Хелпикс

Главная

Контакты

Случайная статья





А propos de cette йdition йlectronique 4 страница



Elle reprit:

– Tu es une bкte, un niais, un vrai payllo. Tu es comme le nain qui se croit grand quand il a pu cracher loin[42]. Tu ne m’aimes pas, va-t’en.

Quand elle me disait: Va-t’en, je ne pouvais m’en aller. Je promis de partir, de retourner auprиs de mes camarades et d’attendre l’Anglais; de son cфtй, elle me promit d’кtre malade jusqu’au moment de quitter Gibraltar pour Ronda. Je demeurai encore deux jours а Gibraltar. Elle eut l’audace de me venir voir dйguisйe dans mon auberge. Je partis; moi aussi j’avais mon projet. Je retournai а notre rendez-vous, sachant le lieu et l’heure oщ l’Anglais et Carmen devaient passer. Je trouvai le Dancaпre et Garcia qui m’attendaient. Nous passвmes la nuit dans un bois auprиs d’un feu de pommes de pin qui flambait а merveille. Je proposai а Garcia de jouer aux cartes. Il accepta. А la seconde partie je lui dis qu’il trichait; il se mit а rire. Je lui jetai les cartes а la figure. Il voulut prendre son espingole; je mis le pied dessus, et je lui dis: « On dit que tu sais jouer du couteau comme le meilleur jacques de Malaga, veux-tu t’essayer avec moi? » Le Dancaпre voulut nous sйparer. J’avais donnй deux ou trois coups de poing а Garcia. La colиre l’avait rendu brave; il avait tirй son couteau, moi le mien. Nous dоmes tous deux au Dancaпre de nous laisser place libre et franc jeu. Il vit qu’il n’y avait pas moyen de nous arrкter, et il s’йcarta. Garcia йtait dйjа ployй en deux comme un chat prкt а s’йlancer contre une souris. Il tenait son chapeau de la main gauche, pour parer, son couteau en avant. C’est leur garde andalouse. Moi, je me mis а la navarraise, droit en face de lui, le bras gauche levй, la jambe gauche en avant, le couteau le long de la cuisse droite. Je me sentais plus fort qu’un gйant. Il se lanзa sur moi comme un trait; je tournai sur le pied gauche et il ne trouva plus rien devant lui; mais je l’atteignis а la gorge, et le couteau entra si avant, que ma main йtait sous son menton. Je retournai la lame si fort qu’elle se cassa. C’йtait fini. La lame sortit de la plaie lancйe par un bouillon de sang gros comme le bras. Il tomba sur le nez, raide comme un pieu.

– Qu’as-tu fait? me dit le Dancaпre.

– Йcoute, lui dis-je; nous ne pouvions vivre ensemble. J’aime Carmen, et je veux кtre seul. D’ailleurs, Garcia йtait un coquin, et je me rappelle ce qu’il a fait au pauvre Remendado. Nous ne sommes plus que deux, mais nous sommes de bons garзons. Voyons, veux-tu de moi pour ami, а la vie, а la mort?

Le Dancaпre me tendit la main. C’йtait un homme de cinquante ans.

– Au diable les amourettes! s’йcria-t-il. Si tu lui avais demandй Carmen, il te l’aurait vendue pour une piastre. Nous ne sommes plus que deux; comment ferons-nous demain?

– Laisse-moi faire tout seul, lui rйpondis-je. Maintenant je me moque du monde entier.

Nous enterrвmes Garcia, et nous allвmes placer notre camp deux cents pas plus loin. Le lendemain, Carmen et son Anglais passиrent avec deux muletiers et un domestique. Je dis au Dancaпre:

– Je me charge de l’Anglais. Fais peur aux autres, ils ne sont pas armйs.

L’Anglais avait du cњur. Si Carmen ne lui eыt poussй le bras, il me tuait. Bref, je reconquis Carmen ce jour-lа, et mon premier mot fut de lui dire qu’elle йtait veuve. Quand elle sut comment cela s’йtait passй:

– Tu seras toujours un lillipendi! me dit-elle. Garcia devait te tuer. Ta garde navarraise n’est qu’une bкtise, et il en a mis а l’ombre de plus habiles que toi. C’est que son temps йtait venu. Le tien viendra.

– Et le tien, rйpondis-je, si tu n’es pas pour moi une vraie romi.

– А la bonne heure, dit-elle, j’ai vu plus d’une fois dans du marc de cafй que nous devions finir ensemble. Bah! arrive qui plante!

