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LE NOM DE LA ROSE 55 страница



cé lè bre le triomphe de l’ordre final (intellectuel, social,

lé gal et moral) sur le dé sordre de la faute. Si le roman

policier plaî t, c’est qu’il repré sente une histoire de

conjecture à l’é tat pur. Mais un diagnostic mé dical, une

recherche scientifique, une interrogation mé taphysique

sont aussi des cas de conjecture. Au fond, la question de

base de la philosophie (comme de la psychanalyse) est la

mê me que celle du roman policier: à qui la faute? Pour le

savoir (pour croire le savoir) il faut pré sumer que tous les

faits ont une logique, la logique que leur a imposé e le

coupable. Chaque histoire d’enquê te et de conjecture nous

raconte une chose auprè s de laquelle nous habitons depuis

toujours (citation pseudo-heideggé rienne). On comprend

alors clairement pourquoi mon histoire de base (qui est

l’assassin? ) se ramifie en tant d’autres histoires, toutes

des histoires d’autres conjectures, toutes tournant autour

de la conjecture en tant que telle.

Le monde abstrait de la conjecture, c’est le

labyrinthe. Et il y a trois types de labyrinthe. Le premier

est grec, c’est celui de Thé sé e. Il ne permet à personne de

s’é garer: vous entrez et vous arrivez au centre, puis vous

allez du centre à la sortie. C’est pourquoi au centre, il y aie

Minotaure, sinon l’histoire perdrait toute sa saveur, ce

serait une simple promenade de santé. Oui, mais vous ne

savez pas où vous allez arriver, ni ce que fera le

Minotaure. Et la terreur naî tra peut-ê tre. Mais si vous

dé roulez le labyrinthe classique, vous vous retrouvez avec

un fil à la main, le fil d’Ariane. Le labyrinthe classique,

c’est le fil d’Ariane de soi-mê me.

Le second est le labyrinthe manié riste: si vous le

mettez à plat, vous avez entre les mains une espè ce

d’arbre, une structure en forme de racines, avec de

nombreuses impasses. La sortie est unique mais vous

pouvez vous tromper. Vous avez besoin d’un fil d’Ariane

pour ne pas vous perdre. Ce labyrinthe est un modè le de

trial-and-error process.

Enfin, il y a le ré seau, ou ce que Deleuze et Guattari

appellent rhizome. Le rhizome est fait de telle sorte que

chaque chemin peut se connecter à chaque autre chemin.

Il n’a pas de centre, pas de pé riphé rie, pas de sortie parce

qu’il est potentiellement infini. L’espace de la conjecture

est un espace en rhizome. Le dé dale de ma bibliothè que

est encore un labyrinthe manié riste, mais le monde où

Guillaume s’aperç oit qu’il vit est dé jà structuré en

rhizome: il est structurable mais jamais dé finitivement

structuré.

Un jeune garç on de dix-sept ans m’a dit qu’il n’avait

rien compris aux discussions thé ologiques mais qu’elles

agissaient comme des prolongements du labyrinthe

spatial (comme si c’é tait une musique thrilling dans un

film de Hitchcock). Et je crois bien qu’il s’est produit

quelque chose de ce genre: mê me le lecteur naï f a flairé

qu’il se trouvait face à une histoire de labyrinthe, mais où

les labyrinthes n’é taient pas spatiaux. Ainsi,

curieusement, les lectures les plus naï ves é taient les plus

« structurales ». Le lecteur naï f est entré en contact

direct, sans la mé diation des contenus, avec le fait qu’il est

pensé que, malgré tout, un roman doit divertir aussi et

surtout à travers la trame.

Si un roman divertit, il obtient l’approbation d’un

public. Or, pendant un certain temps, on a pensé que

cette approbation é tait un indice né gatif. Si un roman

rencontre la faveur du public, c’est qu’il ne dit rien de

nouveau et qu’il donne au public ce que celui-ci attendait

dé jà.

Je crois pourtant qu’il est diffé rent de dire « si un

roman donne au lecteur ce qu’il attendait, il reç oit son

approbation » et « si un roman reç oit l’approbation du

lecteur c’est parce qu’il lui donne ce qu’il attendait ».

La seconde affirmation n’est pas toujours vraie. Il

suffit de penser à Defoe ou à Balzac, pour en arriver au

Tambour ou à Cent ans de solitude.

