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LA DESTRUCTION



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extrême, ceux qui le considèrent bon, en mettant sa bru- talité, son abrutissement ou ses atrocités sur le compte de conditions extérieures, ont tendance à imaginer la société anarchiste sous forme d’harmonie des intérêts et des besoins. Non sans raison, d’autres ont répondu que leur vision puait le monastère, vu le nécessaire aplatis- sement individuel pour atteindre une certaine harmonie collective. A l’autre extrême, chez ceux qui le considèrent mauvais en soulignant sa responsabilité dans les atroci- tés qu’il commet, leur vision du monde futur – lorsqu’ils en ont une – ressemble à une sorte de jungle, où la li- berté du loup s’affronterait avec celle d’autres loups. Une sorte de guerre permanente, même si cela est contredit par plus ou moins l’ensemble du monde animal, qui lui, en général, n’a pas bâti de civilisations. En gros, ce serait une sorte de Mad Max où le sang coule à flots.

 

Si on ne s’efforce pas de comprendre d’où vient cette no- tion morale et culturelle de bien et de mal – que tous les civilisés, sans exception, ont en eux, jusqu’aux pires tor- tionnaires –, on n’a aucune chance de pouvoir rêver un peu d’une société nouvelle où cette notion sera transfor- mée et dépassée. Dans les études anarchistes du passé, ce n’est pas un hasard si beaucoup sont allés puiser de l’inspiration dans le monde animal et chez les peuples dits « primitifs » ou « archaïques » tels qu’ils étaient alors décrits par les premiers anthropologues et géographes : au-delà des fantasmes de l’époque, la  diversité  inouïe des formes d’auto-organisation et de cosmos permettait au moins de relativiser toute thèse absolue sur la nature humaine, ainsi que sur son fameux développement « na- turel » et «progressif». Cela permettait de  considérer que rien n’est inné dans l’individu singulier, pas même la notion de bien et de mal, ou en tout cas, certainement pas de façon uniforme et univoque puisque fruit de constructions. De même, si on prend un peu de recul, on ne peut nier que devant nos yeux, et cela depuis quelques siècles bien documentés, on est face à des êtres humains capables du pire, y compris de laisser sans le combattre leur système social détruire de façon irréversible le mi- lieu qui leur permet de vivre.

Si on rejette toute conception de l’humain qui lui octroie des valeurs innées (dans le bien comme dans le mal qui traversent chacun), on ne peut éviter de toucher la ques- tion de la conscience, c’est-à-dire la capacité à distinguer entre le bien et le mal sur la base d’observations, de ré- flexions, de son entourage, d’expériences, de rêves et de

 

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folies. Soulignons immédiatement que, contrairement à ce que l’héritage des Lumières voudrait nous faire croire, la conscience humaine n’est pas la seule affaire de la rai- son : elle se constitue également, et peut-être même de façon encore totalement inconnue, avec des impulsions irrationnelles. La capacité du cerveau en témoigne : en éveil, la raison travaille, analyse, ordonne, synthétise. Endormi, le cerveau produit des images fantastiques, douces et cruelles, angoissées et jouissives. Est-ce que la conscience respecte cette frontière entre l’éveil et le rêve que notre raison trace impitoyablement ?

La prise de conscience, un problème qui occupe nombre de révolutionnaires – ne serait-ce que pour comprendre sa propre tension avant de saisir celle qui pourrait ani- mer d’autres individus – ne suit aucun chemin rectiligne. Elle n’est pas programmable, et en même temps elle n’est pas non plus simplement le fruit du hasard. Des fac- teurs analysables et des facteurs inconnus s’y disputent une partie féroce. Parmi les facteurs analysables, il y a la capacité de compréhension qu’on attribue en général à la « culture », c’est-à-dire aux connaissances. La com- préhension des phénomènes météorologiques permet par exemple une prise de conscience qu’il n’existe pas un être invisible en train d’orchestrer les tempêtes et le beau temps. Mais la connaissance n’est pas qu’un facteur de « libération » : toutes les inventions modernes, des camps d’extermination jusqu’à la centrale nucléaire, sont là devant nous comme d’immenses monuments à l’atro- cité de la raison. Parmi les facteurs méconnus, inconnus, se trouve tout ce qui échappe à la quantification et a trait au ressenti, au désir, au pathos. Quel est cet impératif ca- tégorique de justice qui me pousse à agir pour frapper l’oppresseur ? Certains nieront peut-être son existence et s’imaginent que leur agir est exclusivement détermi- né par une analyse des rapports d’exploitation (ce qui, soit dit en passant, pourrait nous lancer sur une piste du pourquoi des révolutionnaires ont fini par instaurer une terreur systématique), mais je sens qu’au-delà de toute analyse, de toute compréhension, de toute accumulation de connaissances de faits et de méfaits des oppresseurs, ce n’est pas uniquement le cerveau qui guide ma main, c’est aussi le cœur. Et là, on entre dans un règne où les ténèbres se font plus épaisses.