Et elle fit claquer ses castagnettes, ce qu’elle faisait toujours quand elle voulait chasser quelque idйe importune.

On s’oublie quand on parle de soi. Tous ces dйtails-lа vous ennuient sans doute, mais j’ai bientфt fini. La vie que nous menions dura assez longtemps. Le Dancaпre et moi nous nous йtions associйs quelques camarades plus sыrs que les premiers, et nous nous occupions de contrebande, et aussi parfois, il faut bien l’avouer, nous arrкtions sur la grande route, mais а la derniиre extrйmitй, et lorsque nous ne pouvions faire autrement. D’ailleurs, nous ne maltraitions pas les voyageurs, et nous nous bornions а leur prendre leur argent. Pendant quelques mois je fus content de Carmen; elle continuait а nous кtre utile pour nos opйrations, en nous avertissant des bons coups que nous pourrions faire. Elle se tenait, soit а Malaga, soit а Cordoue, soit а Grenade; mais, sur un mot de moi, elle quittait tout, et venait me retrouver dans une venta isolйe, ou mкme au bivouac. Une fois seulement, c’йtait а Malaga, elle me donna quelque inquiйtude. Je sus qu’elle avait jetй son dйvolu sur un nйgociant fort riche, avec lequel probablement elle se proposait de recommencer la plaisanterie de Gibraltar. Malgrй tout ce que le Dancaпre put me dire pour m’arrкter, je partis dans Malaga en plein jour, je cherchai Carmen et je l’emmenai aussitфt. Nous eыmes une verte explication.

– Sais-tu, me dit-elle, que, depuis que tu es mon rom pour tout de bon, je t’aime moins que lorsque tu йtais mon minchorrф? Je ne veux pas кtre tourmentйe ni surtout commandйe. Ce que je veux, c’est кtre libre et faire ce qui me plaоt. Prends garde de me pousser а bout. Si tu m’ennuies, je trouverai quelque bon garзon qui te fera comme tu as fait au borgne.

Le Dancaпre nous raccommoda; mais nous nous йtions dit des choses qui nous restaient sur le cњur et nous n’йtions plus comme auparavant. Peu aprиs, un malheur nous arriva. La troupe nous surprit. Le Dancaпre fut tuй, ainsi que deux de mes camarades; deux autres furent pris. Moi, je fus griиvement blessй, et, sans mon bon cheval, je demeurais entre les mains des soldats. Extйnuй de fatigue, ayant une balle dans le corps, j’allai me cacher dans un bois avec le seul compagnon qui me restвt. Je m’йvanouis en descendant de cheval, et je crus que j’allais crever dans les broussailles comme un liиvre qui a reзu du plomb. Mon camarade me porta dans une grotte que nous connaissions, puis alla chercher Carmen. Elle йtait а Grenade, et aussitфt elle accourut. Pendant quinze jours, elle ne me quitta pas d’un instant. Elle ne ferma pas l’њil; elle me soigna avec une adresse et des attentions que jamais femme n’a eues pour l’homme le plus aimй. Dиs que je pus me tenir sur mes jambes, elle me mena а Grenade dans le plus grand secret. Les bohйmiennes trouvent partout des asiles sыrs, et je passai plus de six semaines dans une maison, а deux portes du corrйgidor qui me cherchait. Plus d’une fois, regardant derriиre un volet, je le vis passer. Enfin, je me rйtablis; mais j’avais fait bien des rйflexions sur mon lit de douleur, et je projetais de changer de vie. Je parlai а Carmen de quitter l’Espagne, et de chercher а vivre honnкtement dans le Nouveau-Monde. Elle se moqua de moi.

– Nous ne sommes pas faits pour planter des choux, dit-elle; notre destin, а nous, c’est de vivre aux dйpens des payllos. Tiens, j’ai arrangй une affaire avec Nathan ben-Joseph de Gibraltar. Il a des cotonnades qui n’attendent que toi pour passer. Il sait que tu es vivant. Il compte sur toi. Que diraient nos correspondants de Gibraltar, si tu leur manquais de parole?

Je me laissai entraоner, et je repris mon vilain commerce.

Pendant que j’йtais cachй а Grenade, il y eut des courses de taureaux oщ Carmen alla. En revenant, elle parla beaucoup d’un picador trиs adroit nommй Lucas. Elle savait le nom de son cheval, et combien lui coыtait sa veste brodйe. Je n’y fis pas attention. Juanito, le camarade qui m’йtait restй, me dit, quelques jours aprиs, qu’il avait vu Carmen avec Lucas chez un marchand du Zacatin. Cela commenзa а m’alarmer. Je demandai а Carmen comment et pourquoi elle avait fait connaissance avec le picador.

