Хелпикс

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Note sur l’édition numérique. 8 страница



Il ne reste rien au monde, que le feu de nous... Un rouge terrible qui vient me gronder à travers les tempes avec une barre qui remue tout... dé chire l’angoisse... Elle me bouffe le fond de la té tè re comme une panade tout en feu... avec la barre comme cuiller... Elle me quittera plus jamais...

J’ai é té longtemps à me remettre. La convalescence elle a traî né encore deux mois. La maladie je l’avais eue grave... Elle a fini par des boutons... Le mé decin est revenu souvent. Il a encore insisté pour qu’on m’envoye à la campagne... C’é tait bien facile à dire, mais on avait pas les moyens... On profitait de chaque occasion pour me faire prendre l’air.

Au terme de janvier, Grand-mè re Caroline se tapait Asniè res pour toucher l’argent de ses loyers. J’ai profité de la circonstance. Elle avait là deux pavillons, briques et torchis, rue de Plaisance, un petit et un moyen, en location ouvriè re. C’é tait son rapport, son bien, son é conomie...

On s’est mis tous les deux en route. Pour moi, fallait qu’on aille doucement. Longtemps encore, j’ai é té faible, je saignais du nez pour des riens et puis j’ai pelé complè tement. En descendant devant la gare, c’est tout droit... l’Avenue Faidherbe... la Place Carnot... À la Mairie on tourne à gauche, tout de suite aprè s on traverse le Jardin Public.

Au Boulodrome, entre la grille et la cascade y a la bande des gâ teux marrants, les vieux pleins de verve, des plaisantins et des petits retraité s bien râ leux... Chaque fois qu’ils dé foncent le jeu de quilles, c’est un vrai assaut d’esprit... Une fusé e de quiproquos... Moi, je comprenais bien leurs astuces... et de mieux en mieux... Leur coup de pisser c’é tait le plus drô le... Ils se hâ taient derriè re un arbre, chacun son tour... Ils avaient un mal incroyable... « Tu vas le faire tomber Toto!... » Voilà comment ils se causaient... Les autres reprenaient en chœ ur... Moi je les trouvais irré sistibles. Je rigolais tout haut et si fort que ma Grand-mè re é tait gê né e... Avec une belle bise d’hiver, à rester debout si longtemps... à é couter les calembours y avait de quoi paumer toutes les crè ves...

Grand-mè re, elle riait pas beaucoup, mais elle voulait bien que je m’amuse... C’é tait pas drô le à la maison... Elle se rendait bien compte... Ç a c’é tait du plaisir pas cher... On est resté encore un peu... Finalement aprè s le jeu de boules quand on a quitté les petits vieux, il faisait presque nuit...

Les pavillons à Caroline c’é tait plus loin que les Bourguignons... aprè s la plaine aux Maraî chers... celle qui s’é tendait à l’é poque jusqu’aux bancs d’Achè res...

Pour pas foncer dans les gadouilles, pour pas rester dans les terreaux, on avanç ait l’un derriè re l’autre, sur une enfilade de planchettes... Il fallait faire gaffe à pas chahuter les châ ssis... des ribambelles remplies de boutures... Je rigolais encore moi derriè re elle... Tout en respectant l’é quilibre. Au souvenir des vives reparties... « Tu t’es donc amusé tant que ç a? quelle me demandait... Dis Ferdinand? »

J’aimais pas moi, les questions. Je me renfrognais aussitô t... Avouer ç a attire les malheurs.

On atteignait la rue de Plaisance. Là commenç ait notre vrai boulot. Pour toucher le terme c’é tait un drame... et la ré volte des locataires. D’abord, ils nous faisaient des misè res et puis on le touchait pas entier... Jamais... Ils se dé fendaient traî treusement... Toujours leur pompe é tait cassé e... C’é tait des palabres infinies... À propos de tout ils gueulaient et bien avant que Grand-mè re leur cause... Leurs gogs ils fonctionnaient plus... Ils s’en plaignaient é normé ment... par toutes les fenê tres de la cambuse... Ils exigeaient qu’on leur dé bouche... Et sé ance tenante!... Ils avaient peur qu’on les é corche... Ils hurlaient pour pas qu’on parle de leurs quittances... Ils voulaient pas mê me les regarder... Leur tinette strictement bouché e, elle dé bordait jusqu’à la rue... L’hiver, bloqué e par les glaces, au moindre effort de pression, elle craquait avec le morceau... Chaque fois c’é tait 80 francs... Ils abî maient tout les charognes!... C’é tait leur revanche locative... Et puis aussi de se faire des mô mes... Chaque fois y en avait des nouveaux... Et de moins en moins revê tus... Des tout nus mê me... Couché s au fond d’une armoire...

