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LE NOM DE LA ROSE 54 страница



mois à la construction d’un labyrinthe adapté, et à la fin

j’ai dû y ajouter des meurtriè res, sinon l’air aurait

toujours é té insuffisant.

Qui parle

J’avais de nombreux problè mes. Je voulais un lieu

clos, un univers concentrationnaire, et pour le mieux

fermer, il fallait que j’introduise, outre les unité s de lieu,

les unité s de temps (é tant donné que l’unité d’action é tait

incertaine). Donc, ce serait une abbaye bé né dictine à la

vie scandé e par les heures canoniales (peut-ê tre mon

modè le inconscient é tait-il l’Ulysse à cause de la structure

trè s stricte en heures du jour; mais aussi la Montagne

magique, pour le lieu rocheux et sanatorial où tant de

conversations allaient devoir se passer).

Les conversations me posaient de gros problè mes

que j’ai ré solus en é crivant. Il est une thé matique, peu

traité e par les thé ories de la narrativité, qui est celle des

turn ancillaries, c’est- à -dire les artifices grâ ce auxquels le

narrateur passe la parole aux diffé rents personnages.

Voyons quelles diffé rences il y a entre ces cinq dialogues:

— Comment vas-tu?

— Pas mal, et toi?

— Comment vas-tu? dit Jean.

— Pas mal, et toi? dit Pierre.

— Comment, dit Jean, comment vas-tu? Et

Pierre, aussitô t: — Pas mal, et toi?

— Comment vas-tu? s’empressa Jean.

— Pas mal, et toi? ricana Pierre.

— Jean dit: — Comment vas-tu?

— Pas mal, ré pondit Pierre d’une voix incolore.

Puis, avec un sourire indé finissable: — Et toi?

A l’exception des deux premiers cas, on observe

dans les autres ce que l’on dé finit comme « instance de

l’é nonciation ». L’auteur intervient par un commentaire

personnel pour suggé rer le sens que peuvent prendre les

paroles des deux personnages. Mais une telle intention

est-elle vraiment absente des solutions apparemment

arides des deux premiers cas? Et le lecteur? Est- il plus

libre dans les deux cas aseptisé s, ne pourrait-il y subir, à

son insu, une charge é motive (que l’on pense à

l’apparente neutralité du dialogue chez Hemingway! ) ou

bien est-il plus libre dans les autres cas où, au moins, il

sait à quel jeu joue l’auteur?

C’est un problè me de style, un problè me idé ologique,

un problè me de « poé sie », autant que le choix d’une

rime, d’une assonance ou l’introduction d’un paragramme.

Il s’agit de trouver une certaine cohé rence. Peut-ê tre

é tais-je aidé par le fait que tous les dialogues sont

rapporté s par Adso et que, bien é videmment, Adso

impose son point de vue à toute la narration.

Les dialogues me posaient aussi un autre problè me.

Jusqu’à quel point pouvaient-ils ê tre mé dié vaux? En

d’autres termes, je me rendais compte, à l’é criture, que le

livre prenait une structure de mé lodrame bouffe, avec de

longs ré citatifs et d’amples arias. Les arias (la description

du portail, par exemple) se ré fé raient à la grande

rhé torique de l’Age Moyen, et là les modè les ne

manquaient pas. Mais les dialogues? A un moment

donné, j’ai craint que les dialogues ne soient de l’Agatha

Christie quand les Arias é taient du Suger ou du saint

Bernard. Je suis allé relire les romans mé dié vaux,

j’entends par là l’é popé e chevaleresque, et je me suis

aperç u que, malgré quelque licence de mon fait, je

respectais un usage narratif et poé tique qui n’é tait pas

inconnu au Moyen Age. Mais la question m’a longtemps

harcelé, et je ne suis pas sû r d’avoir ré solu ces

changements de registre entre aria et ré citatif.