On dira que l’é quation « approbation = valeur

né gative » a é té encouragé e par certaines positions

polé miques prises par nous, ceux du groupe 63, et mê me

avant 1963, quand on identifiait le livre à succè s au livre

commercial et le roman commercial au roman à intrigue,

alors qu’on cé lé brait l’oeuvre expé rimentale qui fait

scandale et qui est refusé e par le grand public. Tout cela a

é té dit et cela avait un sens de le dire. Ce sont ces choses

qui ont le plus scandalisé les lettré s bien-pensants, ce sont

celles que les chroniqueurs n’ont jamais oublié es,

pré cisé ment parce qu’elles é taient formulé es pour obtenir

cet effet-là, en pensant aux romans traditionnels

fondamentalement commerciaux et dé pourvus de la

moindre innovation inté ressante eu é gard à la

problé matique du XIXe.

Alors fatalement, des coalitions se formè rent, on fit

flè che de tout bois, parfois pour des raisons de guerre de

clans. Je me souviens que nos ennemis é taient

Lampedusa, Bassani et Cassola. Aujourd’hui, j’introduirais

de subtiles diffé rences entre eux. Lampedusa avait é crit

un bon roman hors du temps, et nous polé miquions contre

la cé lé bration qui en é tait faite comme s’il ouvrait une

nouvelle voie à la litté rature italienne, quand au contraire

il en fermait glorieusement une autre. Je n’ai pas changé

d’avis sur Cassola. Sur Bassani, en revanche, je serais

beaucoup, mais beaucoup plus prudent et si j’é tais en

1963, je l’accepterais volontiers comme compagnon de

route. Mais là n’est pas le problè me dont je veux parler.

Le problè me, c’est que tout le monde a oublié ce qui

s’est passé en 1965 quand, de nouveau, le groupe s’est

ré uni à Palerme pour dé battre du roman expé rimental (et

dire que les actes figurent encore au catalogue Feltrinelli,

sous le titre II romanzo sperimentale, avec deux dates:

1965 en couverture, achevé d’imprimé en 1966).

Or, ce dé bat fourmillait d’idé es inté ressantes.

D’abord, le rapport initial de Renato Barilli, alors

thé oricien de tous les expé rimentalismes du Nouveau

Roman, qui à cette é poque ré glait ses comptes avec le

nouveau Robbe-Grillet, avec Grass et Pynchon

(n’oublions pas que Pynchon est aujourd’hui cité parmi les

initiateurs du post-moderne, mais ce mot n’existait pas

alors, du moins en Italie; John Barth faisait ses dé buts en

Amé rique); et Barilli citait Roussel redé couvert, qui

aimait Verne, et il ne citait pas Borges parce que sa

ré habilitation n’avait pas encore commencé. Et que disaitil,

Barilli? Il disait que jusqu’alors on avait privilé gié la fin

de l’intrigue et le blocage de l’action dans l’é piphanie et

dans l’extase maté rialiste, mais que s’ouvrait une

nouvelle phase de la narrativité, avec la revalorisation de

l’action, fû t-ce d’une action autre.

Moi, j’analysais l’impression que nous avions

é prouvé e le soir pré cé dent en assistant à un curieux

collage ciné matographique de Baruchello et Grifi, Verifica

incerta, une histoire faite de morceaux d’histoires, de

situations standard, de topoi du ciné ma commercial. Et je

remarquais que là où le public avait ré agi avec le plus de

plaisir, c’é tait les points où, quelques anné es auparavant,

il aurait é té scandalisé, c’est-à -dire là où les consé quences

logiques et temporelles é taient é ludé es et où ses attentes

semblaient ê tre violemment frustré es. L’avant-garde se

faisait tradition, les dissonances d’autrefois se faisaient

miel pour les oreilles et les yeux. Une seule conclusion

s’imposait: l’inacceptabilité du message n’é tait plus le

critè re roi pour une narrativité (pour tout art)

