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AUTOGESTION DE LA LUTTE



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taient y arriver à travers l’éducation progressive de tous les exploités, les autres  par  l’action  insurrectionnelle ou encore par la grève générale expropriatrice, sans même parler de la question de l’État, ne change en fin de compte pas grand-chose à la perspective.

Certains révolutionnaires, surtout parmi les anarchistes, avaient d’ores et déjà mis en garde que les machines étaient hantées par un esprit qui leur est propre, que leur neutralité était apparente, que la production de masse ne stimulait pas l’épanouissement individuel, mais ils étaient minoritaires. Leurs avertissements allaient vite être assimilés par les partisans de la grande réappro- priation prolétaire à ces négligeables expériences com- munautaires d’utopistes qui s’éloignaient souvent de tout conflit direct avec l’État.

 

Lorsque l’occasion de « tout prendre » s’est enfin pré- sentée, comme en Espagne en 1936, il a été analysé plus tard que tant que la destruction allait de pair avec l’au- togestion de la lutte, avec la production autogérée des moyens nécessaires à la transformation révolutionnaire, ce processus pouvait s’épanouir comme un fébrile rêve de printemps. Mais que dès que l’autogestion a cessé de se généraliser pour rester cantonnée à la seule sphère productive, elle est vite devenue une cogestion soumise aux diktats d’un État républicain pas aussi mort que cer- tains l’avaient cru, imposant une exploitation assez si- milaire à celle des capitalistes, tout en misant plus sur la conviction révolutionnaire que sur l’ancienne férule pour maintenir la cadence. L’économie avait repris ses droits, anéantissant toute conscience différente. Vinrent alors les nouvelles mesures disciplinaires, les punitions, les hiérarchies, les conseillers techniques, la centrali- sation de la distribution, la priorisation étatique. Non seulement les leaders anarchistes se sont mis dans une position qui ne pouvait que devenir cogestionnaire, en contribuant malgré eux à étouffer l’esprit nouveau de l’autogestion, non seulement ils se sont enivrés de leur victoire inattendue qui les a rendu aveugles à la recom- position en cours de la structure étatique et à l’ascension fulgurante des forces autoritaires, mais ils ont surtout fait ce qu’ils auraient abhorré un an plus tôt, et ce en toute lucidité et rationalité : mettre fin à la généralisa- tion de l’autogestion de la destruction. Poussés par les

« conditions objectives » de la guerre, ils ont ainsi freiné, dès qu’ils en avaient la force, les groupes armés qui ex- propriaient et tuaient des ennemis de classe (au prétexte

 

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de priorité de la guerre milicienne contre les fascistes), ils ont centralisé la distribu- tion de biens (au prétexte de favoriser une distribution plus équitable), ils ont dépê- ché conseillers techniques et ingénieurs dans les usines (au prétexte d’augmenter la productivité).

Il peut sembler agaçant de revenir une fois de plus sur l’exemple espagnol, qui  plus est sans toucher aux autres aspects qui ont concouru à enterrer l’expérience autoges- tionnaire. Ce que j’aimerais souligner ici, c’est que ce sont aussi, voire même prin- cipalement, les partisans acharnés de l’au- togestion qui ont voulu gérer et canaliser le processus chaotique de sa généralisa- tion, la condamnant ainsi à mort. Peut-on honnêtement douter de l’intégrité révolu- tionnaire et humaine de ces anarchistes ? Peut-être pour certains d’entre eux, mais il serait trop facile de dire que les raisons sont à chercher dans les faiblesses, les pe- tites vanités ou la soif de contrôle de ces derniers. La violence de l’éruption révo- lutionnaire les aurait balayé sans trop de pitié si cela avait été le cas. Non, je pense qu’ils étaient généralement intègres, mais qu’ils se sont placés dans une position où ils ne pouvaient plus, par la suite, refuser le rôle qui leur revenait : celui de gestion- naires. On voit combien la question de l’au- togestion est délicate et problématique  : un mot de trop, un geste trop  brusque, une programmation trop rigide (avec les meilleures intentions du monde) et elle re- bascule immédiatement du côté du vieux monde, sachant que le fait que certains in- dividus disposent d’un énorme pouvoir de décision (autoritaire ou délégué, individuel ou collégial) n’aide pas non plus l’affaire.

