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Note sur l’édition numérique. 13 страницаJ’avais dé jà un passé... Il valait mieux qu’on en cause pas. C’est d’ailleurs ce qu’on a dé cidé. ✩ Une fois la surprise passé e, mon pè re a rebattu la campagne... Il a recommencé l’inventaire de tous mes dé fauts, un par un... Il recherchait les vices embusqué s au fond de ma nature comme autant de phé nomè nes... Il poussait des cris diaboliques... Il repassait par les transes... Il se voyait persé cuté par un carnaval de monstres... Il dé connait à pleine bourre... Il en avait pour tous les goû ts... Des juifs... des intrigants... les Arrivistes... Et puis surtout des Francs-Maç ons... Je ne sais pas ce qu’ils venaient faire par là... Il traquait partout des dadas... Il se dé menait si fort dans le dé luge, qu’il finissait par m’oublier... Il s’attaquait à Lempreinte, l’affreux des gastrites... au Baron Mé faize, son directeur gé né ral... À n’importe qui et quoi, pourvu qu’il se tré mousse et bouillonne... Il faisait un raffut horrible, tous les voisins se bidonnaient. Ma mè re se traî nait à ses pieds... Il en finissait pas de rugir... Il retournait s’occuper de mon sort... Il me dé couvrait les pires indices... Des dé vergondages inouï s! Aprè s tout, il se lavait les mains!... Comme Ponce Pilate!... qu’il disait... Il se dé chargeait la conscience... Ma mè re me regardait... « son maudit »... Elle se faisait une triste raison... Elle voulait plus m’abandonner... Puisque c’é tait é vident que je finirais sur l’é chafaud, elle m’accompagnerait jusqu’au bout... ✩ On n’avait qu’une chose de commun, dans la famille, au Passage, c’é tait l’angoisse de la croû te. On l’avait é normé ment. Depuis les premiers soupirs, moi je l’ai sentie... Ils me l’avaient refilé e tout de suite... On en é tait tous possé dé s, tous, à la maison. Pour nous l’â me, c’é tait la frousse. Dans chaque piaule, la peur de manquer elle suintait des murs... Pour elle on avalait de travers, on escamotait tous les repas, on faisait « vinaigre » dans nos courses, on zigzaguait comme des puces à travers les quartiers de Paris, de la Place Maubert à l’É toile, dans la panique d’ê tre vendus, dans la peur du terme, de l’homme du gaz, la hantise des contributions... J’ai jamais eu le temps de me torcher tellement qu’il a fallu faire vite. Depuis mon renvoi de chez Berlope, j’ai eu en plus, pour moi tout seul, l’angoisse de jamais me relever... J’en ai connu des misé rables et des chô meurs et des centaines, ici, dans tous les coins du monde, des hommes qu’é taient tout prè s de la cloche... Ils s’é taient pas bien dé fendus! Moi, mon plaisir dans l’existence, le seul, à vraiment parler, c’est d’ê tre plus rapide que « les singes » dans la question de la balance... Je renifle le coup vache d’avance... Je me gafe à trè s longue distance... Je le sens le boulot dè s qu’il craque... Dé jà j’en ai un autre petit qui pousse dans l’autre poche. Le patron c’est tout la charogne, ç a pense qu’à vous dé brayer... L’effroi du tré fonds, c’est d’ê tre un jour « fleur », sans emploi... J’en ai toujours traî né un moi, un n’importe quel infect affure... J’en becquette un peu comme on se vaccine... Je m’en fous ce qu’il est... Je le baguenaude à travers les rues, montagnes et mouscailles. J’en ai traî né qu’é taient si drô les, qu’ils avaient plus de forme, ni contour ni goû t... Ç a m’est bien é gal... Tout ç a n’a pas d’importance. Plus ils me dé bectent, plus ils me rassurent... Je les ai en horreur les boulots. Pourquoi que je ferais des diffé rences?... C’est pas moi qui chanterai les louanges... Je chierais bien dessus si on me laissait... C’est pas autre chose la condition... ✩ L’oncle É douard, dans la mé canique, il ré ussissait de mieux en mieux. Il