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А propos de cette йdition йlectronique 3 страница



– Tu es mon rom, je suis ta romi[24].

Moi, j’йtais au milieu de la chambre, chargй de toutes ses emplettes, ne sachant oщ les poser. Elle jeta tout par terre, et me sauta au cou en me disant:

– Je paie mes dettes, je paie mes dettes! c’est la loi des Calйs! [25]

Ah! monsieur, cette journйe-lа! cette journйe-lа! … quand j’y pense, j’oublie celle de demain.

Le bandit se tut un instant; puis, aprиs avoir rallumй son cigare, il reprit:

– Nous passвmes ensemble toute la journйe, mangeant, buvant, et le reste. Quand elle eut mangй des bonbons comme un enfant de six ans, elle en fourra des poignйes dans la jarre d’eau de la vieille. « C’est pour lui faire du sorbet », disait-elle. Elle йcrasait des yemas en les lanзant contre la muraille. « C’est pour que les mouches nous laissent tranquilles », disait-elle… Il n’y a pas de tour ni de bкtise qu’elle ne fоt. Je lui dis que je voudrais la voir danser; mais oщ trouver des castagnettes? Aussitфt elle prend la seule assiette de la vieille, la casse en morceaux, et la voilа qui danse la romalis en faisant claquer les morceaux de faпence aussi bien que si elle avait eu des castagnettes d’йbиne ou d’ivoire. On ne s’ennuyait pas auprиs de cette fille-lа, je vous en rйponds. Le soir vint, et j’entendis les tambours qui battaient la retraite.

– Il faut que j’aille au quartier pour l’appel, lui dis-je.

– Au quartier? dit-elle d’un air de mйpris; tu es donc un nиgre, pour te laisser mener а la baguette? Tu es un vrai canari, d’habit et de caractиre[26]. Va, tu as un cњur de poulet.

Je restai, rйsignй d’avance а la salle de police. Le matin, ce fut elle qui parla la premiиre de nous sйparer.

– Йcoute, Joseito, dit-elle; t’ai-je payй? D’aprиs notre loi, je ne te devais rien, puisque tu es un payllo; mais tu es un joli garзon, et tu m’as plu. Nous sommes quittes. Bonjour.

Je lui demandai quand je la reverrais.

– Quand tu seras moins niais, rйpondit-elle en riant. Puis, d’un ton plus sйrieux: Sais-tu, mon fils, que je crois que je t’aime un peu? Mais cela ne peut durer. Chien et loup ne font pas longtemps bon mйnage. Peut-кtre que, si tu prenais la loi d’Йgypte, j’aimerais а devenir ta romi. Mais ce sont des bкtises: cela ne se peut pas. Bah! mon garзon, crois-moi, tu en es quitte а bon compte. Tu as rencontrй le diable, oui, le diable; il n’est pas toujours noir, et il ne t’a pas tordu le cou. Je suis habillйe de laine, mais je ne suis pas mouton[27]. Va mettre un cierge devant ta majari[28]; elle l’a bien gagnй. Allons, adieu encore une fois. Ne pense plus а Carmencita, ou elle te ferait йpouser une veuve а jambe de bois[29].

En parlant ainsi, elle dйfaisait la barre qui fermait la porte, et une fois dans la rue elle s’enveloppa dans sa mantille et me tourna les talons.

Elle disait vrai. J’aurais йtй sage de ne plus penser а elle; mais, depuis cette journйe dans la rue du Candilejo, je ne pouvais plus songer а autre chose. Je me promenais tout le jour, espйrant la rencontrer. J’en demandais des nouvelles а la vieille et au marchand de friture. L’un et l’autre rйpondaient qu’elle йtait partie pour Laloro[30], c’est ainsi qu’ils appellent le Portugal. Probablement c’йtait d’aprиs les instructions de Carmen qu’ils parlaient de la sorte, mais je ne tardai pas а savoir qu’ils mentaient. Quelques semaines aprиs ma journйe de la rue du Candilejo, je fus de faction а une des portes de la ville. А peu de distance de cette porte, il y avait une brиche qui s’йtait faite dans le mur d’enceinte; on y travaillait pendant le jour, et la nuit on y mettait un factionnaire pour empкcher les fraudeurs. Pendant le jour, je vis Lillas Pastia passer et repasser autour du corps de garde, et causer avec quelques-uns de mes camarades; tous le connaissaient, et ses poissons et ses beignets encore mieux. Il s’approcha de moi et me demanda si j’avais des nouvelles de Carmen.

