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LE NOM DE LA ROSE 49 страницаmais personne ne lui prê tait attention parce qu’on le considé rait depuis beau temps comme un pauvre fou, n’est-ce pas? Cependant tu m’attendais encore, et tu n’aurais pu bloquer l’entré e du miroir, car le mé canisme est muré. Pourquoi m’attendais-tu, d’où tenais-tu avec certitude que je serais arrivé ? » Guillaume questionnait, mais au ton de sa voix, on comprenait qu’il devinait dé jà la ré ponse, et l’attendait comme un prix pour sa propre habileté. « Dè s le premier jour, j’ai compris que tu comprendrais. D’aprè s ta voix, d’aprè s la maniè re dont tu m’as amené à dé battre ce dont je ne voulais pas qu’on parlâ t. Tu valais mieux que les autres, tu y serais arrivé de toute faç on. Tu sais, il suffit de penser et de reconstruire dans son propre esprit les pensé es de l’autre. Et puis j’ai entendu que tu posais des questions aux autres moines, toutes justes. Mais tu ne posais jamais de questions sur la bibliothè que, comme si tu en connaissais dé sormais tous les secrets. Une nuit, je suis venu frapper à ta cellule, et tu n’é tais pas là. Tu é tais certainement ici. Deux lampes avaient disparu des cuisines, je l’ai entendu dire par un servant. Et enfin, lorsque Sé verin est venu te parler d’un livre, l’autre jour dans le narthex, j’ai eu la certitude de que tu é tais sur la mê me piste que moi. — Mais tu es parvenu à me soustraire le livre. Tu es allé chez Malachie, qui jusqu’alors n’avait rien compris. Agité par sa jalousie, le sot continuait d’ê tre obsé dé par l’idé e qu’Adelme lui avait ravi son Bé renger adoré, qui dé sormais voulait de la chair plus jeune que la sienne. Il ne comprenait pas ce que venait faire Venantius dans cette histoire, et toi tu lui as encore davantage brouillé les idé es. Tu lui as dit que Bé renger avait eu un rapport avec Sé verin, et qu’en reconnaissance il lui avait donné un livre du finis Africae. Je ne sais exactement ce que tu lui as dit. Mais Malachie est allé chez Sé verin, fou de jalousie, et l’a tué. Et il n’a pas eu le temps de chercher le livre que tu lui avais dé crit, parce que le cellé rier est arrivé. Est-ce bien ainsi que cela s’est passé ? — Plus ou moins. — Mais toi, tu ne voulais pas que Malachie mourû t. Lui, il n’avait probablement jamais jeté un seul coup d’oeil aux livres du finis Africae, il avait une confiance aveugle en toi, il obé issait à tes interdits. Lui, il se limitait à pré parer le soir les herbes pour é pouvanter les é ventuels curieux. C’est Sé verin qui les lui procurait. Voilà pourquoi ce jour-là Sé verin laissa entrer Malachie dans l’hô pital, c’é tait sa visite quotidienne pour pré lever les herbes fraî ches, que, par ordre de l’Abbé, l’herboriste tenait prê tes chaque jour. Ai-je deviné ? — Tu as deviné. Je ne voulais pas que Malachie mourû t. Je lui dis de retrouver le livre, à tout prix, et de le ramener ici, sans l’ouvrir. Je lui dis qu’il avait le pouvoir de mille scorpions. Mais pour la premiè re fois l’insensé voulut prendre une initiative. Je ne le voulais pas mort, c’é tait un exé cuteur fidè le. Et ne me ré pè te pas ce que tu sais, je le sais que tu sais. Je ne veux pas alimenter ton orgueil, tu t’en charges suffisamment toi-mê me. Je t’ai entendu ce matin dans le scriptorium interroger Bence sur la Coena Cypriani{223}. Tu é tais tout prè s de la vé rité. Je ne sais comment tu as dé couvert le secret du miroir, mais quand j’ai su par l’Abbé que tu lui avais mentionné le finis Africae, j’é tais certain qu’en peu de temps tu serais arrivé. C’est ainsi que je t’attendais. Et à pré sent que veux-tu? — Je veux voir, dit Guillaume, le dernier manuscrit du volume relié qui ré unit un texte arabe, un syrien et une interpré tation ou transcription de la Coena