Un autre problè me: l’emboî tement des voix ou

instances narratives. Je savais que j’é tais en train de

raconter (moi) une histoire avec les mots d’un autre,

aprè s avoir averti dans la pré face que les mots de cet

autre avaient é té filtré s par au moins deux autres

instances narratives, celle de Mabillon et celle de l’abbé

Vallet; et l’on pouvait bien sû r supposer que ceux-ci

avaient oeuvré en philologues sur un texte non manipulé

(mais qui va croire ç a? ). Pourtant, le problè me se

reposait à l’inté rieur mê me de la narration faite à la

premiè re personne par Adso. Celui-ci raconte à quatrevingts

ans ce qu’il a vé cu à dix-huit ans. Qui parle, l’Adso

de dix-huit ans ou l’Adso octogé naire? Tous les deux,

c’est é vident et c’est voulu. Le jeu consistait à mettre en

scè ne continuellement Adso vieux qui raconte ce qu’il se

rappelle avoir vu et entendu en tant qu’Adso jeune. Mon

modè le (mais je ne suis pas allé relire le livre, de lointains

souvenirs me suffisaient) é tait le Serenus Zeitblom du

Doctor Faustus. Ce double jeu é nonciatif m’a fasciné et

terriblement passionné. Parce que en plus, pour en

revenir à ce que je disais sur le masque, en dé doublant

Adso, je dé doublais une fois encore la sé rie de cloisons,

d’é crans mis entre moi en tant que personnalité

biographique, ou moi en tant qu’auteur qui raconte, je

narrateur, et les personnages raconté s y compris la voix

narrative. Je me sentais toujours plus proté gé, et toute

cette expé rience m’a rappelé (j’ai envie de dire

charnellement, avec l’é vidence d’une madeleine trempé e

dans du tilleul) certains jeux enfantins sous les

couvertures, quand je me sentais comme dans un sousmarin

et que de là je lanç ais des messages à ma soeur,

enfouie sous les couvertures d’un autre lit, tous deux

isolé s du monde exté rieur et totalement libres d’inventer

de longues courses au fond des mers silencieuses.

Adso a é té trè s important pour moi. Dè s le dé but, je

voulais raconter toute l’histoire (avec ses mystè res, ses

é vé nements politiques et thé ologiques, ses ambiguï té s)

par la voix de quelqu’un qui traverse les é vé nements, les

enregistre avec la fidé lité photographique d’un adolescent,

mais qui ne les comprend pas (et qui, mê me vieux, ne les

comprendra pas pleinement, si bien qu’il choisira une fuite

dans le né ant divin, qui n’é tait pas celle que lui avait

enseigné e son maî tre).

Faire tout comprendre par les mots de quelqu’un qui

ne comprend rien. En Usant les critiques, je me rends

compte que c’est l’un des aspects du roman qui a le moins

impressionné les lecteurs cultivé s (personne, ou presque,

ne l’a relevé ). Mais je me demande si cela n’a pas é té un

des é lé ments qui a dé terminé la lisibilité du roman de la

part de lecteurs non é rudits. Ils se sont identifié s à

l’innocence du narrateur, ils se sont sentis disculpé s

quand ils ne comprenaient pas tout. Je les ai renvoyé s à

leurs é mois face au sexe, aux langues inconnues, aux

difficulté s de la pensé e, aux mystè res de la vie politique...

Ce sont là des choses que je comprends maintenant, aprè s

coup, mais peut-ê tre alors transfé rais-je sur Adso nombre

de mes é mois d’adolescent, surtout dans ses palpitations

d’amour (avec toujours cependant la garantie de pouvoir

agir par personne interposé e: en effet, Adso ne vit ses

souffrances d’amour qu’à travers les mots que les

docteurs de l’Eglise employaient pour parler de l’amour).

L’art, c’est la fuite hors de l’é motion personnelle, Joyce

comme Eliot me l’avaient enseigné.

La lutte contre l’é motion fut un combat difficile.

J’avais é crit une belle priè re, modelé e sur l’Eloge de la

Nature d’Alain de Lille, à mettre dans la bouche de

Guillaume, à un moment d’é motion. Et puis j’ai compris

que nous nous serions é mus tous les deux, moi comme

auteur et lui comme personnage. Moi, en tant qu’auteur,

je ne le devais pas, pour des raisons de poé tique. Lui, en

tant que personnage, il ne le pouvait pas, parce qu’il é tait

fait d’une autre pâ te et que ses é motions é taient toutes

mentales, ou trè s retenues. J’ai donc é liminé cette page.