– Non, lui dis-je.

– Eh bien, vous en aurez, compиre.

Il ne se trompait pas. La nuit, je fus mis de faction а la brиche. Dиs que le brigadier se fut retirй, je vis venir а moi une femme. Le cњur me disait que c’йtait Carmen. Cependant je criai:

– Au large! On ne passe pas!

– Ne faites donc pas le mйchant, me dit-elle en se faisant connaоtre а moi.

– Quoi! vous voilа, Carmen!

– Oui, mon pays. Parlons peu, parlons bien. Veux-tu gagner un douro? Il va venir des gens avec des paquets, laisse-les faire.

– Non, rйpondis-je. Je dois les empкcher de passer; c’est la consigne.

– La consigne! la consigne! Tu n’y pensais pas rue du Candilejo.

– Ah! rйpondis-je, tout bouleversй par ce seul souvenir, cela valait bien la peine d’oublier la consigne; mais je ne veux pas de l’argent des contrebandiers.

– Voyons, si tu ne veux pas d’argent, veux-tu que nous allions encore dоner chez la vieille Dorothйe?

– Non! dis-je а moitiй йtranglй par l’effort que je faisais. Je ne puis pas.

– Fort bien. Si tu es si difficile, je sais а qui m’adresser. J’offrirai а ton officier d’aller chez Dorothйe. Il a l’air d’un bon enfant, et il fera mettre en sentinelle un gaillard qui ne verra que ce qu’il faudra voir. Adieu, canari. Je rirai bien le jour oщ la consigne sera de te pendre.

J’eus la faiblesse de la rappeler, et je promis de laisser passer toute la bohиme, s’il le fallait, pourvu que j’obtinsse la seule rйcompense que je dйsirais. Elle me jura aussitфt de me tenir parole dиs le lendemain, et courut prйvenir ses amis qui йtaient а deux pas. Il y en avait cinq, dont йtait Pastia, tous bien chargйs de marchandises anglaises. Carmen faisait le guet. Elle devait avertir avec ses castagnettes dиs qu’elle apercevrait la ronde, mais elle n’en eut pas besoin. Les fraudeurs firent leur affaire en un instant.

Le lendemain, j’allai rue du Candilejo. Carmen se fit attendre, et vint d’assez mauvaise humeur.

– Je n’aime pas les gens qui se font prier, dit-elle. Tu m’as rendu un plus grand service la premiиre fois, sans savoir si tu y gagnerais quelque chose. Hier, tu as marchandй avec moi. Je ne sais pas pourquoi je suis venue, car je ne t’aime plus. Tiens, va-t’en, voilа un douro pour ta peine.

Peu s’en fallut que je ne lui jetasse la piиce а la tкte, et je fus obligй de faire un effort violent sur moi-mкme pour ne pas la battre. Aprиs nous кtre disputйs pendant une heure, je sortis furieux. J’errai quelque temps par la ville, marchant deза et delа comme un fou; enfin j’entrai dans une йglise, et m’йtant mis dans le coin le plus obscur, je pleurai а chaudes larmes. Tout d’un coup j’entends une voix:

– Larmes de dragon! j’en veux faire un philtre.

Je lиve les yeux, c’йtait Carmen en face de moi.

– Eh bien, mon pays, m’en voulez-vous encore? me dit-elle. Il faut bien que je vous aime, malgrй que j’en aie, car, depuis que vous m’avez quittйe, je ne sais ce que j’ai. Voyons, maintenant, c’est moi qui te demande si tu veux venir rue du Candilejo.

Nous fоmes donc la paix; mais Carmen avait l’humeur comme est le temps chez nous. Jamais l’orage n’est si prиs dans nos montagnes que lorsque le soleil est le plus brillant. Elle m’avait promis de me revoir une autre fois chez Dorothйe, et elle ne vint pas. Et Dorothйe me dit de plus belle qu’elle йtait allйe а Laloro pour les affaires d’Йgypte.

