation entre ce qu’on produit et sa finalité jusqu’au sens même du réel), que reste-il alors aux dépossédés lorsque sur- vient l’inconnu d’un nouveau virus mortel ? S’accro- cher à des statistiques fluctuantes qui affirment que si près de 70% de la population sera touchée par le Covid-19, seuls 15% des concernés souffriront de symptômes plus ou moins graves, et 2% en mour- ront selon l’âge avancé et les conditions de santé antérieures ? Suivre comme d’habitude les ordres du 6/2, Iena (Allemagne). Deux voitures de la Burschenschaft Germania, confrérie d’étudiants conservateurs, sont incendiés vers 3h45 devant son local. Celle d’un politicien du parti d’extrême-droite AfD subit le même sort un peu plus loin. 10/2, Bournand (France). Dans la Vienne, le mât de mesure du vent, installé dans le cadre d’un projet éolien de l’entreprise Voltalia, s’écrase au sol après que les tirants de ses haubans aient été sabotés à la meuleuse. 11/2, Toulouse (France). Trois véhicules (Engie Ineo et Dalkia) sont incendiés dans la nuit rue Georges Labit. « Ptite pensée pour toutes celleux qui ont les crocs et aux révolté.es qui sont enfermé.es dans une prison ou une autre » termine la revendication. 16/2, Athènes (Grèce). Une bande de fous nihilistes revendique trois attaques : deux engins incendiaires contre un magasin de sécurité et contre une boucherie (9/1) ; un engin incendiaire devant un bureau de La Poste (ELTA) et deux dans des fourgons de la Poste garés devant le bureau (22/1) ; trois véhicules dont une Porsche dans le quartier Kolonaki (23/1). « Ces attaques sont la véritable expression de notre égoïsme qui recherche la joie à travers l’attaque contre l’existant.» 18/2, Lille (France). Dans le Nord, les coffrets de commande des portiques qui donnent accès aux quais dans trois stations de métro (Caulier, Fives et Marbrerie) sont sabotés par deux mineurs. Ils ont été interpellés. 19/2, Verdun (France). En Meuse, quelques jours après sa remise en service, la borne de la CAF est à nouveau fracassée. 3| pouvoir qui règle déjà toute survie de la naissance à la mort, entre un chantage à la faim et un autre à la prison, en attendant comme pour le climat que les gestionnaires des causes résolvent eux-mêmes les conséquences ? S’interroger sur la différence entre la survie et la vie, entre la quantité d’une vie qui di- minue inexorablement jusqu’à son extinction depuis que l’on est né, et sa qualité, ce que l’on veut en faire ici et maintenant quelle que soit sa durée qu’on ne connaît pas d’avance ? Une qualité qu’on peut aussi questionner lorsqu’elle est séparée de toute aspira- tion à la liberté, qu’elle est prête à toute réclusion volontaire sur un simple claquement de doigt du maître-chien. Car plutôt que de s’éberluer sur la gestion autoritaire et technologisée chinoise de l’épidémie de Covid-19, c’est tout de même ainsi que 60 millions d’Italiens ont renoncé du jour au lendemain, un certain 9 mars au soir, au moindre esprit critique en acceptant le « Je reste chez moi » décrété par l’État pour quatre se- maines minimum, après qu’il ait testé l’instauration d’une immense zone rouge coupant le pays en deux. A l’heure où nous écrivons, ce genre de mesures de stricte quarantaine à des échelles aussi vastes vient de s’étendre à l’Espagne (47 millions d’habitants), tandis que le Portugal, la Roumanie, la Serbie ou les États-Unis viennent de décréter l’état d’urgence, avec tout ce que cela signifie en termes de coercition face aux irresponsables qui oseraient défier le grand en- fermement régulé par autant de permis de circuler entre ce qui constitue en définitive la base : domi- cile-boulot-supermarché. Pour donner une idée de la suite, l’armée assistée de drones vient d’être dé- ployée en Espagne dans les gares et rues des grandes villes (la police militaire et les membres de la Unidad Militar de Emergencias, UME), idem en Italie avec les 7000 militaires qui ne les ont jamais quittées depuis l’opération Strade Sicure de 2008, et autant qui sont en alerte maximale en prévision de troubles lorsque le pic de contagion atteindra le Sud de la péninsule. Chaque pays a beau pour l’instant conserver ses pe- tites particularités en matière d’autorisations de lieux publics « non essentiels » afin de conserver un brin de façade démocratique, les kiosques et les par- fumeries en Italie – les cavistes et hôtels en France – les marchés et coiffeurs en Belgique –, cela ne pourra longtemps faire illusion.
