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Prosper Mйrimйe

CARMEN

(1847)


Table des matiиres

 

I. 4

II. 18

III. 28

IV.. 73

А propos de cette йdition йlectronique. 80

 

[1]

I

J’avais toujours soupзonnй les gйographes de ne savoir ce qu’ils disent lorsqu’ils placent le champ de bataille de Munda dans le pays des Bastuli-Pњni, prиs de la moderne Monda, а quelque deux lieues au nord de Marbella. D’aprиs mes propres conjectures sur le texte de l’anonyme, auteur du Bellum Hispaniense, et quelques renseignements recueillis dans l’excellente bibliothиque du duc d’Ossuna, je pensais qu’il fallait chercher aux environs de Montilla le lieu mйmorable oщ, pour la derniиre fois, Cйsar joua quitte ou double contre les champions de la rйpublique. Me trouvant en Andalousie au commencement de l’automne de 1830, je fis une assez longue excursion pour йclaircir les doutes qui me restaient encore. Un mйmoire que je publierai prochainement ne laissera plus, je l’espиre, aucune incertitude dans l’esprit de tous les archйologues de bonne foi. En attendant que ma dissertation rйsolve enfin le problиme gйographique qui tient toute l’Europe savante en suspens, je veux vous raconter une petite histoire; elle ne prйjuge rien sur l’intйressante question de l’emplacement de Munda.

J’avais louй а Cordoue un guide et deux chevaux, et m’йtais mis en campagne avec les Commentaires de Cйsar et quelques chemises pour tout bagage. Certain jour, errant dans la partie йlevйe de la plaine de Cachena, harassй de fatigue, mourant de soif, brыlй par un soleil de plomb, je donnais au diable de bon cњur Cйsar et les fils de Pompйe, lorsque j’aperзus assez loin du sentier que je suivais, une petite pelouse verte parsemйe de joncs et de roseaux. Cela m’annonзait le voisinage d’une source. En effet, en m’approchant, je vis que la prйtendue pelouse йtait un marйcage oщ se perdait un ruisseau, sortant, comme il semblait, d’une gorge йtroite entre deux hauts contreforts de la sierra de Cabra. Je conclus qu’en remontant je trouverais de l’eau plus fraоche, moins de sangsues et de grenouilles, et peut-кtre un peu d’ombre au milieu des rochers. А l’entrйe de la gorge, mon cheval hennit, et un autre cheval, que je ne voyais pas, lui rйpondit aussitфt. А peine eus-je fait une centaine de pas que la gorge, s’йlargissant tout а coup, me montra une espиce de cirque naturel parfaitement ombragй par la hauteur des escarpements qui l’entouraient. Il йtait impossible de rencontrer un lieu qui promit au voyageur une halte plus agrйable. Au pied de rochers а pic, la source s’йlanзait en bouillonnant, et tombait dans un petit bassin tapissй d’un sable blanc comme la neige. Cinq а six beaux chкnes verts, toujours а l’abri du vent et rafraоchis par la source, s’йlevaient sur ses bords, et la couvraient de leur йpais ombrage; enfin, autour du bassin, une herbe fine, lustrйe, offrait un lit meilleur qu’on n’en eыt trouvй dans aucune auberge а dix lieues а la ronde.

