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LE NOM DE LA ROSE 53 страницаque je voulais dire? Avec un roman, c’est complè tement diffé rent. Je ne dis pas que l’auteur ne puisse dé couvrir une lecture qui lui semble aberrante, mais dans tous les cas il devrait se taire: aux autres de la contester, texte en main. Pour le reste, la grande majorité des lectures fait dé couvrir des effets de sens auxquels on n’avait pas pensé. Mais que signifie le fait de ne pas y avoir pensé ? Une universitaire franç aise, Mireille Calle Gruber, a dé niché de subtils paragrammes qui unissent les simples (au sens de pauvres) aux simples au sens d’herbes mé dicinales, puis elle dé couvre que je parle de « maie plante » de l’hé ré sie. Je pourrais ré pondre que le terme « simples » est ré current dans les deux cas dans la litté rature de l’é poque, ainsi que l’expression « maie plante ». D’autre part, je connaissais bien l’exemple de Greimas sur la double isotopie qui naî t lorsqu’on dé finit l’herboriste comme « ami des simples ». Avais-je ou non conscience de jouer de paragrammes? Rien ne sert de le dire maintenant, le texte est là et il produit ses propres effets de sens. En lisant les critiques du roman, je frissonnais de bonheur quand j’en trouvais une (les premiè res ont é té celles de Ginevra Bompiani et de Lars Gustaffson) qui citait une ré plique prononcé e par Guillaume à la fin du procè s d’inquisition (page 391 de l’é dition franç aise). « Qu’est-ce qui vous effraie le plus dans la pureté ? » demande Adso. « La hâ te », ré pond Guillaume. J’aimais beaucoup, et j’aime encore, ces deux lignes. Et puis un lecteur m’a fait remarquer qu’à la page suivante Bernard Gui, menaç ant le cellé rier de torture, dit : « La justice n’agit pas avec pré cipitation, comme croyaient les pseudo-apô tres, et celle de Dieu a des siè cles à sa disposition. » La traduction franç aise emploie deux mots diffé rents mais en italien on ré pé tait deux fois le mot « fretta » (hâ te). Et le lecteur, à juste titre, me demandait quel rapport j’avais voulu instaurer entre la hâ te redouté e par Guillaume et l’absence de hâ te cé lé bré e par Bernard. Je me suis alors rendu compte qu’il s’é tait produit quelque chose d’inquié tant. L’é change de ré pliques entre Adso et Guillaume n’existait pas dans le manuscrit. Ce bref dialogue, je l’ai ajouté sur les é preuves : pour des raisons d’é lé gance de style, j’avais besoin d’insé rer encore un temps fort avant de redonner la parole à Bernard. Et bien entendu, alors que je faisais haï r la hâ te à Guillaume (avec beaucoup de conviction d’ailleurs, ce qui me fit aimer cette ré plique), j’avais complè tement oublié qu’un peu plus loin Bernard parlait de pré cipitation. Si on relit la ré plique de Bernard sans celle de Guillaume, ce n’est rien d’autre qu’une faç on de parler, c’est l’affirmation que l’on attendrait de la bouche d’un juge, c’est une phrase toute faite comme: « La justice est é gale pour tous. » Seulement voilà, opposé e à la hâ te nommé e par Guillaume, la hâ te nommé e par Bernard fait lé gitimement naî tre un effet de sens, et le lecteur a raison de se demander s’ils parlent de la mê me chose, ou si la haine de la hâ te exprimé e par Guillaume n’est pas insensiblement diffé rente de la haine de la hâ te exprimé e par Bernard. Le texte est là et il produit ses propres effets. Que je le veuille ou non, on se trouve maintenant face à une question, à une provocation ambiguë ; quant à moi je suis bien embarrassé pour interpré ter cette opposition, tout en comprenant qu’un sens (plus peut-ê tre) est venu se nicher ici. L’auteur devrait mourir aprè s avoir é crit. Pour ne pas gê ner le cheminement du texte. Raconter le processus Certes, l’auteur ne doit pas interpré ter. Mais il peut raconter pourquoi et comment il a é crit. Les