Les plus ivrognes, les plus salopes des locataires, ils nous traitaient comme du pourri... Ils surveillaient tous nos efforts pendant le renflouement. Ils venaient avec nous à la cave... Quand on partait chercher notre jonc... celui qui passait dans le siphon... C’é tait fini la plaisanterie... Grand-mè re retroussait haut ses jupes avec des é pingles de nourrice, elle se mettait en camisole. Et puis dé butait la manœ uvre... Il nous fallait beaucoup d’eau chaude. On la ramenait dans un broc de chez le cordonnier d’en face. Les locataires à aucun prix, ils auraient voulu en fournir. Alors, à un moment donné, Caroline trifouillait le tré fonds de la tinette. Elle enfonç ait ré solument, elle ramonait la marchandise. Le jonc aurait pas suffi. Elle s’y replongeait à deux bras, les locataires ils y venaient tous, avec leur marmaille, pour voir si on l’é vacuait leur merde et puis les papiers... et les chiffons... Ils faisaient des tampons exprè s... Caroline é tait pas rebutable, c’é tait une femme qui craignait rien...

Les locataires, ils se rendaient compte, une fois qu’elle é tait parvenue... que ç a se remettait à couler... Ils reconnaissaient l’effort... Ils voulaient pas demeurer en reste... Ils finissaient par nous aider... Ils offraient le coup... Grand-mè re trinquait avec eux... Elle é tait pas rancuniè re... On se souhaitait la bonne anné e... au bon cœ ur... à la complaisance... Ç a faisait pas rappliquer le pognon... C’é tait des gens sans scrupules... En supposant qu’elle les vire, avant qu’ils libè rent leur case ils auraient eu le temps des vengeances... Ils auraient tout dé té rioré... Dé jà c’é tait criblé de trous dans les deux cambuses... Quand on visitait les logements, on essayait nous de les boucher... Ç a servait à rien du tout... Ils arrê taient jamais d’en faire... On amenait exprè s du mastic... Tuyaux, soupentes, murs et parquets c’é taient plus que des lambeaux, des reprises... Mais c’est à la cuvette des chiots qu’ils en voulaient davantage... Elle é tait fendue tout autour... Grand-mè re en pleurait de la regarder... Pareil pour la grille du jardin... Ils l’avaient replié e sur elle-mê me... On aurait dit du ré glisse... Un moment on leur avait mis une vieille concierge bien aimable... Elle avait pas duré huit jours... Elle s’é tait barré e, la bignole, horrifié e... En moins d’une semaine, deux locataires dé jà qu’é taient monté s pour l’é trangler... dans son lit... à propos des paillassons...

Les pavillons dont je cause, ils y sont toujours. Le nom de la rue seul a changé ; de « Plaisance » elle est devenue « Marne »... C’é tait la mode à un moment...

Bien des locataires ont passé, des solitaires, des familles entiè res, des gé né rations... Ils ont continué de faire des trous, les rats aussi, les petites souris, les grillons et les cloportes... On les a plus du tout bouché s... C’est l’oncle É douard qu’a repris tout ç a. Les habitations à force de souffrir elles sont devenues des vraies passoires... Personne payait plus son terme... Les locataires avaient vieilli, ils é taient las des discussions... Mon oncle aussi fatalement... mê me des chiots ils en ont eu marre... Ils é taient plus dé glingables. Ils avaient plus rien. Ils ont fait des dé barras. Ils ont mis dedans leurs brouettes, les arrosoirs et leur charbon... À l’heure qu’il est, on ne sait mê me plus exactement qui les habite ces pavillons... Ils sont frappé s d’alignement... Ils vont disparaî tre... On croit qu’ils sont dedans quatre mé nages... Ils sont peut-ê tre bien davantage... C’est des Portugais, semble-t-il...

