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LE NOM DE LA ROSE 47 страница—... j’ai tenté de lire la premiè re page, mais en vé rité je connais trè s mal le grec, il m’aurait fallu y passer plus de temps. Et enfin, je tus intrigué par un autre dé tail, justement à propos des pages en grec. Je ne les ai pas feuilleté es du tout car je n’y parvins pas. Les pages é taient, comment dire, impré gné es d’humidité, elles ne se dé tachaient pas bien les unes des autres. Et cela parce que le parchemin é tait é trange... plus mou que les autres parchemins, la maniè re dont le premier feuillet é tait consumé, et se dé litait presque, m’apparaissait... en somme, é trange. — Etrange: l’expression dont se servit aussi Sé verin, dit Guillaume. — Le parchemin n’avait pas l’air de parchemin... On eû t dit de l’é toffe, mais trè s fine... continuait Bence. — Charta lintea, ou pergamino de pano, dit Guillaume. Tu n’en avais jamais vu? — J’en ai entendu parler, mais je ne crois pas en avoir vu. On dit qu’elle est trè s coû teuse, et fragile. Raison pour quoi on l’utilise peu. Ce sont les Arabes qui la fabriquent, n’est-ce pas? — Ils ont é té les premiers. Mais on la fabrique ici aussi, en Italie, à Fabriano. Et aussi... Mais bien sû r, certes, bien sû r! » Les yeux de Guillaume scintillaient. « Quelle belle, quelle inté ressante ré vé lation, bravo Bence, je te remercie! Oui j’imagine qu’ici, dans la bibliothè que, la charta lintea est rare, car aucun manuscrit trè s ré cent n’est venu y aborder. Et puis beaucoup craignent qu’elle ne survive pas au passage des siè cles, ce qui est peut-ê tre vrai. Nous pouvons imaginer s’ils ne voulaient ici rien qui ne fû t aussi é ternel que le bronze... Pergamino de pano, hein? bon, adieu. Et sois tranquille. Tu ne cours aucun danger. — Vrai, Guillaume, vous me l’assurez? — Je te l’assure. Si tu restes bien à ta place. Tu en as dé jà fait de vertes et de pas mû res, et cela suffit. » Nous nous é loignâ mes du scriptorium en quittant un Bence, sinon rassé ré né, du moins plus calme. « Idiot! dit Guillaume entre ses dents tandis que nous sortions dehors. Nous pourrions avoir dé jà tout ré solu s’il ne s’é tait pas fourré dans nos jambes... » Nous trouvâ mes l’Abbé dans le ré fectoire. Guillaume le prit de front et lui demanda un entretien. Abbon ne put tergiverser et il nous donna rendez-vous, d’ici un court laps de temps, dans sa ré sidence. Sixiè me jour NONE Où l’Abbé se refuse à é couter Guillaume, parle du langage des gemmes et manifeste le dé sir qu’on n’enquê te plus sur ces tristes é vé nements. La ré sidence de l’Abbé se trouvait au-dessus du chapitre et par la verriè re de la salle, vaste et somptueuse, où il nous reç ut, on pouvait voir, dans le jour serein et venteux, outre le toit de l’é glise abbatiale, les formes de l’É difice. L’Abbé, debout devant une fenê tre, é tait justement en train de l’admirer, et il nous le dé signa d’un geste solennel. « Admirable forteresse, dit-il, qui ré sume dans ses proportions la rè gle de trois qui pré sida à la construction de l’arche. Bâ tie sur trois é tages car trois est le nombre de la trinité, trois furent les anges qui visitè rent Abraham, les jours que Jonas passa dans le ventre du grand poisson, ceux que Jé sus et Lazare passè rent dans leur sé pulcre; trois fois Christ demanda au Pè re que le calice d’amertume s’é loignâ t de lui, à trois reprises il s’isola pour prier avec ses apô tres. Trois fois Pierre le renia, et par trois fois il se manifesta aux siens aprè s la Ré surrection. Trois sont les vertus thé ologales, trois les langues sacré es, trois les parties de l’â me, trois les classes de cré