essais de poé tique ne servent pas toujours à comprendre l’oeuvre qui les a inspiré s, mais ils servent à comprendre comment on ré sout ce problè me technique qu’est la production d’une oeuvre. Poe dans sa Genè se d’un poè me raconte comment il a é crit le Corbeau. Il ne nous dit pas comment nous devons le lire, mais quels problè mes il s’est posé s pour ré aliser un effet poé tique. Et je dé finirais l’effet poé tique comme la capacité, exhibé e par un texte, de gé né rer des lectures toujours diffé rentes, sans que jamais on en é puise les possibilité s. L’é crivain (ou le peintre ou le sculpteur ou le compositeur) sait toujours ce qu’il fait et ce que cela lui coû te. Il sait qu’il doit ré soudre un problè me. Les donné es de dé part sont peut-ê tre obscures, pulsionnelles, obsé dantes, ce n’est souvent rien de plus qu’une envie ou un souvenir. Mais ensuite le problè me se ré sout sur le papier, en interrogeant la matiè re sur laquelle on travaille — matiè re qui exhibe ses propres lois naturelles mais qui en mê me temps amè ne avec elle le souvenir de la culture dont elle est chargé e (l’é cho de l’intertextualité ). Quand l’auteur nous dit qu’il a travaillé sous le coup de l’inspiration, il ment. Genius is twenty per cent inspiration and eighty per cent perspiration. Lamartine é crivit à propos d’un de ses cé lè bres poè mes dont j’ai oublié le titre qu’il é tait né en lui d’un seul jet, par une nuit de tempê te, dans un bois. A sa mort, on retrouva les manuscrits avec les corrections et les variantes: c’é tait le poè me peut-ê tre le plus « travaillé » de toute la litté rature franç aise! Quand l’é crivain (ou l’artiste en gé né ral) dit qu’il a travaillé sans penser aux rè gles du processus il veut seulement dire qu’il travaillait sans savoir qu’il connaissait la rè gle. Un enfant parle trè s bien sa langue maternelle et pourtant il ne saurait en é crire la grammaire. Mais le grammairien n’est pas le seul à connaî tre les rè gles de la langue parce que l’enfant, sans le savoir, les connaî t trè s bien lui aussi: le grammairien est celui qui sait pourquoi et comment l’enfant connaî t la langue. Raconter comment on a é crit ne signifie pas prouver que l’on a « bien » é crit. Poe disait que « l’effet de l’oeuvre est une chose et la connaissance du processus en est une autre ». Quand Kandinsky ou Klee nous racontent comment ils peignent, ils ne nous disent pas si l’un des deux est meilleur que l’autre. Quand Michel-Ange nous dit que sculpter signifie libé rer de son oppression la figure dé jà inscrite dans la pierre, il ne nous dit pas si la Pietà du Vatican est plus belle que la Pietà Rondanini. Il arrive que les pages les plus lumineuses sur les processus artistiques aient é té é crites par des artistes mineurs qui ré alisaient des effets modestes mais savaient bien ré flé chir sur leurs propres processus: Vasari, Horatio Greenough, Aaron Copland... Le Moyen Age, bien sû r J’ai é crit un roman parce que l’envie m’en est venue. Je pense que c’est une raison suffisante pour se mettre à raconter. L’homme est un animal fabulateur par nature. J’ai commencé à é crire en mars 1978, mû par une idé e sé minale. J’avais envie d’empoisonner un moine. Je crois qu’un roman peut naî tre d’une idé e de ce genre, le reste est chair que l’on ajoute, chemin faisant. Cette idé e devait ê tre plus ancienne. J’ai retrouvé un cahier daté de 1975 où j’avais inscrit une liste de moines vivant dans un vague couvent. Rien d’autre. Au dé but, je me suis mis à lire le Traité des poisons d’Orfila — que j’avais acheté il y a vingt ans chez un bouquiniste de Paris, pour de simples raisons de fidé lité à Huysmans (Là -bas, ). Comme aucun des poisons ne me satisfaisait, j’ai demandé à un ami biologiste de m’indiquer un remè de qui ait des proprié té s dé terminé es (ê tre absorbé