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TRADUCTEUR, OISEAU SANS AILES



Georges Lory

Souvent, il me semble à la fois pré somptueux et mé ritoire de me lancer dans une traduction. A l’ambition de tutoyer les é toiles ré pond l’image du soutier de la litté rature. Le matelot chargé jadis de transporter le charbon vers la chaufferie, tout noir, turbinait dans l’indiffé rence de son armateur. Il est si facile d’oublier le nom du traducteur lors d’une lecture publique. De l’ignorer dans une critique. D’expliquer une mauvaise vente par une traduction dé faillante.

Oui, il nous arrive de faire des erreurs. J’ai connu un mé lange de soulagement et de reconnaissance envers un ami particuliè rement doué qui m’avait fait relire, jadis, des extraits de sa traduction: il avait laissé un faux-sens. Il est aujourd’hui l’un de nos traducteurs les plus fins. Dans les grandes socié té s d’é dition, je suis frappé par la qualité de relecture. En dehors des correcteurs de la maison, elles font appel à des professeurs qui, trè s courtoisement, bombardent le traducteur de questions.

Une traduction bizarre me taraude encore. Le contexte é tait bousculé. En cet é té 2009, à la veille d’un dé mé nagement pour l’Afrique du Sud, on me demande de traduire d’urgence les poè mes que Breyten Breytenbach avait composé s en mé moire de son ami palestinien Mahmoud Darwish, ré cemment dé cé dé. Les dé lais de fabrication é taient contraints, il fallait boucler l’affaire en quinze jours. Dè s le premier poè me, je me suis cogné au cœ ur fatigué de Darwish, qualifié de « voyelle en haillons ». Pourquoi ai-je traduit « ton cœ ur enfin / devenu oiseau sans ailes ». Je n’en sais plus rien. J’ai dû penser au tableau de Breyten avec un oiseau pris dans un lacet. Ou mettre une solution provisoire en attendant de revenir sur le mé tier.

Peut-ê tre me sentais-je é crasé par la tâ che, comme un oiseau cloué au sol, aptè re, incapable de survoler les difficulté s. Quelques mois plus tard, Breyten reç ut le Prix Max Jacob pour son recueil. Il eut l’é lé gance d’affirmer, lors de sa ré ception, que c’é tait l’œ uvre de trois personnes, dont Darwish et Lory. L’incongruité, il l’a repé ré e trois ans plus tard, lors d’une lecture à Johannesburg… et l’a trouvé e drô le, acceptable mê me.

Il faut savoir que nous, les traducteurs, sommes toujours insatisfaits de notre travail. Nous savons qu’il existe sans doute encore une piste que nous n’avons pas exploré e. Pour quelques instants de bonheur quand nous dé nichons la belle trouvaille, combien d’heures à soupeser les alternatives! En quarante ans, je n’ai eu qu’un seul accè s de mé galomanie en jugeant ma phrase en franç ais meilleure que l’originale en anglais.

En rè gle gé né rale, les traducteurs sont humbles. Ils savent que quelques dé cennies plus tard, leur travail sera revu à l’aune d’un autre temps, d’une autre histoire, d’un autre style. Il m’est arrivé de retravailler un poè me que j’avais traduit quarante ans plus tô t.

Mais il convient de conserver, m’a recommandé Patrick Chamoiseau, une petite part d’obscurité dans les traductions. Trop de limpidité est ré ducteur.

Afin de garder haut le moral, amis traducteurs, ré pé tons la formule d’Umberto Eco: « J’aime voir comment l’artiste traducteur s’est colleté avec l’artiste é crivain ».

http: //www. rfi. fr/culture/20180320-vie-mots-traducteur-oiseau-ailes-litterature-blog-lory



  

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