– C’est un garзon, me dit-elle, avec qui on peut faire une affaire. Riviиre qui fait du bruit a de l’eau ou des cailloux[43]. Il a gagnй douze cents rйaux aux courses. De deux choses l’une: ou bien il faut avoir cet argent; ou bien, comme c’est un bon cavalier et un gaillard de cњur, ou peut l’enrфler dans notre bande. Un tel et un tel sont morts, tu as besoin de les remplacer. Prends-le avec toi.

– Je ne veux, rйpondis-je, ni de son argent, ni de sa personne, et je te dйfends de lui parler.

– Prends garde, me dit-elle; lorsqu’on me dйfie de faire une chose, elle est bientфt faite!

Heureusement le picador partit pour Malaga, et moi, je me mis en devoir de faire entrer les cotonnades du juif. J’eus fort а faire dans cette expйdition-lа, Carmen aussi, et j’oubliai Lucas; peut-кtre aussi l’oublia-t-elle, pour le moment du moins. C’est vers ce temps, monsieur, que je vous rencontrai d’abord prиs de Montilla, puis aprиs а Cordoue. Je ne vous parlerai pas de notre derniиre entrevue. Vous en savez peut-кtre plus long que moi. Carmen vous vola votre montre; elle voulait encore votre argent, et surtout cette bague que je vois а votre doigt, et qui, dit-elle, est un anneau magique qu’il lui importait beaucoup de possйder. Nous eыmes une violente dispute, et je la frappai. Elle pвlit et pleura. C’йtait la premiиre fois que je la voyais pleurer, et cela me fit un effet terrible. Je lui demandai pardon, mais elle me bouda pendant tout un jour, et, quand je repartis pour Montilla, elle ne voulut pas m’embrasser. J’avais le cњur gros, lorsque, trois jours aprиs, elle vint me trouver l’air riant et gaie comme un pinson. Tout йtait oubliй et nous avions l’air d’amoureux de deux jours. Au moment de nous sйparer, elle me dit:

– Il y a une fкte а Cordoue, je vais la voir, puis je saurai les gens qui s’en vont avec de l’argent, et je te le dirai.

Je la laissai partir. Seul, je pensai а cette fкte et а ce changement d’humeur de Carmen. Il faut qu’elle se soit vengйe dйjа, me dis-je, puisqu’elle est revenue la premiиre. Un paysan dit qu’il y avait des taureaux а Cordoue. Voilа mon sang qui bouillonne, et, comme un fou, je pars, et je vais а la place. On me montra Lucas, et, sur le banc contre la barriиre, je reconnus Carmen. Il me suffit de la voir une minute pour кtre sыr de mon fait. Lucas, au premier taureau, fit le joli cњur, comme je l’avais prйvu. Il arracha la cocarde[44] du taureau et la porta а Carmen, qui s’en coiffa sur-le-champ. Le taureau se chargea de me venger. Lucas fut culbutй avec son cheval sur la poitrine, et le taureau par-dessus tous les deux. Je regardai Carmen, elle n’йtait dйjа plus а sa place. Il m’йtait impossible de sortir de celle oщ j’йtais, et je fus obligй d’attendre la fin des courses. Alors j’allai а la maison que vous connaissez, et je m’y tins coi toute la soirйe et une partie de la nuit. Vers deux heures du matin Carmen revint, et fut un peu surprise de me voir.

– Viens avec moi, lui dis-je.

– Eh bien! dit-elle, partons!

J’allai prendre mon cheval, je la mis en croupe, et nous marchвmes tout le reste de la nuit sans nous dire un seul mot. Nous nous arrкtвmes au jour dans une venta isolйe, assez prиs d’un petit ermitage. Lа je dis а Carmen:

– Йcoute, j’oublie tout. Je ne te parlerai de rien; mais jure-moi une chose: c’est que tu vas me suivre en Amйrique, et que tu t’y tiendras tranquille.

– Non, dit-elle d’un ton boudeur, je ne veux pas aller en Amйrique. Je me trouve bien ici.

– C’est parce que tu es prиs de Lucas: mais songes-y bien, s’il guйrit, ce ne sera pas pour faire de vieux os. Au reste, pourquoi m’en prendre а lui? Je suis las de tuer tous tes amants; c’est toi que je tuerai.