On est en train d’assister à un mouvement d’unité na- tionale qui touche la plupart des domaines de la (sur) vie autour d’un ordre qui se donne carte blanche, et ce à une échelle inédite dans la plupart des pays oc- cidentaux depuis la deuxième guerre mondiale. Un exercice de servitude volontaire qui avait été bien préparé et rodé à moindre échelle par les différentes urgences «terrorisme» ou «catastrophes naturelles» ces dernières années ici ou là, mais jamais aussi long- temps et avec une telle intensité. Et nul doute que cet exercice risque de durer bien plus qu’annoncé, ou- vrant également sur de nouvelles situations qu’il est encore difficile d’anticiper ou de prévoir.
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« L’air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin ! Ce ne peut être que la fin du monde, en avan- çant.» A. Rimbaud
Au fond, pourquoi le virus de l’autorité se priverait-il d’utiliser la peur comme il l’a toujours fait, quitte à l’exacerber ou à la créer au besoin, pour non seule- ment intensifier son contrôle sur les corps et les es- prits, mais surtout renforcer le poison d’une soumis- sion face à un imprévu qui peut rebattre les cartes en lui échappant ? Quoi de plus assuré par exemple pour le pouvoir qu’une guerre où union sacrée, religion et sacrifices soudent une large partie de la population autour de lui, mais quoi de plus aléatoire aussi qu’une guerre lorsqu’il la perd ou est incapable de la mener à bien, avec un mécontentement initial non pas d’opposition mais de contestation d’une mauvaise gestion ou de 23/2, Berlin (Allemagne). Trente distributeurs de tickets sont mis hors-service avec de la peinture et de la mousse expansive dans plusieurs stations de tramway (lignes 25, 7, 3 et 8). 24/2, Berne (Suisse). Le collectif Gouttes d’eau revendique le sabotage du centre de rétention de Kapellen bei Lyss, réalisé début février. En vue d’une baisse de procédures d’expulsion en cours, le centre a été temporairement fermé. Les Gouttes d’eau ont alors cambriolé le bâtiment puis brisé les canalisations d’eau, ouvert les robinets etc. pour provoquer un maximum de dégâts aquatique et empêcher sa future réouverture. « Nous ne faisons pas confiance aux partis, et nous ne voulons pas remettre la responsabilité et la capacité d’agir dans leurs mains. »
25/2, Bruay-la-Buissière (France). Dans le Pas-de-Calais, le député Rassemblement national et candidat à la mairie est attaqué par deux inconnus en plein jour dans sa permanence avec son collaborateur qui prend des coups. 25/2, Madrid (Espagne). Une voiture électrique de l’entreprise Car2Go est incendiée dans la nuit. « Guerre contre l’État, contre le capitalisme et contre l’anéantissement quotidien de nos vies. Pour l’anarchie » termine la revendication. 26/2, Bure (France). Des inconnus revendiquent le sabotage des forages de l’Andra le long de son projet de voie ferrée. Cette voie ferrée doit servir au chantier de Cigéo puis au transport des déchets radioactifs vers le centre d’enfouissement des déchets nucléaires en projet. « La sonde a été retirée, le forage bétonné et le matériel électronique, 5| subitement exposé, a été tout cassé. Cigéo ne se fera pas. Partout, attaquons l’industrie nucléaire.» dit le communiqué. Des tags « Fck SNCF», « ANDRA dégage (A) » ont été laissés sur place. 26/2, Gronau (Allemagne). La décision du Bürgerhalle (salle communale) de louer sa salle au parti d’extrême-droite AfD pour y organiser un meeting le 16 mars n’a pas été appréciée par tout le monde : quelques jours après sa décision, le feu est mis à la salle, lourdement endommagée.
26/2, Leipzig (Allemagne). Dans le quartier d’Engelsdorf, la voiture de Marius Beyer, siégeant au conseil municipal pour le parti AfD, est incendiée devant son domicile.
26/2, Hambourg (Allemagne). Dans le quartier de Langenhorn, dix voitures du constructeur Tesla sont couvertes de goudron liquide sur son site de fabrication. « Nous proposons une lutte décentralisée contre l’usine de Tesla [en cours de construction] et tous les autres sites technologiques » etrmine la revendication. 28/2, Pontoise (France). Dans cette grande ville du Val d’Oise, une vingtaine d’armoires de raccordement à la fibre optique de Orange sont sabotées (boîtiers arrachés, locaux forcés, fils sectionnés, câblages emmêlés, etc.), touchant aussi bien les quartiers de Marcouville que le centre et la mairie, privés d’internet et de téléphone.