vendait surtout en province pour l’automobile, des lanternes et des accessoires. Malheureusement j’é tais trop jeune pour voyager avec lui. Il fallait encore que j’attende... Il fallait aussi qu’on me surveille avec ce qui venait d’arriver... L’oncle É douard à mon sujet, il é tait pas si pessimiste, il considé rait pas les choses à un tel point irré mé diables! Il disait que si je valais rien dans un boulot sé dentaire peut-ê tre qu’en compensation je ferais un employé de premiè re bourre, un as comme repré sentant. C’é tait une chose à essayer... Une question de tenue, surtout d’excellents vê tements... Pour ê tre encore plus dans la note, on m’a vieilli de deux ans, j’ai eu un col extra-rigide, en celluloï d, j’avais bousillé tous les autres. On m’a mis aussi des guê tres, bien grises, dessus mes godasses, pour me faire les pieds moins vastes, me ré duire un peu les pinglots, moins encombrer les paillassons. Mon pè re, tout ç a le laissait sceptique, il croyait plus à mon avenir. Les voisins eux s’en occupaient, ils se surpassaient en conseils... Ils donnaient pas gros de ma carriè re... Mê me le gardien du Passage, il m’é tait dé favorable... Il rentrait dans toutes les boutiques, au moment de son allumage. Il colportait les ragots. Il ré pé tait à tout le monde que je finirais hareng saur, un peu comme mon pè re d’aprè s son avis, juste bon pour emmerder les gens... Heureusement, y avait Visios, le gabier, qu’é tait lui bien plus bienveillant, il comprenait mes efforts, il soutenait l’opinion contraire, que j’é tais pas mé chant garç on. Tout ç a faisait causer beaucoup... mais j’é tais toujours sur le sable... Il fallait qu’on me trouve un patron. On s’est demandé à ce moment-là ce qu’on allait me faire repré senter?... Ma mè re, son plus grand dé sir c’é tait que je devienne bijoutier... Ç a lui semblait trè s flatteur. Commis soigné s, bien vê tus, tiré s mê me à quatre é pingles... Et puis qui maniaient des tré sors derriè re des jolis comptoirs. Mais un bijoutier c’est terrible sur la question de la confiance. Ç a tremble tout le temps pour ses joyaux! Ç a n’en dort plus qu’on le cambriole! qu’on l’é trangle et qu’on l’incendie!... Ah!... Une chose qu’é tait indispensable, la scrupuleuse probité ! De ce cô té -là, nous n’avions rien du tout à craindre! Avec des parents comme les miens si mé ticuleux, si maniaques pour faire honneur à leurs affaires, j’avais un sacré ré pondant!... Je pouvais aller me pré senter devant n’importe quel patron!... Le plus hanté... le plus loucheur... avec moi, il é tait tranquille! Jamais aussi loin qu’on se souvienne, dans toute la famille, on n’avait connu un voleur, pas un seul! Puisque c’é tait entendu, on a posé nos jalons. Maman est partie à la pê che un peu chez ceux qu’on connaissait... Ils avaient besoin de personne... Malgré mes bonnes dispositions, il me fut vraiment difficile d’ê tre embauché, mê me à l’essai. On m’a é quipé à nouveau, pour me rendre plus sé duisant. Je devenais coû teux comme un infirme. J’avais usé tout mon complet... J’avais traversé mes tatanes... En plus des guê tres assorties j’ai eu la neuve paire de tatanes, des chaussures Broomfield, la marque anglaise, aux semelles entiè rement dé bordantes, des vraies sous-marines renforcé es. On a pris la double pointure, pour qu’elles me durent au moins deux ans... Je luttais fort ré solument contre l’é troitesse et l’entorse. Je faisais scaphandre sur les Boulevards... Une fois, comme ç a rafistolé, on a mis le cap sur les adresses, avec ma mè re dè s le lendemain. L’oncle É douard, il nous en passait, toutes celles qui lui venaient des amis, nous trouvions les autres dans le Bottin. Mme Divonne, c’est elle qui gardait la boutique jusqu’à midi tous les matins, pendant que nous on traç ait dehors