 

Depuis 1936, une partie de la donne a en- core changé, profondément changé. D’une société industrielle à production de masse, on est passé à une société hybride, domi- née par les technologies, produisant une exploitation différente, mais pas moins férocement  abrutissante.  Les  oppositions

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entre exploiteurs et exploités tendent à s’effacer là où le capital peut se le per- mettre en continuant à  garantir  ses  taux de profits. Chacun devient producteur et consommateur  des  services  de  l’autre, les rigidités de classe s’assouplissent. La standardisation de masse est remplacée par une diversité standardisée. Le monde productif est devenu un, tous ses éléments et ses secteurs dont certains pouvaient encore à l’époque de l’essor de l’indus- trialisme avoir une certaine autonomie, sont désormais reliés, interdépendants. Le monstre invisible a tissé ses fils et sa toile recouvre tout. Tout rapport entre produc- tion, valeur d’usage, valeur d’échange est en passe d’être dépassé, détruit, par une domination presqu’irréelle (qu’on pense à la prépondérance des échanges financiers dans  l’accumulation  capitaliste,  ou  aux

« données » comme ressource primaire). C’est aussi pour cela que la perspective au- togestionnaire  d’antan  est  devenue  obso- lète. Pire encore, elle risque, et elle le fait depuis plusieurs décennies, de suggérer au capital  les  restructurations  souhaitables, en perfectionnant l’exploitation. Le monde des grandes entreprises technologiques ne ressemble en rien au monde des grandes industries du textile d’il y a cent ans. On y  cause  inventivité  plutôt  que  tradition, respect  plutôt  que  discipline,  créativité plutôt  que  rigidité.  Les  sollicitations  ré- volutionnaires  d’autogestion  n’y  sont  pas étrangères  non  plus,  conduisant  même certains théoriciens obtus à entrevoir dans la  réorganisation  actuelle  des  entreprises l’avènement d’un communisme productif ! Sous ce vernis de permissivité et d’ouver- ture,  les  mêmes  ravages,  les  mêmes  des- tructions, les mêmes lacs de sang. Le capi- talisme dévaste le monde qu’il phagocyte toujours  plus  rapidement,  toujours  plus violemment.

Certains ont dit que depuis la prolifération des centrales nucléaires, toute perspec- tive révolutionnaire d’autogestion  avait été  définitivement  compromise,  car  leur


destruction/démantèlement (en tant que structures impossibles à gérer par nous- mêmes) impliquerait forcément une struc- ture autoritaire et un temps de « transi- tion » trop long pour ne pas hypothéquer le processus révolutionnaire. Mais, à bien y réfléchir, cette considération est valable pour l’ensemble de la mégamachine : plus aucun secteur ne peut être détaché du tout, et ses dimensions ne permettent aucune autogestion décentralisée. Une métropole n’est pas autogérable, et même la produc- tion de nourriture, peut-être l’exemple le plus classique et le plus facile pour imagi- ner un modèle autogestionnaire (avec de petites communes librement fédérées), ne peut aujourd’hui être reprise immédiate- ment en mains sans continuer la pollution, la dévastation, la propagation de toxicités et de maladies. Changer la superficie des terres cultivées ou la méthode est bien sûr possible et imaginable, mais sur des du- rées pas forcément très courtes et certai- nement pas pour répondre aux besoins de l’actuelle population mondiale majoritai- rement concentrée dans des  métropoles, ce qui suppose une gigantesque logistique pour y distribuer les denrées.

 

Au-delà même de ce qu’ont pu auparavant penser certains anarchistes critiques de la machine et de la dépossession, il ne reste en tout cas à présent plus aucun domaine ou presque qui soit immédiatement réap- propriable à l’échelle humaine des indi- vidus, en toute autonomie et sans signer immédiatement le retour du vieux monde ou de ses rapports. Dans une perspective anti-autoritaire, la question ne peut ainsi plus être l’autogestion de structures exis- tantes dont il aurait suffit de quelques mo- difications pour les remettre au service de tous : la seule perspective qui reste pour ouvrir la possibilité d’une transformation des rapports sociaux  vers  la  liberté,  est la destruction. En terme d’autogestion, si on veut bien conserver ce terme, c’est de ces chemins du négatif qu’il est urgent de


débattre, en échangeant des  expériences, en proposant des méthodes ou en en criti- quant des aspects, car discuter d’autoges- tion en dehors de celle de la destruction nécessaire ne revient au final qu’à contri- buer dans la pire des hypothèses à une res- tructuration de la domination.