Sachant dйjа par expйrience а quoi m’en tenir lа-dessus, je cherchais Carmen partout oщ je croyais qu’elle pouvait кtre, et je passais vingt fois par jour dans la rue du Candilejo. Un soir, j’йtais chez Dorothйe, que j’avais presque apprivoisйe en lui payant de temps а autre quelque verre d’anisette, lorsque Carmen entra, suivie d’un jeune homme, lieutenant dans notre rйgiment.

Je restai stupйfait, la rage dans le cњur.

– Qu’est-ce que tu fais ici? me dit le lieutenant. Dйcampe, hors d’ici!

Je ne pouvais faire un pas; j’йtais comme perclus. L’officier, en colиre, voyant que je ne me retirais pas, et que je n’avais pas mкme фtй mon bonnet de police, me prit au collet et me secoua rudement. Je ne sais ce que je lui dis. Il tira son йpйe, et je dйgainai. La vieille me saisit le bras, le lieutenant me donna un coup au front, dont je porte encore la marque. Je reculai, et d’un coup de coude je jetai Dorothйe а la renverse; puis, comme le lieutenant me poursuivait, je mis la pointe au corps, et il s’enferra. Carmen alors йteignit la lampe, et dit dans sa langue а Dorothйe de s’enfuir. Moi-mкme je me sauvai dans la rue, et me mis а courir sans savoir oщ. Il me semblait que quelqu’un me suivait. Quand je revins а moi, je trouvai que Carmen ne m’avait pas quittй.

– Grand niais de canari! me dit-elle, tu ne sais faire que des bкtises. Aussi bien, je te l’ai dit que je te porterais malheur. Allons, il y a remиde а tout, quand on a pour bonne amie une Flamande de Rome[31]. Commence а mettre ce mouchoir sur ta tкte, et jette-moi ce ceinturon. Attends-moi dans cette allйe. Je reviens dans deux minutes.

Elle disparut, et me rapporta bientфt une mante rayйe qu’elle йtait allйe chercher je ne sais oщ. Elle me fit quitter mon uniforme, et mettre la mante par-dessus ma chemise. Ainsi accoutrй, avec le mouchoir dont elle avait bandй la plaie que j’avais а la tкte, je ressemblais assez а un paysan valencien, comme il y en a а Sйville, qui viennent vendre leur orgeat de chufas[32]. Puis elle me mena dans une maison assez semblable а celle de Dorothйe, au fond d’une petite ruelle. Elle et une autre bohйmienne me lavиrent, me pansиrent mieux que n’eыt pu le faire un chirurgien-major, me firent boire je ne sais quoi; enfin, on me mit sur un matelas, et je m’endormis.

Probablement ces femmes avaient mкlй dans ma boisson quelques-unes de ces drogues assoupissantes dont elles ont le secret, car je ne m’йveillai que fort tard le lendemain. J’avais un grand mal de tкte et un peu de fiиvre. Il fallut quelque temps pour que le souvenir me revоnt de la terrible scиne oщ j’avais pris part la veille. Aprиs avoir pansй ma plaie, Carmen et son amie, accroupies toutes les deux sur les talons auprиs de mon matelas, йchangиrent quelques mots de chipe calli, qui paraissaient кtre une consultation mйdicale. Puis toutes deux m’assurиrent que je serais guйri avant peu, mais qu’il fallait quitter Sйville le plus tфt possible; car, si l’on m’y attrapait, j’y serais fusillй sans rйmission.

– Mon garзon, me dit Carmen, il faut que tu fasses quelque chose; maintenant que le roi ne te donne plus ni riz ni merluche[33], il faut que tu songes а gagner ta vie. Tu es trop bкte pour voler a pastesas[34]; mais tu es leste et fort: si tu as du cњur, va-t’en а la cфte, et fais-toi contrebandiers. Ne t’ai-je pas promis de te faire pendre? Cela vaut mieux que d’кtre fusillй. D’ailleurs, si tu sais t’y prendre, tu vivras comme un prince, aussi longtemps que les miсons[35] et les gardes-cфtes ne te mettront pas la main sur le collet.