à la recherche d’une position. Il fallait pas flâ ner, je l’assure. Tout le Marais on l’a battu, porte aprè s porte, et encore les transversales, rue Quincampoix, rue Galante, rue aux Ours, la Vieille-du-Temple... Tout ce parage-là, on peut le dire, on l’a dé piauté par é tages... Ma mè re clopinait à la traî ne... Ta! ga! dac! Ta! ga! dac!... Elle me proposait aux familles, aux petits faç onniers en cambuse, accroupis derriè re leurs bocaux... Elle me proposait gentiment... Comme un ustensile en plus... Un petit tâ cheron bien commode... pas exigeant... plein d’astuce, de zè le, d’é nergie... Et puis surtout courant vite! Bien avantageux en somme... Bien dressé dé jà, tout obé issant!... À notre petit coup de sonnette, ils entrebâ illaient la lourde... ils se mé fiaient d’abord, cibiche en arrê t... ils me visaient dessus leurs lunettes... Ils me reluquaient un bon coup... Ils me trouvaient pas beau... Devant leurs blouses gonflé es en plis, ma mè re poussait la chansonnette: « Vous n’auriez pas des fois besoin d’un tout jeune repré sentant? Monsieur... C’est moi, la maman. J’ai tenu à l’accompagner... Il ne demande qu’à bien faire... C’est un jeune homme trè s convenable. D’ailleurs, rien n’est plus facile, vous pouvez prendre vos renseignements... Nous sommes é tablis depuis douze anné es, Passage des Bé ré sinas... Un enfant é levé dans le commerce!... Son pè re travaille dans un bureau à la Coccinelle-Incendie... Sans doute que vous connaissez?... Nous ne sommes pas riches ni l’un ni l’autre, mais nous n’avons pas un sou de dettes... Nous faisons honneur à nos affaires... Son pè re dans les assurances... » Par matiné e, en gé né ral, on s’en tapait une quinzaine, de tous les goû ts et couleurs... Des sertisseurs, des lapidaires, des petits chaî nistes, des timbaliers et mê me des fiotes qu’ont disparu comme des orfè vres dans le vermeil et des ciseleurs sur agates. Ils recommenç aient à nous bigler... Ils posaient leurs loupes pour mieux voir... Si on n’é tait pas des bandits... des escarpes en rupture de tô le!... Rassuré s ils devenaient aimables et mê me complaisants!... Seulement ils voulaient de personne... Pas pour le moment! Ils avaient pas de frais gé né raux... Ils visitaient en ville eux-mê mes... Ils se dé fendaient en famille, tous ensemble, dans leurs ré duits minuscules... Sur les sept é tages de la cour c’é tait comme creusé leurs crè ches, ç a faisait autant de petites cavernes, des alvé oles d’ateliers dans les belles maisons d’autrefois... C’é tait fini les apparences. Ils s’entassaient tous là -dedans. L’é pouse, les loupiots, la grand-mè re, tout le monde s’y collait au business... À peine en plus un apprenti, au moment des fê tes de Noë l... Quand ma mè re, à bout de persuasion, pour malgré tout les sé duire, leur offrait de me prendre à l’œ il... ç a leur foutait un sursaut. Ils se ratatinaient brutalement. Ils reflanquaient la lourde sur nous! Ils s’en mé fiaient des sacrifices! C’é tait un indice des plus louches. Et tout é tait à recommencer! Ma mè re tablait sur la confiance, ç a semblait pas donner beaucoup. Me proposer tout simplement comme apprenti en sertissure ou pour « la fraise » des petits mé taux?... Dé jà il é tait bien trop tard... Je serais jamais habile de mes doigts... Je pouvais plus faire qu’un baveux, un repré sentant du dehors, un simple « jeune homme »... je ratais l’avenir dans tous les sens... Quand on rentrait à la maison, mon pè re il demandait des nouvelles... À force qu’on remporte que des pipes, il en serait devenu dingo. Il se dé battait toute la soiré e, parmi des mirages atroces... Il tenait de quoi, dans le cassis, meubler vingt asiles... Maman, à force d’escalades, elle en avait les jambes tordues... Ç a lui faisait si drô le qu’elle pouvait