Elle me regarda fixement de son regard sauvage et me dit:

– J’ai toujours pensй que tu me tuerais. La premiиre fois que je t’ai vu, je venais de rencontrer un prкtre а la porte de ma maison. Et cette nuit, en sortant de Cordoue, n’as-tu rien vu? Un liиvre a traversй le chemin entre les pieds de ton cheval. C’est йcrit.

– Carmencita, lui demandai-je, est-ce que tu ne m’aimes plus?

Elle ne rйpondit rien. Elle йtait assise les jambes croisйes sur une natte et faisait des traits par terre avec son doigt.

– Changeons de vie, Carmen, lui dis-je d’un ton suppliant. Allons vivre quelque part oщ nous ne serons jamais sйparйs. Tu sais que nous avons, pas loin d’ici, sous un chкne, cent vingt onces enterrйes… Puis, nous avons des fonds encore chez le juif ben-Joseph.

Elle se mit а sourire, et me dit:

– Moi d’abord, toi ensuite. Je sais bien que cela doit arriver ainsi.

– Rйflйchis, repris-je; je suis au bout de ma patience et de mon courage; prends ton parti ou je prendrai le mien.

Je la quittai et j’allai me promener du cфtй de l’ermitage. Je trouvai l’ermite qui priait. J’attendis que sa priиre fыt finie; j’aurais bien voulu prier, mais je ne pouvais pas. Quand il se releva, j’allai а lui.

– Mon pиre, lui dis-je, voulez-vous prier pour quelqu’un qui est en grand pйril?

– Je prie pour tous les affligйs, dit-il.

– Pouvez-vous dire une messe pour une вme qui va peut-кtre paraоtre devant son Crйateur?

– Oui, rйpondit-il en me regardant fixement.

Et, comme il y avait, dans mon air quelque chose d’йtrange, il voulut me faire parler:

– Il me semble que je vous ai vu, dit-il.

Je mis une piastre sur son banc.

– Quand direz-vous la messe? lui demandai-je.

– Dans une demi-heure. Le fils de l’aubergiste de lа-bas va venir la servir. Dites-moi, jeune homme, n’avez-vous pas quelque chose sur la conscience qui vous tourmente? voulez-vous йcouter les conseils d’un chrйtien?

Je me sentais prиs de pleurer. Je lui dis que je reviendrais, et je me sauvai. J’allai me coucher sur l’herbe jusqu’а ce que j’entendisse la cloche. Alors, je m’approchai, mais je restai en dehors de la chapelle. Quand la messe fut dite, je retournai а la venta. J’espйrais que Carmen se serait enfuie; elle aurait pu prendre mon cheval et se sauver… mais je la retrouvai. Elle ne voulait pas qu’on pыt dire que je lui avais fait peur. Pendant mon absence, elle avait dйfait l’ourlet de sa robe pour en retirer le plomb. Maintenant, elle йtait devant une table, regardant dans une terrine pleine d’eau le plomb qu’elle avait fait fondre, et qu’elle venait d’y jeter. Elle йtait si occupйe de sa magie qu’elle ne s’aperзut pas d’abord de mon retour. Tantфt elle prenait un morceau de plomb et le tournait de tous les cфtйs d’un air triste, tantфt elle chantait quelqu’une de ces chansons magiques oщ elles invoquent Marie Padilla, la maоtresse de don Pйdro, qui fut, dit-on, la Bari Crallisa, ou la grande reine des bohйmiens[45]:

– Carmen, lui dis-je, voulez-vous venir avec moi?

Elle se leva, jeta sa sйbile, et mit sa mantille sur sa tкte comme prкte а partir. On m’amena mon cheval, elle monta en croupe et nous nous йloignвmes.

– Ainsi, lui dis-je, ma Carmen, aprиs un bout de chemin, tu veux bien me suivre, n’est-ce pas?

– Je te suis а la mort, oui, mais je ne vivrai plus avec toi.

Nous йtions dans une gorge solitaire; j’arrкtai mon cheval.

– Est-ce ici? dit-elle.

Et d’un bond elle fut а terre. Elle фta sa mantille, la jeta а ses pieds, et se tint immobile un poing sur la hanche, me regardant fixement.

– Tu veux me tuer, je le vois bien, dit-elle; c’est йcrit, mais tu ne me feras pas cйder.