Cypriani. Je veux voir cet exemplaire en grec, é tabli probablement par un Arabe, ou un Espagnol, que tu as trouvé quand, aidé de Paolo de Rimini, tu as obtenu qu’on t’envoyâ t dans ton pays pour recueillir les plus beaux manuscrits des Apocalypses de Leó n et de Castille, un butin qui t’a rendu cé lè bre et fait estimer ici dans l’abbaye, et t’a permis d’obtenir la place de bibliothé caire, alors qu’elle revenait à Alinardo de dix ans ton aî né. Je veux voir cet exemplaire grec é crit sur papier de drap, qui alors é tait trè s rare, et qu’on fabriquait pré cisé ment à Silos, prè s de Burgos, ta patrie. Je veux voir le livre que tu as dé robé là bas, aprè s l’avoir lu, car tu ne voulais pas que d’autres le lussent, et que tu as caché ici, le proté geant de faç on habile, et que tu n’as pas dé truit parce qu’un homme tel que toi ne dé truit pas un livre, mais le garde et veille à ce que personne ne le touche. Je veux voir le deuxiè me livre de la Poé tique d’Aristote, celui que tout le monde croyait perdu ou jamais é crit, et dont tu conserves peut-ê tre l’unique exemplaire. — Quel magnifique bibliothé caire tu aurais fait, Guillaume, dit Jorge, d’un ton mâ tiné d’admiration et de regret. Ainsi tu sais vraiment tout. Viens, je crois qu’il y a un tabouret de ton cô té de la table. Assieds-toi, voici ta ré compense. » Guillaume s’assit et posa la lampe, que je lui avais passé e, é clairant par en dessous le visage de Jorge. Le vieillard prit un volume qu’il avait sur sa table et le lui tendit. Je reconnus la reliure, c’é tait celui que j’avais ouvert à l’hô pital, le prenant pour un manuscrit arabe. « Lis donc, alors, feuillette-le, Guillaume, dit Jorge. Tu as gagné. » Guillaume regarda le volume, mais ne le toucha pas. Il tira de sa coule une paire de gants, pas les siens avec la pointe des doigts dé couverte, mais ceux que portait Sé verin quand nous l’avions trouvé mort. Il ouvrit lentement la reliure usé e et fragile. Je m’approchai et me penchai sur son é paule. Jorge, de son ouï e trè s fine, entendit le lé ger bruit que je fis. Il dit: « Tu es là toi aussi, mon garç on? Je te le ferai voir à toi aussi... aprè s. » Guillaume parcourut rapidement les premiè res pages. « C’est un manuscrit arabe sur les dits de quelque fol, d’aprè s le catalogue, dit- il. De quoi traite-t-il? — Oh, sottes lé gendes d’infidè les, où l’on juge que les fols ont des mots d’esprit si subtils qu’ils en é tonnent mê me leurs prê tres et enthousiasment leurs califes... — Le second est un manuscrit syriaque, mais d’aprè s le catalogue il traduit un libelle é gyptien d’alchimie. Pourquoi se trouve-t-il donc dans ce recueil? — C’est un ouvrage é gyptien du troisiè me siè cle de notre è re. Dans la ligne de l’ouvrage qui suit, mais moins dangereux. Personne ne prê terait l’oreille aux é garements d’un alchimiste africain. Il attribue la cré ation du monde au rire divin... » Il leva le visage et ré cita, avec sa prodigieuse mé moire de lecteur qui depuis maintenant quarante ans se ré pé tait à lui-mê me les livres lus quand il jouissait encore de sa vue: « A peine Dieu rit-Il que naquirent sept dieux qui gouvernè rent le monde, à peine il é clata de rire qu’apparut la lumiè re, au second é clat de rire apparut l’eau, et au septiè me jour de Son rire apparut l’â me... Folies. Y compris l’é crit qui vient aprè s, d’un des innombrables idiots qui se mirent à gloser la Coena... Mais ce n’est pas là ce qui t’inté resse. » Guillaume avait en effet passé rapidement sur ces pages et il é tait arrivé au texte grec. Je vis aussitô t que les feuillets é taient d’une matiè re diffé rente et plus molle, presque dé chiré le premier, avec une partie de la marge rongé e, parsemé de taches pâ les, comme d’ordinaire le temps et l’humidité en produisent sur d’autres