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LE NOM DE LA ROSE 52 страницаvraiment proche car aucune science ne lui fera plus barrage. D’ailleurs, nous en avons vu le visage cette nuit. — Le visage de qui? demandai-je abasourdi. — J’ai nommé Jorge. Dans ce visage ravagé par la haine de la philosophie, j’ai vu pour la premiè re fois le portrait de l’Anté christ, qui ne vient pas de la tribu de Judas comme le veulent ses annonciateurs, ni d’un pays lointain. L’Anté christ peut naî tre de la pié té mê me, de l’excessif amour de Dieu ou de la vé rité, comme l’hé ré tique naî t du saint et le possé dé du voyant. Redoute, Adso, les prophè tes et ceux qui sont disposé s à mourir pour la vé rité, car d’ordinaire ils font mourir des multitudes avec eux, souvent avant eux, parfois à leur place. Jorge a accompli une oeuvre diabolique parce qu’il aimait d’une faç on si lubrique sa vé rité qu’il osa tout, afin de dé truire à tout prix le mensonge. Jorge avait peur du deuxiè me livre d’Aristote car celui-ci enseignait peut-ê tre vraiment à dé former la face de toute vé rité, afin que nous ne devenions pas les esclaves de nos fantasmes. Le devoir de qui aime les hommes est peut-ê tre de faire rire de la vé rité, faire rire la vé rité, car l’unique vé rité est d’apprendre à nous libé rer de la passion insensé e pour la vé rité. — Mais maî tre, hasardai-je affligé, vous parlez ainsi maintenant parce que vous ê tes blessé au plus profond de votre â me. Pourtant il y a bien une vé rité, celle que vous avez dé couverte ce soir, celle à laquelle vous ê tes arrivé en interpré tant les traces que vous avez lues au cours des jours passé s. Jorge l’a emporté, mais vous, vous l’avez emporté sur Jorge car vous avez mis à nu sa trame... — Il n’y avait point de trame, dit Guillaume, et moi je l’ai dé couverte par erreur. » L’affirmation é tait auto contradictoire, et je ne saisis pas si Guillaume voulait ré ellement qu’elle le fû t. « Mais c’é tait vrai que les empreintes dans la neige renvoyaient à Brunei, dis-je, c’é tait vrai qu’Adelme s’é tait suicidé, c’é tait vrai que Venantius ne s’é tait pas noyé dans la jarre, c’é tait vrai que le labyrinthe é tait organisé comme vous l’avez imaginé, c’é tait vrai qu’on entrait dans le finis Africae en touchant le mot quatuor, c’é tait vrai que le livre mysté rieux é tait d’Aristote... Je pourrais continuer à faire la liste de toutes les choses vraies que vous avez dé couvertes en vous servant de votre science... — Je n’ai jamais douté de la vé rité des signes, Adso, ils sont la seule chose dont l’homme dispose pour s’orienter dans le monde. Ce que je n’ai pas compris, c’est la relation entre les signes. Je suis arrivé à Jorge à travers un sché ma apocalyptique qui semblait porter tous les crimes, cependant qu’il s’agissait d’un hasard. Je suis arrivé à Jorge en cherchant l’auteur de tous les crimes, et nous avons dé couvert que chaque crime avait au fond un auteur diffé rent, ou mê me pas d’auteur du tout. Je suis arrivé à Jorge en suivant le dessein d’un esprit pervers et raisonneur, et il n’y avait aucun dessein, ou plutô t Jorge soi-mê me avait é té dé passé par son propre dessein initial; et ensuite avait commencé un enchaî nement de causes, et de causes concomitantes, et de causes en contradiction entre elles, qui s’é taient dé veloppé es pour leur propre compte, cré ant des relations qui ne dé pendaient d’aucun dessein. Où gî t toute ma sagesse? Je me suis comporté en homme obstiné, poursuivant un simulacre d’ordre, quand je devais bien savoir qu’il n’est point d’ordre dans l’univers. — Mais en imaginant des ordres erroné s, vous avez tout de mê me trouvé quelque chose... — Tu as dit là une chose trè s belle, Adso, je te remercie. L’ordre que notre esprit imagine est comme un filet, ou