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LE NOM DE LA ROSE 51 страницаsueur maligne striait son front et ses joues, ses yeux d’ordinaire blancs de mort s’é taient injecté s de sang, de sa bouche sortaient des serpentins de parchemin comme d’une bê te famé lique qui se serait trop gavé e et ne parviendrait plus à dé glutir sa pitance. Dé figuré e par l’anxié té, par le poison harcelant qui dé sormais sinuait dé jà abondamment dans ses veines, par sa dé termination dé sespé ré e et diabolique, ce qui avait é té la face vé né rable du vieillard, apparaissait maintenant comme une chose hideuse et grotesque: en d’autres circonstances, elle aurait pu faire é clater de rire, mais nous aussi nous é tions comme ré duits à l’é tat d’animaux, des chiens qui braquent le gibier. Nous aurions pu le saisir avec calme, en revanche nous nous pré cipitâ mes vé hé mentement sur lui, il se dé mena, serra les mains sur sa poitrine pour dé fendre le volume; moi je le tenais de la senestre, tandis que de la dextre je cherchais à maintenir toujours haut la lampe, quand de la flamme j’effleurai son visage; il ressentit la chaleur, é mit un son é touffé, un rugissement, presque, laissant choir de sa bouche des lambeaux de papier, abandonna de sa dextre la prise sur le livre, lanç a la main vers la lampe qu’il m’arracha d’un coup, et projeta devant lui... La lampe alla tomber en plein sur le tas de livres dé gringolé s de la table, entassé s les uns sur les autres avec leurs pages ouvertes. L’huile se renversa, le feu prit aussitô t à un parchemin trè s fragile qui flamba comme une brassé e de brindilles sè ches. Tout advint en un é clair, une grande flamme s’é leva des volumes, comme si ces pages millé naires aspiraient depuis des siè cles à l’embrasement, et jouissaient dans la satisfaction soudaine d’une soif immé moriale d’ecpyrose. Guillaume se rendit compte de ce qui arrivait et il lâ cha prise – le vieux, se sentant libre, recula de quelques pas – hé sita sensiblement, trop sans doute, incertain s’il fallait reprendre Jorge ou se pré cipiter pour é teindre le petit bû cher. Un livre plus vieux que les autres brû la presque d’un coup, jetant bien haut une langue de feu. Les fines lamelles de vent, qui pouvaient é teindre une faible flamme, en stimulaient par contre de plus fortes et vivaces, et mê me en faisaient jaillir des brandons errants. « Eteins ce feu, vite! s’é cria Guillaume. Sinon tout va flamber! » Je m’é lanç ai sur le brasier, puis m’arrê tai ne sachant que faire Guillaume vint ré solument vers moi, pour me prê ter main-forte. Nous tendî mes les bras dans la direction de l’incendie, cherchâ mes des yeux quelque chose avec quoi l’é touffer, j’eus comme une inspiration, j’ô tai ma robe en la passant par la tê te et tentai de la jeter sur le brasier. Mais dé jà les flammes é taient trop hautes, elles attaquè rent ma robe et s’en alimentè rent. Je retirai mes mains couvertes de brû lures, me tournai vers Guillaume et vis, juste dans son dos, Jorge qui s’é tait approché de nouveau. La chaleur é tait dé sormais si forte qu’il la ressentit parfaitement, sut avec une certitude absolue où se trouvait le feu, et il y jeta l’Aristote. Guillaume eut un mouvement de colè re et donna une violente bourrade au vieux qui piqua de la tê te contre l’arê te d’une armoire et tomba à terre... Mais Guillaume, que je crois avoir entendu lâ cher un abominable juron, n’en eut cure. Il revint aux livres. Trop tard. L’Aristote, en somme ce qui en é tait resté aprè s le repas du vieillard, avait dé jà pris feu. Entre-temps, des é tincelles avaient volé vers les murs et dé jà les volumes d’une autre armoire se recroquevillaient sous la fureur du feu. Dè s lors non plus un, mais deux brasiers incendiaient la piè ce. Guillaume comprit que