par voie cutané e, en manipulant quelque chose). J’ai aussitô t dé truit la lettre où celui-ci me ré pondait qu’il ne connaissait pas de poison correspondant à ce que je cherchais; ce sont là des documents qui, lus dans un autre contexte, pourraient vous conduire tout droit en prison. Au dé but, mes moines devaient vivre dans un couvent contemporain (je pensais à un moine investigateur qui lisait le « Manifesto »). Mais comme un couvent, ou une abbaye, vivent encore de nombreux souvenirs mé dié vaux, je me suis mis à feuilleter mes archives de mé dié viste en hibernation (un livre sur l’esthé tique mé dié vale en 1956, cent autres pages sur le mê me sujet en 1959, quelques essais en passant, des retours à la tradition mé dié vale en 1962 pour mon travail sur Joyce, puis en 1972 la longue é tude sur l’Apocalypse et sur les miniatures du commentaire de Beatus de Liebana: donc, le Moyen Age é tait toujours en activité ). Je suis tombé sur un vaste maté riel (fiches, photocopies, cahiers) qui s’accumulait depuis 1952, destiné à d’autres buts trè s impré cis: pour une histoire des monstres ou une analyse des encyclopé dies mé dié vales ou une thé orie du catalogue... A un moment donné, je me suis dit que puisque le Moyen Age é tait mon imaginaire quotidien, autant valait é crire un roman qui se dé roule directement à cette é poque. Comme je l’ai dit dans certaines interviews, je ne connais le pré sent qu’à travers mon é cran de té lé vision tandis que j’ai une connaissance directe du Moyen Age. Quand, à la campagne, nous allumions des feux dans les pré s, ma femme m’accusait de ne pas savoir regarder les é tincelles qui s’é levaient au milieu des arbres et voletaient le long des fils de lumiè re. Lorsque, ensuite, elle a lu le chapitre sur l’incendie, elle m’a dit: « Mais alors, les é tincelles, tu les regardais! » J’ai ré pondu: « Non, mais je savais comment un moine du Moyen Age les aurait vues. » Il y a dix ans, en joignant une lettre de l’auteur à l’é diteur à mon commentaire du commentaire de l’Apocalypse de Beatus de Liebana (pour Franco Maria Ricci), je confessais: Quoi que l’on fasse, je suis né à la recherche en traversant des forê ts symboliques peuplé es de licornes et de griffons, en comparant les structures pinaculaires et carré es des cathé drales aux pointes de malice exé gé tique celé es dans les formules té tragones des Summulae, en vagabondant de rue du Fouarre aux nefs cisterciennes, en m’entretenant aimablement avec des moines clunisiens, é rudits et fastueux, tenu à l’oeil par un Thomas d’Aquin grassouillet et rationaliste, tenté par Honorius d’Autun, par ses gé ographies fantastiques où l’on expliquait à la fois quare in pueritia coitus non contingat, comment on arrive à l’Ile Perdue et comment on capture un basilic muni d’un seul miroir de poche et d’une iné branlable foi dans le Bestiaire. Ce goû t et cette passion ne m’ont jamais abandonné, mê me si par la suite, pour des raisons morales et maté rielles (ê tre mé dié viste implique souvent une fortune considé rable et la faculté de voyager de bibliothè ques en bibliothè ques lointaines pour faire les microfilms de manuscrits introuvables), j’ai emprunté d’autres chemins. Le Moyen Age est resté, sinon mon mé tier, du moins mon hobby — et ma tentation permanente, je le vois partout, en transparence, dans les choses dont je m’occupe qui semblent ne pas ê tre mé dié vales et qui pourtant le sont. « Des vacances secrè tes sous les nefs d’Autun où, aujourd’hui l’abbé Grivot é crit, sur le Diable, des traité s à la reliure impré gné e de soufre, des extases champê tres à Moissac et à Conques, aveuglé par les Vieillards de l’Apocalypse ou par des diables qui amoncellent les â mes damné es dans des chaudrons bouillonnants; et parallè lement, les lectures ré gé né ratrices de Bè de, le moine