plus s’arrê ter... Elle faisait des terribles grimaces tout autour de notre table... Ç a lui tiraillait les cuisses... C’est les crampes qui la torturaient... Quand mê me le lendemain de bonne heure, on fonç ait vite sur d’autres adresses... rue Ré aumur, rue Greneta... La Bastille et les Jeû neurs... les Vosges surtout... Aprè s plusieurs mois comme ç a de qué mandages et d’escaliers, d’approches et d’essoufflements, de peau de zé bi, maman, elle se demandait tout de mê me, si ç a se voyait pas sur mon nez, que j’é tais qu’un petit ré fractaire, un garnement propre à rien?... Mon pè re, il avait mê me plus de doutes... Depuis longtemps il é tait sû r... Il renforç ait sa conviction chaque soir quand on rentrait bredouilles... Ahuris, pantelants, croulants, trempé s d’avoir bagotté vite, mouillé s par-dessus, dessous de sueur et de pluie... « C’est plus difficile de le caser, que de liquider toute la boutique!... et pourtant, ç a tu le sais, Clé mence, c’est un tintouin bien infernal! » Il é tait pas instruit pour rien, il savait comparer, conclure. Dé jà mon costard pré cé dent, il godillait de partout, aux genoux j’avais d’é normes poches, les escaliers c’est la mort. Heureusement que, pour les chapeaux, j’empruntais un vieux à mon pè re. On avait la mê me pointure. Comme il n’é tait pas trè s frais, je le gardais tout le temps à la main. Je l’ai usé par la bordure... C’est effrayant, en ce temps-là, ce qu’on é tait polis... ✩ Il é tait temps que l’oncle É douard, il me trouve enfin une bonne adresse. Ç a devenait odieux notre poisse. On savait plus comment se tourner. Un jour tout de mê me, ç a s’est dé cidé !... Il est survenu à midi, tout rayonnant, exubé rant. Il é tait sû r de son affaire. Il avait é té le voir le type, lui-mê me, un patron ciseleur. Sû rement celui-là, il m’emploierait! C’é tait entendu! Gorloge, il s’appelait, il demeurait rue Elzé vir, un appartement, au cinquiè me. Il donnait surtout dans la bague, la broche et le bracelet ouvragé, et puis les petites ré parations. Il bricolait tout ce qu’il trouvait. Il se dé fendait d’un jour à l’autre. C’é tait pas un homme difficile. Il se mettait à toutes les porté es... É douard nous a donné confiance. On avait hâ te d’aller le trouver. On a mê me pas fini le fromage, on a poulopé en moins de deux, avec maman... Un coup d’omnibus, les Boulevards, la rue Elzé vir... Cinq é tages... Ils é taient encore à table au moment où on a sonné. Ils mangeaient de la panade aussi, des pleins bols, et puis des nouilles au gratin et puis des noix pour finir. Ils s’attendaient à notre visite. Mon oncle avait fait mon é loge. On tombait admirablement... Ils ont pas doré la pilule... Ils ont pas essayé de pré tendre... Ils traversaient une sacré e crise avec leurs bijoux ciselé s... Ils l’ont confirmé tout de suite... Une dè che qui durait depuis douze ans... On attendait toujours que ç a reprenne... On retournait le ciel et la terre... mais la ré surrection venait pas... Les clients pensaient à autre chose. C’é tait la dé confiture... M. Gorloge tenait quand mê me, il ré sistait... Il avait encore de l’espoir... Il se fringuait comme l’oncle Arthur... en fier artiste exactement, avec barbiche, lavalliè re, tatanes longuettes, en plus une blouse entiè rement taché e, flottante parmi les vinasses... Il é tait assis à son aise. Il fumait, on l’apercevait mê me plus derriè re les volutes... Il é ventait avec la main. Mme Gorloge lui faisait face assise basse sur le tabouret. Elle s’é crasait les nichons contre l’é tabli, elle é tait dodue de partout, des rototos magnifiques... Ç a dé bordait de son tablier, elle se cassait des noix à pleines poignes., de trè s haut, d’un coup colossal, à fendre tout le meuble en longueur. Elle é branlait l’atelier... C’é tait une