Ce fut de cette faзon engageante que cette diable de fille me montra la nouvelle carriиre qu’elle me destinait, la seule, а vrai dire, qui me restвt, maintenant que j’avais encouru la peine de mort. Vous le dirai-je, monsieur? elle me dйtermina sans beaucoup de peine. Il me semblait que je m’unissais а elle plus intimement par cette vie de hasards et de rйbellion. Dйsormais je crus m’assurer son amour. J’avais entendu souvent parler de quelques contrebandiers qui parcouraient l’Andalousie, montйs sur un bon cheval, l’espingole au poing, leur maоtresse en croupe. Je me voyais dйjа trottant par monts et par vaux avec la gentille bohйmienne derriиre moi. Quand je lui parlais de cela, elle riait а se tenir les cфtes, et me disait qu’il n’y a rien de si beau qu’une nuit passйe au bivouac, lorsque chaque rom se retire avec sa romi sous sa petite tente formйe de trois cerceaux, avec une couverture par-dessus.

– Si je te tiens jamais dans la montagne, lui disais-je, je serai sыr de toi. Lа, il n’y a pas de lieutenant pour partager avec moi.

– Ah! tu es jaloux, rйpondait-elle. Tant pis pour toi. Comment es-tu assez bкte pour cela? Ne vois-tu pas que je t’aime, puisque je ne t’ai jamais demandй d’argent?

Lorsqu’elle parlait ainsi, j’avais envie de l’йtrangler.

Pour le faire court, monsieur, Carmen me procura un habit bourgeois, avec lequel je sortis de Sйville sans кtre reconnu. J’allai а Jerez avec une lettre de Pastia pour un marchand d’anisette chez qui se rйunissaient des contrebandiers. On me prйsenta а ces gens-lа, dont le chef, surnommй le Dancaпre, me reзut dans sa troupe. Nous partоmes pour Gaucin, oщ je retrouvai Carmen, qui m’y avait donnй rendez-vous. Dans les expйditions, elle servait d’espion а nos gens, et de meilleur il n’y en eut jamais. Elle revenait de Gibraltar, et dйjа elle avait arrangй avec un patron de navire l’embarquement de marchandises anglaises que nous devions recevoir sur la cфte. Nous allвmes les attendre prиs d’Estepona, puis nous en cachвmes une partie dans la montagne; chargйs du reste, nous nous rendоmes а Ronda. Carmen nous y avait prйcйdйs. Ce fut elle encore qui nous indiqua le moment oщ nous entrerions en ville. Ce premier voyage et quelques autres aprиs furent heureux. La vie de contrebandier me plaisait mieux que la vie de soldat; je faisais des cadeaux а Carmen. J’avais de l’argent et une maоtresse. Je n’avais guиre de remords, car, comme disent les bohйmiens: Gale avec plaisir ne dйmange pas[36]. Partout nous йtions bien reзus, mes compagnons me traitaient bien, et mкme me tйmoignaient de la considйration. La raison, c’йtait que j’avais tuй un homme, et parmi eux il y en avait qui n’avaient pas un pareil exploit sur la conscience. Mais ce qui me touchait davantage dans ma nouvelle vie, c’est que je voyais souvent Carmen. Elle me montrait plus d’amitiй que jamais; cependant, devant les camarades, elle ne convenait pas qu’elle йtait ma maоtresse; et mкme, elle m’avait fait jurer par toutes sortes de serments de ne rien leur dire sur son compte. J’йtais si faible devant cette crйature, que j’obйissais а tous ses caprices. D’ailleurs, c’йtait la premiиre fois qu’elle se montrait а moi avec la rйserve d’une honnкte femme, et j’йtais assez simple pour croire qu’elle s’йtait vйritablement corrigйe de ses faзons d’autrefois.

Notre troupe, qui se composait de huit ou dix hommes, ne se rйunissait guиre que dans les moments dйcisifs, et d’ordinaire nous йtions dispersйs deux а deux, trois а trois, dans les villes et les villages. Chacun de nous prйtendait avoir un mйtier: celui-ci йtait chaudronnier, celui-lа maquignon; moi, j’йtais marchand de merceries, mais je ne me montrais guиre dans les gros endroits, а cause de ma mauvaise affaire de Sйville. Un jour, ou plutфt une nuit, notre rendez-vous йtait au bas de Vйger. Le Dancaпre et moi nous nous y trouvвmes avant les autres. Il paraissait fort gai.

