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LE NOM DE LA ROSE 50 страницаde convaincre tout le monde de l’é ternité du monde. Nous savions tout sur les noms divins, et le dominicain enseveli par Abbon – sé duit par le Philosophe – les a renommé s en suivant les sentes orgueilleuses de la raison naturelle. Ainsi le cosmos, qui pour l’Aré opagite se manifestait à qui savait regarder en haut la cascade lumineuse de la cause premiè re exemplaire, est devenu une ré serve d’indices terrestres d’où on remonte pour nommer une abstraite cause efficiente. Avant, nous regardions vers le ciel, daignant jeter un regard courroucé à la boue de la matiè re, maintenant nous regardons vers la terre, et nous croyons au ciel sur le té moignage de la terre. Chaque mot du Philosophe, sur qui dé sormais jurent mê me les saints et les souverains pontifes, a renversé l’image du monde. Mais il n’est pas allé jusqu’à renverser l’image de Dieu. Si ce livre devenait... é tait devenu matiè re de libre interpré tation, nous aurions franchi la derniè re limite. — Mais qu’est-ce qui t’a fait peur dans ce discours sur le rire? Tu n’é limines pas le rire en é liminant ce livre. — Non, certes. Le rire est la faiblesse, la corruption, la fadeur de notre chair. C’est l’amusette pour le paysan, la licence pour l’ivrogne, mê me l’Eglise dans sa sagesse a accordé le moment de la fê te, du carnaval, de la foire, cette pollution diurne qui dé charge les humeurs et entrave d’autres dé sirs et d’autres ambitions... Mais ainsi le rire reste vile chose, dé fense pour les simples, mystè re dé consacré pour la plè be. L’apô tre mê me le disait, plutô t que de brû ler, mariez-vous. Plutô t que de vous rebeller contre l’ordre voulu par Dieu, riez et amusez-vous de vos immondes parodies de l’ordre, à la fin du repas, aprè s avoir vidé les cruches et les fiasques. Elisez le roi des fols, perdez-vous dans la liturgie de l’â ne et du cochon, jouez à repré senter vos saturnales la tê te en bas... Mais ici, ici... » A pré sent Jorge frappait du doigt sur la table, prè s du livre que Guillaume tenait devant lui. « Ici on renverse la fonction du rire, on l’é lè ve à un art, on lui ouvre les portes du monde des savants, on en fait un objet de philosophie, et de perfide thé ologie... Tu as vu hier comment les simples peuvent concevoir, et mettre en oeuvre, les plus troubles hé ré sies, mé connaissant et les lois de Dieu et les lois de la nature. Mais l’Eglise peut supporter l’hé ré sie des simples, lesquels se condamnent eux-mê mes, ruiné s par leur ignorance. L’inculte folie de Dolcino et de ses pairs ne mettra jamais en crise l’ordre divin. Il prê chera la violence et mourra dans la violence, il ne laissera point de trace, il se consumera ainsi que se consume le carnaval, et peu importe si au cours de la fê te se sera produite sur la terre, et pour un temps compté, l’é piphanie du monde à l’envers. Il suffit que le geste ne se transforme pas en dessein, que cette langue vulgaire n’en trouve pas une latine qui la traduise. Le rire libè re le vilain de la peur du diable, parce que, à la fê te des fols, le diable mê me apparaî t comme pauvre et fol, donc contrô lable. Mais ce livre pourrait enseigner que se libé rer de la peur du diable est sapience. Quand il rit, tandis que le vin gargouille dans sa gorge, le vilain se sent le maî tre, car il a renversé les rapports de domination: mais ce livre pourrait enseigner aux doctes les artifices subtils, et à partir de ce momentlà illustres, par lesquels lé gitimer le bouleversement. Alors, ce qui, dans le geste irré flé chi du vilain, est encore et heureusement opé ration du ventre se changerait en opé ration de l’intellect. Que le rire soit le propre de l’homme est le signe de nos limites de pé cheurs. Mais combien d’esprits corrompus comme le tien tireraient de ce livre l’extrê me