livres. Guillaume lut les premiè res lignes, d’abord en grec, puis en traduisant en latin et en poursuivant dans cette langue, de faç on que moi aussi je pusse apprendre comment dé butait le livre fatal. Dans le livre premier nous avons traité de la tragé die ete d la maniè re dont en suscitant pitié et peur, elle produit purification de tels sentiments. Comme nous l’avions promis, nous traitons maintenant de la comé die (mais aussi de la satire et du mime) et de la maniè re dont en suscitant le plaisir du ridicule, elle parvient à la purification de cette passion. De quelle insigne considé ration est digne une telle passion, nous l’avons dé jà dit dans le livre sur l’â me, dans la mesure où – seul d’entre tous les animaux – l’homme est capable de rire. Nous dé finirons donc de quel genre d’actions la comé die est imitation, aprè s quoi nous examinerons les maniè res dont la comé die suscite le rire, et ces maniè res sont les faits et l’é locution. Nous montrerons comment le ridicule des faits naî t de l’assimilation du meilleur au pire et vice versa, de la surprise par la ruse, de l’impossible et de la violation des lois de nature, de l’insignifiant et de l’inconsé quent, de l’abaissement des personnages, de l’usage des pantomimes bouffonnes et vulgaires, de la discordance, du choix des choses les moins dignes. Nous montrerons ensuite comment le ridicule de l’é locution naî t des é quivoques entre des mots semblables pour des choses diffé rentes et diffé rents pour des choses semblables, de la logorrhé e et de la ré pé tition, des jeux de mots, des diminutifs, des erreurs de prononciation et des barbarismes... Guillaume traduisait avec difficulté, cherchant les mots justes s’arrê tant par moments. Tout en traduisant, il souriait, comme s’il reconnaissait des choses qu’il s’attendait à trouver. Il lut à voix haute la premiè re page, puis il cessa, comme s’il n’é tait pas inté ressé à en savoir davantage, et il feuilleta en hâ te les pages suivantes: mais aprè s quelques feuillets, il rencontra une ré sistance, car sur la marge laté rale supé rieure, et tout le long de la tranche, les feuillets é taient unis les uns aux autres, comme il arrive lorsque – une fois humidifié e et dé té rioré e – la matiè re du papier forme une sorte de gluten poisseux. Jorge se rendit compte que le froissement des feuillets tourné s avait cessé, et il exhorta Guillaume. « Allons, lis, feuillette-le. Il est à toi, tu l’as bien mé rité. » Guillaume rit; il paraissait plutô t amusé : « Alors, ce n’est pas vrai que tu me crois aussi subtil que ç a, Jorge! Tu ne le vois pas, mais j’ai des gants. Avec les doigts empê tré s de la sorte je ne parviens pas à dé tacher les feuillets. Je devrais m’exé cuter les mains nues, m’humecter les doigts avec ma langue, comme il m’est arrivé de faire ce matin en lisant dans le scriptorium, alors soudain ce mystè re aussi s’est é clairci pour moi, et je devrais continuer à tourner ainsi les feuillets, tant qu’une bonne dose de poison ne serait pas passé e dans ma bouche. Je parle du poison que toi, un jour, il y a longtemps de cela, tu as dé robé dans le laboratoire de Sé verin, peut-ê tre alors dé jà pré occupé pour avoir entendu quelqu’un dans le scriptorium manifester certaine curiosité, soit à propos du finis Africae, soit au sujet du livre perdu d’Aristote, soit pour l’un et l’autre à la fois. Je crois que tu as gardé longtemps la fiole par-devers toi, te ré servant d’en faire usage quand tu sentirais un danger. Et tu l’as senti il y a quelques jours, lorsque d’un cô té Venantius parvint trop prè s du thè me de ce livre, et que de l’autre Bé renger, par lé gè reté, par gloriole, pour impressionner Adelme, se ré vé la moins secret que tu ne l’espé rais. Alors tu es venu ici et tu as pré paré ton piè ge. Juste à temps