– Nous allons avoir un camarade de plus, me dit-il. Carmen vient de faire un de ses meilleurs tours. Elle vient de faire йchapper son rom qui йtait au presidio а Tarifa.

Je commenзais dйjа а comprendre le bohйmien, que parlaient presque tous mes camarades, et ce mot de rom me causa un saisissement.

– Comment! son mari! elle est donc mariйe? demandai-je au capitaine.

– Oui, rйpondit-il, а Garcia le Borgne, un bohйmien aussi futй qu’elle. Le pauvre garзon йtait aux galиres. Carmen a si bien embobelinй le chirurgien du presidio, qu’elle en a obtenu la libertй de son rom. Ah! cette fille-lа vaut son pesant d’or. Il y a deux ans qu’elle cherche а le faire йvader. Rien n’a rйussi, jusqu’а ce qu’on s’est avisй de changer le major. Avec celui-ci, il paraоt qu’elle a trouvй bien vite le moyen de s’entendre.

Vous vous imaginez le plaisir que me fit cette nouvelle. Je vis bientфt Garcia le Borgne; c’йtait bien le plus vilain monstre que la bohкme ait nourri: noir de peau et plus noir d’вme, c’йtait le plus franc scйlйrat que j’aie rencontrй dans ma vie. Carmen vint avec lui; et, lorsqu’elle l’appelait son rom devant moi, il fallait voir les yeux qu’elle me faisait, et ses grimaces quand Garcia tournait la tкte. J’йtais indignй, et je ne lui parlai pas de la nuit. Le matin nous avions fait nos ballots, et nous йtions dйjа en route, quand nous nous aperзыmes qu’une douzaine de cavaliers йtaient а nos trousses. Les fanfarons andalous qui ne parlaient que de tout massacrer firent aussitфt piteuse mine. Ce fut un sauve-qui-peut gйnйral. Le Dancaпre, Garcia, un joli garзon d’Ecija, qui s’appelait le Remendado, et Carmen ne perdirent pas la tкte. Le reste avait abandonnй les mulets et s’йtait jetй dans les ravins oщ les chevaux ne pouvaient les suivre. Nous ne pouvions conserver nos bкtes, et nous nous hвtвmes de dйfaire le meilleur de notre butin, et de le charger sur nos йpaules, puis nous essayвmes de nous sauver au travers des rochers par les pentes les plus raides. Nous jetions nos ballots devant nous, et nous les suivions de notre mieux en glissant sur les talons. Pendant ce temps-lа, l’ennemi nous canardait; c’йtait la premiиre fois que j’entendais siffler les balles, et cela ne me fit pas grand-chose. Quand on est en vue d’une femme, il n’y a pas de mйrite а se moquer de la mort. Nous nous йchappвmes, exceptй le pauvre Remendado, qui reзut un coup de feu dans les reins. Je jetai mon paquet, et j’essayai de le prendre.

– Imbйcile! me cria Garcia, qu’avons-nous а faire d’une charogne? Achиve-le et ne perds pas les bas de coton.

– Jette-le! jette-le! me criait Carmen.

La fatigue m’obligea de le dйposer un moment а l’abri d’un rocher. Garcia s’avanзa, et lui lвcha son espingole dans la tкte.

– Bien habile qui le reconnaоtrait maintenant, dit-il en regardant sa figure que douze balles avaient mise en morceaux.

Voilа, monsieur, la belle vie que j’ai menйe. Le soir, nous nous trouvвmes dans un hallier, йpuisйs de fatigue, n’ayant rien а manger et ruinйs par la perte de nos mulets. Que fit cet infernal Garcia? Il tira un paquet de cartes de sa poche, et se mit а jouer avec le Dancaпre а la lueur d’un feu qu’ils allumиrent. Pendant ce temps-lа, moi, j’йtais couchй, regardant les йtoiles, pensant au Remendado, et me disant que j’aimerais autant кtre а sa place. Carmen йtait accroupie prиs de moi, et de temps en temps, elle faisait un roulement de castagnettes en chantonnant. Puis, s’approchant comme pour me parler а l’oreille, elle m’embrasse, presque malgrй moi, deux ou trois fois.