syllogisme, selon quoi le rire est le but de l’homme! Le rire distrait, quelques instants, le vilain de la peur. Mais la loi s’impose à travers la peur, dont le vrai nom est crainte de Dieu. Et de ce livre pourrait partir l’é tincelle lucifé rienne qui allumerait dans le monde entier un nouvel incendie: et on dé signerait le rire comme l’art nouveau, inconnu mê me de Promé thé e, qui ané antit la peur. Au moment où il rit, peu importe au vilain de mourir; mais aprè s, quand prend fin la licence, la liturgie lui impose de nouveau, suivant le dessein divin, la peur de la mort. Et de ce livre pourrait naî tre la nouvelle et destructive aspiration à dé truire la mort à travers l’affranchissement de la peur. Et que serions-nous, nous cré atures pé cheresses, sans la peur, peut-ê tre le plus sage et le plus affectueux des dons divins? Pendant des siè cles, les docteurs et les Pè res ont sé cré té d’embaumantes essences de saint savoir pour racheter, à travers la pensé e de ce qui est é levé, la misè re et la tentation de ce qui est bas. Et ce livre, en justifiant la comé die comme miraculeuse mé decine, et la satire et le mime, qui produiraient la purification des passions à travers la repré sentation du dé faut, du vice, de la faiblesse, induirait les faux savants à tenter de racheter (dans un diabolique renversement) le haut à travers l’acceptation du bas. De ce livre dé coulerait la pensé e que l’homme peut vouloir sur la terre (comme suggé rait ton Bacon à propos de la magie naturelle) l’abondance mê me du pays de Cocagne. Mais c’est justement cela que nous ne devons ni ne pouvons avoir. Regarde les moinillons qui se dé vergondent dans la parodie bouffonne de la Coena Cypriani. Quelle diabolique transfiguration de l’Ecriture sainte! Et pourtant, tout en le faisant, ils savent que cela est mal. Mais le jour où la parole du Philosophe justifierait les jeux marginaux de l’imagination dé ré glé e, oh! alors vraiment ce qui se trouvait en marge sauterait au centre, et du centre on perdrait toute trace. Le peuple de Dieu se transformerait en une assemblé e de monstres é ructé s des abî mes de la terre inconnue, et c’est alors que la pé riphé rie de la terre connue deviendrait le coeur de l’empire chré tien, les Arimaspes sur le trô ne de Pierre, les Blemmyes dans les monastè res, les nains au gros ventre et à la tê te gigantesque comme gardiens de la bibliothè que! Les serviteurs dicteront la loi, nous (mais toi aussi, à ce compte) nous obé irons à la vacance de toute loi. Un philosophe grec (que ton Aristote cite ici, complice et immonde auctoritas) dit qu’on doit dé manteler le sé rieux de ses adversaires avec le rire, et le rire adverse avec le sé rieux. La prudence de nos pè res a fait son choix: si le rire est le plaisir de la plè be, que la licence de la plè be soit tenue en bride et humilié e, et sé vè rement menacé e. Et la plè be n’a pas d’armes pour affiner son rire jusqu’à le faire devenir instrument contre le sé rieux des pasteurs qui doivent la conduire à la vie é ternelle et la soustraire aux sé ductions du ventre, des pudenda, de la nourriture, de ses sordides dé sirs. Mais si un jour quelqu’un, agitant les paroles du Philosophe, et donc parlant en philosophe, amenait l’art du rire à une forme d’arme subtile, si la rhé torique de la conviction se voyait remplacé e par la rhé torique de la dé rision, si la topique de la patiente et salvatrice construction des images de la ré demption se voyait remplacé e par la topique de l’impatiente dé molition et du bouleversement de toutes les images les plus saintes et vé né rables – oh ce jour-là toi aussi et toute ta science, Guillaume, vous serez mis en dé route! — Pourquoi? Je me battrais, ma finesse d’esprit contre la finesse d’esprit d’autrui. Ce serait un monde meilleur que celui où le feu et le fer rougi de Bernard Gui humilient le feu