expé rimentale, car l’inacceptable é tait dé sormais codifié

comme aimable. Un retour concerté à de nouvelles formes

d’acceptable et d’aimable se profilait. Et je rappelais que si

au temps des soiré es futuristes de Marinetti, il é tait

indispensable que le public sifflâ t, « aujourd’hui au

contraire, la polé mique qui consiste à considé rer qu’une

expé rience est un é chec par le simple fait qu’elle est

accepté e comme normale est sotte et improductive: c’est

se ré fé rer au sché ma axiologique de l’avant-garde

historique, et l’é ventuel critique avangardiste n’est autre

qu’un " marinettien " attardé. Ré pé tons que

l’inacceptabilité du message pour le ré cepteur n’est

devenue une garantie de valeur qu’au cours d’une pé riode

historique trè s pré cise... Peut-ê tre nous faudra-t-il

renoncer à cette arriè re-pensé e qui domine constamment

tous nos dé bats, à savoir que le scandale devrait ê tre la

preuve de la validité d’un travail. La dichotomie entre

ordre et dé sordre, entre oeuvre de consommation et

oeuvre de provocation, tout en ne perdant rien de sa

valeur, devra elle aussi ê tre ré examiné e sous un autre

angle: je crois qu’il sera possible de trouver des é lé ments

de rupture et de contestation dans des oeuvres qui

apparemment sont de consommation facile, et de

s’apercevoir en revanche que certaines oeuvres, qui

semblent provocatrices et font encore bondir le public, ne

contestent absolument rien... Ces jours-ci, j’ai rencontré

quelqu’un qui é tait envahi de soupç ons et de doute parce

qu’un produit lui avait trop plu... » Et ainsi de suite.

1965. C’é tait le dé but du pop-art, et donc les anné es

où les distinctions traditionnelles entre art expé rimental,

non figuratif, et art de masse, narratif et figuratif,

devenaient caduques. Les anné es où Pousseur, parlant

des Beatles, me disait: « Ils travaillent pour nous », sans

s’apercevoir qu’il travaillait pour eux (et Cathy Berberian

allait venir qui nous montrerait que les Beatles, arrivé s à

Purcell, comme il se devait, pouvaient ê tre interpré té s en

concert, aux cô té s de Monteverdi et Satie).

Le post-moderne, l’ironie, l’aimable

Depuis 1965, deux idé es se sont dé finitivement

clarifié es. On pouvait retrouver l’intrigue sous forme de

citation d’autres intrigues, et la citation pouvait ê tre

moins conventionnelle et commerciale que l’intrigue cité e

(1972: ce sera l’almanach Bompiani, consacré au Retour

de l’intrigue, où Ponson du Terrail et Eugè ne Sue seront

revisité s d’une maniè re tout à la fois ironique et é blouie,

où certaines grandes pages de Dumas forceront

l’admiration, à peine teinté e d’ironie). Pouvait-on avoir un

roman commercial, assez problé matique, et pourtant

aimable?

Cette soudure, ces retrouvailles avec l’intrigue et

l’amabilité, les thé oriciens amé ricains du postmodernisme

allaient l’accomplir.

Malheureusement, « post-moderne » est un terme

bon à tout faire (et je pense à post-moderne comme

caté gorie litté raire proposé e par les critiques amé ricains,

non à la notion plus gé né rale de Lyotard). J’ai l’impression

qu’aujourd’hui on l’applique à tout ce qui plaî t à celui qui

en use. Il semble, d’autre part, qu’il y ait une tentative de

lui faire subir un glissement ré troactif: avant, ce terme

s’adaptait à quelques é crivains ou artistes de ces vingt

derniè res anné es, petit à petit on est remonté au dé but du

siè cle, puis toujours plus en arriè re, et bientô t cette

caté gorie arrivera à Homè re.