Un des points de référence qu’on pourrait peut-être avoir, très fragile et incertain, est alors que l’expérience directe influence largement la conscience – ce qui ne re- vient pas pour autant à dire que l’expérience de la souf-

 

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france engendre la disponibilité à annihiler l’oppresseur. Sans devenir des programmateurs de l’expérience d’au- trui comme les autoritaires, nous pouvons donc faire un pari, un peu hasardeux si l’on veut, que dans des condi- tions différentes, une conscience différente a plus d’élan, plus de possibilités pour s’épanouir. C’est, si l’on veut, la « justification » pour toutes les luttes partielles, ina- chevées, incomplètes qu’on peut mener : même si elles n’aboutissent pas à leur conclusion insurrectionnelle, elles créent des conditions qui favorisent une conscience différente. Le leurre, bien sûr, serait de considérer ce processus comme une accumulation et non pas comme une dynamique qui peut tout autant reculer qu’avancer, car il n’existe jamais de linéarité progressive absolue. Ce qu’on peut retenir de ces luttes, c’est l’occasion qu’elles offrent pour faire l’expérience, éphémère, de la qualité, de l’intégrité, de l’union entre la pensée et l’action. Ce genre d’expérience peut alors changer nos vies, tout comme on peut l’enterrer dans une de ces caves pro- fondes du cerveau humain et ne plus jamais soulever le couvercle qu’on a mis dessus.

 

Le troisième clivage, en procédant de façon un peu or- donnée tout en se rendant compte de l’absurdité pro- fonde de séparer ce qui ne peut qu’être pensé ensemble et d’emprunter par souci de compréhension des termes parfois « binaires », est la question de la temporalité, c’est-à-dire de la généralisation de l’autogestion. A par- tir de quand l’autogestion est-elle possible sans relever du témoignage ou de l’alternative, en sachant que son expérience est totalement insignifiante voire impossible sinon dans un contexte de généralisation ? Et là, on ne doit pas se faciliter la chose. Si on y va, si on veut vraiment débattre de l’autogestion, on ne peut pas s’en sortir en se limitant par exemple à parler de la construction d’ha- bitats ou de la production de nourriture. C’est une des tares qu’on a hérité d’un trop plein d’économie politique que de considérer la sphère de la production et de ses échanges, comme la base de tout. Cela a même inspiré toute une vision historique générale qu’on ferait mieux de jeter définitivement à la poubelle : celle qui considère l’évolution humaine uniquement et exclusivement à tra- vers l’économie et ses outils techniques. L’homme des cavernes aurait libéré du temps dédié à la seule survie en façonnant des haches de pierre, réduisant le temps de travail nécessaire à entretenir le feu et permettant de se construire des abris plus résistants : voilà un exemple

 

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de cette conception historique qui nous traverse tous, ou presque. Ou encore, l’avènement de l’agriculture aurait enfin inauguré l’ère de l’abondance, plutôt que celle de la domination (nombre d’éléments indiquent pourtant que ce sont plutôt les chasseurs-cueilleurs, par leur pe- tit nombre, la diversité de leurs ressources et leur no- madisme, qui faisaient vraiment l’expérience de l’abon- dance). L’outil technique, l’économie, ne précèdent pas la création, les arts, le plaisir, le temps « non-productif ». Parler de future autogestion tout court n’est donc pas possible sans la généraliser à tous les domaines de la vie et de l’expérience humaine, y compris en dehors des rap- ports sociaux de production, en brisant toute spécialisa- tion et séparation. Imaginer une production autogérée de légumes n’a pas de sens sans s’efforcer de parler éga- lement de l’autogestion de la transmission des savoirs (mal nommée « éducation » ou « apprentissage »), de la vie en commun même sous forme de petits groupes, de la sexualité, de l’épanouissement, de la naissance et de la mort, de la santé, etc…

 

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LA DESTRUCTION

C
omme prémisse à tout débat sérieux sur l’autoges- tion, il nous faut à présent affronter la question de la destruction. Tentons de le faire en repartant de la pers- pective autogestionnaire telle qu’elle nous a été léguée par la tradition révolutionnaire depuis le 19e siècle, et qui se référait grosso modo à la société divisée en classes. D’un côté les exploiteurs et de l’autre les exploités. Les exploiteurs, par leur appât du gain et leur oppression, accumulaient  toujours  plus  de  moyens  pour  générer encore plus de profits ; tandis que les exploités, tout en produisant la richesse, s’en voyaient toujours plus dé- pourvus ou n’en recueillaient que les miettes. La trans- formation  révolutionnaire  de  la  société,  la  fin  de  l’ex- ploitation et de l’abrutissement des exploités, était alors imaginée comme un énorme transfert, comme une vaste expropriation des moyens possédés par les exploiteurs, au profit de l’ensemble de la collectivité. Étriper le pa- tron, prendre possession des machines et produire en fonction des besoins de tous : voilà en gros ce qui était imaginé, en tout cas comme première étape, une sorte de condition initiale à réaliser pour lancer toute transfor- mation révolutionnaire de la société. Que les uns souhai-

 



  

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