 

Destruction, donc, mais là aussi il faut s’en- tendre et être autant que possible clair sur ce que signifie ce concept lorsqu’on parle de perspective révolutionnaire. Enfonçons une porte ouverte : la destruction n’est pas une joie. Celui qui agit et qui détruit peut bien entendu y trouver de la joie, notam- ment celle de toucher la qualité. Mais la destruction, vue plus largement au-delà d’une structure particulière, ce sont éga- lement des ruines,  de  la  dévastation,  de la souffrance et de la mort. Il n’y a pas de destruction « propre », et au fond nous en avons peur. On peut se réfugier derrière des évocations aussi apocalyptiques qu’éloi- gnées de nous, bien à l’abri du fait d’y être plongé, tout comme on peut continuer à se représenter la destruction comme une or- gie de jouissances. Selon moi, ce sont des artifices qu’on s’administre à petites doses pour ne pas voir la tâche qui nous –et pas seulement nous–, incombe : celle de pous- ser la destruction jusqu’à son paroxysme, sachant qu’on y perdra presque sûrement notre âme, ou qu’en tout cas la destruction ne causera pas seulement la mort chez l’ennemi, mais lacérera aussi nos cœurs et nos tripes.

Doit-on vraiment se voiler les yeux devant la signification d’une proposition aussi énorme que celle de la destruction des mé- tropoles ? Est-ce qu’on se l’imagine comme l’exode mythique du peuple juif hors d’Egypte après les dix plaies, soit toute une population qui se sauve bibliquement de la tyrannie pour fonder ailleurs le règne de la justice ? Combien crèveront de faim et de soif, de souffrances et du soleil brûlant, de bagarres et de jalousies meurtrières, de règlements de compte et d’erreurs d’éva-

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luation sur la route à prendre, puisque nous refusons tout leader illuminé, même à longue barbe ? Pourtant, c’est bien ce genre de chemin chaotique que nous pro- posons en parlant de destruction des mé- tropoles.

Arrivés à ce passage du texte, nul  doute que les gardiens intérieurs de la raison de chacun sont maintenant aux aguets. Ne peut-on pas procéder autrement, en es- sayant de faire en sorte qu’il y ait le moins de souffrances possibles ? Ne pourrait-on pas adoucir le choc ? Bien sûr que oui, et la Raison dit : si on s’organise correcte- ment (mais sans autorité, ça va de soi), on pourrait par exemple éviter que les  gens ne s’entredévorent pour un quignon de pain. Et la Raison continue : on pourrait garantir l’égalité dans la distribution de pain, car dans notre révolution chacun doit recevoir son pain quotidien. Et puis, faute d’abondance immédiate, mais dans un souci d’équité, il faudrait aussi prendre en compte le besoin en pain de chaque indivi- du, différent de celui de son voisin.

Et voilà, la gestion est revenue en grande pompe, parée de ses plus beaux atours, ceux qui brillent d’une blancheur candide et immaculée, ceux brodés du sceau de l’irrésistible justice et de ses chevaliers servants. Sœur gestion et sœur justice vont donc s’organiser ensemble, coordonner, répartir… canaliser et freiner les  ardeurs s’il le faut, finissant au pire par rationali- ser, rationner puis ordonner. La Raison commence à se préoccuper de tout cela alors que la destruction ralentit, alors que des décombres surgissent déjà les hordes recomposées de chacals de l’ancien et du nouveau monde. L’autogestion de la survie plutôt que celle de la destruction ramène inexorablement le héraut de l’autorité au centre de l’attention. Les conditions pour une généralisation de l’autogestion ne commençaient même pas à pointer leur nez que tout recule, tout retombe, tout re- vient. Les accapareurs et les prédateurs ne tarderont pas à se manifester et à reconsti-

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tuer un nouvel ordre. Chère Raison qui me déchire et me tourmente : la destruction to- tale, la destruction poussée jusqu’à son pa- roxysme est la seule condition qui peut per- mettre la généralisation de l’autogestion. Dit autrement, c’est du négatif que surgira le positif, non seulement en déblayant tout pour lui faire de la place, mais aussi parce que ce n’est que de l’autogestion même du déblaiement jusqu’à son terme que pourra surgir sa généralisation.