– Tu es le diable, lui disais-je.

– Oui, me rйpondait-elle.

Aprиs quelques heures de repos, elle s’en fut а Gaucin, et le lendemain matin un petit chevrier vint nous porter du pain. Nous demeurвmes lа tout le jour, et la nuit nous nous rapprochвmes de Gaucin. Nous attendions des nouvelles de Carmen. Rien ne venait. Au jour, nous voyons un muletier qui menait une femme bien habillйe, avec un parasol, et une petite fille qui paraissait sa domestique. Garcia nous dit:

– Voilа deux mules et deux femmes que saint Nicolas nous envoie; j’aimerais mieux quatre mules; n’importe, j’en fais mon affaire!

Il prit son espingole et descendit vers le sentier en se cachant dans les broussailles. Nous le suivions, le Dancaпre et moi, а peu de distance. Quand nous fыmes а portйe, nous nous montrвmes, et nous criвmes au muletier de s’arrкter. La femme, en nous voyant, au lieu de s’effrayer, et notre toilette aurait suffi pour cela, fait un grand йclat de rire.

– Ah! les lillipendi qui me prennent pour une erani! [37]

C’йtait Carmen, mais si bien dйguisйe, que je ne l’aurais pas reconnue parlant une autre langue. Elle sauta en bas de sa mule, et causa quelque temps а voix basse avec le Dancaпre et Garcia, puis elle me dit:

– Canari, nous nous reverrons avant que tu sois pendu. Je vais а Gibraltar pour les affaires d’Йgypte. Vous entendrez bientфt parler de moi.

Nous nous sйparвmes aprиs qu’elle nous eыt indiquй un lieu oщ nous pourrions trouver un abri pour quelques jours. Cette fille йtait la providence de notre troupe. Nous reзыmes bientфt quelque argent qu’elle nous envoya, et un avis qui valait mieux pour nous: c’йtait que tel jour partiraient deux milords anglais, allant de Gibraltar а Grenade par tel chemin. А bon entendeur salut. Ils avaient de belles et bonnes guinйes. Garcia voulait les tuer, mais le Dancaпre et moi nous nous y opposвmes. Nous ne leur prоmes que l’argent et les montres, outre les chemises, dont nous avions grand besoin.

Monsieur, on devient coquin sans y penser. Une jolie fille vous fait perdre la tкte, on se bat pour elle, un malheur arrive, il faut vivre а la montagne, et de contrebandier on devient voleur avant d’avoir rйflйchi. Nous jugeвmes qu’il ne faisait pas bon pour nous dans les environs de Gibraltar aprиs l’affaire des milords, et nous nous enfonзвmes dans la sierra de Ronda. – Vous m’avez parlй de Josй-Maria; tenez, c’est lа que j’ai fait connaissance avec lui. Il mettait sa maоtresse dans ses expйditions. C’йtait une jolie fille, sage, modeste, de bonnes maniиres; jamais un mot malhonnкte, et un dйvouement! … En revanche, il la rendait bien malheureuse. Il йtait toujours а courir aprиs toutes les filles, il la malmenait, puis quelquefois il s’avisait de faire le jaloux. Une fois, il lui donna un coup de couteau. Eh bien, elle ne l’en aimait que davantage. Les femmes sont ainsi faites, les Andalouses surtout. Celle-lа йtait fiиre de la cicatrice qu’elle avait au bras, et la montrait comme la plus belle chose du monde. Et puis Josй-Maria, par-dessus le marchй, йtait le plus mauvais camarade! … Dans une expйdition que nous fоmes, il s’arrangea si bien que tout le profit lui en demeura, а nous les coups et l’embarras de l’affaire. Mais je reprends mon histoire. Nous n’entendions plus parler de Carmen. Le Dancaпre dit:

– Il faut qu’un de nous aille а Gibraltar pour en avoir des nouvelles; elle doit avoir prйparй quelque affaire. J’irais bien, mais je suis trop connu а Gibraltar.

Le borgne dit:

– Moi aussi, on m’y connaоt, j’y ai fait tant de farces aux Йcrevisses[38]! et, comme je n’ai qu’un њil, je suis difficile а dйguiser.