А moi n’appartenait pas l’honneur d’avoir dйcouvert un si beau lieu. Un homme s’y reposait dйjа, et sans doute dormait, lorsque j’y pйnйtrai. Rйveillй par les hennissements, il s’йtait levй, et s’йtait rapprochй de son cheval, qui avait profitй du sommeil de son maоtre pour faire un bon repas de l’herbe aux environs. C’йtait un jeune gaillard de taille moyenne, mais d’apparence robuste, au regard sombre et fier. Son teint, qui avait pu кtre beau, йtait devenu, par l’action du soleil, plus foncй que ses cheveux. D’une main il tenait le licol de sa monture, de l’autre une espingole de cuivre. J’avouerai que d’abord l’espingole et l’air farouche du porteur me surprirent quelque peu; mais je ne croyais plus aux voleurs, а force d’en entendre parler et de n’en rencontrer jamais. D’ailleurs, j’avais vu tant d’honnкtes fermiers s’armer jusqu’aux dents pour aller au marchй, que la vue d’une arme а feu ne m’autorisait pas а mettre en doute la moralitй de l’inconnu. « Et puis, me disais-je, que ferait-il de mes chemises et de mes Commentaires Elvйzir? » Je saluai donc l’homme а l’espingole d’un signe de tкte familier, et je lui demandai en souriant si j’avais troublй son sommeil. Sans me rйpondre, il me toisa de la tкte aux pieds; puis, comme satisfait de son examen, il considйra avec la mкme attention mon guide, qui s’avanзait. Je vis celui-ci pвlir et s’arrкter en montrant une terreur йvidente. Mauvaise rencontre! me dis-je. Mais la prudence me conseilla aussitфt de ne laisser voir aucune inquiйtude. Je mis pied а terre; je dis au guide de dйbrider, et, m’agenouillant au bord de la source, j’y plongeai ma tкte et mes mains; puis je bus une bonne gorgйe, couchй а plat ventre, comme les mauvais soldats de Gйdйon.

J’observais cependant mon guide et l’inconnu. Le premier s’approchait bien а contrecњur; l’autre semblait n’avoir pas de mauvais desseins contre nous, car il avait rendu la libertй а son cheval, et son espingole, qu’il tenait d’abord horizontale, йtait maintenant dirigйe vers la terre.

Ne croyant pas devoir me formaliser du peu de cas qu’on avait paru faire de ma personne, je m’йtendis sur l’herbe, et d’un air dйgagй je demandai а l’homme а l’espingole s’il n’avait pas un briquet sur lui. En mкme temps je tirai mon йtui а cigares. L’inconnu, toujours sans parler, fouilla, dans sa poche, prit son briquet, et s’empressa de me faire du feu. Йvidemment il s’humanisait; car il s’assit en face de moi, toutefois sans quitter son arme. Mon cigare allumй, je choisis le meilleur de ceux qui me restaient et je lui demandai s’il fumait.

– Oui, monsieur, rйpondit-il.

C’йtaient les premiers mots qu’il faisait entendre, et je remarquai qu’il ne prononзait pas l’s а la maniиre andalouse[2], d’oщ je conclus que c’йtait un voyageur comme moi, moins archйologue seulement.

– Vous trouverez celui-ci assez bon, lui dis-je en lui prйsentant un vйritable rйgalia de la Havane.

Il me fit une lйgиre inclination de tкte, alluma son cigare au mien, me remercia d’un autre signe de tкte, puis se mit а fumer avec l’apparence d’un trиs grand plaisir.

– Ah! s’йcria-t-il en laissant йchapper lentement sa premiиre bouffйe par la bouche et les narines, comme il y avait longtemps que je n’avais fumй!

En Espagne, un cigare donnй et reзu йtablit des relations d’hospitalitй, comme en Orient le partage du pain et du sel. Mon homme se montra plus causant que je ne l’avais espйrй. D’ailleurs, bien qu’il se dоt habitant du partido de Montilla, il paraissait connaоtre le pays assez mal. Il ne savait pas le nom de la charmante vallйe oщ nous nous trouvions; il ne pouvait nommer aucun village des alentours; enfin, interrogй par moi s’il n’avait pas vu aux environs des murs dйtruits, de larges tuiles а rebords, des pierres sculptйes, il confessa qu’il n’avait jamais fait attention а pareilles choses. En revanche, il se montra expert en matiиre de chevaux. Il critiqua le mien, ce qui n’йtait pas difficile; puis il me fit la gйnйalogie du sien, qui sortait du fameux haras de Cordoue: noble animal, en effet, si dur а la fatigue, а ce que prйtendait son maоtre, qu’il avait fait une fois trente lieues dans un jour, au galop ou au grand trot. Au milieu de sa tirade, l’inconnu s’arrкta brusquement, comme surpris et fвchй d’en avoir trop dit. « C’est que j’йtais trиs pressй d’aller а Cordoue, reprit-il avec quelque embarras. J’avais а solliciter les juges pour un procиs… » En parlant, il regardait mon guide Antonio, qui baissait les yeux.