28/2, Heiligenhaus (Allemagne). En Rhénanie du Nord- Westphalie vers 21h, une voiture de patrouille de la police |6 prix trop lourd à payer, qui peut à son tour mener à une remise en question plus globale, si les tentatives révo- lutionnaires qui ont suivi la Première guerre mondiale dans les Empires défaits (Allemagne, Russie, Hongrie) vous disent encore quelque chose. On nous répondra certes que les temps ont changé et qu’il existait alors au moins une utopie de substitution à l’existant. Mais cela n’empêche pas qu’un Etat occidental contemporain dé- bordé par des paniques de survie, par une colère face à des taux de mortalité plus élevés suite à un système sa- nitaire qu’il avait lui-même largement démantelé, par un virus qui peut immobiliser provisoirement de 20 à 30% de n’importe quelle profession (110 gendarmes mobiles de Grasse sont confinés depuis le 12 mars, de même que tous les flics du comico de Sanary-sur-Mer depuis le 14 mars, ou que leurs 400 collègues parisiens de la Brigade des réseaux franciliens) en créant des occasions, ou par des révoltes de certaines zones ou catégories de la population, et tout cela au sein d’une économie fragilisée *, se trouve face à une situation nouvelle qui peut aussi lui échapper. En matière de pacification sociale comme de conflic- tualité, il est assez commode pour chacun de voir midi à sa porte ou juste ce qui se présente devant son nez, et encore plus lorsque les informations relâchées par les porte-parole du pouvoir se font plus chiches, ce qui est encore plus évident en période de crise ou d’instabilité où tout le monde resserre les rangs. Mais qui a jamais pensé que les journaux ou les réseaux sociaux étaient le reflet quelconque de la réalité, ou que lorsqu’ils ne disaient rien de l’antagonisme en cours, sinon pour en transformer le sens ou pour se vanter de quelque ar- restation, il ne s’y passait rien ? Tout en sachant qu’on est uniquement au début d’une nouvelle période qui s’ouvre et peut durer des mois, sans suivre aucune trajectoire en ligne droite, l’un des premiers signes de révolte est venu des prisons italiennes, et de quelle ma- nière ! Suite aux mesures prises par l’État contre la propaga- tion du Covid-19 et concernant également les taules (in- terdiction des parloirs, suppressions de semi-libertés et des activités à l’intérieur), de premières mutineries ont éclaté le 7 mars et se sont étendues à une trentaine d’entre elles du nord au sud en l’espace de trois jours. Au moins 6000 prisonniers se sont révoltés : matons ou personnel pris en otage, ouverture de cellules et sac- cage de sections voire de prisons entières (comme celle de Modène, inutilisable), incendies variés et occupation des toits, mais aussi évasions comme à Foggia où 77 d’entre eux ont réussi à se faire la belle (quatre n’ont pas été repris) en forçant l’accès vers la sortie après avoir détruit tous les fichiers et docu- ments concernant leur identité, et au moins une di- zaine de morts ont marqué cette première rébellion. Dans un autre d’ordre d’idée, suite au grand confi- nement décrété outre-Alpes, où tout individu qui se trouve hors de chez lui doit être muni d’une au- to-certification (une déclaration sur l’honneur) où il coche le motif, entre travail, santé et un divers très limité qui relève des seules nécessités autori- sées par l’État (comme faire ses courses ou sortir le chien, mais uniquement tout seul et dans son quar- tier), ce dernier a rendu public les chiffres des pre- miers jours de couvre-feu : sur 106 000 personnes contrôlées, près de 2 160 ont ainsi reçu des amendes pour violation de l’état d’urgence (11 mars), puis sur 157 000 contrôlés, 7 100 en ont reçu une (13 mars). Les cas les plus variés vont d’impertinents qui ont osé se réunir pour boire des bières dans un parc à des impudents qui ont profité de la plage vide pour tenter un beach volley, jusqu’à un père de famille parti acheter une playstation pour son rejeton blo- qué à la maison ou un couple ayant préféré se dis- puter de vive voix plutôt qu’à distance au téléphone, jusqu’à une tentative de fêter un anniversaire entre amis ou de jouer aux cartes entre voisins, malgré le décret qui impose chacun chez soi selon la résidence où il est enregistré et dehors un par un en se justi- fiant à chaque contrôle. Beaucoup de grandes villes (Milan, Bologne, Turin, Rome) ferment ainsi parcs, jardins, pistes cyclables ou plages ailleurs, pour em- pêcher les récalcitrants de se retrouver en profitant du beau temps. Malgré tout, on ne peut s’empêcher de penser que ces timides gestes de transgression sont actuelle- ment plus liés à la brusque multiplication d’interdits que d’une révolte contre ces mesures. Si beaucoup disposent par exemple désormais de plus de temps en étant éloignés de l’école ou du travail, c’est cepen- dant toujours de la même façon qu’ils y étaient enca- gés hier : selon les modalités du pouvoir. Désobéir à un ordre parce qu’il modifie trop vite une habitude ancrée n’est pas tout à fait la même que refuser qu’une autorité quelconque puisse en donner, ou qu’arracher volontairement du temps et de l’espace à la domina- tion pour le transformer en autre chose. Qu’elle se nomme Sainte économie ou Bien commun.