Je crois cependant que le post-moderne n’est pas

une tendance que l’on peut dé limiter chronologiquement,

mais une caté gorie spirituelle, ou mieux un Kunstwollen,

une faç on d’opé rer. On pourrait dire que chaque é poque a

son post-moderne, tout comme chaque é poque aurait son

manié risme (si bien que je me demande si post-moderne

n’est pas le nom moderne du manié risme en tant que

caté gorie mé ta-historique). Je crois qu’à toute é poque on

atteint des moments de crise tels que ceux qu’a dé crits

Nietzsche dans les Considé rations inactuelles sur le

danger des é tudes historiques. Le passé nous conditionne,

nous harcè le, nous ranç onne. L’avant-garde historique

(mais ici aussi j’entendrais la caté gorie d’avant-garde

comme caté gorie mé ta-historique) essaie de ré gler ses

comptes avec le passé. « A bas le clair de lune », mot

d’ordre futuriste, est le programme typique de toute

avant-garde, il suffit de remplacer clair de lune par

quelque chose d’approprié. L’avant-garde dé truit le

passé, elle le dé figure: les Demoiselles d’Avignon, c’est le

geste typique de l’avant-garde. Et puis l’avant-garde ira

plus loin, aprè s avoir dé truit la figure, elle l’annule, elle en

arrive à l’abstrait, à l’informel, à la toile blanche, à la toile

lacé ré e, à la toile brû lé e; en architecture, ce sera la

condition minimum du curtain wall, l’é difice comme stè le,

parallé lé pipè de pur; en litté rature, ce sera la destruction

du flux du discours, jusqu’au collage à la Burroughs,

jusqu’au silence, jusqu’à la page blanche; en musique, ce

sera le passage de l’atonalité au bruit, au silence absolu

(en ce sens, le Cage des origines est moderne).

Mais vient un moment où l’avant-garde (le

moderne) ne peut pas aller plus loin, parce que dé sormais

elle a produit un mé talangage qui parle de ses impossibles

textes (l’art conceptuel). La ré ponse post-moderne au

moderne consiste à reconnaî tre que le passé, é tant

donné qu’il ne peut ê tre dé truit parce que sa destruction

conduit au silence, doit ê tre revisité : avec ironie, d’une

faç on non innocente. Je pense à l’attitude post-moderne

comme à l’attitude de celui qui aimerait une femme trè s

cultivé e et qui saurait qu’il ne peut lui dire: « Je t’aime

dé sespé ré ment » parce qu’il sait qu’elle sait (et elle sait

qu’il sait) que ces phrases, Barbara Cartland les a dé jà

é crites. Pourtant, il y a une solution. Il pourra dire: «

Comme dirait Barbara Cartland, je t’aime dé sespé ré ment.

» Alors, en ayant é vité la fausse innocence, en ayant dit

clairement que l’on ne peut parler de faç on innocente,

celui-ci aura pourtant dit à cette femme ce qu’il voulait lui

dire: qu’il l’aime et qu’il l’aime à une é poque d’innocence

perdue. Si la femme joue le jeu, elle aura reç u une

dé claration d’amour. Aucun des deux interlocuteurs ne se

sentira innocent, tous deux auront accepté le dé fi du

passé, du dé jà dit que l’on ne peut é liminer, tous deux

joueront consciemment et avec plaisir au jeu de l’ironie...

Mais tous deux auront ré ussi une fois encore à parler

d’amour.

Ironie, jeu mé talinguistique, é nonciation au carré. De

sorte que si, avec le moderne, ne pas comprendre le jeu,

c’est forcé ment le refuser, avec le post-moderne, on peut

ne pas comprendre le jeu et prendre les choses au

sé rieux. Ce qui est d’ailleurs la qualité (le risque) de

l’ironie. Il y a toujours des gens pour prendre au sé rieux

le discours ironique. Je pense que les collages de Picasso,

de Juan Gris et de Braque é taient modernes: c’est

pourquoi les gens normaux ne les acceptaient pas. En

revanche, les collages que faisait Max Ernst, ces montages

de morceaux de gravures du XIXe, é taient postmodernes

: on peut aussi les lire comme un ré cit

fantastique, comme le ré cit d’un rê ve, sans s’apercevoir

qu’ils repré sentent un discours sur la gravure et peutê tre

sur le collage lui-mê me. Si le post-moderne c’est cela,

on comprend alors pourquoi Sterne ou Rabelais é taient

post-modernes, pourquoi Borges l’est certainement,

pourquoi dans un mê me artiste peuvent cohabiter, ou se

succé der rapidement, ou alterner, le moment moderne et

le moment post-moderne. Voyez Joyce. Le Portrait est

l’histoire d’une tentative moderne. Les Dubliners, mê me

s’ils sont anté rieurs, sont plus modernes que le Portrait.

Ulysse est à la limite. Finnegans Wake est dé jà postmoderne,

ou, du moins, il ouvre le discours post-moderne,

il requiert, pour ê tre compris, non point la né gation du

dé jà dit mais une nouvelle ré flexion ironique.