atures intellectuelles, anges, hommes et dé mons, trois les sortes de son, vox, flatus, pulsus, trois les é poques de l’histoire humaine, avant, pendant et aprè s la Loi. — Merveilleuse harmonie de correspondances mystiques, convint Guillaume. — Mais la forme carré e aussi, continua l’Abbé, est riche d’enseignements spirituels. Quatre sont les points cardinaux, les saisons, les é lé ments, et le chaud, le froid, l’humide et le sec, la naissance, la croissance, la maturité et la vieillesse, et les espè ces cé lestes, terrestres, aé riennes et aquatiques des animaux, les couleurs constitutives de l’arc-en-ciel et le nombre des anné es qu’il faut pour en faire une bissextile. — Oh certes, dit Guillaume, et trois plus quatre font sept, nombre mystique s’il en fut, tandis que trois multiplié par quatre font douze, comme les apô tres, et douze par douze font cent quarante-quatre, qui est le nombre des é lus. » Et sur cette derniè re manifestation de connaissance mystique du monde idé al des nombres, l’Abbé n’eut plus rien à ajouter. Ce qui permit à Guillaume d’entrer dans le vif du sujet. « Nous devrions parler des derniers é vé nements, sur lesquels j’ai longuement ré flé chi », dit-il. L’Abbé tourna le dos à la fenê tre et fit face à Guillaume avec un air sé vè re: « Trop longuement, sans doute. Je vous avoue, frè re Guillaume, que j’attendais davantage de votre part. Depuis que vous ê tes arrivé ici, presque six jours sont passé s, quatre moines sont morts, outre Adelme, deux ont é té arrê té s par l’inquisition – ce fut justice, certes, mais nous aurions pu é viter cette honte si l’inquisiteur n’avait pas é té contraint de s’occuper des crimes pré cé dents – et enfin la rencontre dont j’é tais le mé diateur, et pré cisé ment à cause de toutes ces scé lé ratesses, a donné de lamentables ré sultats... Vous conviendrez que je pouvais m’attendre à une tout autre solution de ces faits, quand je vous ai prié d’enquê ter sur la mort d’Adelme... » Guillaume se tut, embarrassé. Certes l’Abbé avait raison. J’ai dit au dé but de ce ré cit que mon maî tre aimait à é tonner les autres par la rapidité de ses dé ductions, et il é tait bien normal qu’il se sentî t blessé dans son orgueil lorsqu’on l’accusait, et point injustement d’ailleurs, de lenteur. « C’est vrai, admit-il, j’ai dé ç u votre attente, mais je vous dirai pourquoi, Votre Sublimité. Ces crimes n’avaient pas pour origine une rixe ou quelque vengeance entre moines, mais ils sont lié s à des faits qui prennent à leur tour origine dans l’histoire lointaine de l’abbaye... » L’Abbé le regarda avec inquié tude: « Qu’entendezvous dire par là ? Je comprends moi aussi que la clef ne se trouve pas dans la malheureuse histoire du cellé rier, qui s’est entrecroisé e avec une autre. Mais l’autre histoire, l’autre que peut-ê tre je connais mais dont je ne puis parler... j’espé rais qu’elle vous serait claire, et que vous m’en auriez parlé vous-mê me... — Votre Sublimité songe à certain é vé nement qu’elle a appris en confession... » L’Abbé dé tourna le regard, et Guillaume continua: « Si Votre Magnificence veut savoir si je sais, sans le savoir par Votre Magnificence, s’il y a eu des relations malhonnê tes entre Bé renger et Adelme, et entre Bé renger et Malachie, eh bien, cela n’est un secret pour personne dans l’abbaye... » L’Abbé rougit violemment: « Je ne crois pas qu’il soit né cessaire de parler de choses semblables en la pré sence de ce novice. Et je ne crois pas, aprè s la rencontre, que vous ayez encore besoin de lui comme scribe. Sors, mon garç on », me dit-il d’un ton impé rieux. Humilié, je sortis. Mais, curieux comme je l’é tais, je