L’ombre et la source me charmиrent tellement, que je me souvins de quelques tranches d’excellent jambon que mes amis de Montilla avaient mis dans la besace de mon guide. Je les fis apporter, et j’invitai l’йtranger а prendre sa part de la collation impromptue. S’il n’avait pas fumй depuis longtemps, il me parut vraisemblable qu’il n’avait pas mangй depuis quarante-huit heures au moins. Il dйvorait comme un loup affamй. Je pensai que ma rencontre avait йtй providentielle pour le pauvre diable. Mon guide, cependant, mangeait peu, buvait encore moins, et ne parlait pas du tout, bien que depuis le commencement de notre voyage il se fыt rйvйlй а moi comme un bavard sans pareil. La prйsence de notre hфte semblait le gкner, et une certaine mйfiance les йloignait l’un de l’autre sans que j’en devinasse positivement la cause.

Dйjа les derniиres miettes du pain et du jambon avaient disparu; nous avions fumй chacun un second cigare; j’ordonnai au guide de brider nos chevaux, et j’allais prendre congй de mon nouvel ami, lorsqu’il me demanda oщ je comptais passer la nuit.

Avant que j’eusse fait attention а un signe de mon guide, j’avais rйpondu que j’allais а la venta del Cuervo.

– Mauvais gоte pour une personne comme vous, monsieur… J’y vais, et, si vous me permettez de vous accompagner, nous ferons route ensemble.

– Trиs volontiers, dis-je en montant а cheval.

Mon guide, qui me tenait l’йtrier, me fit un nouveau signe des yeux. J’y rйpondis en haussant les йpaules, comme pour l’assurer que j’йtais parfaitement tranquille, et nous nous mоmes en chemin.

Les signes mystйrieux d’Antonio, son inquiйtude, quelques mots йchappйs а l’inconnu, surtout sa course de trente lieues et l’explication peu plausible qu’il en avait donnйe, avaient dйjа formй mon opinion sur le compte de mon compagnon de voyage. Je ne doutai pas que je n’eusse affaire а un contrebandier, peut-кtre а un voleur; que m’importait? Je connaissais assez le caractиre espagnol pour кtre trиs sыr de n’avoir rien а craindre d’un homme qui avait mangй et fumй avec moi. Sa prйsence mкme йtait une protection assurйe contre toute mauvaise rencontre. D’ailleurs, j’йtais bien aise de savoir ce que c’est qu’un brigand. On n’en voit pas tous les jours, et il y a un certain charme а se trouver auprиs d’un кtre dangereux, surtout lorsqu’on le sent doux et apprivoisй.

J’espйrais amener par degrйs l’inconnu а me faire des confidences, et, malgrй les clignements d’yeux de mon guide, je mis la conversation sur les voleurs de grand chemin. Bien entendu que j’en parlai avec respect. Il y avait alors en Andalousie un fameux bandit nommй Josй-Maria, dont les exploits йtaient dans toutes les bouches. « Si j’йtais а cфtй de Josй-Maria? » me disais-je… Je racontai les histoires que je savais de ce hйros, toutes а sa louange d’ailleurs, et j’exprimai hautement mon admiration pour sa bravoure et sa gйnйrositй.

– Josй-Maria n’est qu’un drфle, dit froidement l’йtranger.

« Se rend-il justice, ou bien est-ce excиs de modestie de sa part? » me demandai-je mentalement; car, а force de considйrer mon compagnon, j’йtais parvenu а lui appliquer le signalement de Josй-Maria, que j’avais lu affichй aux portes de mainte ville d’Andalousie. – Oui, c’est bien lui… Cheveux blonds, yeux bleus, grande bouche, belles dents, les mains petites; une chemise fine, une veste de velours а boutons d’argent, des guкtres de peau blanche, un cheval bai… Plus de doute! Mais respectons son incognito.