nous ne pourrions les é teindre de nos mains, et il dé cida de sauver les livres avec les livres. Il se saisit d’un volume qui lui sembla mieux relié que les autres, et plus compact, et il tenta de s’en servir comme d’une arme pour é touffer l’é lé ment ennemi. Mais en frappant de la reliure orné e de ferrures et de cabochons sur le bû cher des livres ardents, il ne faisait rien d’autre que provoquer de nouvelles é tincelles. Il chercha à les é parpiller à coups de pied, mais il obtint l’effet contraire, car il s’en é leva des lambeaux de parchemin presque ré duit en cendres, qui voletaient comme des chauves-souris tandis que l’air, allié à son aé rien compagnon, les envoyait incendier la matiè re terrestre d’autres feuillets. La malchance avait voulu que ce fû t là une des salles les plus dé sordonné es du labyrinthe. Du haut des rayons pendaient des manuscrits roulé s, d’autres livres plutô t dé labré s laissaient sortir de leurs couvertures, comme de lè vres bé antes, des langues de peau dessé ché e par les ans, et la table devait avoir supporté une é norme quantité d’é crits que Malachie (alors seul depuis des jours) avait né gligé de remettre en place. Si bien que la piè ce, aprè s l’é croulement provoqué par Jorge, é tait envahie de parchemins dans l’attente de se changer en un autre é lé ment. En un rien de temps, ce lieu fut un grand brasier, un buisson ardent. Les armoires participaient aussi à ce sacrifice et commenç aient à cré piter. Je me rendis compte que le labyrinthe tout entier n’é tait rien d’autre qu’un bû cher sacrificiel, pré paré pour l’heure de la premiè re é tincelle... « De l’eau, il faut de l’eau! disait Guillaume, pour ajouter ensuite: Et où trouver de l’eau dans cet enfer? — Dans les cuisines, en bas dans les cuisines! » m’é criai-je. Guillaume me regarda perplexe, le visage rougi par cette furieuse clarté. « Oui, mais avant que nous soyons descendus et remonté s... Au diable! cria-t-il alors, dans tous les cas cette piè ce est perdue, et peut-ê tre la suivante aussi. Descendons tout de suite, moi je cherche de l’eau, et toi tu vas donner l’alarme, il faut beaucoup de gens! » Nous trouvâ mes la direction de l’escalier parce que la conflagration illuminait l’enfilade des piè ces, encore que de plus en plus faiblement, et nous parcourû mes les deux derniè res salles presque à tâ tons. En bas, la lumiè re de la nuit jetait une clarté pâ le dans le scriptorium, et de là nous descendî mes au ré fectoire. Guillaume courut aux cuisines, moi à la porte du ré fectoire, bataillant pour l’ouvrir de l’inté rieur, et j’y parvins non sans un long effort, car l’agitation me rendait gauche et inhabile. Je sortis sur le plateau, courus vers le dortoir; je compris alors que je n’aurais pas pu ré veiller les moines un à un, et je fus bien inspiré de me pré cipiter à l’é glise où je cherchai le chemin de la tour campanaire. Comme j’y arrivai, je me suspendis à toutes les cordes, en sonnant le tocsin. Je tirais avec force et la corde du bourdon, en remontant, m’entraî nait avec elle. Dans la bibliothè que, j’avais eu le dos de mes mains brû lé, mes paumes é taient encore saines, et je me les brû lai en les faisant glisser le long des cordes, jusqu’au moment où elles furent en sang et que je dus lâ cher prise. Mais j’avais fait suffisamment de bruit, je m’é lanç ai au-dehors, à temps pour voir les premiers moines qui sortaient du dortoir, tandis qu’on entendait au loin les voix des servants qui s’agglutinaient sur le seuil de leurs logements. Je ne pus m’expliquer clairement, parce que j’é tais incapable d’exprimer un mot, et les premiè res paroles qui me vinrent aux lè vres furent formulé s dans ma langue maternelle. De ma main ensanglanté e, j’indiquais les fenê tres de l’aile mé ridionale de l’É difice