nature... Un ancien modè le... Je l’ai su plus tard... C’est un genre qui me plaisait bien. Pour les appointements, on en a mê me pas causé. On avait peur d’ê tre indiscret. Ç a viendrait ensuite... Je croyais qu’il offrirait rien. Tout de mê me il s’est dé cidé, juste au moment où l’on partait. Il a dit comme ç a que je pourrais compter sur un fixe... trente-cinq francs par mois... dé placements compris... En plus j’avais des espoirs... un sé rieux boni, si je remontais par mes efforts l’artisanat de la ciselure. Il me trouvait bien un peu jeune... mais ç a n’avait pas d’importance, puisque j’avais le feu sacré... que j’é tais un enfant de la balle... Que j’é tais né dans une boutique!... Ç a devenait un plaisant accord... toute une suite de gais propos... On est rentré s au Passage complè tement enthousiasmé s... C’é tait l’arc-en-ciel. On a terminé notre repas. On a vidé les confitures. Papa a repris trois fois du vin. Il a pé té un fameux coup... Comme ç a lui arrivait presque plus... On a embrassé l’oncle É douard... le vent remontait dans les voiles aprè s la terrible pé nurie. ✩ Le lendemain, j’é tais de bonne heure rue Elzé vir, pour monter prendre ma collection. M. Gorloge à la faç on qu’il se pré lassait, à la maniè re que je l’ai surpris, j’ai cru qu’il m’avait oublié... Il é tait là devant sa fenê tre, tout ouverte, à contempler le dessus des toits... Il tenait entre ses genoux un grand bol de café -crè me... Il en foutait pas une ramé e c’é tait é vident. Ç a l’amusait la perspective... les milliers de cours du petit Marais... Ç a lui donnait le regard vague... Il s’é garait comme dans un songe... Ç a peut fasciner, faut se rendre compte. La belle dentelle des ardoises... Tous les reflets que ç a prend... Les couleurs qui s’enchevê trent. Tout le tortillage des gouttiè res. Et puis les piafs qui sautillent... Toutes les fumé es qui tourniquent au-dessus des grands abî mes d’ombre... Il me faisait signe de la boucler, d’é couter aussi les choses... De regarder ce dé cor, il aimait pas qu’on le dé range. Il devait me trouver un peu brute. Il faisait la moue. Du haut en bas, c’é tait guignol autour de la cour, sur toute la hauteur des croisé es... les trombines qui giclent aux aguets... des pâ les, des chauves, des escogriffes... Ç a piaille, ç a ramè ne, ç a siffle... Voilà d’autres clameurs en plus... Un arrosoir qui bascule, bondit, carambole jusqu’aux gros pavé s... Le gé ranium qui dé rape... Il fait bombe en plein sur la loge. Il é clate en miettes. La bignolle jaillit de sa caverne... Elle gueule à travers l’espace. Au meurtre! Aux vaches assassins!... C’est la crise dans toute la tô le... tous les pilons viennent aux lucarnes... On s’incendie... On se glaviote... On se provoque au-dessus du vide... Tout le monde vocifè re... On comprend plus qui a raison. M. Gorloge se pend à la fenê tre... Il veut pas en perdre une miette... C’est un spectacle qui le passionne... Quand ç a se calme, il est dé solé... Il pousse un soupir... un autre... Il retourne à ses tartines... Il se reverse encore un autre bol... Il m’en offre aussi du café... « Ferdinand, qu’il finit par dire au bout d’un moment, il faut que je vous ré pè te encore, que ç a sera pas une siné cure de travailler dans mes articles!... J’ai dé jà eu dix repré sentants... C’é taient des garç ons trè s convenables! Et bien courageux!... Vous ê tes en fait le douziè me, parce que moi aussi voyez-vous j’ai essayé d’en placer... Enfin!... Revenez donc demain!... Aujourd’hui je me sens pas en forme... Ah! puis, tenez non! Restez encore un petit peu!... M. Antoine va arriver... Vaudrait peut-ê tre mieux que je vous pré sente?... Ah! puis tenez partez tout de mê me!... Je lui dirai que je vous ai embauché !... Ç a sera pour lui une vraie