une é chelle, que l’on construit pour atteindre quelque chose. Mais aprè s, on doit jeter l’é chelle, car l’on dé couvre que, si mê me elle servait, elle é tait dé nué e de sens. Er muoz gelî chesamc die Leiter abewerfen, sô Er an ir ufgestigen ist... On dit comme ç a? — Cela s’exprime ainsi dans ma langue. Qui l’a dit? — Un mystique de tes contré es. Il l’a é crit quelque part, je ne me rappelle plus où. Et il n’est pas né cessaire que quelqu’un, un jour, retrouve ce manuscrit. Les seules vé rité s qui servent sont des instruments à jeter. — Vous ne pouvez rien vous reprocher, vous avez fait de votre mieux. — C’est le mieux des hommes, qui est peu. Il est difficile d’accepter l’idé e qu’il ne peut y avoir un ordre dans l’univers, parce qu’il offenserait la libre volonté de Dieu et son omnipotence. Ainsi la liberté de Dieu est notre condamnation, ou du moins la condamnation de notre superbe. » J’osai, pour la premiè re et la derniè re fois dans ma vie, une conclusion thé ologique: « Mais comment peut exister un ê tre né cessaire totalement tissu de possible? Quelle diffé rence y a-t-il alors entre Dieu et le chaos originel? Affirmer l’omnipotence absolue de Dieu et son absolue disponibilité en regard de ses choix mê mes, n’é quivaut-il pas à dé montrer que Dieu n’existe pas? » Guillaume me regarda sans qu’aucun sentiment filtrâ t des liné aments de son visage, et il dit: « Comment un savant pourrait-il continuer à communiquer son savoir s’il ré pondait oui à ta question? » Je ne compris pas le sens de ses paroles: « Vous entendez dire, demandai-je, qu’il n’y aurait plus de savoir possible et communicable, s’il manquait le critè re mê me de la vé rité, ou bien que vous ne pourriez plus communiquer ce que vous savez parce que les autres ne vous le consentiraient pas? » En cet instant pré cis, un pan de comble du dortoir s’é croula dans un immense fracas, soufflant vers le haut une nue d’é tincelles. Une partie des brebis et des chè vres, qui erraient à travers la cour, nous frô lè rent en poussant d’atroces bê lements. Des servants passè rent par bandes tout prè s de nous, en criant, et il s’en fallut de peu qu’ils ne nous pié tinassent. « Il y a trop de confusion ici, dit Guillaume. Non in commotione, non in commotione Dominus. »
DERNIER FEUILLET L’abbaye brû la pendant trois jours et pendant trois nuits, et les derniers efforts ne servirent de rien. Dé jà dans la matiné e du septiè me jour de notre demeure en ce lieu, quand dé sormais les rescapé s se rendirent compte qu’aucun bâ timent ne pouvait plus ê tre sauvé, quand des constructions les plus belles s’effondrè rent les murs exté rieurs, et que l’é glise, s’enroulant presque sur ellemê me, engloutit sa tour, à ce point-là faillit à chacun la volonté de lutter contre le châ timent divin. Toujours plus lasses furent les courses aux quelques seaux d’eau resté s, tandis qu’encore brû lait paisiblement la salle capitulaire avec la superbe ré sidence de l’Abbé. Lorsque le feu atteignit les extré mité s des diffé rents ateliers, les servants avaient depuis longtemps sauvé le plus de maté riel possible, et ils pré fé raient battre la colline pour ré cupé rer au moins une partie des animaux, qui s’é taient enfuis au-delà de l’enceinte dans la confusion de la nuit. Je vis certains des servants s’aventurer à l’inté rieur de ce qui restait de l’é glise: j’imaginai qu’ils cherchaient à pé né trer dans la crypte du tré sor pour rafler, avant de fuir, quelques pré cieux objets. Je ne sais s’ils sont parvenus à leurs fins, si la crypte n’avait dé jà sombré, si les coquins n’ont pas sombré dans les entrailles de la terre en tentant de s’y glisser. Cependant des hommes du village montaient, pour prê ter main-forte, ou pour chercher eux aussi à faire main basse sur quelque