– Je t’en prie, lui dis-je, sois raisonnable. Йcoute-moi! tout le passй est oubliй. Pourtant, tu le sais, c’est toi qui m’as perdu; c’est pour toi que je suis devenu un voleur et un meurtrier. Carmen! ma Carmen! laisse-moi te sauver et me sauver avec toi.

– Josй, rйpondit-elle, tu me demandes l’impossible. Je ne t’aime plus, toi, tu m’aimes encore, et c’est pour cela que tu veux me tuer. Je pourrais bien encore te faire quelque mensonge; mais je ne veux pas m’en donner la peine. Tout est fini entre nous. Comme mon rom, tu as le droit de tuer ta romi; mais Carmen sera toujours libre. Calli elle est nйe, calli elle mourra.

– Tu aimes donc Lucas? lui demandai-je.

– Oui, je l’ai aimй, comme toi, un instant, moins que toi peut-кtre. А prйsent, je n’aime plus rien, et je me hais pour t’avoir aimй.

Je me jetai а ses pieds, je lui pris les mains, je les arrosai de mes larmes. Je lui rappelai tous les moments de bonheur que nous avions passйs ensemble. Je lui offris de rester brigand pour lui plaire. Tout, monsieur, tout; je lui offris tout, pourvu qu’elle voulыt m’aimer encore!

Elle me dit:

– T’aimer encore, c’est impossible. Vivre avec toi, je ne le veux pas.

La fureur me possйdait. Je tirai mon couteau. J’aurais voulu qu’elle eыt peur et me demandвt grвce, mais cette femme йtait un dйmon.

– Pour la derniиre fois, m’йcriai-je, veux-tu rester avec moi!

– Non! non! non! dit-elle en frappant du pied.

Et elle tira de son doigt une bague que je lui avais donnйe, et la jeta dans les broussailles.

Je la frappai deux fois. C’йtait le couteau du Borgne que j’avais pris, ayant cassй le mien. Elle tomba au second coup sans crier. Je crois voir encore son grand њil noir me regarder fixement; puis il devint trouble et se ferma. Je restai anйanti une bonne heure devant ce cadavre. Puis, je me rappelai que Carmen m’avait dit souvent qu’elle aimerait а кtre enterrйe dans un bois. Je lui creusai une fosse avec mon couteau, et je l’y dйposai. Je cherchai longtemps sa bague et je la trouvai а la fin. Je la mis dans la fosse auprиs d’elle avec une petite croix. Peut-кtre ai-je eu tort. Ensuite je montai sur mon cheval, je galopai jusqu’а Cordoue, et au premier corps de garde je me fis connaоtre. J’ai dit que j’avais tuй Carmen; mais je n’ai pas voulu dire oщ йtait son corps. L’ermite йtait un saint homme. Il a priй pour elle. Il a dit une messe pour son вme… Pauvre enfant! Ce sont les Calйs qui sont coupables pour l’avoir йlevйe ainsi.

IV

L’Espagne est un des pays oщ se trouvent aujourd’hui en plus grand nombre encore, ces nomades dispersйs dans toute l’Europe, et connus sous les noms de Bohйmiens, Gitanos, Gypsies, Zigeuner, etc. La plupart demeurent, ou plutфt mиnent une vie errante dans les provinces du Sud et de l’Est, en Andalousie, en Estramadure, dans le royaume de Murcie; il y en a beaucoup en Catalogne. Ces derniers passent souvent en France. On en rencontre dans toutes nos foires du Midi. D’ordinaire, les hommes exercent les mйtiers de maquignon, de vйtйrinaire et de tondeur de mulets; ils y joignent l’industrie de raccommoder les poкlons et les instruments de cuivre, sans parler de la contrebande et autres pratiques illicites. Les femmes disent la bonne aventure, mendient et vendent toutes sortes de drogues innocentes ou non.