surprise!... Il les aime pas les repré sentants! C’est mon premier ouvrier... Mon chef d’atelier par le fait!... C’est un caractè re difficile! Ah! ç a c’est exact! Vous verrez tout de suite! Il me rend bien des services! Ah! il faut convenir!... Je vous ferai connaî tre aussi le petit Robert notre apprenti... Il est bien gentil! Vous vous entendrez je suis sû r! Il vous donnera la collection... Elle est dans le bas placard... Un ensemble unique... vous vous rendez compte... Ç a pè se assez lourd par exemple... Dans les quatorze, quinze kilos... Rien que des modè les!... Du cuivre, du plomb... Les premiè res piè ces datent de mon pè re!... Il en avait lui des belles choses! Uniques! Uniques! J’ai vu chez lui le Trocadé ro!... Entiè rement ciselé à la main! monté en diadè me! Vous vous rendez compte? Il a é té mis deux fois... J’ai encore la photographie. Je vous la donnerai un jour... » Il en avait marre Gorloge de me fournir des explications... son dé goû t le reprenait... Il a fait encore un effort... Il a mis ses pompes sur la table... Il a soupiré un grand coup... Il portait des chaussons brodé s, je les revois encore... des petits chats qui couraient autour... « Eh bien, allez! Ferdinand!... Donnez bien le bonjour à votre mè re... De ma part!... En passant devant ma concierge, dites-lui donc qu’elle té lé phone de chez le bougnat au 26... Qu’elle demande pour moi l’ “ hô tel des Trois Amiraux ”... Voir si Antoine est pas malade... C’est un garç on lunatique... Si il lui est rien arrivé ?... Voilà deux jours qu’il ne revient pas... Elle me criera ç a dans la cour... Dites-lui qu’elle cherche dans l’Annuaire... L’hô tel des Trois Amiraux!... Dites-lui qu’elle me fasse monter du lait... La patronne est pas trè s bien!... Dites-lui qu’elle me fasse monter le journal!... N’importe lequel!... Plutô t Les Sports! » ✩ Pas le lendemain, mais le jour suivant, je l’ai vue quand mê me, la collection... Gorloge, il é tait modeste... Quinze kilos!... Elle en pesait au moins le double... Il m’avait vaguement indiqué quelques modes de « pré sentations »... Toutefois, il affirmait rien... Il tenait spé cialement à aucune. J’en ferais moi, tout ce que je voudrais... Il se fiait à mon bon goû t... Je m’attendais à des trucs affreux, mais j’avoue que j’ai eu un recul en voyant de prè s tout l’attirail... C’é tait pas croyable... Jamais j’avais vu si moche et tant d’horreurs à la fois... Une gageure... Un enfer de poche... Tout ce qu’on ouvrait c’é tait infect... Rien que des grimaces et des ludions... en plombs tarabiscoté s, torturé s, refignolé s dé goû tamment... Toute la crise des symboliques... Des bouts de cauchemars... Une « Samothrace » en mastic... D’autres « Victoires » en pendulettes... Des mé duses en nœ uds de serpents qui faisaient des colliers... Encore des Chimè res!... Cent allé gories pour des bagues, plus caca les unes que les autres... J’avais du pain sur la planche... Tout ç a devait se suspendre aux oreilles?... C’é tait pas croyable!... Et puis il fallait que ç a s’achè te? Qui? mon Dieu! Qui? Rien ne manquait en fait de dragonnes, dé mones, farfadets, vampires... Toute la formation terrible des é pouvantails... L’insomnie d’un monde entier... Toute la furie d’un asile en colifichets... J’allais du tarte à l’atroce... Mê me au magasin de Grand-mè re, rue Montorgueil, les rossignols les plus rances, c’é tait de la rose à cô té... Jamais j’arriverais à me dé fendre avec des pareilles roustissures. Les autres dix enflures avant moi, je commenç ais à les comprendre. Ils avaient dû tomber pâ les... Des articles comme ç a d’é pouvante y en avait plus dans le commerce. Depuis les derniers romantiques on les cachait avec effroi... On se les repassait peut-ê tre en famille?... au moment des hé ritages, mais avec