dont l’albâ tre laissait transparaî tre une lueur anormale. Je me rendis compte, à l’intensité de la lumiè re, que le temps de descendre et de sonner les cloches, le feu s’é tait largement propagé à d’autres piè ces. Toutes les fenê tres de l’Africa et toute la faç ade entre l’Africa et la tour orientale brillaient maintenant de clarté s intermittentes. « Eau, apportez de l’eau! » criai-je. Sur le moment, personne ne comprit, i-es moines é taient si accoutumé s à considé rer la bibliothè que comme un lieu sacré et inaccessible, qu’ils n’arrivaient pas à ré aliser qu’elle é tait menacé e par un accident vulgaire, comme peut l’ê tre une chaumiè re de paysans. Les premiers qui levè rent les yeux vers les fenê tres firent le signe de la croix en murmurant des mots d’é pouvante, et je compris qu’ils croyaient à de nouvelles apparitions. Je m’accrochai à leurs robes, les implorai de comprendre, jusqu’à ce que quelqu’un traduisî t mes sanglots en paroles humaines. C’é tait Nicolas de Morimonde, qui dit: « La bibliothè que brû le! — Voilà », murmurai-je, en me laissant tomber é puisé sur la terre. Nicolas fit preuve d’une grande é nergie, il cria des ordres aux servants, donna des conseils aux moines qui l’entouraient, envoya quelqu’un ouvrir toutes les portes de l’É difice, exhorta les pré sents à chercher des seaux et des ré cipients de n’importe quel genre, envoya vers les sources et les ré serves d’eau de l’enceinte. Il ordonna aux vachers d’employer les mulets et les â nes pour transporter des jarres... Si ces dispositions avaient é té donné es par un homme investi d’autorité, on les eû t exé cuté es sur-le-champ. Mais les servants é taient habitué s à recevoir des ordres de Ré migio, les copistes de Malachie, tous de l’Abbé. Et aucun des trois n’é tait hé las pré sent. Les moines de leurs yeux cherchaient l’Abbé pour obtenir informations et ré confort, et ils ne le trouvaient pas, quand moi seul savais qu’il é tait mort, ou allait mourir en ce moment, muré dans un boyau asphyxiant qui se transformait à pré sent en un four, en un taureau de Phalaris. Nicolas poussait les vachers d’un cô té, mais quelque autre moine, animé de bonnes intentions, les poussait d’un autre cô té. Certains frè res avaient visiblement perdu leur calme, d’autres é taient encore engourdis de sommeil. Moi, j’essayais d’expliquer, car j’avais tout à fait recouvré l’usage de la parole, mais il est né cessaire de rappeler que j’é tais quasiment nu, aprè s avoir jeté mon froc aux flammes, et la vue du jeune homme que j’é tais, ensanglanté, le visage noirci de suie, le corps tout juste recouvert de duvet, hé bé té maintenant par le froid, ne devait certes pas inspirer confiance. Enfin Nicolas parvint à entraî ner des frè res et d’autres gens dans les cuisines, qu’entre-temps quelqu’un avait rendues accessibles. Quelqu’un d’autre eut le bon sens d’apporter des torches. Nous trouvâ mes les lieux en grand dé sordre, et je compris que Guillaume devait l’avoir mis sens dessus dessous pour chercher de l’eau et des ré cipients propres au transport. C’est alors pré cisé ment que je vis Guillaume qui paraissait à la porte du ré fectoire, le visage couvert de petites brû lures, l’habit enfumé, une grande marmite dans les mains, et j’é prouvai de la pitié pour lui, pauvre allé gorie de l’impuissance. Je compris que, mê me s’il avait ré ussi à transporter au second é tage un chaudron d’eau sans le renverser, et mê me s’il l’avait fait plus d’une fois, le ré sultat devait avoir é té bien mince. Je me souvins de l’histoire de saint Augustin, quand il voit un enfant qui tente de transvaser l’eau de la mer avec une cuillè re: l’enfant é tait un ange et il en agissait ainsi pour se jouer du saint qui pré tendait pé né trer les mystè res de la nature divine. Et comme