Personne lutte pour l’entretien... Grand-mè re, elle s’est tant donné de mal, ç a lui a pas ré ussi... C’est de ç a mê me qu’elle est morte au fond... C’est d’ê tre resté e en janvier, encore plus tard que d’habitude, à tripoter l’eau froide d’abord et puis l’eau bouillante... Exposé e en plein courant d’air, à remettre de l’é toupe dans la pompe et à dé geler les robinets.

Autour de nous, les locataires, ils venaient avec leurs bougies, pour nous faire des ré flexions et voir si le boulot avanç ait. Question des loyers ils demandaient encore un sursis. On devait repasser la semaine prochaine... On a repris la route de la gare...

En arrivant au guichet, elle a eu un é tourdissement Grand-mè re Caroline, elle s’est raccroché e à la rampe... C’é tait pas dans ses habitudes... Elle a ressenti plein de frissons... On a retraversé la place, on est entré s dans un café... En attendant l’heure du train, on a bu un grog à nous deux... En arrivant à Saint-Lazare, elle est allé e se coucher tout de suite, directement... Elle en pouvait plus... La fiè vre l’a saisie, une trè s forte, comme moi j’avais eu au Passage, mais elle alors c’é tait la grippe et puis ensuite la pneumonie... Le mé decin venait matin et soir... Elle est devenue si malade qu’au Passage, nous autres, on ne savait plus quoi ré pondre aux voisins qui nous demandaient.

L’oncle É douard faisait la navette entre la boutique et chez elle... L’é tat s’est encore aggravé... Elle voulait plus du thermomè tre, elle voulait mê me plus qu’on sache combien ç a faisait... Elle a gardé tout son esprit. Tom, il se cachait sous les meubles, il bougeait plus, il mangeait à peine... Mon oncle est passé à la boutique, il remportait de l’oxygè ne dans un gros ballon.

Un soir, ma mè re est mê me pas revenue pour dî ner... Le lendemain, il faisait nuit encore quand l’oncle É douard m’a secoué au plume pour que je me rhabille en vitesse. Il m’a pré venu... C’é tait pour embrasser Grand-mè re... Je comprenais pas encore trè s bien... J’é tais pas trè s ré veillé... On a marché vite... C’est rue du Rocher qu’on allait... à l’entresol... La concierge s’é tait pas couché e... Elle arrivait avec une lampe exprè s pour montrer le couloir... En haut, dans la premiè re piè ce, y avait maman à genoux, en pleurs contre une chaise. Elle gé missait tout doucement, elle marmonnait de la douleur... Papa il é tait resté debout... Il disait plus rien... Il allait jusqu’au palier, il revenait encore... Il regardait sa montre... Il trifouillait sa moustache... Alors j’ai entrevu Grand-mè re dans son lit dans la piè ce plus loin... Elle soufflait dur, elle raclait, elle suffoquait, elle faisait un raffut infect... Le mé decin juste, il est sorti... Il a serré la main de tout le monde... Alors moi, on m’a fait entrer... Sur le lit, j’ai bien vu comme elle luttait pour respirer. Toute jaune et rouge qu’é tait maintenant sa figure avec beaucoup de sueur dessus, comme un masque qui serait en train de fondre... Elle m’a regardé bien fixement, mais encore aimablement Grand-mè re... On m’avait dit de l’embrasser... Je m’appuyais dé jà sur le lit. Elle m’a fait un geste que non... Elle a souri encore un peu... Elle a voulu me dire quelque chose... Ç a lui râ pait le fond de la gorge, ç a finissait pas... Tout de mê me elle y est arrivé e... le plus doucement qu’elle a pu... « Travaille bien mon petit Ferdinand! » qu’elle a chuchoté... J’avais pas peur d’elle... On se comprenait au fond des choses... Aprè s tout c’est vrai en somme, j’ai bien travaillé... Ç a regarde personne...