bien des pré cautions... Ç a devenait mê me aventureux d’é taler de tels ingré dients devant des gens pas pré venus... Notre collection furibonde... Ils pouvaient se croire insulté s!... Mê me Gorloge il osait plus... C’est-à -dire personne! Il le dé fiait plus le courant des modes!... C’é tait pour ma gueule l’hé roï sme!... J’é tais le suprê me repré sentant!... Personne n’avait tenu plus de trois semaines... Il se ré servait lui, seulement, la quê te aux petites ré parations... Pour entretenir l’atelier en attendant que la mode reprenne... Il conservait des connaissances par-ci, par-là, dans les boutiques... Des amis des meilleures é poques qui voulaient pas le laisser crounir. Ils lui passaient des sertissages... Les rafistolages rebutants. Mais il y touchait pas lui-mê me... Il refilait tout à notre Antoine. Sa partie Gorloge à lui c’é tait la ciselure... Il voulait pas se dé faire la main comme ç a dans des tâ ches infé rieures, perdre pour quelques haricots sa classe et sa ré putation. Rien à faire. Il é tait ferme à ce propos-là. Moi, dè s les neuf heures, j’é tais monté rue Elzé vir, j’attendais pas qu’il redescende... Je fonç ais sur Paris tout de suite armé de mon zè le et des « kilos » d’é chantillons... Puisque j’é tais voué au « dehors », on m’en a collé de la bagotte!... C’é tait dans mes cordes. De la Bastille à la Madeleine... Des grands espaces à parcourir... Tous les boulevards... Toutes les bijouteries, une par une... Sans compter les petites rues transversales... Question de me dé courager, c’é tait plus possible... Pour redonner aux clients le goû t du ciselé, j’aurais dé coupaillé la lune. J’aurais bouffé mes « dragonnes ». Je finissais par faire moi-mê me toutes les grimaces en marchant... Scrupuleusement enragé, je reprenais mon tour d’attente sur la banquette aux placiers, devant le couloir des acheteurs. J’avais fini par y croire au renouveau de la ciselure! J’avais la foi « Tonnerre de Dieu! » Je voyais mê me plus les autres confrè res. Ils se fendaient la gueule rien que d’entendre appeler mon nom. Quand c’é tait mon tour au guichet, je m’approchais bien avenant, tout miel. De derriè re mon dos, en douce, je ramenais alors mon petit é crin, le moins atroce... Sur la tablette... La brute prenait mê me pas la peine, sur le moment, de m’expliquer... Il faisait un geste que je me tire... Que j’é tais vraiment un petit sale... J’ai foncé alors, bien plus loin. Un passionné ç a calcule pas. Selon le temps et la saison, tout ruisselant dans ma carapace ou consumé par la pé pie, j’ai piqué les moindres é choppes, les plus petits cafards horlogers, ratatiné s dans leurs banlieues, entre le bocal et le quinquet... De la Chapelle aux Moulineaux, je les ai tous parcourus. J’ai dé couvert de l’inté rê t pour mes produits, chez un bricolier de Pierrefitte, chez un biffin de la plaine Saint-Maur. Je suis retourné vers ceux qui somnolent tout autour du Palais-Royal, qui y sont depuis Desmoulins sous les arcades du Montpensier... les é talages du Pas-Perdu... les commerç ants qui n’y croient plus, qui sont raidis, blê mes au comptoir... Ils veulent plus ni vivre ni mourir. J’ai cavalé vers l’Odé on, dans les pourtours du thé â tre, les derniers joailliers parnassiens. Ils crevaient mê me plus de famine, ils digé raient la poussiè re. Ils avaient aussi leurs modè les, tout en plomb, presque identiques, assez pour se faire mille cercueils et d’autres colliers mythologiques... Et un tel amas d’amulettes, une masse si é paisse, qu’ils s’enfonç aient dans la terre avec leurs comptoirs... Ils en avaient jusqu’aux é paules... Ils disparaissaient, ils devenaient dé jà é gyptiens. Ils me ré pondaient plus. Ceux-là, ils m’ont fait peur tout de mê me...
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