Aprè s avoir lu le livre, une amie m’a dit: « Ma seule

objection, c’est que Guillaume n’a jamais un mouvement

de pitié. » J’ai rapporté cela à un autre ami qui m’a

ré pondu: « C’est bien, c’est cela le style de sa pietas. »

Peut-ê tre en é tait-il ainsi. Et ainsi soit-il.

La pré té rition

Adso m’a servi à ré soudre une autre question.

J’aurais pu inscrire mon histoire dans un Moyen Age où

tout le monde sait de quoi on parle. Dans une histoire

contemporaine, si un personnage dit que le Vatican

n’approuverait pas son divorce, il est inutile d’expliquer

ce qu’est le Vatican et pourquoi il n’approuverait pas le

divorce. Mais dans un roman historique, il n’en va pas de

mê me. On raconte aussi pour é clairer les contemporains

sur ce qui s’est passé et pour dire en quel sens ces

é vé nements lointains ont une importance actuelle.

On court alors le risque du « salgarisme ». Les

personnages de Salgari fuient dans la forê t, traqué s par

des ennemis et tré buchent sur une racine de baobab: et

voilà que le narrateur suspend l’action pour nous faire une

leç on de botanique sur les baobabs. C’est devenu

maintenant un topos, plaisant comme les vices d’une

personne que l’on a aimé e, mais à é viter.

J’ai ré crit des centaines de pages pour é chapper à

cet é cueil; mais je ne me rappelle pas m’ê tre jamais

aperç u comment je ré solvais le problè me. Je m’en suis

rendu compte deux ans aprè s seulement, quand j’essayais

de m’expliquer pourquoi le livre é tait lu aussi par des

personnes qui ne pouvaient certes pas aimer des livres si

« cultivé s ». Le style narratif d’Adso est basé sur cette

figure de rhé torique que l’on appelle pré té rition. C’est le

fameux exemple: « Je pourrais vous faire remarquer

qu’elle connaissait si bien la beauté des ouvrages de

l’esprit... mais pourquoi m’é tendre » (Bossuet). On dit ne

pas vouloir parler d’une chose que tout le monde connaî t

trè s bien, et en le disant on parle de cette chose. C’est un

peu la faç on dont Adso fait allusion à des personnages et

des é vé nements considé ré s comme bien connus, tout en

en parlant. Quant à ces personnages et à ces é vé nements

que le lecteur d’Adso, allemand de la fin du siè cle, ne

pouvait pas connaî tre parce qu’ils avaient existé ou

s’é taient produits en Italie au dé but du siè cle, Adso n’a

aucune ré ticence à en parler. Et mê me à le faire sur un

ton didactique, parce que tel é tait le style du chroniqueur

mé dié val, tant il é tait dé sireux d’introduire des notions

encyclopé diques chaque fois qu’il nommait quelque chose.

Aprè s avoir lu le manuscrit, une amie (pas la mê me que

tout à l’heure) me dit qu’elle avait é té frappé e par le ton

journalistique du ré cit, non le ton du roman, mais celui

d’un article de l’Espresso, ce furent ses mots, si ma

mé moire est bonne. De prime abord, je le pris assez mal,

puis je compris ce qu’elle avait saisi, mais sans le

reconnaî tre. C’est ainsi que racontent les chroniqueurs de

ces siè cles, et si aujourd’hui nous parlons de chronique,

c’est qu’alors op. en é crivait beaucoup.

Le souffle

Les longs passages didactiques avaient aussi une

autre raison d’ê tre. Aprè s avoir lu le manuscrit, mes amis

de la maison d’é dition me suggé rè rent de raccourcir les

cent premiè res pages, qu’ils trouvaient trop absorbantes

et fatigantes. Je n’eus aucune hé sitation, je refusai. Je

soutenais que si quelqu’un voulait entrer dans l’abbaye et

y vivre sept jours, il devait en accepter le rythme. S’il n’y

arrivait pas, il ne ré ussirait jamais à lire le livre dans son

entier. Donc, les cent premiè res pages avaient une

fonction pé nitentielle et initiatique. Tant pis pour qui

n’aimerait pas: il resterait au flanc de la colline.