Enfin, puisque nous n’en sommes qu’au début de cette vague bientôt mondiale de mesures qui interdisent également les manifestations de rue, précisons que l’Algérie qui vient de les interdire au nom du Covid-19 a dû affronter des violations massives le 13 mars, no- tamment en Kabylie, à l’occasion de la 56e semaine de contestation du pouvoir ; qu’au Chili où la révolte a repris début mars après la fin des vacances, le mi- nistre de la Santé a annoncé que le pays allait sous peu entrer en phase 3 avec instauration de quaran- taines massives ; et qu’en France où l’État avait déci- dé le 13 mars d’abaisser de 1000 à 100 personnes le seuil limite des rassemblements, les manifestations de rue faisaient encore figure d’exception « utile à la vie de la nation », tolérées de crainte de réactions trop violentes en comptant sur les syndicats pour cesser d’eux mêmes d’en organiser (à Lyon le 13 mars, 3000 jeunes ont par exemple défilé en chantant « C’est pas le corona qui nous aura, c’est l’État et le climat », sans même parler de la manifestation parisienne de gilets jaunes du 14 mars qui s’est affrontée avec la police et a laissé plusieurs cadavres de voitures brûlées dans son sillage).
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risquent fort de se trouver pris au dépourvu s’ils n’ont pas pensé la question au préalable, lorsqu’éclate ce genre de situation : non pas celle d’une révolte inat- tendue, mais du resserrement soudain et brutal des marges de manœuvre, par exemple en matière de dé- placements comme c’est arrivé au début de la révolte au Chili avec le couvre-feu ou depuis une semaine en Italie puis en Espagne avec mise en quarantaine de tout le pays. Et cela pas uniquement à cause de la multiplication des contrôles, mais aussi grâce à la col- laboration des citoyens qui désertent l’espace public sur ordre en laissant les réfractaires à découvert ou en multipliant les dénonciations, si occupés qu’ils sont à s’ennuyer derrière leur fenêtre de confinement volon- taire et désireux de faire respecter des mesures qu’ils pensent protectrices. Penser la question, lorsque ce n’est pas déjà fait, signi- fie par exemple connaître les passages qui mènent d’un chez soi vers des lieux plus propices, ou avoir déjà iden- tifié quels yeux perchés de l’Etat sont à crever pour s’en ouvrir de nouveaux, mais également comment sortir de la ville avec agilité (cette fois avec des masques conseil- lés par le pouvoir !) ou quels sentiers de campagne em- prunter en pouvant anticiper nouveaux checks points et points de blocages à l’horizon. Cela signifie également, autre difficulté du grand confinement, avoir de l’imagi- nation sur comment et où se procurer quelque moyen pour agir en cas d’insuffisance de provisions préalables (beaucoup de commerces non alimentaires sont fer- més). Cela peut également être l’occasion véloce de re- configurer la question de la communication non médiée par la technologie entre complices plus ou moins disper- sés dont la circulation peut soudain devenir plus compli- quée, et pourquoi pas en trouver de nouveaux qui, pour leurs propres raisons, ressentent les mêmes exigences d’échapper à l’invasion de contrôles de rue (le grand enfermement volontaire a ceci de particulier qu’il met aussi plus à nu l’ensemble des individus qui n’entendent pas s’y plier). Autant de questions à affronter d’urgence, donc, et d’occasions de repenser, d’observer et de chan- ger son regard sur un territoire hier connu, mais dans lequel les espaces et marges peuvent aussi bien dimi- nuer drastiquement ici que s’élargir ailleurs, ou être transformées par les nouveaux impératifs du pouvoir en matière de gestion des seuls flux épidémiques domi- cile-travail-supermarché.