– Il faut donc que j’y aille? dis-je а mon tour, enchantй а la seule idйe de revoir Carmen; voyons, que faut-il faire?

Les autres me dirent:

– Fais tant que de t’embarquer ou de passer par Saint-Roc, comme tu aimeras le mieux, et, lorsque tu seras а Gibraltar, demande sur le port oщ demeure une marchande de chocolat qui s’appelle la Rollona; quand tu l’auras trouvйe, tu sauras d’elle ce qui se passe lа-bas.

Il fut convenu que nous partirions tous les trois pour la sierra de Gaucin, que j’y laisserais mes deux compagnons, et que je me rendrais а Gibraltar comme un marchand de fruits. А Ronda, un homme qui йtait а nous m’avait procurй un passeport; а Gaucin, on me donna un вne: je le chargeai d’oranges et de melons, et je me mis en route.

Arrivй а Gibraltar, je trouvai qu’on y connaissait bien la Rollona, mais elle йtait morte ou elle йtait allйe а finibus terrae[39], et sa disparition expliquait, а mon avis, comment nous avions perdu notre moyen de correspondre avec Carmen. Je mis mon вne dans une йcurie, et, prenant mes oranges, j’allais par la ville comme pour les vendre, mais en effet, pour voir si je ne rencontrerais pas quelque figure de connaissance. Il y a lа force canaille de tous les pays du monde, et c’est la tour de Babel, car on ne saurait faire dix pas dans une rue sans entendre parler autant de langues. Je voyais bien des gens d’Йgypte, mais je n’osais guиre m’y fier; je les tвtais, et ils me tвtaient. Nous devinions bien que nous йtions des coquins, l’important йtait de savoir si nous йtions de la mкme bande. Aprиs deux jours passйs en courses inutiles, je n’avais rien appris touchant la Rollina ni Carmen, et je pensais а retourner auprиs de mes camarades aprиs avoir fait quelques emplettes, lorsqu’en me promenant dans une rue, au coucher du soleil, j’entendis une voix de femme d’une fenкtre qui me dit: « Marchand d’oranges! » Je lиve la tкte, et je vois а un balcon Carmen, accoudйe avec un officier en rouge, йpaulettes d’or, cheveux frisйs, tournure d’un gros mylord. Pour elle, elle йtait habillйe superbement: un chвle sur les йpaules, un peigne d’or, tout en soie; et la bonne piиce, toujours la mкme! riait а se tenir les cфtйs. L’Anglais, en baragouinant l’espagnol, me cria de monter, que madame voulait des oranges; et Carmen me dit en basque:

– Monte, et ne t’йtonne de rien.

Rien, en effet, ne devait m’йtonner de sa part. Je ne sais si j’eus plus de joie que de chagrin en la retrouvant. Il y avait а la porte un grand domestique anglais, poudrй, qui me conduisit dans un salon magnifique. Carmen me dit aussitфt en basque:

– Tu ne sais pas un mot d’espagnol, tu ne me connais pas.

Puis, se tournant vers l’Anglais:

– Je vous le disais bien, je l’ai tout de suite reconnu pour un Basque; vous allez entendre quelle drфle de langue. Comme il a l’air bкte, n’est-ce pas? On dirait un chat surpris dans un garde-manger.

– Et toi, lui dis-je dans ma langue, tu as l’air d’une effrontйe coquine, et j’ai bien envie de te balafrer la figure devant ton galant.

– Mon galant! dit-elle, tiens, tu as devinй cela tout seul? Et tu es jaloux de cet imbйcile-lа? Tu es encore plus niais qu’avant nos soirйes de la rue du Candilejo. Ne vois-tu pas, sot que tu es, que je fais en ce moment les affaires d’Йgypte, et de la faзon la plus brillante? Cette maison est а moi, les guinйes de l’йcrevisse seront а moi; je le mиne par le bout du nez, je le mиnerai d’oщ il ne sortira jamais.

– Et moi, lui dis-je, si tu fais encore les affaires d’Йgypte de cette maniиre-lа, je ferai si bien que tu ne recommenceras plus.