Nous arrivвmes а la venta. Elle йtait telle qu’il me l’avait dйpeinte, c’est-а-dire une des plus misйrables que j’eusse encore rencontrйes. Une grande piиce servait de cuisine, de salle а manger et de chambre а coucher. Sur une pierre plate, le feu se faisait au milieu de la chambre et la fumйe sortait par un trou pratiquй dans le toit, ou plutфt s’arrкtait, formant un nuage а quelques pieds au-dessus du sol. Le long du mur, on voyait йtendues par terre cinq ou six vieilles couvertures de mulets; c’йtaient les lits des voyageurs. А vingt pas de la maison, ou plutфt de l’unique piиce que je viens de dйcrire, s’йlevait une espиce de hangar servant d’йcurie. Dans ce charmant sйjour, il n’y avait d’autres кtres humains, du moins pour le moment, qu’une vieille femme et une petite fille de dix а douze ans, toutes les deux de couleur de suie et vкtues d’horribles haillons. « Voilа tout ce qui reste, me dis-je, de la population de l’antique Munda Bњtica! Ф Cйsar! ф Sextus Pompйe! que vous seriez surpris si vous reveniez au monde! »

En apercevant mon compagnon, la vieille laissa йchapper une exclamation de surprise.

– Ah! seigneur don Josй! s’йcria-t-elle.

Don Josй fronзa le sourcil, et leva une main d’un geste d’autoritй qui arrкta la vieille aussitфt. Je me tournai vers mon guide, et, d’un signe imperceptible, je lui fis comprendre qu’il n’avait rien а m’apprendre sur le compte de l’homme avec qui j’allais passer la nuit. Le souper fut meilleur que je ne m’y attendais. On nous servit, sur une petite table haute d’un pied, un vieux coq fricassй avec du riz et force piments, puis des piments а l’huile, enfin du gaspacho, espиce de salade de piments. Trois plats ainsi йpicйs nous obligиrent de recourir souvent а une outre de vin de Montilla qui se trouva dйlicieux. Aprиs avoir mangй, avisant une mandoline accrochйe contre la muraille, – il y a partout des mandolines en Espagne, – je demandai а la petite fille qui nous servait si elle savait en jouer.

– Non, rйpondit-elle; mais don Josй en joue si bien!

– Soyez assez bon, lui dis-je, pour me chanter quelque chose; j’aime а la passion votre musique nationale.

– Je ne puis rien refuser а un monsieur si honnкte qui me donne de si excellents cigares, s’йcria don Josй, d’un air de bonne humeur.

Et, s’йtant fait donner la mandoline, il chanta en s’accompagnant. Sa voix йtait rude, mais pourtant agrйable, l’air mйlancolique et bizarre; quant aux paroles, je n’en compris pas un mot.

– Si je ne me trompe, lui dis-je, ce n’est pas un air espagnol que vous venez de chanter. Cela ressemble aux zorzicos, que j’ai entendue dans les Provinces[3], et les paroles doivent кtre en langue basque.

– Oui, rйpondit don Josй d’un air sombre.

Il posa la mandoline а terre, et, les bras croisйs, il se mit а contempler le feu qui s’йteignait, avec une singuliиre expression de tristesse. Йclairйe par une lampe posйe sur la petite table, sa figure, а la fois noble et farouche, me rappelait le Satan de Milton. Comme lui peut-кtre, mon compagnon songeait au sйjour qu’il avait quittй, а l’exil qu’il avait encouru par une faute. J’essayai de ranimer la conversation mais il ne rйpondit pas, absorbй qu’il йtait dans ses tristes pensйes. Dйjа la vieille s’йtait couchйe dans un coin de la salle, а l’abri d’une couverture trouйe tendue sur une corde. La petite fille l’avait suivie dans cette retraite rйservйe au beau sexe. Mon guide alors, se levant, m’invita а le suivre а l’йcurie; mais, а ce mot, dont Josй, comme rйveillй en sursaut, lui demanda d’un ton brusque oщ il allait.

– А l’йcurie, rйpondit le guide.

– Pour quoi faire? les chevaux ont а manger. Couche ici, monsieur le permettra.

– Je crains que le cheval de Monsieur ne soit malade; je voudrais que Monsieur le vоt: peut-кtre saura-t-il ce qu’il faut lui faire.

