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LE NOM DE LA ROSE 49 страница



mais personne ne lui prê tait attention parce qu’on le

considé rait depuis beau temps comme un pauvre fou,

n’est-ce pas? Cependant tu m’attendais encore, et tu

n’aurais pu bloquer l’entré e du miroir, car le mé canisme

est muré. Pourquoi m’attendais-tu, d’où tenais-tu avec

certitude que je serais arrivé ? » Guillaume questionnait,

mais au ton de sa voix, on comprenait qu’il devinait dé jà la

ré ponse, et l’attendait comme un prix pour sa propre

habileté.

« Dè s le premier jour, j’ai compris que tu

comprendrais. D’aprè s ta voix, d’aprè s la maniè re dont tu

m’as amené à dé battre ce dont je ne voulais pas qu’on

parlâ t. Tu valais mieux que les autres, tu y serais arrivé

de toute faç on. Tu sais, il suffit de penser et de

reconstruire dans son propre esprit les pensé es de l’autre.

Et puis j’ai entendu que tu posais des questions aux

autres moines, toutes justes. Mais tu ne posais jamais de

questions sur la bibliothè que, comme si tu en connaissais

dé sormais tous les secrets. Une nuit, je suis venu frapper

à ta cellule, et tu n’é tais pas là. Tu é tais certainement ici.

Deux lampes avaient disparu des cuisines, je l’ai entendu

dire par un servant. Et enfin, lorsque Sé verin est venu te

parler d’un livre, l’autre jour dans le narthex, j’ai eu la

certitude de que tu é tais sur la mê me piste que moi.

— Mais tu es parvenu à me soustraire le livre. Tu es

allé chez Malachie, qui jusqu’alors n’avait rien compris.

Agité par sa jalousie, le sot continuait d’ê tre obsé dé par

l’idé e qu’Adelme lui avait ravi son Bé renger adoré, qui

dé sormais voulait de la chair plus jeune que la sienne. Il

ne comprenait pas ce que venait faire Venantius dans

cette histoire, et toi tu lui as encore davantage brouillé les

idé es. Tu lui as dit que Bé renger avait eu un rapport avec

Sé verin, et qu’en reconnaissance il lui avait donné un livre

du finis Africae. Je ne sais exactement ce que tu lui as dit.

Mais Malachie est allé chez Sé verin, fou de jalousie, et l’a

tué. Et il n’a pas eu le temps de chercher le livre que tu lui

avais dé crit, parce que le cellé rier est arrivé. Est-ce bien

ainsi que cela s’est passé ?

— Plus ou moins.

— Mais toi, tu ne voulais pas que Malachie mourû t.

Lui, il n’avait probablement jamais jeté un seul coup d’oeil

aux livres du finis Africae, il avait une confiance aveugle

en toi, il obé issait à tes interdits. Lui, il se limitait à

pré parer le soir les herbes pour é pouvanter les é ventuels

curieux. C’est Sé verin qui les lui procurait. Voilà pourquoi

ce jour-là Sé verin laissa entrer Malachie dans l’hô pital,

c’é tait sa visite quotidienne pour pré lever les herbes

fraî ches, que, par ordre de l’Abbé, l’herboriste tenait

prê tes chaque jour. Ai-je deviné ?

— Tu as deviné. Je ne voulais pas que Malachie

mourû t. Je lui dis de retrouver le livre, à tout prix, et de

le ramener ici, sans l’ouvrir. Je lui dis qu’il avait le pouvoir

de mille scorpions. Mais pour la premiè re fois l’insensé

voulut prendre une initiative. Je ne le voulais pas mort,

c’é tait un exé cuteur fidè le. Et ne me ré pè te pas ce que tu

sais, je le sais que tu sais. Je ne veux pas alimenter ton

orgueil, tu t’en charges suffisamment toi-mê me. Je t’ai

entendu ce matin dans le scriptorium interroger Bence

sur la Coena Cypriani{223}. Tu é tais tout prè s de la vé rité.

Je ne sais comment tu as dé couvert le secret du miroir,

mais quand j’ai su par l’Abbé que tu lui avais mentionné le

finis Africae, j’é tais certain qu’en peu de temps tu serais

arrivé. C’est ainsi que je t’attendais. Et à pré sent que

veux-tu?

— Je veux voir, dit Guillaume, le dernier manuscrit

du volume relié qui ré unit un texte arabe, un syrien et

une interpré tation ou transcription de la Coena Cypriani.