Entrer dans un roman, c’est comme faire une

excursion en montagne: il faut opter pour un souffle,

prendre un pas, sinon on s’arrê te tout de suite. C’est ce

qui se passe en poé sie. Et dieu qu’ils sont insupportables

ces poè mes dits par des acteurs qui, pour « interpré ter »,

ne respectent pas la mesure du vers, font des

enjambements ré citatifs comme s’ils parlaient en prose,

suivant le contenu et non le rythme. Pour lire un poè me

en hendé casyllabes et tercets, il faut prendre le rythme

chanté voulu par le poè te. Mieux vaut ré citer Dante

comme si c ‘é tait les rimes des comptines de notre

enfance que de courir à tout prix aprè s le sens.

En narrativité, le souffle n’est pas confié aux phrases

mais à des macro-propositions plus amples, à des

scansions d’é vé nements. Il est des romans qui respirent

comme des gazelles et d’autres comme des baleines ou

des é lé phants. L’harmonie ne ré side pas dans la longueur

du souffle mais dans sa ré gularité : et si, à un moment

donné, le souffle s’interrompt et qu’un chapitre (ou une

sé quence) s’achè ve avant la fin complè te de la respiration,

cela peut jouer un rô le trè s important dans l’é conomie du

ré cit, marquer un point de rupture, un coup de thé â tre.

C’est du moins ce que font les grands auteurs: « La

malheureuse ré pondit » — point, à la ligne — n’a pas le

mê me rythme que « Adieu, monts », mais quand cela

arrive, c’est comme si le beau ciel de Lombardie se

couvrait de sang. Un grand roman, c’est celui où l’auteur

sait toujours à quel moment accé lé rer, freiner, comment

doser ces coups de frein ou d’accé lé rateur dans le cadre

d’un rythme de fond qui reste constant. En musique on

peut « jouer rubato », mais point trop n’en faut, sinon on

en arrive à ces mauvais exé cutants qui croient que, pour

faire du Chopin, il suffit de forcer sur le rubato. Je ne suis

pas en train de dire comment j’ai ré solu mes problè mes,

mais comment je me les suis posé s. Et si je devais dire que

je me les posais consciemment, je mentirais. Il y a un

esprit de la composition qui pense mê me à travers le

rythme des doigts qui frappent les touches de la machine.

Je voudrais donner un exemple de cette idé e que

raconter, c’est penser avec les doigts. Il est é vident que la

scè ne de l’accouplement dans la cuisine est construite tout

entiè re avec des citations de textes religieux, du Cantique

des Cantiques à saint Bernard et Jean de Fé camp, en

passant par sainte Hildegarde de Bingen. Qui n’a pas de

pratique de la mystique mé dié vale mais un brin d’oreille

s’est au moins aperç u de cela. Cependant, si l’on me

demande maintenant de qui sont les citations, où finit

l’une et où commence l’autre, je suis dans l’incapacité de

le dire.

En effet, j’avais des dizaines et des dizaines de fiches

avec tous les textes, parfois des pages de livre et des

photocopies, beaucoup plus que je n’en ai utilisé par la

suite. Mais quand j’ai é crit la scè ne, je l’ai fait d’un seul jet

(ce n’est qu’aprè s que je l’ai polie, comme si j’y avais

passé un vernis homogé né isateur pour atté nuer les

raccords). Donc, j’é crivais, à cô té de moi j’avais tous les

textes é pars et je jetais un coup d’oeil tantô t sur l’un,

tantô t sur l’autre, copiant un passage puis le reliant

aussitô t à un autre. C’est le chapitre que j’ai, à la premiè re

ré daction, é crit le plus rapidement. J’ai compris, aprè s,

que j’essayais de suivre des doigts le rythme de

l’accouplement, et que par consé quent je ne pouvais

m’arrê ter pour choisir la bonne citation. Ce qui rendait

juste la citation que j’insé rais à ce moment-là, c’é tait le

rythme avec lequel je l’insé rais, j’é cartais des yeux celles

qui auraient cassé le rythme de mes doigts. Je ne peux

pas dire que la ré daction de l’é vé nement ait duré autant

que l’é vé nement (bien qu’il y ait des accouplements trè s

longs), mais j’ai essayé d’abré ger au maximum la

diffé rence entre temps de l’accouplement et temps de

l’é criture. Et j’entends é criture non pas au sens

barthesien, mais bien au sens dactylographique, je parle

de l’é criture comme acte maté riel, physique. Et je parle

de rythmes du corps, pas d’é motions. L’é motion,

dé sormais filtré e, existait au tout dé but, dans ma dé cision

d’assimiler extase mystique et extase é rotique, dans le

moment où j’avais lu et choisi les textes à utiliser. Aprè s,

plus aucune é motion, c’é tait Adso qui faisait l’amour, pas

moi; moi, je devais seulement traduire son é motion dans

un jeu d’yeux et de doigts, comme si j’avais dé cidé de

raconter une histoire d’amour en jouant du tambour.