illuministe, les ré conforts rationnels recherché s chez Occam, afin de mieux comprendre les mystè res du Signe là où Saussure reste encore obscur. Et ainsi de suite, avec la continuelle nostalgie de la Peregrinatio Sancti Brandani, les contrô les de notre pensé e dans le livre de Kells, Borges revisité dans les kenningars celtes, les rapports entre pouvoir et masses convaincues, soumis à vé rification dans les journaux de l’é vê que Suger... » Le masque A la vé rité, je n’ai pas seulement dé cidé de parler du Moyen Age. J’ai dé cidé de parler dans le Moyen Age, et par la bouche d’un chroniqueur de l’é poque. J’é tais un narrateur dé butant, et les narrateurs, je les avais regardé s jusqu’alors de l’autre cô té de la barriè re. J’avais honte de raconter. Je me sentais un peu comme ce critique de thé â tre qui s’exposerait tout à coup aux feux de la rampe et se verrait regardé par ceux qui jusqu’à pré sent avaient é té ses complices au parterre. Peut-on dire: « C’é tait une belle matiné e de la fin novembre » sans se sentir Snoopy? Et si je le faisais dire à Snoopy? C’est-à -dire si « c’é tait une belle matiné e... », c’é tait quelqu’un d’autorisé à le dire qui le disait, parce que cela pouvait se faire à son é poque? Un masque, voilà ce qu’il me fallait. Je me suis mis à lire et à relire les chroniqueurs mé dié vaux, pour en acqué rir le rythme et la candeur. Ils parleraient pour moi; et moi je serais libre de tout soupç on. Libre de tout soupç on, mais pas des é chos de l’intertextualité. J’ai redé couvert ainsi ce que les é crivains ont toujours su (et que tant de fois ils nous ont dit): les livres parlent toujours d’autres livres, et chaque histoire raconte une histoire dé jà raconté e. Homè re le savait, l’Arioste le savait, sans parler de Rabelais ou de Cervantè s. C’est pourquoi mon histoire ne pouvait que commencer par le manuscrit retrouvé, c’est pourquoi cette histoire aussi serait une citation (naturellement). J’é crivis tout de suite l’introduction, plaç ant ma narration à un quatriè me niveau d’emboî tement, à l’inté rieur de trois autres narrations: moi je dis que Vallet disait que Mabillon a dit que Adso dit... J’é tais dé sormais libé ré de toute crainte. J’ai alors cessé d’é crire pendant un an. J’ai arrê té parce que j’ai dé couvert une autre chose que je savais dé jà (que tout le monde savait) mais que j’ai mieux comprise en travaillant. J’ai dé couvert qu’un roman n’a rien à voir, en premiè re instance, avec les mots. Ecrire un roman, c’est affaire de cosmologie, comme l’histoire que raconte la Genè se (il faut bien se choisir des modè les, disait Woody Allen). Le roman comme fait cosmologique Je pense que pour raconter, il faut avant tout se construire un monde, le plus meublé possible, jusque dans les plus petits dé tails. Si je construisais un fleuve, deux rives et si sur la rive gauche je mettais un pê cheur, si j’attribuais à ce pê cheur un caractè re irascible et un casier judiciaire pas trè s net, voilà, je pourrais commencer à é crire, en traduisant en mots ce qui ne peut pas ne pas arriver. Que fait un pê cheur? Il pê che (et voilà toute une sé quence de gestes plus ou moins iné vitables). Et puis, que se passe-t-il? Soit ç a mord, soit ç a ne mord pas. Si ç a mord, le pê cheur prend des poissons et s’en retourne chez lui tout content. Fin de l’histoire. Si ç a ne mord pas, é tant donné qu’il est irascible, peut-ê tre va-t-il se mettre en colè re. Peut-ê tre cassera-t-il sa canne à pê che. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est dé jà une é bauche. Or, il y a un proverbe indien qui dit: « Assieds-toi sur la rive du fleuve et attends, le cadavre de ton ennemi ne tardera pas à passer. » Et si, entraî né par le courant, passait un cadavre, puisque la possibilité en est contenue dans l’aire intertextuelle du fleuve? N’oublions pas que mon pê cheur a un casier judiciaire chargé. Voudra-t-il courir le risque de se mettre dans de sales draps? Que fera-t-il? Fuira-t-il, feindra- t-il de ne pas voir le cadavre? Sentirat- il peser sur lui tous les soupç ons, car, aprè s tout, ce cadavre est celui de l’homme qu’il haï ssait? Irascible comme il l’est, s’emportera-t-il parce qu’il n’a pu accomplir lui-mê me la vengeance ardemment dé siré e? Vous voyez, il a suffi de meubler le monde avec presque rien, et dé jà il y ait dé but d’une histoire. Il y a aussi le dé but d’un style, parce qu’un pê cheur qui pê che devrait m’imposer un rythme narratif lent, fluvial, celui de son attente patiente mais aussi des sursauts de son impatiente irritabilité. Il faut construire le monde, les mots viennent ensuite, presque tout seuls. Rem tene, verba sequentur. Le contraire de ce qui, je crois, se passe avec la poé sie: verba tene, res sequentur. La premiè re anné e de travail sur mon roman a é té consacré e à la construction du monde: longs ré gestes de tous les livres que l’on pouvait trouver dans une bibliothè que mé dié vale; listes de noms et fiches d’é tat civil pour de nombreux personnages, dont beaucoup ont é té ensuite é liminé s de l’histoire (car il me fallait savoir aussi qui é taient les autres moines qui n’apparaissaient pas dans le livre; il n’é tait pas né cessaire que le lecteur les connaisse, mais moi je me devais de les connaî tre). Qui a dit que la narrativité doit faire concurrence à l’é tat civil? Peut-ê tre doit-elle aussi faire concurrence au ministè re de l’Urbanisme. D’où de longues enquê tes architecturales, sur des photos et des plans dans l’encyclopé die de l’architecture, pour é tablir le plan de mon abbaye, les distances, jusqu’au nombre de marches d’un escalier en colimaç on. Marco Ferreri m’a dit que mes dialogues sont ciné matographiques parce qu’ils sont temporelle- ment justes. Forcé ment. Quand deux de mes personnages parlaient en allant du ré fectoire au cloî tre, j’é crivais, le plan sous les yeux, et quand ils é taient arrivé s, ils cessaient de parler. Il faut se cré er des contraintes pour pouvoir inventer en toute liberté. En poé sie, la contrainte peut ê tre donné e par le pied, le vers, la rime, par ce que les contemporains ont appelé le souffle selon l’oreille... Pour la narrativité, la contrainte est donné e par le monde sousjacent. Et cela n’a rien à voir avec le ré alisme (mê me si cela explique jusqu’au ré alisme). On peut construire un monde totalement irré el, où les â nes volent et où les princesses sont ressuscité es par un baiser: mais il faut que ce monde, purement possible et irré aliste, existe selon des structures dé finies au dé part (il faut savoir si c’est un monde où une princesse peut ê tre ressuscité e uniquement par le baiser d’un prince, ou encore par celui d’une sorciè re, si le baiser d’une princesse retransforme en princes les seuls crapauds ou bien aussi, mettons, les tatous). L’Histoire aussi faisait partie de mon monde, voilà pourquoi j’ai lu et relu tant de chroniques mé dié vales; en les lisant, je me suis aperç u que devaient entrer dans mon roman des choses qui au dé but ne m’avaient mê me pas effleuré, comme les luttes pour la pauvreté ou l’inquisition contre les fraticelles. Un exemple: pourquoi dans mon livre y a-t-il des fraticelles du XIVe siè cle? Quitte à é crire une histoire mé dié vale, autant la situer au XIIIe ou au XIIe siè cle, car je les connaissais mieux que le XIVe. Oui, mais j’avais besoin d’un investigateur, anglais si possible (citation intertextuelle), qui ait un grand sens de l’observation et une particuliè re sensibilité à l’interpré tation des indices. Ces qualité s, on ne les trouvait que dans le milieu franciscain, et aprè s Roger Bacon; en outre, on n’a une thé orie dé veloppé e