Je veux voir cet exemplaire en grec, é tabli probablement

par un Arabe, ou un Espagnol, que tu as trouvé quand,

aidé de Paolo de Rimini, tu as obtenu qu’on t’envoyâ t

dans ton pays pour recueillir les plus beaux manuscrits

des Apocalypses de Leó n et de Castille, un butin qui t’a

rendu cé lè bre et fait estimer ici dans l’abbaye, et t’a

permis d’obtenir la place de bibliothé caire, alors qu’elle

revenait à Alinardo de dix ans ton aî né. Je veux voir cet

exemplaire grec é crit sur papier de drap, qui alors é tait

trè s rare, et qu’on fabriquait pré cisé ment à Silos, prè s de

Burgos, ta patrie. Je veux voir le livre que tu as dé robé là bas,

aprè s l’avoir lu, car tu ne voulais pas que d’autres le

lussent, et que tu as caché ici, le proté geant de faç on

habile, et que tu n’as pas dé truit parce qu’un homme tel

que toi ne dé truit pas un livre, mais le garde et veille à ce

que personne ne le touche. Je veux voir le deuxiè me livre

de la Poé tique d’Aristote, celui que tout le monde croyait

perdu ou jamais é crit, et dont tu conserves peut-ê tre

l’unique exemplaire.

— Quel magnifique bibliothé caire tu aurais fait,

Guillaume, dit Jorge, d’un ton mâ tiné d’admiration et de

regret. Ainsi tu sais vraiment tout. Viens, je crois qu’il y a

un tabouret de ton cô té de la table. Assieds-toi, voici ta

ré compense. »

Guillaume s’assit et posa la lampe, que je lui avais

passé e, é clairant par en dessous le visage de Jorge. Le

vieillard prit un volume qu’il avait sur sa table et le lui

tendit. Je reconnus la reliure, c’é tait celui que j’avais

ouvert à l’hô pital, le prenant pour un manuscrit arabe.

« Lis donc, alors, feuillette-le, Guillaume, dit Jorge.

Tu as gagné. »

Guillaume regarda le volume, mais ne le toucha pas.

Il tira de sa coule une paire de gants, pas les siens avec la

pointe des doigts dé couverte, mais ceux que portait

Sé verin quand nous l’avions trouvé mort. Il ouvrit

lentement la reliure usé e et fragile. Je m’approchai et me

penchai sur son é paule. Jorge, de son ouï e trè s fine,

entendit le lé ger bruit que je fis. Il dit: « Tu es là toi aussi,

mon garç on? Je te le ferai voir à toi aussi... aprè s. »

Guillaume parcourut rapidement les premiè res

pages. « C’est un manuscrit arabe sur les dits de quelque

fol, d’aprè s le catalogue, dit- il. De quoi traite-t-il?

— Oh, sottes lé gendes d’infidè les, où l’on juge que les

fols ont des mots d’esprit si subtils qu’ils en é tonnent

mê me leurs prê tres et enthousiasment leurs califes...

— Le second est un manuscrit syriaque, mais

d’aprè s le catalogue il traduit un libelle é gyptien

d’alchimie. Pourquoi se trouve-t-il donc dans ce recueil?

— C’est un ouvrage é gyptien du troisiè me siè cle de

notre è re. Dans la ligne de l’ouvrage qui suit, mais moins

dangereux. Personne ne prê terait l’oreille aux

é garements d’un alchimiste africain. Il attribue la cré ation

du monde au rire divin... » Il leva le visage et ré cita, avec

sa prodigieuse mé moire de lecteur qui depuis maintenant

quarante ans se ré pé tait à lui-mê me les livres lus quand il

jouissait encore de sa vue: « A peine Dieu rit-Il que

naquirent sept dieux qui gouvernè rent le monde, à peine

il é clata de rire qu’apparut la lumiè re, au second é clat de

rire apparut l’eau, et au septiè me jour de Son rire apparut

l’â me... Folies. Y compris l’é crit qui vient aprè s, d’un des

innombrables idiots qui se mirent à gloser la Coena... Mais

ce n’est pas là ce qui t’inté resse. »

Guillaume avait en effet passé rapidement sur ces

pages et il é tait arrivé au texte grec. Je vis aussitô t que

les feuillets é taient d’une matiè re diffé rente et plus molle,

presque dé chiré le premier, avec une partie de la marge

rongé e, parsemé de taches pâ les, comme d’ordinaire le

temps et l’humidité en produisent sur d’autres livres.