Du côté du pouvoir, la plupart des plans de crise mis en œuvre dans différents pays (en Italie et en Espagne, mais l’Allemagne ou la France encore bloquée par les munici- pales y viennent) font jusqu’à présent émerger quelques constantes qu’il serait également dommage d’ignorer. C’est par exemple l’occasion pour le capitalisme de pousser à une accélération de ce que certains nomment depuis un moment la quatrième révolution industrielle (après celle de la vapeur, de l’électricité et de l’informa- tique), à savoir le numérique et l’interconnexion totale dans tous les domaines de la vie (de la physique à la bio- logie ou à l’économie). Qu’on en juge : des centaines de millions d’élèves du primaire à l’université qui basculent soudain dans plusieurs pays sur des cours permanents à distance suite à la fermeture de tous les lieux physiques d’enseignement ; autant de travailleurs qui pour leur part sont mis en télétravail (de 20 à 30% en moyenne), qu’ils en aient ou pas eu l’habitude ; la multiplication à une échelle de masse des consultations par écran inter- posé suite à la saturation des cabinets médicaux ; l’ex- plosion des paiements par carte bancaire de peur d’être contaminés via la manipulation de pièces et billets. Et si on rajoute à tout cela que les populations confinées s’adonnent volontiers à tout ce qui les empêche de pen- ser ou de rêver, en se jetant sur les achats en ligne, les séries télévisées, les jeux en streaming ou à la commu- nication virtuelle entre humains, il devient clair que les antennes des réseaux de téléphonie mobile, les câbles de fibre et autres nœuds de raccordement optique (NRO) ou tout simplement les réseaux d’énergie qui alimentent tout cela ont pris une importance encore démultipliée. Non seulement pour la production ou les loisirs, mais tout simplement comme principal cordon ombilical entre les lazarets individuels et le monde vivant, plus que jamais déréalisé, pour le coup. Alors, quand on sait qu’une belle antenne, qu’un même transformateur ou pylône électrique, qu’un même câble de fibre devient plus que jamais déterminant à la fois pour passer le temps d’auto-enfermement, pour le tra- vail et l’éducation à distance de masse, mais aussi pour la transmission des consignes du pouvoir en blouse blanche et le suivi technologique du contrôle (et pas qu’en Chine ou en Corée du Sud), cela n’ouvre-t-il pas des pistes intéressantes pour briser cette nouvelle nor- malité où le pouvoir s’en donne à cœur joie ? Sans parler des possibles effets boule de neige, vu l’augmentation plus que conséquente du trafic internet et de téléphonie comme de moindre disponibilité des techniciens pour cause de maladie... Le second point qui semble constant dans ces plans d’ur- gence européens, est également la priorité donnée au maintien minimal des transports, afin d’acheminer les travailleurs non confinés vers les industries et services qualifiés de critiques, de perpétuer le flux de marchan- dises par camions ou rail vers ces derniers, ainsi que l’approvisionnement des villes dont on sait les réserves limitées à quelques jours. Là aussi, c’est une occasion à ne pas négliger pour qui entendrait déstabiliser les pans d’économie que le pouvoir entend préserver à tout prix et qui deviennent plus visibles (en Catalogne on parle actuellement de créer des corridors spéciaux de travail- leurs sains et de biens vers certains lieux de production).
En temps d’urgence et de crise à une telle échelle, où l’ensemble des rapports sociaux sont plus crûment mis à nu (en terme de dépossession comme des priorités de l’État et du capital), où la servitude volontaire guidée par la peur peut rapidement virer au cauchemar, où la domination doit à son tour s’adapter sans tout maîtriser pour autant, savoir agir en territoire ennemi n’est pas seulement une nécessité pour qui n’entend pas suffo- quer dans sa petite cage domiciliaire, mais c’est aussi un moment important pour lancer de nouveaux coups de boutoir sur les dispositifs adverses. En tout cas lors- qu’on se bat pour un monde complètement autre vers une liberté sans mesure. La révolte c’est la vie.