On a dé jà presque tout dit sur le post-moderne, dè s

le dé but (c’est-à -dire à partir d’essais comme « la

Litté rature de l’é puisement » de John Barth, qui date de

1967 et qui a é té ré cemment publié dans le numé ro 7 de

Calibano sur le post-moderne amé ricain). Ce n’est pas que

je sois totalement d’accord avec les bons points que les

thé oriciens du post-modernisme (Barth y compris)

distribuent aux é crivains et aux artistes, en é tablissant

qui est post-moderne et qui ne l’est pas encore. Ce qui

m’inté resse, c’est le thé orè me que les thé oriciens de la

tendance tirent de leurs pré misses: « Mon é crivain postmoderne

idé al n’imite et ne ré pudie ni ses parents du XXe

ni ses grands-parents du XIXe. Il a digé ré le modernisme,

mais il ne le porte pas sur ses é paules, comme un poids...

Peut-ê tre cet é crivain ne peut-il pas espé rer atteindre ou

é mouvoir les amateurs de James Michener et Irving

Wallace, sans parler des analphabè tes lobotomisé s par les

mass media, mais il devrait espé rer toucher et divertir,

quelquefois au moins, un public plus vaste que le cercle de

ceux que Thomas Mann appelait les premiers chré tiens,

les dé vots de l’Art... Le roman post-moderne idé al devrait

dé passer les querelles entre ré alisme et irré alisme,

formalisme et contenuisme, litté rature pure et litté rature

de l’engagement, narrativité d’é lite et narrativité de

masse... Je pré fè re l’analogie avec le bon jazz ou avec la

musique classique: en ré é coutant ou en analysant une

partition, on dé couvre une foule de choses que l’on n’avait

pas saisies la premiè re fois, mais la premiè re fois doit

savoir vous ravir au point de vous faire dé sirer la

ré é couter, ceci é tant valable pour les spé cialistes comme

pour les profanes. » (Barth, en 1980, qui reprend ce

thè me, cette fois sous le titre « la litté rature de la

plé nitude ». ) Bien entendu, le discours peut ê tre repris

avec un plus grand goû t du paradoxe, ce que fait Leslie

Fiedler, dans un essai de 1981 et dans un dé bat ré cent sur

Salmagundi avec d’autres auteurs amé ricains. Fiedler fait

de la provocation, c’est é vident. Il glorifie le Dernier des

Mohicans, la narrativité d’aventure, le Gothic, toute cette

masse d’é crits, mé prisé s par les critiques, qui a su cré er

des mythes et peupler l’imaginaire de plus d’une

gé né ration. Il se demande si on publiera de nouveau

quelque chose comme la Case de l’Oncle Tom qui puisse

ê tre lu avec une é gale passion à la cuisine, au salon et dans

la chambre des enfants. Il met Shakespeare du cô té de

ceux qui savaient divertir, dans le mê me sac qu’Autant en

emporte le vent. Nous savons tous que c’est un critique

trop fin pour y croire. Il veut simplement abattre cette

barriè re é rigé e entre art et amabilité. Il comprend

intuitivement que toucher un vaste public et peupler ses

rê ves, c’est peut-ê tre cela aujourd’hui faire de l’avantgarde

et que cela nous laisse encore libres de dire que

peupler les rê ves des lecteurs ne signifie pas

né cessairement les bercer. Ç a peut vouloir dire les

obsé der.

Le roman historique

Depuis deux ans, je refuse de ré pondre à des

questions oiseuses. Du style: ton oeuvre est-elle une

oeuvre ouverte ou pas? Mais est-ce que je sais, moi!

C’est votre affaire, pas la mienne! Ou alors: auquel de tes

personnages t’identifies-tu?

Mon Dieu, mais à qui s’identifie un auteur? Aux

adverbes, bien sû r.

La question la plus oiseuse de toutes est celle de

ceux qui suggè rent que raconter le passé c’est une faç on

de fuir le pré sent. Est-ce vrai? me demandent-ils. C’est

probable, dis-je; si Manzoni a raconté le XVIIe siè cle,

c’est que le XIXe ne l’inté ressait pas; le Sant’Ambrogio de

Giusti parle aux Autrichiens de son é poque, alors

qu’é videmment le Giuramento de Pontida de Berchet

parle des fables du temps jadis. Love Story est de son

temps, alors que la Chartreuse de Parme ne raconte que

des é vé nements survenus vingt-cinq ans plus tô t...