car peu de nuits aprè s Venantius ouvrit le miroir, dé roba le livre, le parcourut avec anxié té, avec une voracité quasi physique. Il ne tarda pas à se sentir mal, et courut chercher de l’aide aux cuisines. Où il mourut. Je me trompe? » — Non, continue. — Le reste est simple. Bé renger trouve le corps de Venantius dans les cuisines, il craint qu’il n’en dé coule une enquê te, car au fond Venantius é tait venu de nuit dans l’É difice à la suite de sa premiè re ré vé lation à Adelme. Il ne sait que faire, charge le corps sur ses é paules et le jette dans la jarre de sang, pensant que tout le monde serait convaincu qu’il s’é tait noyé. — Et toi comment sais-tu qu’il en alla ainsi? — Tu le sais toi aussi, j’ai vu comment tu as ré agi quand on a dé couvert un linge souillé de sang chez Bé renger. Avec ce linge, l’é tourdi s’é tait nettoyé les mains aprè s avoir mis Venantius dans le sang. Mais comme il avait disparu, Bé renger ne pouvait qu’avoir disparu avec le livre qui excitait maintenant sa propre curiosité. Et toi, tu t’attendais qu’on le retrouvâ t quelque part, non point ensanglanté, mais bien empoisonné. Le reste est clair. Sé verin retrouve le livre, car Bé renger é tait allé d’abord dans l’hô pital pour le lire à l’abri des regards indiscrets. Malachie tue Sé verin à ton instigation, et il meurt à son tour quand il revient ici pour savoir ce qu’il y avait de tellement interdit dans l’objet qui l’avait fait devenir un assassin. Voilà que nous avons une explication pour tous les cadavres... Quel idiot... — Qui? — Moi. A cause d’une phrase d’Alinardo je m’é tais convaincu que la sé rie des crimes suivait le rythme des sept trompettes de l’Apocalypse. La grê le pour Adelme, et il s’agissait d’un suicide. Le sang pour Venantius, et c’avait é té une idé e bizarre de Bé renger; l’eau pour Bé renger lui-mê me, et c’avait é té un cas fortuit; la troisiè me partie du ciel pour Sé verin, et Malachie avait frappé avec la sphè re armillaire parce que c’é tait la seule chose qu’il avait trouvé e sous la main. Enfin, les scorpions pour Malachie... Pourquoi as-tu dit que le livre avait la force de mille scorpions? — A cause de toi. Alinardo m’avait communiqué son idé e, puis j’avais entendu dire par quelqu’un que toi aussi tu l’avais trouvé e persuasive... Alors j’ai acquis la conviction qu’un plan divin ré glait ces disparitions dont je n’é tais pas responsable. Et j’annonç ai à Malachie que s’il ne s’é tait pas gardé d’ê tre curieux, il aurait pé ri selon le mê me plan divin, comme de fait cela s’est avé ré. — C’est ainsi alors... J’ai fabriqué un sché ma faux pour interpré ter la straté gie du coupable et le coupable s’y est conformé. Et c’est pré cisé ment ce sché ma faux qui m’a mis sur tes traces. A notre é poque tout un chacun est obsé dé par le livre de Jean, mais toi tu me semblais celui qui y mé ditait le plus, et non tant pour tes spé culations sur l’Anté christ, mais parce que tu venais du pays qui a produit les plus splendides Apocalypses. Un jour quelqu’un m’a dit que les manuscrits les plus beaux de ce livre, ceux de la bibliothè que, c’é tait toi qui les avais apporté s. Puis un jour Alinardo divagua sur un mysté rieux ennemi qui é tait allé chercher des livres à Silos (m’intrigua le fait que cet ennemi, selon ses dires, é tait retourné pré maturé ment dans le royaume des té nè bres: sur le moment, on pouvait penser qu’il voulait signifier par là sa mort pré maturé e, en revanche il faisait allusion à ta cé cité ). Silos est prè s de Burgos, et ce matin j’ai trouvé dans le catalogue une sé rie d’acquisitions qui concernaient toutes les Apocalypses hispaniques, au cours de la pé riode où tu avais succé dé ou tu allais succé der à Paolo de Rimini. Et dans ce groupe d’acquisitions, il y avait aussi ce livre. Mais je ne