Il йtait йvident qu’Antonio voulait me parler en particulier; mais je ne me souciais pas de donner des soupзons а don Josй, et, au point oщ nous en йtions, il me semblait que le meilleur parti а prendre йtait de montrer la plus grande confiance. Je rйpondis donc а Antonio que je n’entendais rien aux chevaux et que j’avais envie de dormir. Don Josй le suivit а l’йcurie, d’oщ bientфt il revint seul. Il me dit que le cheval n’avait rien, mais que mon guide le trouvait un animal si prйcieux, qu’il le frottait avec sa veste pour le faire transpirer, et qu’il comptait passer la nuit dans cette douce occupation. Cependant je m’йtais йtendu sur les couvertures de mulets, soigneusement enveloppй dans mon manteau, pour ne pas les toucher. Aprиs m’avoir demandй pardon de la libertй qu’il prenait de se mettre auprиs de moi, don Josй se coucha devant la porte, non sans avoir renouvelй l’amorce de son espingole, qu’il eut soin de placer sous la besace qui lui servait d’oreiller. Cinq minutes aprиs nous кtre mutuellement souhaitй le bonsoir, nous йtions l’un et l’autre profondйment endormis.

Je me croyais assez fatiguй pour pouvoir dormir dans un pareil gоte, mais, au bout d’une heure, de trиs dйsagrйables dйmangeaisons m’arrachиrent а mon premier somme. Dиs que j’en eus compris la nature, je me levai, persuadй qu’il valait mieux passer le reste de la nuit а la belle йtoile que sous ce toit inhospitalier. Marchant sur la pointe du pied, je gagnai la porte, j’enjambai par-dessus la couche de don Josй, qui dormait du sommeil du juste, et je fis si bien que je sortis de la maison sans qu’il s’йveillвt. Auprиs de la porte йtait un large banc de bois; je m’йtendis dessus, et m’arrangeai de mon mieux pour achever ma nuit. J’allais fermer les yeux pour la seconde fois, quand il me sembla voir passer devant moi l’ombre d’un homme et l’ombre d’un cheval, marchant l’un et l’autre sans faire le moindre bruit. Je me mis sur mon sйant, et je crus reconnaоtre Antonio. Surpris de le voir hors de l’йcurie а pareille heure, je me levai et marchai а sa rencontre. Il s’йtait arrкtй, m’ayant aperзu d’abord.

– Oщ est-il? me demanda Antonio а voix basse.

– Dans la venta; il dort; il n’a pas peur des punaises. Pourquoi donc emmenez-vous ce cheval?

Je remarquai alors que, pour ne pas faire de bruit en sortant du hangar, Antonio avait soigneusement enveloppй les pieds de l’animal avec les dйbris d’une vieille couverture.

– Parlez plus bas, me dit Antonio, au nom de Dieu! Vous ne savez pas qui est cet homme-lа. C’est Josй Navarro, le plus insigne bandit de l’Andalousie. Toute la journйe je vous ai fait des signes que vous n’avez pas voulu comprendre.

– Bandit ou non, que m’importe? rйpondis-je; il ne nous a pas volйs, et je parierais qu’il n’en a pas envie.

– А la bonne heure; mais il y a deux cents ducats pour qui le livrera. Je sais un poste de lanciers а une lieue et demie d’ici, et avant qu’il soit jour, j’amиnerai quelques gaillards solides. J’aurais pris son cheval, mais il est si mйchant que nul que le Navarro ne peut en approcher.

– Que le diable vous emporte! lui dis-je. Quel mal vous a fait ce pauvre homme pour le dйnoncer? D’ailleurs, кtes-vous sыr qu’il soit le brigand que vous dites?

– Parfaitement sыr; tout а l’heure, il m’a suivi dans l’йcurie et m’a dit: « Tu as l’air de me connaоtre, si tu dis а ce bon monsieur qui je suis, je te fais sauter la cervelle. » Restez, monsieur, restez auprиs de lui; vous n’avez rien а craindre. Tant qu’il vous saura lа, il ne se mйfiera de rien.

Tout en parlant, nous nous йtions dйjа assez йloignйs de la venta pour qu’on ne pыt entendre les fers du cheval. Antonio l’avait dйbarrassй en un clin d’њil des guenilles dont il lui avait enveloppй les pieds; il se prйparait а enfourcher sa monture. J’essayai priиres et menaces pour le retenir.

– Je suis un pauvre diable, monsieur, me disait-il; deux cents ducats ne sont pas а perdre, surtout quand il s’agit de dйlivrer le pays de pareille vermine. Mais prenez garde; si le Navarro se rйveille, il sautera sur son espingole, et gare а vous! Moi je suis trop avancй pour reculer; arrangez-vous comme vous pourrez.