et le fer rougi de Dolcino. — Dè s lors, tu serais pris toi aussi dans la trame du dé mon. Tu combattrais de l’autre cô té du camp de l’Armageddon, où devra avoir lieu l’engagement final. Mais pour ce jour, l’Eglise doit savoir imposer encore une fois la rè gle du conflit. Le blasphè me ne nous fait pas peur, car mê me dans la malé diction de Dieu nous reconnaissons l’image é garé e de l’ire de Jé hovah qui maudit les anges rebelles. Elle ne nous fait pas peur, la violence de ceux qui tuent les pasteurs au nom de quelque fantaisie de renouvellement, car c’est la mê me violence que celle des princes qui cherchè rent à dé truire le peuple d’Israë l. Elles ne nous font pas peur, la rigueur du donatiste, la folie suicidaire du circoncellion, la luxure du bogomile, l’orgueilleuse pureté de l’albigeois, la soif de sang du flagellant, l’ivresse du mal chez le frè re du libre esprit: nous les connaissons tous et nous connaissons la racine de leurs pé ché s qui est la racine mê me de notre sainteté. Ils ne nous font pas peur et surtout nous savons comment les dé truire, mieux, comment les laisser se dé truire tout seuls en enflant avec arrogance jusqu’au zé nith leur volonté de mort qui naî t dans les abî mes mê me de leur nadir. Mieux encore, leur pré sence nous est pré cieuse, elle s’inscrit dans le dessein de Dieu, car leur pé ché aiguillonne notre vertu, leur blasphè me encourage notre chant de louange, leur pé nitence dé ré glé e rè gle notre goû t du sacrifice, leur impié té fait resplendir notre pié té, de mê me que le prince des té nè bres a é té né cessaire, avec sa ré bellion et sa dé sespé rance, au plus grand é clat de la gloire de Dieu, principe et fin de toute espé rance. Pourtant si un jour – et non plus comme exception plé bé ienne, mais comme ascè se du docte, confié e au té moignage indestructible de l’Ecriture – l’art de la dé rision se faisait acceptable, et apparaissait noble, et libé ral, et non plus mé canique; si un jour quelqu’un pouvait dire (et ê tre entendu): moi, je ris de l’Incarnation... Alors nous n’aurions point d’armes pour arrê ter ce blasphè me, parce qu’il rassemblerait les forces obscures de la matiè re corporelle, celles qui s’affirment dans le pet et dans le rot, et le rot et le pet s’arrogeraient le droit qui n’appartient qu’à l’esprit, de souffler où il veut! — Lycurgue avait fait é lever une statue au rire. — Tu l’as lu dans le libelle de Cloritius qui tenta d’absoudre les mimes de l’accusation d’impié té, et dit comment un malade fut gué ri par un mé decin qui l’avait aidé à rire. Pourquoi fallait-il le gué rir, si Dieu avait é tabli que sa journé e terrestre avait touché son terme? — Je ne crois pas qu’il l’ait gué ri du mal. Il lui a appris à rire du mal. — On n’exorcise pas le mal. On le dé truit. — Avec le corps du malade. — Si cela est né cessaire. — Tu es le diable », dit alors Guillaume. Jorge parut ne pas comprendre. S’il avait pu voir, je dirais qu’il aurait fixé son interlocuteur d’un regard é tonné. « Moi? dit-il. » — Oui, on t’a menti. Le diable n’est pas le principe de la matiè re, le diable est l’arrogance de l’esprit, la foi sans sourire, la vé rité qui n’est jamais effleuré e par le doute. Le diable est sombre parce qu’il sait où il va, et allant, il va toujours d’où il est venu. Tu es le diable, et comme le diable tu vis dans les té nè bres. Si tu voulais me convaincre, tu n’as pas ré ussi. Je te hais, Jorge, et si je pouvais je te mè nerais en bas, sur le plateau, nu avec des plumes de volatiles enfilé es dans le trou du cul, et la face peinte comme un jongleur et un bouffon, pour que tout le monastè re rie de toi, et n’ait plus peur. J’aimerais te couvrir de miel et puis te rouler dans les plumes, et te mener à la laisse dans les foires, pour dire à tout le monde: voilà celui qui vous annonç ait la vé rité et vous disait que la