Les caractиres physiques des Bohйmiens sont plus faciles а distinguer qu’а dйcrire, et lorsqu’on en a vu un seul, on reconnaоtrait entre mille un individu de cette race. La physionomie, expression, voilа surtout ce qui les sйpare des peuples qui habitent le mкme pays. Leur teint est trиs basanй, toujours plus foncй que celui des populations parmi lesquelles ils vivent. De lа le nom de Calй, les noirs, par lequel ils se dйsignent souvent[46]. Leurs yeux sensiblement obliques, bien fendus, trиs noirs, sont ombragйs par des cils longs et йpais. On ne peut comparer leur regard qu’а celui d’une bкte fauve. L’audace et la timiditй s’y peignent tout а la fois, et sous ce rapport leurs yeux rйvиlent assez bien le caractиre de la nation, rusйe, hardie, mais craignant naturellement les coups comme Panurge. Pour la plupart les hommes sont bien dйcouplйs, sveltes, agiles; je ne crois pas en avoir jamais vu un seul chargй d’embonpoint. En Allemagne, les Bohйmiennes sont souvent trиs jolies; la beautй est fort rare parmi les Gitanas d’Espagne. Trиs jeunes elles peuvent passer pour des laiderons agrйables; mais une fois qu’elles sont mиres, elles deviennent repoussantes. La saletй des deux sexes est incroyable, et qui n’a pas vu les cheveux d’une matrone bohйmienne s’en fera difficilement une idйe, mкme en se reprйsentant les crins les plus rudes, les plus gras, les plus poudreux. Dans quelques grandes villes d’Andalousie, certaines jeunes filles, un peu plus agrйables que les autres, prennent plus de soin de leur personne. Celles-lа vont danser pour de l’argent, des danses qui ressemblent fort а celles que l’on interdit dans nos bals publics du carnaval. M. Borrow, missionnaire anglais, auteur de deux ouvrages fort intйressants sur les Bohйmiens d’Espagne, qu’il avait entrepris de convertir, aux frais de la Sociйtй biblique, assure qu’il est sans exemple qu’une Gitana ait jamais eu quelque faiblesse pour un homme йtranger а sa race. Il me semble qu’il y a beaucoup d’exagйration dans les йloges qu’il accorde а leur chastetй. D’abord, le plus grand nombre est dans le cas de la laide d’Ovide: Casta quam nemo rogavit. Quant aux jolies, elles sont comme toutes les Espagnoles, difficiles dans le choix de leurs amants. Il faut leur plaire, il faut les mйriter. M. Borrow cite comme preuve de leur vertu un trait qui fait honneur а la sienne, surtout а sa naпvetй. Un homme immoral de sa connaissance offrit, dit-il, inutilement plusieurs onces а une jolie Gitana. Un Andalou, а qui je racontai cette anecdote, prйtendit que cet homme immoral aurait eu plus de succиs en montrant deux ou trois piastres, et qu’offrir des onces d’or а une Bohйmienne, йtait un aussi mauvais moyen de persuader, que de promettre un million ou deux а une fille d’auberge. – Quoi qu’il en soit, il est certain que les Gitanas montrent а leurs maris un dйvouement extraordinaire. Il n’y a pas de danger ni de misиres qu’elles ne bravent pour les secourir en leurs nйcessitйs. Un des noms que se donnent les Bohйmiens, Romй ou les йpoux, me paraоt attester le respect de la race pour l’йtat de mariage. En gйnйral on peut dire que leur principale vertu est le patriotisme, si l’on peut ainsi appeler la fidйlitй qu’ils observent dans leurs relations avec les individus de mкme origine qu’eux, leur empressement а s’entraider, le secret inviolable qu’ils se gardent dans les affaires compromettantes. Au reste, dans toutes les associations mystйrieuses et en dehors des lois, on observe quelque chose de semblable.

J’ai visitй, il y a quelques mois, une horde de Bohйmiens йtablis dans les Vosges. Dans la hutte d’une vieille femme, l’ancienne de sa tribu, il y avait un Bohйmien йtranger а sa famille, attaquй d’une maladie mortelle. Cet homme avait quittй un hфpital oщ il йtait bien soignй, pour aller mourir au milieu de ses compatriotes. Depuis treize semaines il йtait alitй chez ses hфtes, et beaucoup mieux traitй que les fils et les gendres qui vivaient dans la mкme maison. Il avait un bon lit de paille et de mousse avec des draps assez blancs, tandis que le reste de la famille, au nombre de onze personnes, couchaient sur des planches longues de trois pieds. Voilа pour leur hospitalitй. La mкme femme, si humaine pour son hфte, me disait devant le malade: Singo, singo, honte hi mulo. Dans peu, dans peu, il faut qu’il meure. Aprиs tout, la vie de ces gens est si misйrable, que l’annonce de la mort n’a rien d’effrayant pour eux.