Construire le lecteur

Rythme, souffle, pé nitence... Pour qui, pour moi?

Non, bien sû r, pour le lecteur. On é crit en pensant à un

lecteur. Tout comme le peintre peint en pensant au

spectateur du tableau. Aprè s avoir donné un coup de

pinceau, il recule de deux ou trois pas et é tudie l’effet: il

regarde le tableau comme devrait le regarder, dans des

conditions de lumiè re approprié e, le spectateur quand il

l’admirera, accroché au mur. Quand l’oeuvre est finie, le

dialogue s’instaure entre le texte et ses lecteurs (l’auteur

est exclu). Au cours de l’é laboration de l’oeuvre, il y a un

double dialogue: celui entre ce texte et tous les autres

textes é crits auparavant (on ne fait des livres que sur

d’autres livres et autour d’autres livres) et celui entre

l’auteur et son lecteur modè le. J’ai thé orisé cela dans des

ouvrages comme Lector in fabula ou avant encore dans

l’OEuvre ouverte, et ce n’est pas moi qui l’ai inventé.

Il se peut que l’auteur é crive en pensant à un certain

public empirique, comme le faisaient les fondateurs du

roman moderne, Richardson, Fielding ou Defoe, qui

é crivaient pour les marchands et leurs femmes; mais

Joyce aussi é crit pour un public, lui qui pense à un lecteur

idé al atteint d’une insomnie idé ale. Dans les deux cas, que

l’on croie s’adresser à un public qui est là, devant la porte,

prê t à payer, ou que l’on se propose d’é crire pour un

lecteur à venir, é crire c est construire, à travers le texte,

son propre modè le de lecteur.

Que signifie penser à un lecteur capable de

surmonter l’é cueil pé nitentiel des cent premiè res pages?

Cela veut exactement dire é crire cent pages dans le but

de construire un lecteur adé quat pour celles qui suivront.

Y a-t-il un é crivain qui é crive pour la seule posté rité

? Non mê me s’il l’affirme, parce que, comme il n’est pas

Nostradamus, il ne peut se repré senter la posté rité que

sur le modè le de ce qu’il sait de ses contemporains. Y a-til

un auteur qui é crive pour peu de lecteurs? Oui, si par là

on entend que le Lecteur Modè le qu’il se repré sente a,

dans ses pré visions, peu de chances d’ê tre incarné par la

majorité. Mais, mê me dans ce cas, l’auteur é crit avec

l’espoir, pas si secret que ç a, que son livre cré e le nombre,

qu’il y ait beaucoup de nouveaux repré sentants de ce

lecteur dé siré et recherché avec tant de mé ticulosité

artisanale, postulé et encouragé par son texte.

La diffé rence, s’il y en a une, peut ré sider entre le

texte qui veut produire un lecteur nouveau et celui qui

cherche à aller à la rencontre des dé sirs des lecteurs de la

rue. Dans le second cas, nous avons un livre é crit et

construit selon une recette pour produits de sé rie,

l’auteur faisant une sorte d’analyse de marché et s’y

adaptant. Ce travail à coups de formule se ré vè le à

l’analyse sur une longue distance: on examine les

diffé rents romans é crits et l’on remarque que dans tous,

aprè s avoir changé les noms, les lieux et les physionomies,

l’auteur raconte toujours la mê me histoire. Celle que le

public demandait dé jà.

Mais quand l’é crivain opte pour le nouveau et

projette un lecteur diffé rent, il ne se veut pas analyste de

marché faisant la liste des demandes exprimé es, mais

philosophe qui entrevoit intuitivement les trames du

Zeitgeist. Il veut ré vé ler à son public ce que celui-ci

devrait vouloir, mê me s’il ne le sait pas. Il veut ré vé ler le

lecteur à lui-mê me.