Guillaume lut les premiè res lignes, d’abord en grec, puis

en traduisant en latin et en poursuivant dans cette langue,

de faç on que moi aussi je pusse apprendre comment

dé butait le livre fatal.

Dans le livre premier nous avons traité de la

tragé die ete d la maniè re dont en suscitant pitié et peur,

elle produit purification de tels sentiments. Comme nous

l’avions promis, nous traitons maintenant de la comé die

(mais aussi de la satire et du mime) et de la maniè re dont

en suscitant le plaisir du ridicule, elle parvient à la

purification de cette passion. De quelle insigne

considé ration est digne une telle passion, nous l’avons dé jà

dit dans le livre sur l’â me, dans la mesure où – seul

d’entre tous les animaux – l’homme est capable de rire.

Nous dé finirons donc de quel genre d’actions la comé die

est imitation, aprè s quoi nous examinerons les maniè res

dont la comé die suscite le rire, et ces maniè res sont les

faits et l’é locution. Nous montrerons comment le ridicule

des faits naî t de l’assimilation du meilleur au pire et vice

versa, de la surprise par la ruse, de l’impossible et de la

violation des lois de nature, de l’insignifiant et de

l’inconsé quent, de l’abaissement des personnages, de

l’usage des pantomimes bouffonnes et vulgaires, de la

discordance, du choix des choses les moins dignes. Nous

montrerons ensuite comment le ridicule de l’é locution naî t

des é quivoques entre des mots semblables pour des

choses diffé rentes et diffé rents pour des choses

semblables, de la logorrhé e et de la ré pé tition, des jeux de

mots, des diminutifs, des erreurs de prononciation et des

barbarismes...

Guillaume traduisait avec difficulté, cherchant les

mots justes s’arrê tant par moments. Tout en traduisant, il

souriait, comme s’il reconnaissait des choses qu’il

s’attendait à trouver. Il lut à voix haute la premiè re page,

puis il cessa, comme s’il n’é tait pas inté ressé à en savoir

davantage, et il feuilleta en hâ te les pages suivantes: mais

aprè s quelques feuillets, il rencontra une ré sistance, car

sur la marge laté rale supé rieure, et tout le long de la

tranche, les feuillets é taient unis les uns aux autres,

comme il arrive lorsque – une fois humidifié e et

dé té rioré e – la matiè re du papier forme une sorte de

gluten poisseux. Jorge se rendit compte que le

froissement des feuillets tourné s avait cessé, et il exhorta

Guillaume.

« Allons, lis, feuillette-le. Il est à toi, tu l’as bien

mé rité. »

Guillaume rit; il paraissait plutô t amusé : « Alors, ce

n’est pas vrai que tu me crois aussi subtil que ç a, Jorge!

Tu ne le vois pas, mais j’ai des gants. Avec les doigts

empê tré s de la sorte je ne parviens pas à dé tacher les

feuillets. Je devrais m’exé cuter les mains nues,

m’humecter les doigts avec ma langue, comme il m’est

arrivé de faire ce matin en lisant dans le scriptorium, alors

soudain ce mystè re aussi s’est é clairci pour moi, et je

devrais continuer à tourner ainsi les feuillets, tant qu’une

bonne dose de poison ne serait pas passé e dans ma

bouche. Je parle du poison que toi, un jour, il y a

longtemps de cela, tu as dé robé dans le laboratoire de

Sé verin, peut-ê tre alors dé jà pré occupé pour avoir

entendu quelqu’un dans le scriptorium manifester

certaine curiosité, soit à propos du finis Africae, soit au

sujet du livre perdu d’Aristote, soit pour l’un et l’autre à la

fois. Je crois que tu as gardé longtemps la fiole par-devers

toi, te ré servant d’en faire usage quand tu sentirais un

danger. Et tu l’as senti il y a quelques jours, lorsque d’un

cô té Venantius parvint trop prè s du thè me de ce livre, et

que de l’autre Bé renger, par lé gè reté, par gloriole, pour

impressionner Adelme, se ré vé la moins secret que tu ne

l’espé rais. Alors tu es venu ici et tu as pré paré ton piè ge.