– Ah! oui-dа! Es-tu mon rom, pour me commander? Le Borgne le trouve bon, qu’as-tu а y voir? Ne devrais-tu pas кtre bien content d’кtre le seul qui se puisse dire mon minchorro[40]?

– Qu’est-ce qu’il dit? demanda l’Anglais.

– Il dit qu’il a soif et qu’il boirait bien un coup, rйpondit Carmen.

Et elle se renversa sur un canapй en йclatant de rire а sa traduction.

Monsieur, quand cette fille-lа riait, il n’y avait pas moyen de parler raison. Tout le monde riait avec elle. Ce grand Anglais se mit а rire aussi, comme un imbйcile qu’il йtait, et ordonna qu’on m’apportвt а boire.

Pendant que je buvais:

– Vois-tu cette bague qu’il a au doigt? dit-elle, si tu veux je te la donnerai.

Moi je rйpondis:

– Je donnerais un doigt pour tenir ton milord dans la montagne, chacun un maquila au poing.

– Maquila, qu’est-ce que cela veut dire? demanda l’Anglais.

– Maquila, dit Carmen riant toujours, c’est une orange. N’est-ce pas un bien drфle de mot pour une orange? Il dit qu’il voudrait vous faire manger du maquila.

– Oui? dit l’Anglais. Eh bien? apporte encore demain du maquila.

Pendant que nous parlions, le domestique entra et dit que le dоner йtait prкt. Alors l’Anglais se leva, me donna une piastre, et offrit son bras а Carmen, comme si elle ne pouvait pas marcher seule. Carmen, riant toujours, me dit:

– Mon garзon, je ne puis t’inviter а dоner, dиs que tu entendras le tambour pour la parade, viens ici avec des oranges. Tu trouveras une chambre mieux meublйe. Et puis nous parlerons des affaires d’Йgypte.

Je ne rйpondis rien, et j’йtais dans la rue que l’Anglais me criait:

– Apportez demain du maquila! et j’entendais les йclats de rire de Carmen.

Je sortis, ne sachant ce que je ferais, je ne dormis guиre, le matin je me trouvais si en colиre contre cette traоtresse que j’avais rйsolu de partir de Gibraltar sans la revoir; au premier roulement de tambour, tout mon courage m’abandonna: je pris ma natte d’oranges et je courus chez Carmen. Sa jalousie йtait entr’ouverte, et je vis son grand њil noir qui me guettait. Le domestique poudrй m’introduisit aussitфt. Carmen lui donna une commission, et dиs que nous fыmes seuls, elle partit d’un de ses йclats de rire de crocodile, et se jeta а mon cou. Je ne l’avais jamais vue si belle. Parйe comme une madone, parfumйe… des meubles de soie, des rideaux brodйs… ah! … et moi fait comme un voleur que j’йtais.

– Minchorrф! disait Carmen, j’ai envie de tout casser ici, de mettre le feu а la maison et de m’enfuir а la sierra.

Et c’йtaient des tendresses! … et puis des rires! … et elle dansait, et elle dйchirait ses falbalas: jamais singe ne fit plus de gambades, de grimaces, de diableries. Quand elle eut repris son sйrieux:

– Йcoute, me dit-elle, il s’agit de l’Йgypte. Je veux qu’il me mиne а Ronda, oщ j’ai une sњur religieuse… (Ici nouveaux йclats de rire. ) Nous passons par un endroit que je te ferai dire. Vous tombez sur lui: pillй rasibus! Le mieux serait de l’escoffier, mais, ajouta-t-elle avec un sourire diabolique qu’elle avait dans de certains moments, et ce sourire-lа, personne n’avait alors envie de l’imiter, – sais-tu ce qu’il faudrait faire? Que le Borgne paraisse le premier. Tenez-vous un peu en arriиre; l’йcrevisse est brave et adroit: il a de bons pistolets… Comprends-tu? …

Elle s’interrompit par un nouvel йclat de rire qui me fit frissonner.

– Non, lui dis-je: je hais Garcia, mais c’est mon camarade. Un jour peut-кtre je t’en dйbarrasserai, mais nous rйglerons nos comptes а la faзon de mon pays. Je ne suis Йgyptien que par hasard; et pour certaines choses, je serai toujours franc Navarrais, comme dit le proverbe[41].



  

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