 

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AUTOGESTION DE LA LUTTE

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n  revenant  un  peu  sur  terre  pour  re- garder en face les problèmes concrets

de la lutte révolutionnaire, nous pouvons également appliquer le concept de l’auto- gestion à la lutte que nous menons, même si certains emploieraient plus volontiers celui d’auto-organisation. C’est en appa- rence une autre discussion, mais elle n’est pas sans lien avec ce qui précède. Partons donc des suggestions que quelques anar- chistes ont lancé récemment ici ou là, no- tamment à partir de la situation de révolte au Chili, mais pourquoi pas aussi à partir des réflexions qui ont circulé concernant une possible issue insurrectionnelle à la pandémie de covid-19.

 

Si on a bien compris les présupposés de plusieurs compagnons au Chili, ils ont analysé la situation d’octobre-décembre derniers comme une révolte généralisée, permanente, mais qui a raté dans les pre- mières semaines son occasion insurrec- tionnelle, c’est-à-dire sa tentative d’assaut mortelle contre l’Etat, lorsqu’un vide ou une absence avaient été  créés (jusqu’à quel point, cela reste à voir scrupuleuse- ment) et auraient permis à un processus révolutionnaire  de  commencer.  Vu  que la révolte n’a pas faibli, au sens où elle a continué  à  remplir  les  rues  d’émeutiers,


les compagnons se sont posés la question de l’approvisionnement, la question de comment auto-organiser une réponse aux besoins fondamentaux. Partant du présup- posé qu’ils se trouvaient alors dans une situation de révolte prolongée,  des  voix et des tentatives pratiques ont émergé afin de mettre en œuvre des « autonomies territoriales », c’est-à-dire de chasser les représentants de l’État de certaines zones et quartiers, ce qui impliquait la mise en place d’un autre système de  distribution de nourriture, d’eau, d’électricité, de soins sanitaires etc.

De telles tentatives sont logiques dans le déroulement d’une lutte aussi intense que celle du Chili. Elles répondent à des ques- tions matérielles qui à leur tour permettent une continuation de la lutte, faisant en cela partie de l’autogestion de cette dernière. Pourtant, les dangers qui planent sur ces tentatives ne sont pas des moindres. Vien- dra ainsi le moment, plutôt tôt que tard, où ces structures matérielles auto-organisées risquent d’entrer en conflit direct avec la continuité même de la lutte destructive, notamment au niveau répressif. N’importe quelle attaque directe peut par exemple en- traîner une réponse féroce de l’État contre ces structures auto-organisées (parce que les auteurs  de  l’attaque  restent  incon- nus ou parce que ces structures en sont complices et solidaires) : comme celles-ci répondent même précairement à des be- soins matériels, ces derniers risquent alors de prendre le dessus sur les besoins des autres activités, surtout si le conflit dure, et de recevoir la priorité. Dans ce cas, ce n’est plus qu’une question de temps avant leur intégration et l’anéantissement de ceux qui la refuseraient.

Un autre danger est que les anarchistes se placent dans une position d’où ils ne pour- ront plus refuser le rôle qu’on leur octroie. Les mécanismes de la conservation, de la reproduction de l’existant ou de la déléga- tion ne disparaissent pas du jour au lende- main. Dans ce genre de cas où se mêlent


satisfaction de besoins matériels et activité offensive, l’émergence de leaders relève certainement plus de la responsabilité des subordonnés qui réclament un « Batko » ou un « Durutti » pour les guider que de ceux qui se retrouvent dans cette position pour le moins désagréable de décider pour autrui, mais cela n’en reste pas moins un problème considérable.

L’autogestion est un processus fragile, et si les anarchistes ne s’évertuent pas (ce serait un peu leur tâche historique) à supprimer dès leur apparition les forces autoritaires qui veulent se l’accaparer et la détourner de son sens, elle ne deviendra vite qu’un énième véhicule de la logique de parti, de la délégation et de la gestion. Pour s’atteler dès le début à cette tâche urgente et ne pas soi-même reproduire ce genre de méca- nismes, le mieux reste donc assurément de n’être pas en position de le faire en refusant ces rôles de gestionnaires pour se concen- trer sur les autoritaires comme sur la des- truction. Cela est pourtant souvent plus fa- cile à dire qu’à faire, notamment parce que dans des contextes relativement restreints, les chefs de demain peuvent aussi être les bons militants et amis d’aujourd’hui. Il faut une lucidité révolutionnaire toute particu- lière, et une certaine détermination d’agir pour ne pas se laisser aveugler et creuser sa propre tombe.