me tapis derriè re la porte de la salle, que je laissai entrebâ illé e, de maniè re à pouvoir suivre le dialogue. Guillaume reprit la parole: « Alors, ces rapports malhonnê tes, si toutefois ils ont eu lieu, n’ont pas grand’chose à voir avec ces douloureux é vé nements. La clef est tout autre, et je pensais que vous l’imaginiez. Tout se dé roule autour du vol et de la possession d’un livre, qui é tait caché dans le finis Africae, et qui maintenant a retrouvé sa place par les soins de Malachie, sans cependant, vous l’avez vu, que la sé rie des crimes se soit interrompue. » Il y eut un long silence, puis l’Abbé se remit à parler d’une voix brisé e et incertaine, comme une personne surprise par des ré vé lations inattendues. « Ce n’est pas possible... Vous... vous, comment ê tes-vous au courant du finis Africae? Vous avez violé mon interdit et vous ê tes entré dans la bibliothè que? » Guillaume aurait dû dire la vé rité, et l’ire de l’Abbé eû t é té terrible. Il ne voulait é videmment pas mentir. Il choisit de ré pondre à la question par une autre question: « Votre Magnificence ne m’a-t-elle pas dit, lors de notre premiè re rencontre, qu’un homme tel que moi, qui avais aussi bien dé crit Brunei sans l’avoir jamais vu, n’aurait pas eu de difficulté pour raisonner sur les lieux auxquels il ne pouvait accé der? — Il en est donc ainsi, dit Abbon. Mais pourquoi pensez-vous ce que vous pensez? — Comment j’en suis arrivé là, c’est long à raconter. Mais il a é té commis une sé rie de crimes pour empê cher beaucoup de dé couvrir une chose dont on ne voulait pas qu’elle fû t dé couverte. Or, tous ceux qui avaient eu vent des secrets de la bibliothè que, soit par droit soit par fraude, sont morts. Il ne reste plus qu’une personne, vous. — Vous voulez insinuer... vous voulez insinuer... » L’Abbé parlait comme quelqu’un dont se gonfleraient les veines du cou. « Ne vous mé prenez pas sur le sens de mes paroles, dit Guillaume, qui probablement avait aussi tenté d’insinuer, je dis qu’il y a quelqu’un qui sait et qui veut que personne d’autre ne sache. Vous ê tes le dernier à savoir, vous pourriez ê tre la prochaine victime. A moins que vous ne me disiez ce que vous savez sur ce livre interdit et, surtout, qui dans l’abbaye pourrait en savoir autant que vous en savez, vous, et peut-ê tre davantage, sur la bibliothè que. — Il fait froid ici, dit l’Abbé. Sortons. » Je m’é loignai vivement de la porte et les attendis au sommet de l’escalier qui menait en bas. L’Abbé me vit et me sourit. « Que de choses inquié tantes doit avoir entendues ces jours-ci notre moinillon! Allons, mon garç on, ne te laisse pas trop troubler J’ai l’impression qu’on a imaginé plus de trames qu’il n’y en a... » Il é leva une main et laissa la lumiè re du jour illuminer un splendide anneau qu’il arborait à l’annulaire, insigne de son pouvoir. L’anneau fulgura de tous les feux de ses pierres. « Tu le reconnais, n’est-ce pas? me dit-il. Symbole de mon autorité, mais aussi de mon fardeau. Ce n’est pas un ornement, c’est un resplendissant raccourci de la parole divine dont je suis le gardien. » De ses doigts il toucha la pierre, c’est-à -dire le triomphe des pierres multicolores qui composaient cet admirable chef- d’oeuvre de l’art humain et de la nature. « Voici l’amé thyste, dit-il, qui est miroir d’humilité et nous rappelle l’ingé nuité et la douceur de saint Matthieu; voici la calcé doine, elle nous parle de charité, symbole de la pié té de Joseph et de saint Jacques le Majeur; voici le jaspe, reflet de la foi, associé à saint Pierre; et la sardoine, signe de martyre, qui nous rappelle saint Barthé lé my; voici le saphir, espé