Juste à temps car peu de nuits aprè s Venantius ouvrit le

miroir, dé roba le livre, le parcourut avec anxié té, avec

une voracité quasi physique. Il ne tarda pas à se sentir

mal, et courut chercher de l’aide aux cuisines. Où il

mourut. Je me trompe? »

— Non, continue.

— Le reste est simple. Bé renger trouve le corps de

Venantius dans les cuisines, il craint qu’il n’en dé coule une

enquê te, car au fond Venantius é tait venu de nuit dans

l’É difice à la suite de sa premiè re ré vé lation à Adelme. Il

ne sait que faire, charge le corps sur ses é paules et le jette

dans la jarre de sang, pensant que tout le monde serait

convaincu qu’il s’é tait noyé.

— Et toi comment sais-tu qu’il en alla ainsi?

— Tu le sais toi aussi, j’ai vu comment tu as ré agi

quand on a dé couvert un linge souillé de sang chez

Bé renger. Avec ce linge, l’é tourdi s’é tait nettoyé les mains

aprè s avoir mis Venantius dans le sang. Mais comme il

avait disparu, Bé renger ne pouvait qu’avoir disparu avec

le livre qui excitait maintenant sa propre curiosité. Et toi,

tu t’attendais qu’on le retrouvâ t quelque part, non point

ensanglanté, mais bien empoisonné. Le reste est clair.

Sé verin retrouve le livre, car Bé renger é tait allé d’abord

dans l’hô pital pour le lire à l’abri des regards indiscrets.

Malachie tue Sé verin à ton instigation, et il meurt à son

tour quand il revient ici pour savoir ce qu’il y avait de

tellement interdit dans l’objet qui l’avait fait devenir un

assassin. Voilà que nous avons une explication pour tous

les cadavres... Quel idiot...

— Qui?

— Moi. A cause d’une phrase d’Alinardo je m’é tais

convaincu que la sé rie des crimes suivait le rythme des

sept trompettes de l’Apocalypse. La grê le pour Adelme, et

il s’agissait d’un suicide. Le sang pour Venantius, et c’avait

é té une idé e bizarre de Bé renger; l’eau pour Bé renger

lui-mê me, et c’avait é té un cas fortuit; la troisiè me partie

du ciel pour Sé verin, et Malachie avait frappé avec la

sphè re armillaire parce que c’é tait la seule chose qu’il

avait trouvé e sous la main. Enfin, les scorpions pour

Malachie... Pourquoi as-tu dit que le livre avait la force de

mille scorpions?

— A cause de toi. Alinardo m’avait communiqué son

idé e, puis j’avais entendu dire par quelqu’un que toi aussi

tu l’avais trouvé e persuasive... Alors j’ai acquis la

conviction qu’un plan divin ré glait ces disparitions dont je

n’é tais pas responsable. Et j’annonç ai à Malachie que s’il

ne s’é tait pas gardé d’ê tre curieux, il aurait pé ri selon le

mê me plan divin, comme de fait cela s’est avé ré.