(14 mars 2020)
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* A titre d’exemple, de nombreuses industries com- mencent à être ralenties à cause de la rupture des chaînes d’approvisionnement en provenance de Chine, tandis que l’Allemagne vient d’annoncer des prêts aux entreprises garantis par l’État à hauteur de 550 mil- liards d’euros, soit un plan d’aide plus important encore que celui mis en place lors de la crise financière de 2008. Beaucoup parlent également d’une période de récession mondiale. | Le pire des virus... l’autorité |
plus forte, d’être toujours plus menacé par la Grande Faucheuse. Pour des centaines de millions d’êtres hu- mains, cet imaginaire n’est certainement pas nouveau, celui de la mort qui peut s’abattre sur n’importe qui, n’importe quand. Il suffit de penser aux damnés de la terre sacrifiés quotidiennement sur l’autel du pou- voir et du profit : ceux et celles qui survivent sous les bombes des États, au milieu de guerres infinies pour le pétrole ou pour les ressources minières, ceux et celles qui cohabitent avec la radioactivité invisible provoquée par des accidents ou des déchets nucléaires, ceux et celles qui traversent le Sahel ou la Méditerranée et qui sont enfermés dans des camps de concentration pour migrants, ceux et celles qui sont réduits à des morceaux de chair et d’os par la misère et la dévastation générées par l’agro-industrie et l’extraction de matières pre- mières... Et même dans les terres que l’on habite, à des époques pas très lointaines, on a connu la terreur des boucheries à échelle industrielle, les bombardements, les camps de mort... toujours créés par la soif de pou- voir et de richesse des États et des patrons, toujours fidèlement mis en place par des armées et des polices...
Mais non, aujourd’hui on ne parle pas de ces visages de désespérés que l’on cherche constamment à garder loin de nos yeux et de nos têtes, ni d’une histoire désormais passée. La terreur commence à se diffuser dans le ber- ceau du royaume des marchandises et de la paix sociale et elle est provoquée par un virus qui peut attaquer n’importe qui – bien que, évidemment, tout le monde n’aura pas les mêmes possibilités de se soigner. Et dans un monde où l’on est habitué au mensonge, où l’usage de chiffres et de statistiques est l’un des principaux moyens de manipulation médiatique, dans un monde où la vérité est constamment cachée, mutilée et trans- formée par les médias, on ne peut que tenter de mettre ensemble les morceaux, de faire des hypothèses, tenter de résister à cette mobilisation des esprits et se poser la question : dans quelle direc- tion est-on en train d’aller?
En Chine, puis en Italie, de nouvelles mesures répressives ont été imposées jour après jour, jusqu’à arriver à la limite qu’aucun État n’avait encore osé franchir : l’interdiction de sortir de chez soi et de se déplacer sur le territoire sauf pour des raisons de travail ou de nécessité stricte. Même la guerre n’aurait pu consentir l’ac- ceptation de mesures d’une telle portée par la population. Mais ce nouveau totali- tarisme a le visage de la Science et de la Médecine, de la neutralité et de l’intérêt commun. Les entreprises pharmaceu- tiques, celles des télécommunications et des nouvelles technologies trouveront la solution. En Chine, l’imposition de la géolocalisation pour signaler tout dépla- cement et tout cas d’infection, la recon- naissance faciale et l’e-commerce aident l’État à garantir l’enfermement chez soi de chaque citoyen. Aujourd’hui les mêmes États qui ont fondé leur existence sur l’enfermement, la guerre et le massacre, y compris de leur propre population, im- posent leur « protection » à travers des in- terdictions, des frontières et des hommes armés. Combien de temps durera cette si- tuation ? Deux semaines, un mois, un an ? On sait que l’État d’urgence déclaré après les attentats a été renouvelé plusieurs fois, jusqu’à l’intégration définitive des mesures d’émergence dans la législation française. À quoi nous mènera cette nou- velle urgence ? leur domination et leur manière de vivre. Dans les forêts tropicales, les armées, les commerçants et les missionnaires pous- sèrent les gens – qui auparavant occu- paient le territoire de manière dispersée – à se concentrer autour des écoles, dans des villages ou des villes. Cela facilita énormément la diffusion d’épidémies ra- vageuses. Aujourd’hui la moitié de la po- pulation mondiale habite en ville, autour des temples du Capital, et se nourrit des produits de l’agro-industrie et de l’élevage intensif. Toute possibilité d’autonomie a été éradiquée par les États et l’économie de marché. Et tant que la méga-machine de la domination continuera de fonction- ner, l’existence humaine sera toujours plus soumise à des désastres qui n’ont pas grand chose de « naturel », et à une gestion de ceux qui nous privent de toute possibi- lité de déterminer notre vie.