rance et contemplation, pierre de saint André et de saint Paul; et le bé ryl, saine doctrine, science et longaminité {221}, vertus propres à saint Thomas... Comme il est splendide le langage des gemmes, continua-t-il absorbé dans sa vision mystique, que les lapidaires de la tradition ont traduit du Rational d’Aaron et de la description de la Jé rusalem cé leste dans le livre de l’apô tre. D’autre part, les murailles de Sion é taient incrusté es des mê mes joyaux qui ornaient le pectoral du frè re de Moï se, sauf l’escarboucle, l’agate et l’onyx qui, cité s dans l’Exode, sont remplacé s dans l’Apocalypse par la calcé doine, la sardoine, la chrysoprase et par l’hyacinthe. » Guillaume fit mine d’ouvrir la bouche, mais l’Abbé le ré duisit au silence en levant une main et il poursuivit son propre discours: « Je me souviens d’un livre de litanies où chaque pierre é tait dé crite et rimé e en l’honneur de la Vierge. On y parlait de son anneau de fianç ailles comme d’un poè me symbolique resplendissant de vé rité s supé rieures, manifesté es dans le langage lapidaire des pierres qui l’embellissaient. Jaspe pour la foi, calcé doine pour la charité, é meraude pour la pureté, sardoine pour la placidité de la vie virginale, rubis pour son coeur saignant sur le Calvaire, chrysolithe dont le scintillement multiforme rappelle la merveilleuse varié té des miracles de Marie, hyacinthe pour la charité, amé thyste, avec son mé lange de rose et d’azur, pour l’amour de Dieu... Mais dans le chaton é taient incrusté es d’autres substances non moins é loquentes, comme le cristal qui retrace la chasteté de l’â me et du corps, le ligure, semblable à l’ambre, symbole de tempé rance, et la pierre d’aimant qui attire le fer, comme la Vierge touche les cordes des coeurs pé nitents avec l’archet de sa bonté. Toutes substances qui, comme vous le voyez, ornent aussi, fû t-ce en infime et trè s humble mesure, mon joyau. » Il tournait son anneau et m’é blouissait de son rayonnement, comme s’il voulait m’é tourdir. « Merveilleux langage, n’est-ce pas? Pour d’autres pè res, les pierres signifiaient d’autres choses encore, pour le pape Innocent III, le rubis annonce le calme et la patience, et le grenat la charité. Pour saint Bruno, l’aiguemarine concentre la science thé ologique dans la vertu de ses trè s purs é clats. La turquoise signifie joie, la sardoine é voque les sé raphins, la topaze les ché rubins, le jaspe les trô nes, la chrysolithe les dominations, le saphir les vertus, l’onyx les puissances, le bé ryl les principats, le rubis les archanges et l’é meraude les anges. Le langage des gemmes est multiforme, chacune exprime davantage de vé rité, selon le code de lecture qu’on choisit, selon le contexte où elles apparaissent. Et qui dé cide du niveau d’interpré tation et du juste contexte? Tu le sais, mon garç on, on te l’a enseigné : c’est l’autorité, le commentateur entre tous le plus sû r et le plus investi de prestige, et donc de sainteté. Autrement comment interpré ter les signes multiformes que le monde place sous nos yeux de pé cheurs, comment ne pas acnopper aux é quivoques où nous attire le dé mon? Garde-toi: il est singulier de voir combien le diable exè cre le langage des gemmes, selon le té moignage de sainte Hildegarde. La bê te immonde voit en lui un message qui s’é claire par significations ou niveaux de science diffé rents, et il voudrait le gauchir car lui, l’ennemi, reconnaî t dans la splendeur des pierres l’é cho des merveilles qu’il avait en sa possession avant la chute, et il comprend que ces fulgurations sont produites par le feu, qui est son tourment. » Il me pré senta son anneau à