l’ange, Guillaume me parla en s’appuyant é puisé au chambranle de la porte: « C’est impossible, nous n’y ré ussirons jamais, fû t-ce avec tous les moines de l’abbaye. La bibliothè que est perdue. » Contrairement à l’ange, Guillaume pleurait. Je me serrai contre lui, tandis qu’il arrachait un linge d’une table et tentait de me couvrir. Nous nous arrê tâ mes pour observer, dé faits dé sormais, ce qui se passait autour de nous. C’é tait une course dé sordonné e de gens, certains montaient les mains nues et se croisaient dans l’escalier à vis avec d’autres qui, les mains nues, poussé s par une sotte curiosité, avaient dé jà grimpé, et dé gringolaient maintenant pour chercher des ré cipients. D’autres plus avisé s cherchaient aussitô t chaudrons et bassines, pour s’apercevoir que dans les cuisines il n’y avait pas suffisamment d’eau. Tout à coup l’immense salle fut envahie par des mulets qui transportaient des jarres, et les vachers qui les menaient, les dé chargè rent et se disposè rent à porter l’eau en haut. Mais ils ne connaissaient pas le chemin pour monter au scriptorium, et il fallut du temps avant que certains copistes les missent au courant, et quand ils mettaient, ils se heurtaient à ceux qui descendaient terrorisé s. Des jarres se brisè rent et l’eau se ré pandit à terre, d’autres furent passé es le long de l’escalier à vis par des mains secourables. Je suivis le groupe et me trouvai dans le scriptorium: de l’accè s à la bibliothè que provenait une fumé e dense, les derniers qui avaient tenté de se risquer plus haut vers la tour orientale, revenaient dé jà en toussant, les yeux rougis, et ils dé claraient qu’on ne pouvait plus pé né trer dans cet enfer. Je vis alors Bence. Le visage alté ré, il montait des cuisines avec un é norme ré cipient. Il entendit ce que disaient les rescapé s et il les apostropha: « L’enfer vous avalera tous autant que vous ê tes, tas de lâ ches! » Il se tourna comme pour chercher une aide et il me vit: « Adso, s’é cria-t-il, la bibliothè que... la bibliothè que... » il n’attendit pas ma ré ponse. Il courut au pied de l’escalier et pé né tra hardiment dans la fumé e. Ce fut la derniè re fois que je le vis. J’entendis un craquement qui provenait d’en haut. Des voû tes du scriptorium tombaient des é clats de pierre mê lé s à de la chaux. Une clef de voû te sculpté e en forme de fleur se dé tacha et il s’en fallut de peu qu’elle ne s’abattî t sur ma tê te. Le pavement du labyrinthe é tait en train de cé der. A vive allure, je dé gringolai au rez-de-chaussé e et sortis en plein air. Quelques servants de bonne volonté avaient apporté des é chelles à l’aide desquelles ils essayaient d’atteindre les verriè res les plus hautes pour y jeter de l’eau. Mais les é chelles les plus longues arrivaient à grand-peine aux verriè res du scriptorium et qui s’y é tait hissé ne pouvait les ouvrir de l’exté rieur. Ils firent dire de les ouvrir de l’inté rieur, mais personne à pré sent ne s’enhardissait plus à monter. Cependant je regardais les fenê tres du troisiè me é tage. La bibliothè que tout entiè re ne devait faire dé sormais qu’un seul brasier à l’é paisse fumé e et le feu courait de piè ce en piè ce ouvrant par bonds ses flammes aux milliers et milliers de pages dessé ché es. Toutes les fenê tres é taient maintenant illuminé es, une fumé e noire sortait du toit: le feu s’é tait communiqué aux poutrages du comble. L’É difice, qui paraissait si solide et en tout point iné branlable, ré vé lait en cette dé sastreuse circonstance sa faiblesse, ses lé zardes, ses murs rongé s jusqu’à l’inté rieur, ses pierres dé chaussé es qui permettaient à la flamme d’atteindre les charpentes de bois où qu’elles fussent. Soudain, quelques verriè res se brisè rent comme sous la poussé e d’une force inté rieure, les é