À ma mè re, elle voulait aussi dire quelque chose. « Clé mence ma petite fille... fais bien attention... te né glige pas... je t’en prie... » qu’elle a pu prononcer encore... Elle é touffait complè tement... Elle a fait signe qu’on s’é loigne... Qu’on parte dans la piè ce à cô té... On a obé i... On l’entendait... Ç a remplissait l’appartement... On est resté s une heure au moins comme ç a contracté s. L’oncle il retournait à la porte. Il aurait bien voulu la voir. Il osait pas dé sobé ir. Il poussait seulement le battant, on l’entendait davantage... Il est venu une sorte de hoquet... Ma mè re s’est redressé e d’un coup... Elle a fait un ouq! Comme si on lui coupait la gorge. Elle est retombé e comme une masse, en arriè re sur le tapis entre le fauteuil et mon oncle... La main si crispé e sur sa bouche, qu’on ne pouvait plus la lui ô ter...

Quand elle est revenue à elle: « Maman est morte!... » qu’elle arrê tait pas de hurler... Elle savait plus où elle se trouvait... Mon oncle est resté pour veiller... On est repartis, nous au Passage, dans un fiacre...

On a fermé notre boutique. On a dé roulé tous les stores... On avait comme une sorte de honte... Comme si on é tait des coupables... On osait plus du tout remuer, pour mieux garder notre chagrin... On pleurait avec maman, à mê me sur la table... On n’avait pas faim... Plus envie de rien... On tenait dé jà pas beaucoup de place et pourtant on aurait voulu pouvoir nous rapetisser toujours... Demander pardon à quelqu’un, à tout le monde... On se pardonnait les uns aux autres... On suppliait qu’on s’aimait bien... On avait peur de se perdre encore... pour toujours... comme Caroline...

Et l’enterrement est arrivé... L’oncle É douard, tout seul, s’é tait appuyé toutes les courses... Il avait fait toutes les dé marches... Il en avait aussi de la peine... Il la montrait pas... Il é tait pas dé monstratif... Il est venu nous prendre au Passage, juste au moment de la levé e du corps...

Tout le monde... les voisins... des curieux... sont venus pour nous dire: « Bon courage! » On s’est arrê té s rue Deaudeville pour chercher nos fleurs... On a pris ce qu’il y avait de mieux... Rien que des roses... C’é taient ses fleurs pré fé ré es...

On s’y faisait pas à son absence. Mê me mon pè re ç a l’a bouleversé... Il avait plus que moi pour les scè nes... Et malgré la convalescence, je me trouvais encore tellement faible que j’é tais plus inté ressant. Il me voyait tellement dé cati, qu’il hé sitait à m’agonir...

Je me traî nais d’une chaise sur une autre... J’ai maigri de six livres en deux mois. Je vé gé tais dans la maladie. Je rendais toute l’Huile de Foie de Morue...

Ma mè re pensait qu’à son chagrin. La boutique sombrait sans recours... Des bibelots on en vendait plus, mê me pas à des prix dé risoires... Fallait expier les folles dé penses causé es par cette Exposition... Les clients, ils é taient tous raides... Ils faisaient ré parer le moins possible. Ils ré flé chissaient pour cent sous...

Maman, elle, demeurait des heures, sans bouger, accroupie sur sa mauvaise jambe, en fausse position, abasourdie... En se relevant, ç a lui faisait tellement mal, qu’elle s’en allait boiter partout... Mon pè re arpentait alors les é tages en sens inverse. Rien que de l’entendre boquillonner, il en serait devenu dingo...

Je faisais semblant d’avoir besoin. Je partais m’amuser dans les chiots... Je me tirais un peu sur la glande. Je pouvais plus bander...

À part les deux pavillons, qu’é taient revenus à É douard, il restait encore trois mille francs de la Grand-mè re, en hé ritage... Mais c’é tait de l’argent sacré... Maman l’a dit immé diatement... On devait jamais s’en dé faire... On a fourgué les boucles d’oreilles, elles ont fondu dans les emprunts, l’une à Clichy, l’autre à Asniè res...

Pourtant comme camelote, notre stock en boutique, il é tait devenu tartouze, et mince et navrant... C’é tait presque plus montrable...

Grand-mè re, encore elle se dé brouillait, elle nous amenait des « conditions »... Des rossignols des autres marchands qu’ils consentaient à lui prê ter... Mais à nous c’é tait pas pareil... Ils se mé fiaient... Ils nous trouvaient pas dé brouillards... On se dé plumait jour aprè s jour...