pouvais ê tre certain de ma reconstitution, jusqu’au moment où j’appris que le livre volé é tait en papier de drap. Alors je me souvins de Silos, et je fus sû r de moi. Naturellement, au fur et à mesure que prenait forme l’idé e de ce livre et de son pouvoir vé né neux, se dé litait l’idé e du sché ma apocalyptique, et pourtant je ne parvenais pas à comprendre comment le livre et la succession des trompettes conduisaient l’un et l’autre à toi, et j’ai mieux compris l’histoire du livre justement dans la mesure où, guidé par la succession apocalyptique, j’é tais obligé de penser à toi, et à tes discussions sur le rire. A telle enseigne que ce soir, quand je ne croyais dé sormais plus au sché ma apocalyptique, j’insistai pour contrô ler les é curies, où je m’attendais à la sonnerie de la sixiè me trompette, et c’est pré cisé ment aux é curies, par pur hasard, qu’Adso m’a fourni la clef pour entrer dans le finis Africae. — Je ne te suis pas, dit Jorge. Tu es fier de me montrer comment, en suivant ta raison, tu es arrivé jusqu’à moi, et cependant tu me dé montres que tu y es arrivé en suivant une raison erroné e. Que veux-tu me dire? — A toi, rien. Je suis dé concerté, voilà tout. Mais n’importe. Je suis ici. — Le Seigneur sonnait les sept trompettes. Et toi, fû t-ce dans ton erreur, tu as entendu un é cho confus de ce son. — Ç a, tu l’as dé jà dit dans ta pré dication d’hier soir. Tu cherches à te convaincre que toute cette histoire a procé dé d’un dessein divin, pour te cacher à toi-mê me que tu es un assassin. — Moi, je n’ai tué personne. Chacun est tombé en suivant son destin, à cause de ses pé ché s. Moi, je n’ai é té qu’un instrument. — Hier tu as dit que Judas aussi fut un instrument. Cela n’empê che pas qu’il a é té condamné. — J’accepte le risque de la damnation. Le Seigneur m’absoudra, car il sait que j’ai agi pour sa gloire. Mon devoir é tait de proté ger la bibliothè que. — Il n’y a qu’un instant, tu é tais prê t à me tuer moi aussi, et mê me ce garç on... — Tu es plus subtil, mais pas meilleur que les autres. — Et à pré sent qu’adviendra-t-il, à pré sent que j’ai é venté le piè ge? — Nous verrons, ré pondit Jorge. Je ne veux pas né cessairement ta mort. Peut-ê tre ré ussirai-je à te convaincre. Mais dis-moi d’abord, comment as-tu deviné qu’il s’agissait du deuxiè me livre d’Aristote? — Tes anathè mes contre le rire ne m’auraient certes pas suffi, ni le peu que j’ai appris sur la discussion que tu eus avec les autres. J’ai é té aidé par quelques notes laissé es par Venantius. Je ne comprenais pas à premiè re vue ce qu’elles voulaient dire. Mais il y avait certaines ré fé rences à une pierre é honté e qui roule à travers la plaine, aux cigales qui chanteront sous la terre, aux vé né rables figuiers. J’avais dé jà lu quelque chose de ce genre: j’ai contrô lé ces jours-ci. Ce sont des exemples qu’Aristote donnait dé jà dans son premier livre de la Poé tique, et dans la Rhé torique. Je me suis rappelé ensuite qu’Isidore de Sé ville dé finit la comé die comme quelque chose qui raconte stupra virginum et amores meretricum{224}... Peu à peu s’est dessiné dans mon esprit ce second livre comme il aurait dû ê tre. Je pourrais te le raconter presque tout entier, sans lire les pages qui devraient m’envenimer. La comé die naî t dans les komaï autrement dit dans les villages des paysans, comme cé lé bration badine aprè s un repas ou une fê te. Elle ne parle pas des hommes fameux et puissants, mais d’ê tres vils et ridicules, pas mé chants cependant, et elle ne finit pas par la mort des protagonistes. Elle atteint l’effet de ridicule en montrant, chez les hommes communs, les dé fauts et les vices. Ici Aristote voit la disposition au rire comme une force positive, qui peut mê me avoir valeur cognitive, lorsque à travers des é nigmes