A quoi bon dire que tous les problè mes de l’Europe

moderne se forment, tels que nous les ressentons

aujourd’hui, au Moyen Age, de la dé mocratie des

communes à l’é conomie bancaire, des monarchies

nationales aux cité s, des nouvelles technologies aux

ré voltes des paysans: le Moyen Age est notre enfance à

laquelle il nous faut toujours revenir pour faire une

anamnè se. Mais on peut aussi parler du Moyen Age dans

le style d’Excalibur. Et donc, le problè me est ailleurs, et

on ne peut l’é luder. Que veut dire é crire un roman

historique? Je crois qu’il y a trois faç ons de raconter sur

le passé. L’une est le roman, du cycle breton aux histoires

de Tolkien, où l’on trouve aussi la « Gothic novel » qui n’a

rien de la novel et tout du roman. Le passé est alors

scé nographie, pré texte, construction de la fable et donne

libre cours à l’imagination. Pour sa part, la science- fiction

est souvent un pur roman. Le romance, c’est l’histoire

d’un ailleurs.

Puis vient le roman de cape et d’é pé e, comme celui

de Dumas. Le roman de cape et d’é pé e se choisit un passé

« ré el » et reconnaissable: pour y parvenir, il le peuple de

personnages dé jà enregistré s par l’encyclopé die

(Richelieu, Mazarin) auxquels il fait accomplir des

actions que l’encyclopé die n’enregistre pas (avoir

rencontré Milady, avoir eu des contacts avec un certain

Bonacieux) mais qui ne la contredisent pas.

Naturellement, pour corroborer l’impression de ré alité,

les personnages historiques feront aussi (avec

l’assentissement de l’historiographie) ce qu’ils ont fait

(assié ger La Rochelle, avoir eu des relations intimes avec

Anne d’Autriche, avoir eu affaire avec la Fronde). Dans ce

cadre (« vrai»), viennent s’insé rer les personnages de

fiction; cependant, ceux-ci manifestent des sentiments qui

pourraient ê tre attribué s à des personnages d’autres

é poques. Ce que d’Artagnan fait en ré cupé rant à Londres

les bijoux de la Reine, il aurait pu le faire aussi bien au

XVIe qu’au XVIIIe siè cle. Il n’est pas né cessaire de vivre

au XVIIe pour avoir la psychologie de d’Artagnan.

Par contre, dans le roman historique il n’est pas

obligatoire qu’entrent en scè ne des personnages

reconnaissables en termes d’encyclopé die commune. Dans

les Fiancé s, le personnage le plus connu est le cardinal

Federigo, qu’avant Manzoni trè s peu de gens

connaissaient (l’autre Borromé e, saint Charles, é tait bien

plus connu). Mais tout ce que font Renzo, Lucia ou Fra

Cristoforo ne pouvait qu’ê tre accompli dans la Lombardie

du XVIIe siè cle. Les agissements des personnages

servent à faire mieux comprendre l’histoire, ce qui s’est

passé, et bien qu’ils soient inventé s, ils en disent plus, et

avec une clarté sans pareille, sur l’Italie de l’é poque, que

les livres d’histoire consacré s.

En ce sens, je voulais certainement é crire un roman

historique, non parce qu’Ubertin ou Michel avaient

vraiment existé et disaient plus ou moins ce qu’ils avaient

vraiment dit, mais parce que tout ce que disaient des

personnages fictifs comme Guillaume aurait dû ê tre dit à

cette é poque-là.

Je ne sais pas à quel point j’ai é té fidè le à ce propos.

Je ne crois pas à quelque manquement de ma part quand

je dé guisais des citations d’auteurs posté rieurs (comme

Wittgenstein) en les faisant passer pour des citations de

l’é poque. En ce cas, je savais trè s bien que ce n’é taient pas

mes mé dié vaux qui é taient modernes, mais plutô t les

modernes qui pensaient mé dié val. Pourtant, je me

demande si parfois je n’ai pas prê té à mes personnages

fictifs une capacité d’assembler, à partir des disiecta

membra de pensé es totalement mé dié vales, certaines



  

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