— C’est ainsi alors... J’ai fabriqué un sché ma faux

pour interpré ter la straté gie du coupable et le coupable

s’y est conformé. Et c’est pré cisé ment ce sché ma faux qui

m’a mis sur tes traces. A notre é poque tout un chacun est

obsé dé par le livre de Jean, mais toi tu me semblais celui

qui y mé ditait le plus, et non tant pour tes spé culations

sur l’Anté christ, mais parce que tu venais du pays qui a

produit les plus splendides Apocalypses. Un jour

quelqu’un m’a dit que les manuscrits les plus beaux de ce

livre, ceux de la bibliothè que, c’é tait toi qui les avais

apporté s. Puis un jour Alinardo divagua sur un

mysté rieux ennemi qui é tait allé chercher des livres à

Silos (m’intrigua le fait que cet ennemi, selon ses dires,

é tait retourné pré maturé ment dans le royaume des

té nè bres: sur le moment, on pouvait penser qu’il voulait

signifier par là sa mort pré maturé e, en revanche il faisait

allusion à ta cé cité ). Silos est prè s de Burgos, et ce matin

j’ai trouvé dans le catalogue une sé rie d’acquisitions qui

concernaient toutes les Apocalypses hispaniques, au cours

de la pé riode où tu avais succé dé ou tu allais succé der à

Paolo de Rimini. Et dans ce groupe d’acquisitions, il y

avait aussi ce livre. Mais je ne pouvais ê tre certain de ma

reconstitution, jusqu’au moment où j’appris que le livre

volé é tait en papier de drap. Alors je me souvins de Silos,

et je fus sû r de moi. Naturellement, au fur et à mesure

que prenait forme l’idé e de ce livre et de son pouvoir

vé né neux, se dé litait l’idé e du sché ma apocalyptique, et

pourtant je ne parvenais pas à comprendre comment le

livre et la succession des trompettes conduisaient l’un et

l’autre à toi, et j’ai mieux compris l’histoire du livre

justement dans la mesure où, guidé par la succession

apocalyptique, j’é tais obligé de penser à toi, et à tes

discussions sur le rire. A telle enseigne que ce soir, quand

je ne croyais dé sormais plus au sché ma apocalyptique,

j’insistai pour contrô ler les é curies, où je m’attendais à la

sonnerie de la sixiè me trompette, et c’est pré cisé ment

aux é curies, par pur hasard, qu’Adso m’a fourni la clef

pour entrer dans le finis Africae.

— Je ne te suis pas, dit Jorge. Tu es fier de me

montrer comment, en suivant ta raison, tu es arrivé

jusqu’à moi, et cependant tu me dé montres que tu y es

arrivé en suivant une raison erroné e. Que veux-tu me

dire?

— A toi, rien. Je suis dé concerté, voilà tout. Mais

n’importe. Je suis ici.

— Le Seigneur sonnait les sept trompettes. Et toi,

fû t-ce dans ton erreur, tu as entendu un é cho confus de ce

son.

— Ç a, tu l’as dé jà dit dans ta pré dication d’hier soir.

Tu cherches à te convaincre que toute cette histoire a

procé dé d’un dessein divin, pour te cacher à toi-mê me

que tu es un assassin.

— Moi, je n’ai tué personne. Chacun est tombé en

suivant son destin, à cause de ses pé ché s. Moi, je n’ai é té

qu’un instrument.

— Hier tu as dit que Judas aussi fut un instrument.

Cela n’empê che pas qu’il a é té condamné.

— J’accepte le risque de la damnation. Le Seigneur

m’absoudra, car il sait que j’ai agi pour sa gloire. Mon

devoir é tait de proté ger la bibliothè que.

— Il n’y a qu’un instant, tu é tais prê t à me tuer moi

aussi, et mê me ce garç on...

— Tu es plus subtil, mais pas meilleur que les autres.

— Et à pré sent qu’adviendra-t-il, à pré sent que j’ai

é venté le piè ge?

— Nous verrons, ré pondit Jorge. Je ne veux pas

né cessairement ta mort. Peut-ê tre ré ussirai-je à te

convaincre. Mais dis-moi d’abord, comment as-tu deviné

qu’il s’agissait du deuxiè me livre d’Aristote?

— Tes anathè mes contre le rire ne m’auraient certes

pas suffi, ni le peu que j’ai appris sur la discussion que tu

eus avec les autres. J’ai é té aidé par quelques notes

laissé es par Venantius. Je ne comprenais pas à premiè re

vue ce qu’elles voulaient dire. Mais il y avait certaines

ré fé rences à une pierre é honté e qui roule à travers la

plaine, aux cigales qui chanteront sous la terre, aux

vé né rables figuiers. J’avais dé jà lu quelque chose de ce

genre: j’ai contrô lé ces jours-ci. Ce sont des exemples

qu’Aristote donnait dé jà dans son premier livre de la

Poé tique, et dans la Rhé torique. Je me suis rappelé

ensuite qu’Isidore de Sé ville dé finit la comé die comme

quelque chose qui raconte stupra virginum et amores

meretricum{224}... Peu à peu s’est dessiné dans mon esprit

ce second livre comme il aurait dû ê tre. Je pourrais te le

raconter presque tout entier, sans lire les pages qui

devraient m’envenimer. La comé die naî t dans les komaï

autrement dit dans les villages des paysans, comme

cé lé bration badine aprè s un repas ou une fê te. Elle ne

parle pas des hommes fameux et puissants, mais d’ê tres

vils et ridicules, pas mé chants cependant, et elle ne finit

pas par la mort des protagonistes. Elle atteint l’effet de

ridicule en montrant, chez les hommes communs, les

dé fauts et les vices. Ici Aristote voit la disposition au rire

comme une force positive, qui peut mê me avoir valeur

cognitive, lorsque à travers des é nigmes subtiles et des

mé taphores inattendues, tout en nous montrant les

choses diffé rentes de ce qu’elles sont, comme si elle

mentait, elle nous oblige en fait à les mieux observer, et

nous porte à dire: voilà, il en allait vraiment ainsi, et moi

je ne le savais pas. La vé rité atteinte à travers la

repré sentation des hommes, et du monde, pires que ce

qu’ils sont ou que nous les croyons, pires en tout cas que

nous les voyons, tels que les poè mes hé roï ques, les

tragé dies, les vies des saints nous les ont repré senté s.