Le drфle йtait en selle; il piqua des deux, et dans l’obscuritй je l’eus bientфt perdu de vue.

J’йtais fort irritй contre mon guide et passablement inquiet. Aprиs un instant de rйflexion, je me dйcidai et rentrai dans la venta. Don Josй dormait encore, rйparant sans doute en ce moment les fatigues et les veilles de plusieurs journйes aventureuses. Je fus obligй de le secouer rudement pour l’йveiller. Jamais je n’oublierai son regard farouche et le mouvement qu’il fit pour saisir son espingole, que, par mesure de prйcaution, j’avais mise а quelque distance de sa couche.

– Monsieur, lui dis-je, je vous demande pardon de vous йveiller; mais j’ai une sotte question а vous faire; seriez-vous bien aise de voir arriver ici une demi-douzaine de lanciers?

Il sauta en pieds, et d’une voix terrible:

– Qui vous l’a dit? me demanda-t-il.

– Peu importe d’oщ vient l’avis, pourvu qu’il soit bon.

– Votre guide m’a trahi, mais il me le paiera. Oщ est-il?

– Je ne sais… Dans l’йcurie, je pense… mais quelqu’un m’a dit…

– Qui vous a dit? … Ce ne peut кtre la vieille…

– Quelqu’un que je ne connais pas… Sans plus de paroles, avez-vous, oui ou non, des motifs pour ne pas attendre les soldats? Si vous en avez, ne perdez pas de temps, sinon bonsoir, et je vous demande pardon d’avoir interrompu votre sommeil.

– Ah! votre guide! votre guide! je m’en йtais mйfiй d’abord… mais… son compte est bon! … Adieu, monsieur. Dieu vous rende le service que je vous dois. Je ne suis pas tout а fait aussi mauvais que vous me croyez… Oui, il y a encore en moi quelque chose qui mйrite la pitiй d’un galant homme… Adieu, monsieur… Je n’ai qu’un regret, c’est de ne pouvoir m’acquitter envers vous.

– Pour prix du service que je vous ai rendu, promettez-moi, don Josй, de ne soupзonner personne, de ne pas songer а la vengeance. Tenez, voilа des cigares pour votre route; bon voyage!

Et je lui tendis la main.

Il me la serra sans rйpondre, prit son espingole et sa besace, et, aprиs avoir dit quelques mots а la vieille dans un argot que je ne pus comprendre, il courut au hangar. Quelques instants aprиs, je l’entendais galoper dans la campagne.

Pour moi, je me recouchai sur mon banc, mais je ne me rendormis point. Je me demandais si j’avais eu raison de sauver de la potence un voleur, et peut-кtre un meurtrier, et cela seulement parce que j’avais mangй du jambon avec lui et du riz а la valencienne. N’avais-je pas trahi mon guide qui soutenait la cause des lois; ne l’avais-je pas exposй а la vengeance d’un scйlйrat? Mais les devoirs de l’hospitalitй! … Prйjugй de sauvage, me disais-je; j’aurai а rйpondre de tous les crimes que le bandit va commettre… Pourtant est-ce un prйjugй que cet instinct de conscience qui rйsiste а tous les raisonnements? Peut-кtre, dans la situation dйlicate oщ je me trouvais, ne pouvais-je m’en tirer sans remords. Je flottais encore dans la plus grande incertitude au sujet de la moralitй de mon action, lorsque je vis paraоtre une demi-douzaine de cavaliers avec Antonio, qui se tenait prudemment а l’arriиre-garde. J’allai au-devant d’eux, et les prйvins que le bandit avait pris la fuite depuis plus de deux heures. La vieille, interrogйe par le brigadier, rйpondit qu’elle connaissait le Navarro, mais que, vivant seule, elle n’aurait jamais osй risquer sa vie en le dйnonзant. Elle ajouta que son habitude, lorsqu’il venait chez elle, йtait de partir toujours au milieu de la nuit. Pour moi, il me fallut aller, а quelques lieues de lа, exhiber mon passeport et signer une dйclaration devant un alcade, aprиs quoi on me permit de reprendre mes recherches archйologiques. Antonio me gardait rancune, soupзonnant que c’йtait moi qui l’avais empкchй de gagner les deux cents ducats. Pourtant nous nous sйparвmes bons amis а Cordoue; lа, je lui donnai une gratification aussi forte que l’йtat de mes finances pouvait me le permettre.