Dans les luttes intermédiaires d’au- jourd’hui, comme celles dites de territoire, ces mécanismes sont parfois déjà à l’œuvre et prennent en général les anti-autoritaires par surprise. Défenseurs des barricades un jour, ces amis d’hier se mettent le lende- main à table pour négocier  des  contrats de propriété avec l’Etat. Et non sans dé- clencher quelques offensives répressives contre ceux qui broncheraient en refusant ce genre de choix.

 

Un dernier danger, enfin, est que l’auto-or- ganisation que nous promouvons vienne combler les manques de l’Etat, se conver- tissant ainsi en une sorte de dernier filet de

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sauvetage en situation d’insurrection. Son inévitable manque d’ « efficacité » (com- paré aux moyens dont peut disposer un Etat) pourrait au début encore entretenir la fierté d’être différents,  mais  ne  tarde- ra pas à se rapprocher, pas après pas, des structures étatiques prêtes à l’incorporer à condition de renoncer à toute charge révo- lutionnaire.

Dans plusieurs réflexions anarchistes qui circulent en Europe à propos du corona- virus, on semble faire l’impasse sur ce dan- ger, confiant en l’intégrité des anarchistes et de leurs propositions. Mais la forme et le contenu sont liés : l’autoproduction de masques pour tout un chacun reproduit et renforce en même temps la consigne (effi- cace ou pas, ce n’est même pas la question) de l’Etat sur le confinement en général. La distribution de nourriture aux plus pauvres renforce inexorablement la dépendance, même lorsque ses distributeurs suggèrent, au détour d’un clin d’œil, d’exproprier le supermarché du coin. L’auto-organisation d’un service sanitaire ne répond qu’à un besoin ponctuel, et ne  peut  pas  incarner la dure critique d’une certaine conception de la vie (et de la mort). Contrairement à la situation chilienne, ce danger est d’au- tant plus important que nous ne sommes même pas dans un contexte de révolte gé- néralisée. Intervenir de façon à fournir une réponse autogérée aux besoins matériels, dans un contexte de dépendance et de ser- vitude accrue, ne nous semble pas une mé- thode adéquate pour briser  les  chaînes  ; ce faisant on risque de simplement les repeindre, ce qui est peut-être, en tout cas dans une perspective révolutionnaire, en- core pire que ne rien faire du tout.

La charité, aussi émouvante qu’elle puisse être lorsqu’elle vient d’en bas, n’a jamais favorisé la rébellion. Mieux vaudrait alors le pire, peut-on entendre murmurer ici ou là ? Certainement pas. Parce que le pire, ce serait de suppléer l’Etat dans son œuvre de gestion ; le pire ce serait être aveuglés de-


vant les piles de cadavres qui s’entassent ici, en ne voyant plus l’énorme lac de sang sur lequel ce monde repose ; le pire, ce se- rait de redonner du bout des lèvres un brin de confiance et de trêve à l’État sous forme d’un accord provisoire lié à la nécessité de gérer la pandémie.

 

L’autogestion de la lutte demande aux anar- chistes une lucidité toute particulière : celle de la promouvoir, mais sans la contrôler ; celle de la stimuler, mais sans l’imposer. Si l’autogestion de la lutte débouche sur une insurrection, il faudra même aller encore plus loin : les anarchistes vont bien sûr être « dépassés » dans ce processus créa- tif et chaotique, et ils doivent donc avoir la capacité d’ouvrir leurs esprits et leurs cœurs et de laisser libre cours à l’expéri- mentation. Cette expérimentation ne peut qu’être multiple, contradictoire, chaotique, créative, foireuse, prometteuse : tout en même temps. On s’y retrouvera impliqués au même titre que d’autres, mais peut- être que notre tâche fondamentale ne sera alors pas tant de fournir de petits modèles généralisables, mais plutôt de continuer sur notre chemin d’élimination  de  tout ce qui fera obstacle à la généralisation de cette expérimentation autogestionnaire. C’est un paradoxe qu’au moment  même où les rayons de la chaleur révolutionnaire illumineront la face de la terre, des anar- chistes se retrouveront encore à travailler dans l’ombre, comme cette force souter- raine et invisible que prévoyait Bakounine.

 

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