vé rité a le goû t de la mort, et vous, vous ne croyiez pas en sa parole, mais bien en sa triste figure. Et maintenant, moi je vous le dis, dans l’infini vertige des possibles, Dieu consent mê me que vous imaginiez un monde où l’interprè te pré sumé de la vé rité ne serait autre qu’un merle gauche, qui ré pè te des mots appris depuis une é ternité. — Toi, tu es pire que le diable, minorite, dit alors Jorge. Tu es un baladin, comme le saint qui a accouché de vous. Tu es comme ton Franç ois qui de toto corpore fecerat linguam, qui tenait des sermons en donnant des spectacles comme les saltimbanques, qui confondait l’avare en lui glissant dans la main une piè ce d’or, qui humiliait la dé votion des religieuses en ré citant le Miserere au lieu de prê cher, qui mendiait en franç ais, et imitait avec un morceau de bois les mouvements du joueur de viole, qui se dé guisait en vagabond pour confondre les frè res gloutons, qui se jetait nu sur la neige, parlait avec les animaux et les herbes, transformait le mystè re mê me de la nativité en spectacle villageois, invoquait l’agneau de Bethlé em en contrefaisant le bê lement de la brebis... Ce fut une bonne é cole... N’é tait-il pas minorite ce frè re Dieu te sauve de Florence? — Si, sourit Guillaume. Celui qui se rendit au couvent des prê cheurs et dit qu’il n’accepterait de nourriture si d’abord on ne lui donnait un morceau de la tunique de frè re Jean, pour le conserver comme relique, et quand il l’eut, il s’en nettoya le derriè re et le jeta dans le fumier et à l’aide d’une perche il le roulait au fond de la merde en criant: « Hé las, aidez-moi mes frè res, parce que j’ai perdu dans la fosse d’aisance les reliques du saint! » — Elle t’amuse, cette histoire, me semble-t-il. Sans doute voudras-tu me raconter aussi celle de l’autre minorite, frè re Paul Millemouches, qui un jour est tombé de tout son long sur la glace, et ses concitoyens le moquaient et l’un d’eux lui demanda s’il n’aurait pas voulu quelque chose de mieux à se mettre sous lui, et l’autre ré pondit: si, ta femme... Ainsi cherchez-vous la vé rité. — Ainsi Franç ois enseignait aux gens à regarder les choses sous un autre angle. — Mais nous vous avons discipliné s. Tu les as vus hier, tes frè res. Ils sont entré s dans nos rangs, ils ne parlent plus comme les simples. Les simples ne doivent pas parler. Ce livre eû t justifié l’idé e que la langue des simples est porteuse d’une certaine sagesse. C’est ce qu’il fallait empê cher, c’est ce que j’ai fait. Tu dis que je suis le diable: ce n’est pas vrai. J’ai é té la main de Dieu. — La main de Dieu cré e, elle ne cache pas. — Il est des bornes qu’il n’est pas permis de passer. Dieu a voulu que dans certains parchemins fû t é crit: « Hic sunt leones{225}. » — Dieu a cré é mê me les monstres. Mê me toi. Et il veut que l’on parle de tout. » Jorge allongea ses mains tremblotantes et tira le livre à lui. Il le tenait ouvert, mais à l’envers, de faç on que Guillaume continuâ t à le voir à l’endroit. « Alors pourquoi, dit-il, a-t-Il permis que ce texte fû t perdu pendant tant de siè cles, et qu’on en sauvâ t un seul exemplaire, que la copie de cet exemplaire, fini qui sait où, demeurâ t ensevelie des anné es durant dans les mains d’un infidè le qui ne savait pas le grec, et puis fû t laissé e à l’abandon dans le ré duit d’une vieille bibliothè que où moi, et pas toi, je fus appelé par la Providence pour la trouver, et l’emporter avec moi, et la cacher pendant d’autres anné es encore? Moi je sais, je sais comme si je le voyais é crit en lettres de diamant, avec mes yeux qui voient ce que tu ne vois pas, moi je sais que telle é tait la volonté du Seigneur, selon quoi j’ai agi. Au nom du Pè re, du Fils, et du Saint- Esprit. »