II

Je passai quelques jours а Cordoue. On m’avait indiquй certain manuscrit de la bibliothиque des Dominicains, oщ je devais trouver des renseignements intйressants sur l’antique Munda. Fort bien accueilli par les bons Pиres, je passais les journйes dans leur couvent, et le soir je me promenais par la ville. А Cordoue, vers le coucher du soleil, il y a quantitй d’oisifs sur le quai qui borde la rive droite du Guadalquivir. Lа, on respire les йmanations d’une tannerie qui conserve encore l’antique renommйe du pays pour la prйparation des cuirs; mais, en revanche, on y jouit d’un spectacle qui a bien son mйrite. Quelques minutes avant l’angйlus, un grand nombre de femmes se rassemblent sur le bord du fleuve, au bas du quai, lequel est assez йlevй. Pas un homme n’oserait se mкler а cette troupe. Aussitфt que l’angйlus sonne, il est censй qu’il fait nuit. Au dernier coup de cloche, toutes ces femmes se dйshabillent et entrent dans l’eau. Alors ce sont des cris, des rires, un tapage infernal. Du haut du quai, les hommes contemplent les baigneuses, йcarquillent les yeux, et ne voient pas grand’chose. Cependant ces formes blanches et incertaines qui se dessinent sur le sombre azur du fleuve, font travailler les esprits poйtiques, et, avec un peu d’imagination, il n’est pas difficile de se reprйsenter Diane et ses nymphes au bain, sans avoir а craindre le sort d’Actйon. – On m’a dit que quelques mauvais garnements se cotisиrent certain jour, pour graisser la patte au sonneur de la cathйdrale et lui faire sonner l’angйlus vingt minutes avant l’heure lйgale. Bien qu’il fоt encore grand jour, les nymphes du Guadalquivir n’hйsitиrent pas, et se fiant plus а l’angйlus qu’au soleil elles firent en sыretй de conscience leur toilette de bain qui est toujours des plus simples. Je n’y йtais pas. De mon temps le sonneur йtait incorruptible, le crйpuscule peu clair et un chat seulement aurait pu distinguer la plus vieille marchande d’oranges de la plus jolie grisette de Cordoue.

Un soir, а l’heure oщ l’on ne voit plus rien, je fumais appuyй sur le parapet du quai, lorsqu’une femme, remontant l’escalier qui conduit а la riviиre, vint s’asseoir prиs de moi. Elle avait dans les cheveux un gros bouquet de jasmin, dont les pйtales exhalent le soir une odeur enivrante. Elle йtait simplement, peut-кtre pauvrement vкtue, tout en noir, comme la plupart des grisettes dans la soirйe. Les femmes comme il faut ne portent le noir que le matin; le soir, elles s’habillent а la francesa. En arrivant auprиs de moi, ma baigneuse laissa glisser sur ses йpaules la mantille qui lui couvrait la tкte, et, а l’obscure clartй qui tombe des йtoiles, je vis qu’elle йtait petite, jeune, bien faite, et qu’elle avait de trиs grands yeux. Je jetai mon cigare aussitфt. Elle comprit cette attention d’une politesse toute franзaise, et se hвta de me dire qu’elle aimait beaucoup l’odeur du tabac, et que mкme elle fumait, quand elle trouvait des papelitos bien doux. Par bonheur, j’en avais de tels dans mon йtui, et je m’empressai de lui en offrir. Elle daigna en prendre un, et l’alluma а un bout de corde enflammйe qu’un enfant nous apporta moyennant un sou. Mкlant nos fumйes, nous causвmes si longtemps, la belle baigneuse et moi, que nous nous trouvвmes presque seuls sur le quai. Je crus n’кtre point indiscret en lui offrant d’aller prendre des glaces а la neveria[4]. Aprиs une hйsitation modeste elle accepta; mais avant de se dйcider, elle dйsira savoir quelle heure il йtait. Je fis sonner ma montre, et cette sonnerie parut l’йtonner beaucoup.