des signes que chez les occamistes; plus exactement, cette thé orie existait avant, mais avant, soit l’interpré tation des signes é tait de type symbolique, soit elle tendait à lire dans les signes les idé es et les universaux. C’est seulement chez Bacon ou Occam qu’on utilise les signes pour aller vers la connaissance des individus. Donc, je devais situer mon histoire au XIVe siè cle, avec beaucoup d’irritation d’ailleurs, car je m’y sentais moins à l’aise. Je fis de nouvelles lectures et dé couvris qu’un franciscain du XIVe, mê me anglais, ne pouvait ignorer le dé bat sur la pauvreté, surtout s’il é tait ami, disciple ou connaisseur d’Occam. (Au dé but, j’avais dé cidé que l’investigateur devait ê tre Occam lui-mê me, mais j’y ai renoncé parce que, humainement, le Vé né rable Inceptor m’est antipathique! ) Mais pourquoi tout se passe-t-il à la fin du mois de novembre 1327? Parce qu’en dé cembre Michel de Cé sè ne est dé jà en Avignon (voilà ce que signifie meubler un monde dans un roman historique: certains é lé ments, comme le nombre des marches, dé pendent d’une dé cision de l’auteur, d’autres, comme les dé placements de Michel, dé pendent du monde ré el qui, dans ce type de roman, vient parfois coï ncider avec le monde possible de la narration). Or, novembre, c’é tait trop tô t. En effet, j’avais aussi besoin de tuer un cochon. Pourquoi? Mais c’est tout simple, pour pouvoir fourrer, la tê te la premiè re, un cadavre dans une jarre de sang. Et pourquoi ce besoin? Parce que la seconde trompette de l’Apocalypse dit que... Je n’allais tout de mê me pas changer l’Apocalypse, elle faisait partie du monde. Il ne me restait qu’à situer l’abbaye en montagne, de faç on à avoir dé jà de la neige. Autrement, mon histoire aurait pu se dé rouler en plaine, à Pomposa ou à Conques. C’est le monde construit qui nous dit comment l’histoire doit avancer. Tout le monde me demande pourquoi mon Jorge é voque, par son nom, Borges et pourquoi Borges est si malfaisant. Mais je ne sais pas! Je voulais un aveugle gardien d’une bibliothè que (ce qui me semblait ê tre une bonne idé e narrative) et bibliothè que plus aveugle ne peut donner que Borges, parce qu’aussi il faut bien payer ses dettes. Quand j’ai mis Jorge dans la bibliothè que, je ne savais pas encore que c’é tait lui l’assassin. Il a pour ainsi dire tout fait tout seul. Et qu’on n’aille pas penser qu’il s’agit là d’une position « idé aliste » — les personnages ont une vie propre et l’auteur, presque en transes, les fait agir en fonction de ce qu’ils lui suggè rent: ce sont des sottises, tout juste bonnes pour un sujet de dissertation au baccalauré at. Non. La vé rité est que les personnages sont contraints d’agir selon les lois du monde où ils vivent et que le narrateur est prisonnier de ses pré misses. Le labyrinthe fut aussi pour moi une belle aventure. Tous les labyrinthes dont j’avais eu connaissance, et j’avais entre les mains la splendide é tude de Santarcangeli, é taient des labyrinthes à ciel ouvert. Ils pouvaient ê tre trè s compliqué s et pleins de circonvolutions. Mais moi, j’avais besoin d’un labyrinthe fermé (a-t-on jamais vu une bibliothè que à ciel ouvert? ) et s’il é tait trop compliqué, avec beaucoup de couloirs et de salles internes, il n’y avait plus une aé ration suffisante. Et une bonne aé ration é tait né cessaire pour alimenter l’incendie (que l’Edifice dû t brû ler à la fin, cela é tait trè s clair pour moi, pour des raisons cosmologico-historiques: au Moyen Age, les cathé drales et les couvents brû laient tels des fé tus de paille; imaginer une histoire mé dié vale sans incendie, c’est comme imaginer un film de guerre dans le Pacifique sans un avion de chasse en flammes qui tombe en piqué ). C’est pourquoi j’ai travaillé deux ou trois
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