Est-ce bien ainsi?

— Pas mal. Tu l’as reconstitué en lisant d’autres

livres?

— Sur nombre desquels travaillait Venantius. Je

crois que Venantius é tait depuis beau temps à la

recherche de ce livre. Il a dû lire dans le catalogue les

indications que j’ai lues moi aussi, et avoir acquis la

conviction que c’é tait bien là le livre qu’il cherchait. Mais il

ne savait comment entrer dans le finis Africae. Quand il a

entendu Bé renger en parler à Adelme, alors il s’est lancé

comme le chien sur la piste du liè vre.

— Il en alla bien ainsi, je m’en rendis compte tout de

suite. Je compris que le moment é tait venu, qu’il me

faudrait dé fendre la bibliothè que avec les dents...

— Et tu as appliqué l’onguent. Cela n’a pas dû ê tre

facile pour toi... dans le noir.

— Dé sormais mes mains y voient mieux que tes

yeux. Je lui avais soustrait aussi un pinceau, à Sé verin. Et

moi aussi je me suis servi de gants. Ce fut une belle idé e,

n’est-ce pas? Tu as mis du temps pour y arriver...

— Oui. Je pensais à un mé canisme plus complexe, à

un croc empoisonné ou à quelque chose de ce genre. Je

dois dire que ta solution é tait exemplaire, la victime

s’empoisonnait toute seule, et pré cisé ment dans la

mesure où elle voulait lire...

Non sans fré mir, je m’aperç us qu’en ce moment ces

deux hommes, s’affrontant en un combat mortel,

s’admiraient à tour de rô le, comme si chacun d’eux n’avait

agi que pour obtenir les fé licitations de l’autre. Mon esprit

fut traversé par la pensé e que les arts dé ployé s par

Bé renger pour sé duire Adelme, et les gestes simples et

naturels par lesquels la jeune fille avait suscité ma passion

et mon dé sir, n’é taient rien, quant à la ruse et à l’habileté

forcené e dans la conquê te de l’autre, en face de cette

sé duction ré ciproque qui avait lieu sous mes yeux à

l’instant, et qui s’é tait dé roulé e sept jours durant, chacun

des deux interlocuteurs donnant, pour ainsi dire, de

mysté rieux rendez-vous à l’autre, chacun aspirant

secrè tement à l’approbation de l’autre, qu’il redoutait et

haï ssait.

« Mais à pré sent dis-moi, disait Guillaume,

pourquoi? Pourquoi as-tu voulu proté ger ce livre plus

que tant d’autres? Tu cachais, mais pas au prix du crime,

des traité s de né cromancie, des pages où l’on blasphè me,

peut-ê tre, le nom de Dieu, mais pourquoi pour ces pages

as-tu damné tes frè res et t’es-tu damné toi-mê me? Il y a

tant d’autres livres qui parlent de la comé die, tant

d’autres encore qui contiennent l’é loge du rire. Pourquoi

celui-ci t’inspirait-il tant d’é pouvante?

— Parce qu’il é tait du Philosophe. Chacun des livres

de cet homme a dé truit une partie de la science que la

chré tienté avait accumulé e tout au long des siè cles. Les

Pè res nous avaient transmis ce qu’il fallait savoir sur la

puissance du Verbe, et il a suffi que Boè ce commentâ t le

Philosophe pour que le mystè re divin du Verbe se

transformâ t en la parodie humaine des caté gories et du

syllogisme. Le livre de la Genè se dit ce qu’il faut savoir

sur la composition du cosmos, et il a suffi qu’on

redé couvrî t les livres de physique du Philosophe, pour

que l’univers fû t repensé en termes de matiè re sourde et

visqueuse, et pour que l’Arabe Averroè s fû t à deux doigts



  

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