tincelles jaillirent à l’exté rieur, piquant de lumiè res errantes le noir de la nuit. Le vent, soufflant d’abord avec force, é tait devenu plus lé ger, et ce fut malchance parce que, fort, il aurait peut-ê tre é teint les é tincelles, lé ger, il les transportait en redoublant leur ardeur, et avec elles il faisait voltiger dans l’air des lambeaux de parchemin, fré missant de fragilité dans leur flamboiement. C’est alors qu’on entendit un violent craquement: le pavement du labyrinthe avait cé dé en plusieurs points, s’effondrant avec ses poutres enflammé es sur l’é tage infé rieur, car je vis des langues de flammes s’é lever du scriptorium, lui aussi tapissé de livres et d’armoires, et rempli de feuillets libres disposé s sur des tables, prê ts à la levé e des é tincelles. J’entendis des cris de dé sespoir provenir d’un groupe de copistes qui s’arrachaient les cheveux et se proposaient encore de monter hé roï quement, pour ré cupé rer leurs parchemins tant aimé s. En vain, car les cuisines et le ré fectoire n’é taient plus qu’un carrefour d’â mes perdues s’agitant dans toutes les directions, où chacun faisait obstacle à l’autre. Les gens se heurtaient, tombaient, qui dé tenait un ré cipient en renversait le contenu salvateur, les mulets entré s dans les cuisines avaient senti la pré sence du feu et ils se pré cipitaient en ruant vers les sorties, bousculant les moines et leurs palefreniers terrorisé s eux-mê mes. On voyait bien que, dans tous les cas, cette tourbe de vilains et d’hommes dé vots et sages, mais inaptes au dernier degré, laissé e la bride sur le cou, entraverait mê me les secours qui eussent pu arriver. Tout le plateau é tait en proie au dé sordre. Mais nous n’é tions qu’au dé but de la tragé die. En sortant par les verriè res et par le toit, la nue triomphante des é tincelles, porté e par le vent, retombait de partout, touchant la couverture de l’é glise. Nul n’ignore combien de splendides cathé drales ont é té vulné rables à la morsure du feu: car la maison de Dieu apparaî t belle et bien dé fendue comme la Jé rusalem cé leste grâ ce à la pierre dont elle fait montre, mais ses murs, ses pendentifs et ses voû tes reposent sur une fragile, encore qu’admirable, architecture de bois, et si l’é glise de pierre rappelle les forê ts les plus vé né rables par ses colonnes qui se ramifient hautes dans les voû tes, audacieuses comme des chê nes, de chê ne elle a souvent le corps – comme elle a é galement de bois son mobilier, les autels, les choeurs, les planches peintes, les bancs, les chaises, les candé labres. Ainsi en alla-t-il de l’é glise abbatiale au superbe portail qui m’avait tant fasciné le premier jour. Elle prit feu en trè s peu de temps. Les moines et toute la population du plateau comprirent alors qu’é tait en jeu la survivance mê me de l’abbaye, et ils se mirent tous à courir, encore plus bravement et confusé ment pour affronter le danger. L’é glise é tait certes plus accessible et donc plus dé fendable que la bibliothè que. La bibliothè que avait é té condamné e par son impé né trabilité mê me, par le mystè re qui la proté geait, par l’avarice de ses accè s. L’é glise, maternellement ouverte à tous à l’heure de la priè re, é tait ouverte à tous à l’heure du secours. Mais il n’y avait plus d’eau, ou du moins il s’en pouvait trouver fort peu et en quantité insuffisante, les sources en fournissaient avec une parcimonie naturelle et avec une lenteur non proportionné e à l’urgence de la tâ che. Tous auraient voulu é teindre l’incendie de l’é glise, personne ne savait comment s’y prendre. En outre, le feu s’é tait communiqué par le haut, où il s’avé rait malaisé de se hisser pour battre les flammes ou les é touffer avec de la terre et des chiffons. Et lorsque les flammes sortirent d’en bas, il é