– Quelles inventions on a chez vous, messieurs les йtrangers! De quel pays кtes-vous, monsieur? Anglais sans doute[5]?

– Franзais et votre grand serviteur. Et vous, mademoiselle, ou madame, vous кtes probablement de Cordoue?

– Non.

– Vous кtes du moins Andalouse. Il me semble le reconnaоtre а votre doux parler.

– Si vous remarquez si bien l’accent du monde, vous devez bien deviner qui je suis.

– Je crois que vous кtes du pays de Jйsus, а deux pas du paradis.

(J’avais appris cette mйtaphore, qui dйsigne l’Andalousie, de mon ami Francisco Sevilla, picador bien connu. )

– Bah! le paradis… les gens d’ici disent qu’il n’est pas fait pour nous.

– Alors, vous seriez donc mauresque, ou… Je m’arrкtai, n’osant dire: juive.

– Allons, allons! vous voyez bien que je suis bohйmienne; voulez-vous que je vous dise la baji? [6] Avez-vous entendu parler de la Carmencita? C’est moi.

J’йtais alors un tel mйcrйant, il y a de cela quinze ans, que je ne reculai pas d’horreur en me voyant а cфtй d’une sorciиre. « Bon! me dis-je; la semaine passйe, j’ai soupй avec un voleur de grand chemin, allons aujourd’hui prendre des glaces avec une servante du diable. En voyage il faut tout voir. » J’avais encore un autre motif pour cultiver sa connaissance. Sortant du collиge, je l’avouerai а ma honte, j’avais perdu quelque temps а йtudier les sciences occultes et mкme plusieurs fois j’avais tentй de conjurer l’esprit de tйnиbres. Guйri depuis longtemps de la passion de semblables recherches, je n’en conservais pas moins un certain attrait de curiositй pour toutes les superstitions, et me faisais une fкte d’apprendre jusqu’oщ s’йtait йlevй l’art de la magie parmi les bohйmiens.

Tout en causant, nous йtions entrйs dans la neveria, et nous nous йtions assis а une petite table йclairйe par une bougie enfermйe dans un globe de verre. J’eus alors tout le loisir d’examiner ma gitana, pendant que quelques honnкtes gens s’йbahissaient, en prenant leurs glaces, de me voir en si bonne compagnie.

Je doute fort que mademoiselle Carmen fыt de race pure, du moins elle йtait infiniment plus jolie que toutes les femmes de sa nation que j’aie jamais rencontrйes. Pour qu’une femme soit belle, disent les Espagnols, il faut qu’elle rйunisse trente si, ou, si l’on veut, qu’on puisse la dйfinir au moyen de dix adjectifs applicables chacun а trois parties de sa personne. Par exemple, avoir trois choses noires: les yeux, les paupiиres et les sourcils; trois fines, les doigts, les lиvres, les cheveux, etc. Voyez Brantфme pour le reste. Ma bohйmienne ne pouvait prйtendre а tant de perfection. Sa peau, d’ailleurs parfaitement unie, approchait fort de la teinte du cuivre. Ses yeux йtaient obliques, mais admirablement fendus; ses lиvres un peu fortes, mais bien dessinйes et laissant voir des dents plus blanches que des amandes sans leur peau. Ses cheveux, peut-кtre un peu gros, йtaient noirs, а reflets bleus comme l’aile d’un corbeau, longs et luisants. Pour ne pas vous fatiguer d’une description trop prolixe, je vous dirai en somme qu’а chaque dйfaut elle rйunissait une qualitй qui ressortait peut-кtre plus fortement par le contraste. C’йtait une beautй йtrange et sauvage, une figure qui йtonnait d’abord, mais qu’on ne pouvait oublier. Ses yeux surtout avaient une expression а la fois voluptueuse et farouche que je n’ai trouvйe depuis а aucun regard humain. Њil de bohйmien, њil de loup, c’est un dicton espagnol qui dйnote une bonne observation. Si vous n’avez pas le temps d’aller au jardin des Plantes pour йtudier le regard d’un loup, considйrez votre chat quand il guette un moineau.



  

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