butin. Les morts, pour la plupart, restè rent parmi les ruines encore brû lantes. Le troisiè me jour, une fois soigné s les blessé s, enterré s les cadavres resté s à dé couvert, les moines et tous les survivants recueillirent leurs affaires et abandonnè rent le plateau encore fumant, comme un endroit maudit. Je ne sais où ils se sont dispersé s. Guillaume et moi quittâ mes ces lieux, sur deux montures trouvé es dans le bois, et que nous considé râ mes res nullius. Nous nous dirigeâ mes vers l’orient. Parvenus de nouveau à Bobbio, nous apprî mes de mauvaises nouvelles de l’empereur. Arrivé à Rome, il avait é té couronné par le peuple. Toute composition avec Jean jugé e dé sormais impossible, il avait é lu un antipape, Nicolas V. Marsile avait é té nommé vicaire spirituel de Rome, mais par sa faute, ou par sa faiblesse, il se passait dans cette ville des choses fort tristes à rapporter. On torturait des prê tres fidè les au pape, qui ne voulaient pas dire la messe, un prieur des augustiniens avait é té jeté dans la fosse aux lions sur le Capitole. Marsile et Jean de Jandun avaient dé claré Jean hé ré tique, et Louis l’avait fait condamner à mort. Mais l’empereur gouvernait mal, il se faisait dé tester des seigneurs locaux, distrayait les deniers du tré sor public. Au fur et à mesure que nous entendions ces nouvelles, nous retardions notre descente vers Rome, et je compris que Guillaume ne voulait pas se trouver le té moin des é vé nements qui humiliaient ses espé rances. Quand nous parvî nmes à Pomposa, nous apprî mes que Rome s’é tait rebellé e contre Louis, lequel se repliait vers Pise, alors que dans la ville papale rentraient triomphalement les lé gats de Jean. Entre-temps Michel de Cé sè ne s’é tait rendu compte que sa pré sence en Avignon n’amenait aucun ré sultat, il craignait mê me pour sa vie, et il s’é tait enfui, rejoignant Louis à Pise. Or, l’empereur avait aussi perdu l’appui de Castruccio, seigneur de Lucques et de Pistoie, qui é tait mort. Bref, pré voyant les é vé nements, et sachant que le Bavarois se dirigerait sur Munich, nous rebroussâ mes chemin et dé cidâ mes de le pré cé der là -bas; c’é tait qu’aussi Guillaume sentait l’Italie devenir fort peu sû re pour lui. Au cours des mois et des anné es qui suivirent, Louis vit l’alliance des seigneurs gibelins se dé faire; un an aprè s, Nicolas l’antipape se rendrait à Jean, en se pré sentant devant lui avec une corde passé e au cou. Comme nous arrivâ mes à Munich, il fallut me sé parer, avec moult larmes, de mon bon maî tre. Son sort é tait incertain, mes parents pré fé rè rent que je revinsse à Melk. Depuis cette nuit tragique où Guillaume m’avait ré vé lé son dé senchantement devant les ruines de l’abbaye, comme par un commun et tacite accord, nous n’avions plus parlé de cette histoire. Pas plus que nous n’y fî mes allusion au cours de notre douloureux adieu. Mon maî tre me donna maints bons conseils pour mes é tudes futures, et il m’offrit les verres que lui avait fabriqué s Nicolas, puisque lui, il avait ré cupé ré les siens. J’é tais encore jeune, me dit- il, mais un jour ils me rendraient service (et en vé rité, je les ai sur le nez, à pré sent que j’é cris ces lignes). Puis il m’é treignit fortement, avec la tendresse d’un pè re, et il me donna congé. Je ne le vis plus. J’appris beaucoup plus tard qu’il é tait mort pendant la grande é pidé mie de peste qui sé vit fé rocement à travers l’Europe vers la moitié de ce siè cle. Je prie toujours que Dieu ait accueilli son â me et lui ait pardonné les nombreux actes d’orgueil que sa fierté intellectuelle lui avait fait commettre. Des anné es plus tard, homme d’un â ge avancé dé jà, j’eus l’occasion d’accomplir un voyage en Italie sur mandat de mon Abbé. Je ne ré sistai pas à la tentation: en revenant je