À moins que... dans un scénario toujours plus sombre et inquiétant, les êtres hu- mains décident de vivre comme des être libres même si c’est juste pour quelques heures, quelques jours, ou quelques an- nées avant la fin – plutôt que de s’enfer- mer dans un trou de peur et de soumis- sion. Comme l’ont fait les prisonniers de 30 prisons italiennes, face à l’interdiction de parloirs imposée à cause du Covid-19, en se révoltant contre leurs geôliers, dé- vastant et brûlant leurs cages et, dans cer- tains cas, réussissant à s’évader.
Maintenant et toujours, en lutte pour la liberté !
Un virus est un phénomène biologique, mais le contexte où il naît, sa propagation et sa gestion sont des questions sociales. En Amazonie, en Afrique ou en Océanie, des populations entières ont été exter- minées par les virus apportés par les co- lons, pendant que ces derniers imposaient ®
[Tract distribué à Paris dans la manifestation des Gilets Jaunes, 14 mars 2020] | Poudre et encre | Sans séparer théorie et action
décennies. Poudre et encre… Nous aime- rions la reprendre ici, non plus comme synthèse mais comme métaphore de l’in- dispensable relation entre des énoncés et l’action, comme métaphore de la nécessité constante de mettre à la fois des faits et des perspectives, des réflexions etc. sur la réalité.
Beaucoup seraient peut-être d’accord sur le fait que l’anarchisme est un ensemble d’expériences (accompagnées d’une série d’aspirations, de désirs, de soifs de liber- té etc, etc.), constituant l’agir – et ses vi- cissitudes –, plus qu’un corpus théorique ou qu’un système-dogme. Un anarchiste “important” disait que nous ne pourrons jamais faire entrer la vie dans une doc- trine. Ce qui, il y a plus d’un siècle, ser- vait d’argument pour liquider les idées anti-autoritaires comme manquant de “consistance” ou comme “système” de pensée, est pour nous une énorme oppor- tunité. Nos idées ne constituent pas une idéologie, elles vivent et se perpétuent au travers de l’action : le récit, la chronique, l’anecdote, l’histoire (qu’elle soit micro, orale, etc.), le compte-rendu, la chrono- logie, les conjectures et les spéculations, seront ou sont effectivement d’une grande importance sur le terrain communicatif, expressif et de transmission ; elles servi- ront d’inspiration, seront des instruments de lutte, entre autres nombreuses choses, mais à notre avis jamais elles ne se substi- tueront aux faits ou à l’activité en tant que telle. Elles ne devraient pas nous intéres- ser comme quelque chose d’isolé, car que signifieraient-elles en tant que simple col- lection à conserver précieusement ? Nous savons qu’en énonçant –sans enlever leur importance aux mots– nous ne donnons pas “vie” à l’anarchie, tout comme nous ne détruisons et/ou ne construisons pas du simple fait de souhaiter ou de désirer. Par exemple, dans des moments concrets de baisse ou d’affaiblissement des tensions anarchistes, des luttes etc., probablement personne ne dira que l’anarchisme est vi- vant du seul fait qu’on garde la mémoire de certains “penseurs” ou “théoriciens”, que des archives sur notre histoire, récente ou passée, sont à disposition, qu’une infinité de réflexions orales ou écrites s’accumule sur différentes choses qui nous touchent, ou que certains discours continuent à ré- sonner, etc. etc. Nous pensons que l’anar- chisme implique réellement une manière de concevoir notre propre existence en nous rebellant contre l’oppression, et cela suppose beaucoup plus que quelques thèses, qu’un documentaire jauni et usé ou qu’un ensemble de récits plus ou moins enthousiastes. La tension est per- manente entre la “théorie” et la pratique. Certaines phrases récurrentes telles que « la solidarité entre acrates va bien au-delà des mots », parmi beaucoup d’autres, il- lustrent constamment l’imaginaire men- tionné. Nous cherchons encore à dépasser les mots, des mots que nous considérons nécessaires mais dont nous savons qu’ils ne suffiront jamais à exprimer tout ce dont nous sommes capables, et y compris l’in- connu auquel nous aspirons. Cette tension, cette problématique, cette optique ramènent sur le terrain de l’ac- tion celles et ceux qui ont compris qu’il est nécessaire d’attaquer toute forme d’op- pression : que faire, comment faire, pour- quoi et pour quoi ? Il n’y a pas qu’une ou plusieurs formules possibles, ni un seul parcours aboutissant à quelque résultat prétendument idéal ; tout repose sur les multiples et diverses expérimentations