Si Manzoni avait voulu é couter la demande du

public, il avait une formule toute prê te: le roman

historique de l’é poque mé dié vale, avec des personnages

illustres, comme dans la tragé die grecque, des rois et des

princesses (n’est-ce pas ce qu’il fait dans l’Adelchi? ), de

grandes et nobles passions, des entreprises guerriè res et

la cé lé bration des gloires italiques en un temps où l’Italie

é tait terre des forts. N’en ont-ils pas fait autant, avant lui,

avec lui et aprè s lui, tous ces romanciers historiques plus

ou moins malheureux, de l’artisan d’Azeglio au fougueux

et vaseux Guerrazzi, en passant par l’illisible Cantù ?

Et que fait Manzoni au contraire? Il choisit le XVIIe

siè cle: et une é poque d’esclavage, et des personnages vils,

et un spadassin, un seul mais fé lon, et pas de batailles

raconté es, et le choix courageux d’alourdir son histoire

avec des documents et des cris... Et ç a plaî t, ç a plaî t à tout

le monde, é rudits et incultes, grands et humbles, bigots et

mangeurs de curé s. Parce qu’il avait senti que les lecteurs

de son temps devaient avoir cela, mê me s’ils ne le

savaient pas, mê me s’ils ne le demandaient pas, mê me

s’ils ne croyaient pas que ce fû t consommable. Et que de

travail, à coups de lime, de scie et de marteau, de lavage

et de toilettage, pour rendre son produit doux au palais!

Pour obliger les lecteurs empiriques à devenir le lecteur

modè le qu’il avait dé siré.

Manzoni n’é crivait pas pour plaire au public tel qu’il

é tait mais pour cré er un public auquel son roman ne

pouvait pas ne pas plaire. Et malheur s’il n’avait pas plu.

Voyez l’hypocrisie et la sé ré nité avec laquelle il parle de

ses vingt-cinq lecteurs. Vingt- cinq millions, il en voulait.

Quel lecteur modè le voulais-je quand j’é crivais? Un

complice, bien sû r, qui joue mon jeu. Je voulais devenir

complè tement mé dié val et vivre le Moyen Age comme si

c’é tait mon é poque (et vice versa). Mais en mê me temps,

je voulais de toutes mes forces que se dessine une figure

de lecteur qui, aprè s avoir surmonté l’initiation, devienne

ma proie ou la proie du texte et pense ne plus vouloir

autre chose que ce que le texte lui offrait. Un texte veut

ê tre une expé rience de transformation pour son lecteur.

Tu crois vouloir du sexe, et des trames criminelles où à la

fin on dé couvre le coupable, et beaucoup d’action, mais en

mê me temps tu aurais honte d’accepter une vé ritable

pacotille faite de Fiacre n° 13 et du Forgeron de la Court-

Dieu. Eh bien, moi, je te donnerai du latin, et peu de

femmes, et de la thé ologie à gogo et du sang par litres

comme au Grand Guignol, afin que tu t’é cries: « Mais

c’est faux! je ne joue plus! » Alors, alors tu devras ê tre

mien, tu é prouveras le frisson de l’infinie toute- puissance

divine qui rend vain l’ordre du monde. Et puis, si tu es

doué, tu t’apercevras de la faç on dont je t’ai attiré daris le

piè ge: aprè s tout, je te le disais à chaque pas, je

t’avertissais bien que je t’entraî nais vers la damnation,

mais le beau des pactes avec le Diable, c’est qu’on les

signe en sachant parfaitement avec qui on traite. Sinon,

pourquoi ê tre ré compensé par l’Enfer?

Et puisque je voulais que soit considé ré e comme

agré able la seule chose qui nous fasse fré mir, à savoir le

frisson mé taphysique, il ne me restait plus qu’à choisir

(parmi les modè les de trames) celle qui est la plus

mé taphysique et philosophique, le roman policier.

La mé taphysique policiè re

Ce n’est pas un hasard si le livre dé bute comme un

polar (et si, jusqu’à la fin, il dupe le lecteur naï f au point

que celui-ci peut ne pas s’apercevoir qu’il s’agit d’un

policier où l’on ne dé couvre presque rien et où le dé tective

est tenu en é chec). Je crois que les gens aiment les polars

non parce qu’il y a des assassinats ni parce que l’on y



  

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