fis un long dé tour pour revisiter ce qui é tait resté de l’abbaye. Les deux villages au flanc du mont s’é taient dé peuplé s, tout autour les terres é taient en friche. Je grimpai jusqu’au plateau: un spectacle de dé solation et de mort se pré senta à mes yeux baigné s de larmes. Des grandes et magnifiques constructions qui paraient ce lieu, é taient resté es des ruines é parses, comme dé jà il en avait é té des monuments antiques dans la Rome paï enne. Le lierre avait recouvert les lambeaux des murs, les colonnes, les rares architraves resté es intactes. Des herbes sauvages envahissaient partout le sol, et l’on ne comprenait mê me plus où avait é té naguè re le potager et le jardin. Seul l’emplacement du cimetiè re é tait reconnaissable, d’aprè s quelques tombes qui affleuraient encore. Unique signe de vie, de grands oiseaux de proie chassaient lé zards et serpents qui, comme des basilics, se lovaient entre les pierres ou se coulaient sur les murs. Du portail de l’é glise é taient resté s de rares vestiges rongé s de moisissure. Le tympan survivait à moitié et j’y aperç us encore, dilaté par les intempé ries et alangui de ré pugnants lichens, l’oeil senestre du Christ en majesté, et quelque chose de la face du lion. L’É difice, sauf le mur mé ridional, é croulé, semblait encore tenir debout et dé fier le cours du temps. Les deux tours exté rieures, qui donnaient sur l’à -pic, paraissaient presque intactes, mais partout les verriè res donnaient l’impression d’orbites vides dont les larmes visqueuses é taient des plantes grimpantes en putré faction. A l’inté rieur, l’oeuvre de l’art, dé truite, se confondait avec celle de la nature, et l’oeil parcourait depuis la cuisine de vastes pans de ciel, à travers la dé chirure des é tages supé rieurs et du toit, tombé s comme des anges dé chus. Tout ce qui n’é tait pas vert de mousses apparaissait encore noirci par la fumé e qui datait de plusieurs dé cennies. En fouillant parmi les ruines, je trouvais de temps à autre des fragments de parchemin, envolé s du scriptorium et de la bibliothè que, sauvé s ainsi que des tré sors ensevelis dans la terre; et je commenç ai à les recueillir, comme si je devais recomposer les feuillets d’un livre. Puis je m’aperç us que de l’une des tours s’é levait encore, chancelant et presque intact, un escalier à vis vers le scriptorium, et de là, en gravissant un escarpement de dé combres, on pouvait arriver à la hauteur de la bibliothè que: laquelle n’é tait cependant qu’une sorte de galerie à ras les murs exté rieurs, qui donnait, sur toute sa longueur, dans le vide. Contre un pan de mur, je trouvai une armoire, encore miraculeusement droite, ré chappé e du feu je ne sais comme, pourrie par l’eau et les insectes. A l’inté rieur, se trouvaient encore quelques feuillets. Je trouvai d’autres dé chiquetures en fouillant encore les ruines du bas. Ce fut une maigre moisson que la mienne, mais je passai une journé e entiè re à glaner, comme si de ces disjecta membra de la bibliothè que devait me parvenir un message. Certains lambeaux de parchemin é taient dé coloré s, d’autres laissaient entrevoir l’ombre d’une image, par moments le fantô me d’un ou de plusieurs mots. Je trouvai parfois des feuillets où je pouvais lire des phrases entiè res, plus souvent des reliures encore intactes, proté gé es par ce qui avait é té des garnitures de mé tal... Des larves de livres, apparemment saines à l’exté rieur, mais dé voré es à l’inté rieur: pourtant quelquefois un demi-feuillet s’é tait sauvé, un incipit transparaissait, un titre... Je recueillis la moindre relique que je pus trouver, et j’en remplis deux sacs de voyage, abandonnant des choses qui m’é taient utiles pour sauver ce pauvre tré sor. Tout au long de mon voyage de retour et ensuite à Melk, je passai