Mon pè re en revenant du bureau, il ressassait les solutions... Des biens sinistres... Il faisait lui-mê me notre panade. Maman elle é tait plus capable... Il é pluchait les haricots... Il parlait dé jà qu’on se suicide avec un fourneau grand ouvert. Ma mè re ré agissait mê me plus... Il remettait ç a aux « Francs-maç ons »... Contre Dreyfus!... Et tous les autres criminels qui s’acharnaient sur notre Destin!

Ma mè re, elle avait perdu le Nord... Ses gestes mê me ils faisaient bizarre... Dé jà elle, qu’é tait maladroite, elle foutait maintenant tout par terre. Elle cassait trois assiettes par jour... Elle sortait pas de sa berlue... Elle se tenait comme une somnambule... Dans le magasin, elle prenait peur... Elle voulait plus se dé ranger, elle restait tout le temps au deuxiè me...

Un soir, comme elle allait se coucher et comme on attendait plus personne... Mme Hé ronde est revenue. À la porte de la boutique, elle se met à cogner, elle appelle... On n’y pensait plus à elle. Je vais lui ouvrir. Ma mè re voulait plus rien entendre, elle refusait mê me de lui causer... Elle tournait clopin-clopant, tout autour de sa cuisine. Mon pè re lui fait comme ç a alors:

« Eh bien Clé mence, tu te dé cides?... Moi tu sais je vais la renvoyer!... » Elle a ré flé chi un instant et puis elle est descendue. Elle a essayé de compter les guipures que l’autre rapportait... Elle y arrivait pas... Son chagrin lui brouillait tout... Les idé es, les chiffres... Papa et moi, on l’a aidé e...

Aprè s, elle est remonté e se coucher... Et puis elle s’est relevé e exprè s, elle est redescendue encore... Toute la nuit, elle a rangé avec rage, obstination, toute la camelote du magasin.

Le matin tout é tait dans un ordre impeccable... C’é tait devenu une autre personne... Jamais on l’aurait reconnue... Elle avait pris honte d’un seul coup...

De se trouver devant Mme Hé ronde dans un é tat si piteux et que l’autre l’avait vue si pompé e ç a devenait une honte horrible!

« Quand je pense à ma pauvre Caroline!... À l’é nergie qu’elle a montré e jusqu’à la derniè re minute! Ah si elle me trouvait comme ç a!... »

Elle s’est raidie d’un seul coup. Elle avait mê me fait mille projets pendant toute la nuit... « Puisque les clientes ne viennent plus, eh bien, mon petit Ferdinand, on ira nous les chercher!... Et jusque chez elles encore!... Ç a sera bientô t la belle saison, on plaquera un peu la boutique... On ira faire tous les marché s, les environs... Chatou!... Vé sinet!... Bougival!... où y a des belles villas qui se montent... tous les gens chic... Ç a sera plus drô le que de nous morfondre!... Que de les attendre ici pour rien!... Et puis comme ç a tu prendras de l’air! »

Mon pè re, le truc des marché s ç a lui disait rien qui vaille... Une aventure pleine de risques!... Ç a l’affolait d’y penser... Il nous pré disait les complications les pires... On se la ferait sû rement barboter notre derniè re camelote!... En plus on se ferait lapider par les commerç ants de l’endroit... Maman, elle le laissait causer... Elle é tait bien ré solue...

D’abord, y avait plus à choisir! On mangeait plus qu’une fois sur deux... On remplaç ait depuis longtemps les allumettes du fourneau par des papillotes.

Un matin, l’heure a sonné du dé part, on s’est é lancé s vers la gare. Mon pè re portait le gros baluchon, une é norme « toilette » bourré e de marchandises... Ce qui restait dans le stock de moins moche... Maman et moi on trimbalait les cartons... Sur le quai à Saint-Lazare, il nous a ré pé té encore toutes ses craintes de l’aventure. Et il a filé au bureau.