que nous osons tenter et que d’autres ont développées à d’autres moments, y com- pris au présent, près ou loin de nous. Il n’existe pas de réponse concrète à l’infini- té de défis que pose le nécessaire antago- nisme contre la domination. Celui-ci sup- pose un effort intense, incessant et très intéressant de notre part pour rechercher des manières effectives de tenir tête au pouvoir dans toutes ses concrétisations, ses mutations, ses restructurations. Pour cela, nous pensons qu’il est fondamental de rester attentives aux différentes offen- sives du monde de l’oppression partout, puisqu’il faut connaître la réalité com- plexe de la domination pour la briser ou la détruire. Comment nous opposer sans visualiser des perspectives propres ? Sans nous accrocher à des schémas ré- ducteurs ou à des formules tendant à un “il n’y a qu’à”, nous pensons que connaître (ou ce qu’on identifie communément avec ce monde abstrait des idées ou des théo- ries) ne signifie pas seulement manier une énorme quantité d’information sur x projet concret ou général du pouvoir ; ni juste manier une information déterminée, méticuleuse ou spécialisée sur des réali- sations de la domination déjà existantes et/ou présentes historiquement ; pas plus qu’accumuler des données sur des événe- ments plus ou moins “injustes”, etc etc. Se- lon nous, connaître signifie aussi parvenir à comprendre vraiment qu’au quotidien tous les aspects de la domination sont un frein à notre quête de liberté. Connaître suppose construire une sensibilité qui nous permettra de rester rebelles (même si la plupart du temps être rebelle est as- socié à une simple attitude réactive), qui nous motivera à penser et à mettre simul- tanément en pratique, et nous amènera à réaliser toujours plus qu’il est nécessaire d’agir sans médiations contre tout ce qui nous est imposé. Connaître, c’est devenir capables d’élaborer notre propre analyse sur les dérives planifiées du monde si changeant de l’État-Capital (quelle diffé- rence existe entre les anciennes formes de la domination et celles plus actuelles ? etc. etc) , tout en restant en position ac- tive, sans baisser la tête. Mais celles et ceux qui connaissent et sont conscients de “tout” sont aussi ex- posés à la délégation et/ou à la passivité, et cette sensibilité consciente de laquelle nous parlions ne garantit pas tout. D’ail- leurs nous pensons que (faute de briser la mentalité de délégation) le raisonnement selon lequel l’information ou la connais- sance à elles-seules seraient le moteur, la source d’inspiration et l’impulsion pour des pratiques émancipatrices est un mythe.
Ce qui est déterminé par un ensemble de pratiques existe à travers les réalisations dont nous sommes capables, sur le ter- rain, que nous considérons comme insé- parable, de l’activité et de la pensée. Sans avoir besoin de nouveaux adjectifs (tels qu’anarchistes de praxis), il est essentiel de revenir constamment à certaines idées de base qui ont traversé les siècles et viennent nous rappeler que l’anarchisme reste vivant dans les pratiques. Les vieux et vieilles anarchistes mettaient en per- manence l’accent sur l’importance de la volonté. Cette volonté est la détermina- tion pour affronter nos ennemis, sans céder, nous démoraliser, ni finir par com- prendre que se rebeller n’a pas de sens, ni perdre de vue que rester en lutte est ce qui nous permet de ne pas être esclaves. Nous ne proposons pas ici une sorte de volontarisme activiste un point c’est tout, mais nous tentons plutôt de reprendre le vieux thème de la responsabilité envers nous-mêmes, vis-à-vis de nos idées et de nos désirs de liberté qui cherchent à se fonder sur la pratique réelle.
Sans tomber dans la logique de l’efficacité en termes absolus, comme s’il s’agissait d’une nouvelle cage (qui pourrait avoir comme contrepartie un sentiment de dé- faite lorsque nos expérimentations n’ont pas les résultats escomptés), nous consi- dérons qu’il est important de nous donner le temps et l’espace pour “gagner” ce que nous voulons, puisqu’il ne s’agit pas sim- plement d’un “chemin” que l’on parcourt jusqu’à une fin ou tout sera transformé. Nous croyons plutôt aux ruptures, aux dysfonctionnements etc. dans les rap- ports sociaux basés sur le commande- ment et l’obéissance, ici et maintenant, en les entendant comme faisant partie des possibles et pas comme une simple aspi- ration à venir, voire inaccessible.
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