tait dé sormais inutile d’y jeter terre ou sable, car le plafond s’effondrait maintenant sur les sauveteurs dont bon nombre fut terrassé. Ainsi aux cris de regret pour toutes les richesses dé voré es par les flammes, s’unissaient à pré sent les cris de douleur pour les visages brû lé s, les membres é crasé s, les corps disparus sous l’é croulement soudain d’une voû te. L e vent s’é tait fait de nouveau impé tueux et plus impé tueusement il alimentait la propagation des flammes. Sitô t aprè s l’é glise, prirent feu les soues, les é tables, les bergeries et les é curies. Les animaux terrorisé s brisè rent leurs liens, abattirent les portes, se ré pandirent à travers le plateau en hennissant, mugissant, bê lant, grognant horriblement. Des grappes d’é tincelles se prirent dans la criniè re de nombreux chevaux et on vit l’esplanade sillonné e de cré atures infernales, de destriers flamboyants qui renversaient tout sur leur chemin, n’avaient terme ni ré pit. Je vis le vieil Alinardo, qui errait é perdu sans avoir compris ce qui se passait, rouler sous les sabots du magnifique Brunei auré olé de feu, traî ner dans la poussiè re et rester là abandonné, pauvre chose informe. Mais je n’eus ni la possibilité ni le temps de le secourir, de pleurer sa fin, car de telles scè nes se ré pé taient maintenant de partout. Les chevaux en flammes avaient transporté le feu là où le vent ne l’avait pas encore fait: à pré sent brû laient aussi les ateliers et le logement des novices. Des troupes de personnes couraient d’un bout à l’autre de l’esplanade, sans but ou avec des buts illusoires. Je vis Nicolas, la tê te blessé e, l’habit en lambeaux, qui, vaincu dé sormais, à genoux dans l’allé e principale, maudissait la malé diction divine. Je vis Pacifico de Tivoli qui, renonç ant à toute idé e de secours, cherchait d’empoigner au passage un mulet emballé, et comme il y ré ussit, il me cria d’en faire autant, et de fuir, pour é chapper à ce torve simulacre d’Armageddon. Je me demandai alors où é tait Guillaume et redoutai qu’il n’eû t é té emporté par un é croulement. Je le trouvai, aprè s une longue recherche, aux alentours du cloî tre. Il tenait à la main son sac de voyage: tandis que dé jà le feu prenait à l’hô tellerie, il é tait monté dans sa cellule pour sauver au moins son trè s pré cieux bagage. Il avait aussi emporté mon sac, où je trouvai de quoi me revê tir. Hors d’haleine, nous nous attardâ mes un instant pour regarder ce qui advenait autour de nous. L’abbaye é tait condamné e. Presque tous ses bâ timents é taient, peu ou prou, touché s par le feu. Ceux encore intacts ne l’auraient bientô t plus é té, car tout maintenant, depuis les é lé ments naturels jusqu’à la besogne confuse des sauveteurs, collaborait à propager l’incendie. Restaient sauves les parties non bâ ties, le potager, le jardin devant le cloî tre... Il n’é tait plus possible de rien faire pour sauver les constructions, mais il suffisait d’abandonner l’idé e de les sauver pour pouvoir tout observer sans danger, en restant dans une zone dé couverte. Nous regardâ mes l’é glise qui à pré sent brû lait lentement, car c’est le propre de ces grandes constructions que de flamber tout de suite dans leurs parties en bois et puis d’agoniser pendant des heures, voire des jours. En revanche, l’É difice flambait encore. Là, le maté riel combustible é tant beaucoup plus riche, le feu se communiquait dans tout le scriptorium, et il avait maintenant envahi le niveau des cuisines. Quant au troisiè me é tage, où naguè re et pendant des centaines d’anné es il y avait eu le labyrinthe, il é tait pratiquement dé truit. « C’é tait la plus grande bibliothè que de la chré tienté, dit Guillaume. Dé sormais, ajouta-t-il, l’Anté christ est
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