Chatou en ce temps dont je parle, c’é tait un voyage. On se trouvait dé jà sur le tas qu’il faisait encore à peine jour... On a soudoyé le garde-champê tre... Avec la croix et la banniè re il nous a casé s... On a obtenu un tré teau... On avait une assez bonne place... entre la bouchè re et un é leveur de petits oiseaux. Par exemple, nous é tions mal vus... là tout de suite... Immé diatement.

Derriè re nous le « beurre et œ ufs » arrê tait pas de ramener sa cerise. Il nous trouvait des insolites, avec nos torrents de fanfreluches. Comme allusions c’é tait infect!...

L’allé e c’é tait pas la meilleure, mais quand mê me tout prè s des jardins... Et dans l’ombre de tilleuls splendides... Midi, c’é tait l’heure des clientes... Elles radinaient en grands chichis... Fallait pas qu’il souffle un peu de brise dans ces moments-là ! Au premier zé phyr ç a s’engouffre, ç a se barre en trombe les froufrous... les bonichons, les « charlottes », petits mouchoirs, et bas volants... Ç a demande qu’à se tirer, fragiles comme des nuages. On les coinç ait à grands renforts de pinces et d’agrafes. Il faisait hé risson notre tré teau... Les clientes elles dé ambulaient capricieuses... Papillons suivis d’une ou de deux cuisiniè res... Elles revenaient encore... Ma mè re essayait de les piquer à coups de boniments... De les tomber sur la broderie... Sur les bolé ros en commande... Sur les guipures « faç on Bruxelles »... Ou sur les triomphes vaporeux de Mme Hé ronde...

« Comme c’est amusant de vous rencontrer par ici!... Dans ce marché en plein vent!... Mais vous avez un magasin?... Passez-moi donc votre carte!... Certainement, nous irons vous voir!... »

Elles partaient froufrouter ailleurs, on leur refilait pas grand-chose... C’é tait la ré clame!...

De temps à autre, nos dentelles, sur un coup de tornade, retombaient chez le mec d’à cô té, dans les escalopes... Il manifestait son dé goû t...

Pour mieux nous dé fendre, il aurait fallu apporter de Paris notre joli mannequin pié destal, à buste ré sistant, qui mettrait fort bien en valeur les exquises trouvailles... les volutes mousseline et satin... les mille bagatelles de la « fé e d’Alfort »... Pour garder parmi les lé gumes, les tripes, un goû t de Louis XV malgré tout, une atmosphè re raffiné e, nous emmenions à la campagne une vé ritable piè ce de musé e, un minuscule chef-d’œ uvre, la commode poupé e « bois de rose »... On garait nos sandwiches dedans.

Notre terreur encore bien plus que le vent peut-ê tre c’é tait les averses!... Tous nos froufrous tournaient en crê pe!... l’ocre leur suintait par vingt rigoles... et le trottoir en devenait gluant... On ramassait tout en é ponges... Le retour é tait dé gueulasse. On se plaignait jamais devant mon pè re.

La semaine d’aprè s c’é tait Enghien et certains jeudis Clignancourt... La Porte... On se trouvait à cô té des « Puces »... Moi je les aimais bien les marché s... Ils me faisaient couper à l’é cole. L’air me rendait tout impé tueux... Quand on retrouvait le soir mon pè re, il me faisait un effet infâ me... Il é tait jamais content... Il venait nous chercher à la gare... Je lui aurais bien viré tout de suite la petite commode sur les guimauves pour le voir sauter un peu.

À Clignancourt, c’é tait une tout autre clientè le... On é talait nos rogatons, rien que des roustissures, les pires, celles qu’é taient planqué es à la cave depuis des anné es. On en fourguait pour des clous...

C’est aux « Puces » mê me, que j’ai connu le petit Paulo. Il travaillait pour sa marchande qu’é tait deux rangé es derriè re nous. Il lui vendait tous ses boutons, le long de l’avenue prè s de la porte, il se vadrouillait dans le marché, avec sa tablette sur le bide, retenue au cou par une ficelle, « Treize cartes pour deux sous mesdames!... » Il é tait plus jeune que moi, mais infiniment dessalé... Tout de suite on s’est trouvé s copains... Ce que j’admirais moi chez Popaul, c’est qu’il portait pas de chaussures, rien que des lattes plates en lisiè res... Ç a lui mordait par les arpions... J’enlevais les miennes en consé quence le long des fortifs, quand on partait en excursion.