maintes et maintes heures à tenter de dé chiffrer ces vestiges. Souvent, à partir d’un mot ou d’une image survivante, je reconnus de quel ouvrage il s’agissait. Quand, au fil des ans, je retrouvai d’autres exemplaires de ces livres, je les é tudiai avec amour, comme si le destin m’avait fait ce legs, comme si en avoir repé ré ‘‘exemplaire dé truit avait é té un signe indé niable du ciel qui disait toile et lege. A la fin de ma patiente recomposition se profila dans mon esprit comme une bibliothè que mineure, signe de la majeure disparue, une bibliothè que composé e de morceaux, citations, pé riodes incomplè tes, moignons de livres. Plus je relis cette liste, plus je me convaincs qu’elle est l’effet du hasard et ne contient aucun message. Mais ces pages incomplè tes m’ont accompagné pendant toute la vie qui depuis lors m’est resté e à vivre, je les ai souvent consulté es comme un oracle, et j’ai presque l’impression que tout ce que j’ai é crit sur ces feuillets, que tu vas lire à pré sent, lecteur inconnu, n’est rien d’autre qu’un centon, un poè me figuré, un immense acrostiche qui ne dit et ne ré pè te rien d’autre que ce que ces fragments m’ont suggé ré, et je ne sais plus si c’est moi qui ai parlé d’eux jusqu’à pré sent ou si ce sont eux qui ont parlé par ma bouche. Mais que ce soit l’un ou l’autre cas, plus je me ré cite l’histoire qui en est sortie, moins je ré ussis à comprendre si elle recè le une trame allant au-delà de la sé quence naturelle des é vé nements et des temps qui les relient. Et c’est dur pour un vieux moine, au seuil de la mort, que de ne point savoir si la lettre qu’il a é crite contient un certain sens caché, et si elle en contient plus d’un, beaucoup, ou point du tout. Mais cette mienne inaptitude à voir est sans doute l’effet de l’ombre que la grande té nè bre approchant projette sur le monde vieilli. Est ubi gloria nunc Babylonia? Où sont les neiges d’antan? La terre danse la danse de Macabré, il me semble par moments que le Danube est sillonné de bateaux chargé s de fous qui vont vers un lieu obscur. Il ne me reste qu’à me taire. O quam salubre, quam iucundum et suave est sedere in solitudine et tacere et loqui cum Deo{226}! D’ici peu, je me ré unirai avec mon principe, et je ne crois plus que ce soit le Dieu de gloire dont m’avaient parlé les abbé s de mon ordre, ou de joie, comme croyaient les minorites d’alors, peut-ê tre pas mê me de pitié. Gott ist ein lautes Nichts, ihn rü hrt kein Nun noch{227} Hier... Je m’avancerai bientô t dans ce dé sert immense, parfaitement plat et incommensurable, où le coeur vraiment pieux succombe, bienheureux. Je m’abî merai dans la té nè bre divine, en un silence muet et en une union ineffable, et m’abî mant seront perdues toute é galité et toute iné galité, et en cet abî me mon esprit se perdra lui-mê me, et il ne connaî tra ni l’é gal ni l’iné gal ni rien d’autre: et seront oublié es toutes les diffé rences, je serai dans le fondement simple, dans le dé sert silencieux où jamais l’on ne vit de diversité, dans l’intime où personne ne se trouve dans son propre lieu. Je tomberai dans la divinité silencieuse et inhabité e où il n’est ni oeuvre ni image. Il fait froid dans le scriptorium, j’ai mal au pouce. Je laisse cet é crit, je ne sais pour qui, je ne sais plus à propos de quoi: stat rosa pristina nomine, nomina nuda tenemus{228}. UMBERTO ECO Apostille au Nom de la rose