subtiles et des mé taphores inattendues, tout en nous montrant les choses diffé rentes de ce qu’elles sont, comme si elle mentait, elle nous oblige en fait à les mieux observer, et nous porte à dire: voilà, il en allait vraiment ainsi, et moi je ne le savais pas. La vé rité atteinte à travers la repré sentation des hommes, et du monde, pires que ce qu’ils sont ou que nous les croyons, pires en tout cas que nous les voyons, tels que les poè mes hé roï ques, les tragé dies, les vies des saints nous les ont repré senté s. Est-ce bien ainsi? — Pas mal. Tu l’as reconstitué en lisant d’autres livres? — Sur nombre desquels travaillait Venantius. Je crois que Venantius é tait depuis beau temps à la recherche de ce livre. Il a dû lire dans le catalogue les indications que j’ai lues moi aussi, et avoir acquis la conviction que c’é tait bien là le livre qu’il cherchait. Mais il ne savait comment entrer dans le finis Africae. Quand il a entendu Bé renger en parler à Adelme, alors il s’est lancé comme le chien sur la piste du liè vre. — Il en alla bien ainsi, je m’en rendis compte tout de suite. Je compris que le moment é tait venu, qu’il me faudrait dé fendre la bibliothè que avec les dents... — Et tu as appliqué l’onguent. Cela n’a pas dû ê tre facile pour toi... dans le noir. — Dé sormais mes mains y voient mieux que tes yeux. Je lui avais soustrait aussi un pinceau, à Sé verin. Et moi aussi je me suis servi de gants. Ce fut une belle idé e, n’est-ce pas? Tu as mis du temps pour y arriver... — Oui. Je pensais à un mé canisme plus complexe, à un croc empoisonné ou à quelque chose de ce genre. Je dois dire que ta solution é tait exemplaire, la victime s’empoisonnait toute seule, et pré cisé ment dans la mesure où elle voulait lire... Non sans fré mir, je m’aperç us qu’en ce moment ces deux hommes, s’affrontant en un combat mortel, s’admiraient à tour de rô le, comme si chacun d’eux n’avait agi que pour obtenir les fé licitations de l’autre. Mon esprit fut traversé par la pensé e que les arts dé ployé s par Bé renger pour sé duire Adelme, et les gestes simples et naturels par lesquels la jeune fille avait suscité ma passion et mon dé sir, n’é taient rien, quant à la ruse et à l’habileté forcené e dans la conquê te de l’autre, en face de cette sé duction ré ciproque qui avait lieu sous mes yeux à l’instant, et qui s’é tait dé roulé e sept jours durant, chacun des deux interlocuteurs donnant, pour ainsi dire, de mysté rieux rendez-vous à l’autre, chacun aspirant secrè tement à l’approbation de l’autre, qu’il redoutait et haï ssait. « Mais à pré sent dis-moi, disait Guillaume, pourquoi? Pourquoi as-tu voulu proté ger ce livre plus que tant d’autres? Tu cachais, mais pas au prix du crime, des traité s de né cromancie, des pages où l’on blasphè me, peut-ê tre, le nom de Dieu, mais pourquoi pour ces pages as-tu damné tes frè res et t’es-tu damné toi-mê me? Il y a tant d’autres livres qui parlent de la comé die, tant d’autres encore qui contiennent l’é loge du rire. Pourquoi celui-ci t’inspirait-il tant d’é pouvante? — Parce qu’il é tait du Philosophe. Chacun des livres de cet homme a dé truit une partie de la science que la chré tienté avait accumulé e tout au long des siè cles. Les Pè res nous avaient transmis ce qu’il fallait savoir sur la puissance du Verbe, et il a suffi que Boè ce commentâ t le Philosophe pour que le mystè re divin du Verbe se transformâ t en la parodie humaine des caté gories et du syllogisme. Le livre de la Genè se dit ce qu’il faut savoir sur la composition du cosmos, et il a suffi qu’on redé couvrî t les livres de physique du Philosophe, pour que l’univers fû t repensé en termes de matiè re sourde et visqueuse, et pour que l’Arabe Averroè s fû t à deux doigts
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