Septiè me jour NUIT Où a lieu l’ecpyrose, et à cause d’un excè s de vertu pré valent les forces de l’enfer. Le vieillard se tut. Il tenait les deux mains ouvertes sur le livre, comme pour en caresser les pages, comme s’il é talait les feuillets pour le mieux lire, ou voulait le proté ger d’une prise rapace. « Tout cela n’a de toute faç on servi à rien, lui dit Guillaume. Maintenant c’est fini, je t’ai trouvé, j’ai trouvé le livre, et les autres sont morts en vain. — Pas en vain, dit Jorge. Peut-ê tre en nombre excessif. Et si par hasard il t’avait fallu une preuve que ce livre est maudit, tu l’as eue. Mais il ne faut pas qu’ils soient morts en vain. Et afin qu’ils ne soient pas morts en vain, une autre mort ne sera pas de trop. » Dit-il. Et il commenç a de ses mains dé charné es et diaphanes à dé chirer, par morceaux et par bandes, les pages molles du manuscrit, se les dé posant en lambeaux dans la bouche, et mâ chant lentement comme s’il consommait l’hostie et voulait la faire chair de sa propre chair. Guillaume le regardait fasciné et paraissait ne pas se rendre compte de ce qui se passait. Puis il se ressaisit et se pencha en avant en criant: « Que fais-tu? » Jorge sourit, dé couvrant ses gencives exsangues, tandis qu’une bave jaunâ tre coulait de ses lè vres pâ les sur les poils blancs et rares de son menton. « C’est toi qui attendais la sonnerie de la septiè me trompette, n’est-ce pas? Ecoute à pré sent ce que dit la voix: tiens secrè tes les paroles des sept tonnerres et ne les é cris pas; tiens, mange-le; il te remplira les entrailles d’amertume, mais en ta bouche il aura la douceur du miel, tu vois? Maintenant je scelle ce qui ne devait pas ê tre dit, dans la tombe que je deviens. » Il rit, juste ciel, lui, Jorge. Pour la premiè re fois je l’entendis rire... Il rit du fond de sa gorge, sans que ses lè vres prissent une expression de joie, et on eû t presque dit qu’il pleurait: « Tu ne t’y attendais pas, Guillaume, à cette conclusion, n’est-ce pas? Ce vieux, par la grâ ce du Seigneur, l’emporte encore, n’est-ce pas? » Et comme Guillaume cherchait à lui soustraire le livre, Jorge, qui sentit le geste en percevant la vibration de l’air, fit un mouvement de retrait en serrant le volume sur sa poitrine de la main gauche, tandis que de la droite il continuait à en dé chirer les pages et à se les mettre à la bouche. Il se trouvait de l’autre cô té de la table et Guillaume, qui ne parvenait pas à l’atteindre, tenta brusquement de contourner l’obstacle. Mais sa robe se prit dans son siè ge, qui tomba: et ce remue-mé nage n’é chappa nullement à Jorge. Le vieillard rit encore, cette fois plus fort, et avec une insoupç onnable rapidité il tendit la main droite, repé rant à tâ tons la lampe, guidé par la chaleur il parvint à la flamme, y pressa la main, sans craindre la douleur, et la flamme s’é teignit. La piè ce fut plongé e dans l’obscurité et nous entendî mes pour la derniè re fois l’é clat de rire de Jorge, qui criait: « Trouvez-moi à pré sent, parce que là, c’est moi qui y vois le mieux! » Puis il se tut et ne se fit plus entendre, se dé plaç ant de ces pas silencieux qui rendaient toujours aussi inattendues ses apparitions, et nous ne discernions par moments, en diffé rents points de la salle, que le bruit du papier qui se dé chirait. « Adso! cria Guillaume, veille à la porte, ne le laisse pas sortir! » Mais il avait parlé trop tard car moi, qui depuis quelques secondes dé jà fré missais du dé sir de me jeter sur le vieux, à la chute des té nè bres, je m’é tais lancé en avant, cherchant à contourner la table du cô té opposé à celui où s’é tait dé placé mon maî tre. Trop tard je compris que j’avais donné la possibilité à Jorge de gagner la porte, parce que le vieux savait se diriger dans le noir avec une sû reté extraordinaire. Et de fait, nous perç û mes un bruit de papier dé chiré dans notre dos, et plutô t affaibli, car il provenait dé jà de la piè ce contiguë. Et en mê me temps, nous entendî mes