Il soldait vite ses garnitures, les douzaines de treize, on avait pas le temps de les regarder, les os et les nacres... On é tait libre aprè s ç a.

En plus il avait un condé pour se faire des sous. « C’est facile », qu’il m’a expliqué... Dè s qu’on a plus eu de secrets. Dans le remblai du Bastion 18 et dans les refuges du tramway devant la Villette, il faisait des petites rencontres, des griffetons qu’il soulageait et des louchebems. Il me proposait de les connaî tre. Ç a se passait trop tard pour que moi j’y aille... Ç a pouvait rapporter une thune, parfois davantage.

Derriè re le kiosque à la balance, il m’a montré, sans que je lui demande, comment les grands ils le suç aient. Lui Popaul il avait de la veine, il avait du jus, moi il m’en venait pas encore. Une fois il s’é tait fait quinze francs dans la mê me soiré e.

Pour m’é chapper, fallait que je mente, je disais que j’allais chercher des frites. Popaul, ma mè re le connaissait bien, elle pouvait pas le renifler, mê me de loin, elle me dé fendait que je le fré quente. On se barrait quand mê me ensemble, on vadrouillait jusqu’à Gonesse. Moi je le trouvais irré sistible... Dè s qu’il avait un peu peur il é tait secoué par un tic, il se té tait d’un coup, toute la langue, ç a lui faisait une sacré e grimace. À la fin moi je l’imitais, à force de me promener avec lui.

Sa merciè re, Popaul, elle lui passait avant qu’il parte une drô le de veste, une toute spé ciale, comme pour un singe, toute recouverte de boutons, des gros, des petits, des milliers, devant, derriè re, tout un costard d’é chantillons, des nacres, des aciers, des os...

Son rê ve, Popaul c’é tait l’absinthe; sa merciè re, elle lui en versait un petit apé ro chaque fois qu’il rentrait et qu’il avait bien liquidé. Ç a lui donnait du courage. Il fumait du tabac de la troupe, on faisait nos cigarettes nous-mê mes en papier journaux... Ç a le dé goû tait pas de sucer il é tait cochon. Tous les hommes qu’on rencontrait dans la rue, on pariait ensemble comment qu’ils devaient l’avoir grosse. Ma mè re pouvait pas quitter derriè re son fourbi, surtout dans un quartier pareil. Je me dé binais de plus en plus... Et puis voilà ce qui est survenu:

Popaul, je le croyais ré gulier, loyal et fidè le. Je me suis trompé sur son compte. Il s’est conduit comme une lope. Il faut dire les choses. Il me parlait toujours d’arquebuse. Je voyais pas trop ce qu’il voulait dire. Il amè ne un jour son fourbi. C’é tait un gros é lastique monté, une espè ce de fronde, un double crochet, un truc pour abattre les piafs. Il me fait: « On va s’exercer! Aprè s, on crè vera une vitrine!... Y en a une facile sur l’Avenue... Aprè s on visera dans un flic!... » Gu! voilà ! C’é tait une idé e! On part du cô té de l’é cole. Il me dit: « On va commencer là !... » Les classes juste venaient de sortir c’é tait commode pour se barrer. Il me passe encore son machin... Je le charge avec un gros caillou. Je tire à fond sur le manche... À bout de caoutchouc... Je fais à Popaul: « Vise donc là -haut! » et clac! Ping!... Ratatrac!... En plein dans l’horloge!... Tout vole autour en é clats... J’en reste figé comme un con. J’en reviens pas du boucan que ç a cause... le cadran qui é clate en miettes! Les passants radinent... Je suis paumé sur place. Je suis fait comme un rat... Ils me tiraillent tous par les esgourdes. Je gueule: « Popaul! »... Il a fondu!... Il existe plus!... Ils me traî nent jusque devant ma mè re. Ils lui font une scè ne horrible. Il faut qu’elle rembourse toute la casse, ou bien ils m’embarquent en prison. Elle donne son nom, son adresse... J’ai beau expliquer: « Popaul! »... Il s’abat sur moi tellement de gifles que je vois plus ce qui se passe...



  

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