Un trait remarquable du caractиre des Bohйmiens, c’est leur indiffйrence en matiиre de religion; non qu’ils soient esprits forts ou sceptiques. Jamais ils n’ont fait profession d’athйisme. Loin de lа, la religion du pays qu’ils habitent est la leur; mais ils en changent en changeant de patrie. Les superstitions qui, chez les peuples grossiers, remplacent les sentiments religieux, leur sont йgalement йtrangиres. Le moyen, en effet, que des superstitions existent chez des gens qui vivent le plus souvent de la crйdulitй des autres. Cependant, j’ai remarquй chez les Bohйmiens espagnols une horreur singuliиre pour le contact d’un cadavre. Il y en a peu qui consentiraient pour de l’argent а porter un mort au cimetiиre.

J’ai dit que la plupart des Bohйmiennes se mкlaient de dire la bonne aventure. Elles s’en acquittent fort bien. Mais ce qui est pour elles une source de grands profits, c’est la vente des charmes et des philtres amoureux. Non seulement elles tiennent des pattes de crapauds pour fixer les cњurs volages, ou de la poudre de pierre d’aimant pour se faire aimer des insensibles; mais elles font au besoin des conjurations puissantes qui obligent le diable а leur prкter son secours. L’annйe derniиre, une Espagnole me racontait l’histoire suivante: Elle passait un jour dans la rue d’Alcala, fort triste et prйoccupйe; une Bohйmienne accroupie sur le trottoir lui cria: « Ma belle dame, votre amant vous a trahie. » C’йtait la vйritй. « Voulez-vous que je vous le fasse revenir? » On comprend avec quelle joie la proposition fut acceptйe, et quelle devait кtre la confiance inspirйe par une personne qui devinait ainsi, d’un coup d’њil, les secrets intimes du cњur. Comme il eыt йtй impossible de procйder а des opйrations magiques dans la rue la plus frйquentйe de Madrid, on convint d’un rendez-vous pour le lendemain. « Rien de plus facile que de ramener l’infidиle а vos pieds, dit la Gitana. Auriez-vous un mouchoir, une йcharpe, une mantille qu’il vous ait donnйe? » On lui remit un fichu de soie. « Maintenant cousez avec de la soie cramoisie, une piastre dans un coin du fichu. – Dans un autre coin cousez une demi-piastre; ici, une piйcette; lа, une piиce de deux rйaux. Puis il faut coudre au milieu une piиce d’or. Un doublon serait le mieux. » On coud le doublon et le reste. « А prйsent, donnez-moi le fichu, je vais le porter au Campo-Santo, а minuit sonnant. Venez avec moi, si vous voulez voir une belle diablerie. Je vous promets que dиs demain vous reverrez celui que vous aimez. » La Bohйmienne partit seule pour le Campo-Santo, car on avait trop peur des diables pour l’accompagner. Je vous laisse а penser si la pauvre amante dйlaissйe a revu son fichu et son infidиle.

Malgrй leur misиre et l’espиce d’aversion qu’ils inspirent, les Bohйmiens jouissent cependant d’une certaine considйration parmi les gens peu йclairйs, et ils en sont trиs vains. Ils se sentent une race supйrieure pour l’intelligence et mйprisent cordialement le peuple qui leur donne l’hospitalitй. – Les Gentils sont si bкtes, me disait une Bohйmienne des Vosges, qu’il n’y a aucun mйrite а les attraper. L’autre jour, une paysanne m’appelle dans la rue, j’entre chez elle. Son poкle fumait, et elle me demande un sort pour le faire aller. Moi, je me fais d’abord donner un bon morceau de lard. Puis, je me mets а marmotter quelques mots en rommani. « Tu es bкte, je disais, tu es nйe bкte, bкte tu mourras… » Quand je fus prиs de la porte, je lui dis en bon allemand: « Le moyen infaillible d’empкcher ton poкle de fumer, c’est de n’y pas faire de feu. » Et je pris mes jambes а mon cou.

L’histoire des Bohйmiens est encore un problиme. On sait а la vйritй que leurs premiиres bandes, fort peu nombreuses, se montrиrent dans l’est de l’Europe, vers le commencement du XVиme siиcle; mais on ne peut dire ni d’oщ ils viennent, ni pourquoi ils sont venus en Europe, et, ce qui est plus extraordinaire, on ignore comment ils se sont multipliйs en peu de temps d’une faзon si prodigieuse dans plusieurs contrйes fort йloignйes les unes des autres. Les Bohйmiens eux-mкmes n’ont conservй aucune tradition sur leur origine, et si la plupart d’entre eux parlent de l’Йgypte comme de leur patrie primitive, c’est qu’ils ont adoptй une fable trиs anciennement rйpandue sur leur compte.