un autre bruit, un grincement laborieux et progressif, un gé missement de gonds. « Le miroir! cria Guillaume, il nous enferme! » Guidé s par le bruit, nous nous pré cipitâ mes tous deux vers l’entré e, moi je butai sur un escabeau et me contusionnai une jambe, mais je n’en fis point cas, parce qu’en un é clair je compris que si Jorge nous avait enfermé s, nous ne serions plus jamais sortis: dans l’obscurité totale nous n’aurions pas trouvé le moyen d’ouvrir, ne sachant ce qu’il fallait manoeuvrer, où et comment. Je crois que Guillaume agissait avec le mê me dé sespoir que moi, car je le sentis à mes cô té s tandis qu’ensemble, le seuil atteint, nous nous arc-boutions au revers du miroir qui se refermait sur nous. Nous arrivâ mes à temps: la porte s’immobilisa et peu à peu cé da, en se rouvrant. D’é vidence, Jorge, se rendant compte que le jeu é tait iné gal, s’é tait é loigné. Nous sortî mes de la piè ce maudite, mais nous ne savions pas maintenant où le vieux s’é tait dirigé et l’obscurité é tait toujours d’encre. Tout à coup je me souvins: « Maî tre, mais j’ai la pierre à feu sur moi! — Et alors, qu’attends-tu, cria Guillaume, trouve la lampe et allume-la! » Je me jetai dans le noir, retournant dans le finis Africae pour chercher la lampe à tâ tons. J’y ré ussis aussitô t, par un miracle divin, fouillai dans mon scapulaire, trouvai la pierre à feu, mes mains tremblaient et je ratai deux ou trois fois avant de l’allumer, alors que Guillaume haletait à la porte: « Vite, vite! » et enfin j’é clairai. « Vite, m’exhortait encore Guillaume, sinon l’autre avale tout Aristote! — Et il meurt! m’é criai-je angoissé, le rejoignant et me mettant à la recherche avec lui. — Peu me chaut s’il meurt, le maudit! criait Guillaume scrutant l’espace tout autour de lui et se dé plaç ant de faç on dé sordonné e. De toute maniè re, avec ce qu’il a mangé son destin est dé jà arrê té. Mais moi je veux le livre! » Puis il s’immobilisa, et il ajouta, un peu plus calme: « Halte-là. Si nous procé dons de la sorte, nous ne le trouverons jamais. Chut, un instant. » Nous nous roidî mes en silence. Et au milieu du silence nous entendî mes à une courte distance le bruit d’un corps qui heurtait une armoire, et le fracas de quelques livres qui tombaient. « Par là ! » criâ mes-nous ensemble. Nous courû mes dans la direction des bruits, mais aussitô t nous nous rendî mes compte que nous devions ralentir notre allure. En effet, en dehors du finis Africae, la bibliothè que é tait traversé e ce soir-là par des bouffé es d’air qui sifflaient et gé missaient, té moignant de la force du vent qui soufflait à l’exté rieur. Multiplié es par notre é lan, elles menaç aient d’é teindre la lampe, reconquise de haute lutte. Comme nous ne pouvions accé lé rer, nous, il eû t é té né cessaire de ralentir Jorge. Mais Guillaume eut une intention opposé e et il cria: « Nous t’avons pris, vieux, à pré sent nous avons la lumiè re! » Et ce fut une sage ré solution, car cette ré vé lation avait probablement poussé Jorge à s’agiter, qui dut doubler le pas, compromettant l’é quilibre de sa sensibilité magique de voyant dans les té nè bres. De fait, peu aprè s, nous entendî mes un autre choc et quand, en suivant le bruit, nous entrâ mes dans la salle Y de YSPANIA, nous le vî mes, tombé à terre, le livre encore dans les mains, alors qu’il cherchait à se relever au milieu des volumes dé gringolé s de la table, qu’il avait heurté e et renversé e. Il cherchait à se relever, mais il continuait à arracher les pages, comme pour dé vorer le plus vite possible sa proie. Lorsque nous le rejoignî mes, il s’é tait remis sur pieds et, sentant notre pré sence, il nous faisait front en reculant. Son visage, à la lueur rouge de la lampe, fut alors pour nous une apparition horrible: les traits alté ré s, une
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