traduit de l’italien par MYRIEM BOUZAHER Le texte italien original a paru sous le titre « Postille al Nome dé lia Rosa » dans Alfabeta 49, juin 1983. Rosa que al prado, encarnada, te ostentas presuntü osa de grana y carmí n bañ ada: campa lozana y gustosa; pero no, que siendo hermosa tambié n será s desdichada. Juana Iné s de la Cruz Le titre et le sens. Depuis que j’ai é crit le Nom de la rose, je reç ois de nombreuses lettres de lecteurs, la plupart pour me demander ce que signifie l’hexamè tre latin final et comment il a engendré le titre. Invariablement, je ré ponds qu’il s’agit d’un vers tiré du De contemptu mundi de Bernard de Morlaix, un bé né dictin du XIIe siè cle, qui s’est livré à des variations sur le thè me de l’ubi sunt (d’où a dé rivé par la suite le mais où sont les neiges d’antan de Villon) et a rajouté au topo courant (les grands de jadis, les villes cé lè bres, les belles princesses, le né ant où tout finit par s’é vanouir) l’idé e que, bien que toutes les choses disparaissent, nous conservons d’elles de purs noms. Je rappelle aussi qu’Abé lard utilisait l’exemple de l’é noncé nulla rosa est pour montrer à quel point le langage pouvait tout autant parler des choses abolies que des choses inexistantes. Aprè s quoi, je laisse le lecteur tirer ses conclusions, considé rant qu’un narrateur n’a pas à fournir d’interpré tations à son oeuvre, sinon ce ne serait pas la peine d’é crire des romans, é tant donné qu’ils sont, par excellence, des machines à gé né rer de l’interpré tation. Seulement voilà, tous ces beaux propos pleins de virtuosité achoppent sur un obstacle incontournable: un roman doit avoir un titre. Or, un titre est dé jà — malheureusement — une clé interpré tative. On ne peut é chapper aux suggestions gé né ré es par le Rouge et le Noir ou par Guerre et Paix. Les titres les plus respectueux du lecteur sont ceux qui se ré duisent au seul nom du hé ros é ponyme, comme David Copperfield ou Robinson Crusoé ; et encore, la ré fé rence à l’é ponyme peut constituer une ingé rence abusive de la part de l’auteur. Le Pè re Goriot attire l’attention sur la figure du vieux pè re, alors que le roman est aussi l’é popé e de Rastignac ou de Vautrin alias Collin. Peut- ê tre faudrait-il ê tre honnê tement malhonnê te comme Dumas, dont les Trois Mousquetaires sont l’histoire d’un quatuor. Mais ce sont là des luxes rares que l’auteur ne peut se permettre que par erreur. En fait, mon roman avait un autre titre de travail, l’Abbaye du crime. Je l’ai é carté parce qu’il insiste sur la seule trame policiè re et ainsi pouvait indû ment amener d’infortuné s acqué reurs, friands d’histoire et d’action, à se pré cipiter sur un livre qui les aurait dé ç us. Mon rê ve é tait d’intituler le livre Adso de Melk. Titre trè s neutre, car aprè s tout Adso é tait la voix du ré cit. Mais en Italie, les é diteurs n’aiment pas les noms propres: mê me Fermo e Lucia a é té recyclé, et pour le reste, il y a bien peu d’ex emples — Lemmonio Boreo, Rubè ou Metello... Autant dire rien, par rapport aux lé gions de Cousine Bette, de Barry Lindon, d’Armance et de Tom Jones qui peuplent d’autres litté ratures. L’idé e du Nom de la rose me vint quasiment par hasard et elle me plut parce que la rose est une figure symbolique si chargé e de significations qu’elle finit par n’en avoir plus aucune, ou presque: la rose mystique, et rose elle a vé cu ce que vivent les roses, la guerre des deux roses, une rose est une rose est une rose est une rose, les rose-croix, merci de ces magnifiques roses, la vie en rose. Le lecteur é tait dé sorienté, il ne pouvait choisir une interpré tation; et mê me s’il saisissait les possibles lectures nominalistes du vers final, quand justement il arrivait à Mi, il avait dé jà fait dieu sait quels autres choix. Un titre doit embrouiller les idé es, non les embrigader. Rien ne console plus l’auteur d’un roman que de dé couvrir les lectures auxquelles il n’avait pas pensé et que les lecteurs lui suggè rent. Quand j’é crivais des ouvrages thé oriques, mon attitude envers les critiques é tait de nature « judiciaire »: ont- ils compris ou non ce
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