La plupart des orientalistes qui ont йtudiй la langue des Bohйmiens, croient qu’ils sont originaires de l’Inde. En effet, il paraоt qu’un grand nombre de racines et beaucoup de formes grammaticales du rommani se retrouvent dans des idiomes dйrivйs du sanscrit. On conзoit que dans leurs longues pйrйgrinations, les Bohйmiens ont adoptй beaucoup de mots йtrangers. Dans tous les dialectes du rommani, on trouve quantitй de mots grecs. Par exemple: cocal, os, de kokkalon; pйtalli, fer de cheval, de petalon; cafi, clou, de carphi, etc. Aujourd’hui, les Bohйmiens ont presque autant de dialectes diffйrents qu’il existe de hordes de leur race sйparйes les unes des autres. Partout ils parlent la langue du pays qu’ils habitent plus facilement que leur propre idiome, dont ils ne font guиre usage que pour pouvoir s’entretenir librement devant des йtrangers. Si l’on compare le dialecte des Bohйmiens de l’Allemagne avec celui des Espagnols, sans communication avec les premiers depuis des siиcles, on reconnaоt une trиs grande quantitй de mots communs; mais la langue originale partout, quoiqu’а diffйrents degrйs, s’est notablement altйrйe par le contact des langues plus cultivйes, dont ces nomades ont йtй contraints de faire usage. L’allemand, d’un cфtй, l’espagnol, de l’autre, ont tellement modifiй le fond du rommani, qu’il serait impossible а un Bohйmien de la Forкt-Noire de converser avec un de ses frиres andalous, bien qu’il leur suffise d’йchanger quelques phrases pour reconnaоtre qu’ils parlent tous les deux un dialecte dйrivй du mкme idiome. Quelques mots d’un usage trиs frйquent sont communs, je crois, а tous les dialectes; ainsi, dans tous les vocabulaires que j’ai pu voir: pani veut dire de l’eau, manro, du pain, mвs, de la viande, lon, du sel.

Les noms de nombre sont partout а peu prиs les mкmes. Le dialecte allemand me semble beaucoup plus pur que le dialecte espagnol; car il a conservй nombre de formes grammaticales primitives, tandis que les Gitanos ont adoptй celles du castillan. Pourtant quelques mots font exception pour attester l’ancienne communautй de langage. – Les prйtйrits du dialecte allemand se forment en ajoutant ium а l’impйratif qui est toujours la racine du verbe. Les verbes, dans le rommani espagnol, se conjuguent tous sur le modиle des verbes castillans de la premiиre conjugaison. De l’infinitif jamar, manger, on devrait rйguliиrement faire jamй, j’ai mangй, de lillar, prendre, on devrait faire lillй, j’ai pris. Cependant quelques vieux bohйmiens disent par exception: jayon, lillon. Je ne connais pas d’autres verbes qui aient conservй cette forme antique.

Pendant que je fais ainsi йtalage de mes minces connaissances dans la langue rommani, je dois noter quelques mots d’argot franзais que nos voleurs ont empruntйs aux Bohйmiens. Les Mystиres de Paris ont appris а la bonne compagnie que chourin voulait dire couteau. C’est du rommani pur; tchourin est un de ces mots communs а tous les dialectes. M. Vidocq appelle un cheval grиs, c’est encore un mot bohйmien gras, gre, graste, gris. Ajoutez encore le mot romanichel qui dans l’argot parisien dйsigne les Bohйmiens. C’est la corruption de rommanй tchave, gars bohйmiens. Mais une йtymologie dont je suis fier, c’est celle de frimousse, mine, visage, mot que tous les йcoliers emploient ou employaient de mon temps. Observez d’abord que Oudin, dans son curieux dictionnaire, йcrivait en 1640, firlimousse. Or, firla, fila en rommani veut dire visage, mui a la mкme signification, c’est exactement os des Latins. La combinaison firlamui a йtй sur-le-champ comprise par un Bohйmien puriste, et je la crois conforme au gйnie de sa langue.

En voilа assez pour donner aux lecteurs de Carmen une idйe avantageuse de mes йtudes sur le rommani. Je terminerai par ce proverbe qui vient а propos: En retudi panda nasti abela macha. En close bouche, n’entre point mouche.


А propos de cette йdition йlectronique



  

© helpiks.su При использовании или копировании материалов прямая ссылка на сайт обязательна.