baiser, et je m’agenouillai. Il me caressa la tê te. « Or donc, toi, mon garç on, oublie les choses fausses à n’en point douter que tu as entendues ces jours-ci. Tu es entré dans l’ordre le plus grand, le plus noble d’entre tous, de cet ordre moi je suis un Abbé, toi tu es sous ma juridiction. Alors, é coute mon ordre: oublie, et que tes lè vres se scellent à jamais. Jure. » Emu, subjugué, j’eusse certes juré. Et toi, mon bon lecteur, tu ne pourrais maintenant lire cette fidè le chronique. Mais à cet instant pré cis Guillaume intervint, et peut-ê tre pas pour m’empê cher de jurer, mais par ré action instinctive, par lassitude, pour interrompre l’Abbé, pour rompre ce charme qu’il avait certainement cré é. « En quoi ce garç on est-il concerné ? C’est moi qui vous ai posé une question, moi qui vous ai averti d’un danger, moi qui vous ai demandé de me dire un nom... Voudrez-vous à pré sent que je baise moi aussi l’anneau et que je jure d’oublier tout ce que j’ai appris ou tout ce que je soupç onne? — Oh, vous... dit mé lancoliquement l’Abbé, je n’attends pas d’un frè re mendiant qu’il comprenne la beauté de nos traditions, ou qu’il respecte la discré tion, les secrets, les mystè res de charité... oui, de charité, et le sens de l’honneur, et le voeu du silence sur quoi repose notre grandeur... Vous, vous m’avez parlé d’une histoire bizarre, d’une incroyable histoire. Un livre interdit, pour lequel on occit à la chaî ne, quelqu’un qui sait ce que moi seul je devrais savoir... Contes à dormir debout, extrapolations insensé es. Parlez- en, si vous voulez, personne ne vous croira. Et mê me si certains é lé ments de votre fantasque reconstruction é taient vrais... eh bien, maintenant tout retombe sous mon contrô le et ma responsabilité. Je vé rifierai, j’en ai les moyens, j’en ai l’autorité. J’ai mal fait dè s le dé but de recourir à un é tranger, si sage, si digne de confiance qu’il fû t, pour enquê ter sur des choses qui ne relè vent que de ma compé tence. Mais vous l’avez compris, vous me l’avez dit, je pensais au dé but qu’il s’agissait d’une violation du voeu de chasteté, et je voulais (imprudent que je fus) qu’un autre me dî t ce que j’avais entendu dire en confession. Bien, maintenant vous me l’avez dit. Je vous suis trè s reconnaissant pour ce que vous avez fait ou avez tenté de faire. La rencontre des lé gations a eu lieu, votre mission ici est terminé e. J’imagine qu’on vous attend avec anxié té à la cour impé riale, on ne se prive pas longtemps d’un homme tel que vous. Je vous autorise à quitter l’abbaye. Peut-ê tre aujourd’hui est-il dé jà tard, je ne veux pas que vous voyagiez aprè s le coucher du soleil, les routes sont incertaines. Vous partirez demain matin, de bonne heure. Oh, ne me remerciez pas, ce fut une joie de vous avoir frè re entre mes frè res et de vous honorer de notre hospitalité. Vous pourrez vous retirer avec votre novice, de faç on à pré parer votre bagage. Je vous saluerai encore demain à l’aube. De grand coeur, merci. Naturellement, il n’est plus besoin que vous continuiez à mener vos recherches. N’ajoutez point encore au trouble des moines. Vous pouvez disposer. » C’é tait plus qu’un congé, c’é tait une mise à la porte. Guillaume salua et nous descendî mes les escaliers. « Qu’est-ce que cela signifie? » demandai-je. Je ne comprenais plus rien. « Essaie de formuler une hypothè se. Tu devrais avoir appris comment on fait. — En ce cas, j’ai appris que j’en dois formuler au moins deux, l’une opposé e à l’autre, et toutes deux incroyables. Bien, alors... » J’avalai ma salive: faire des hypothè ses me mettait mal à l’aise. « Premiè re hypothè se, l’Abbé savait dé jà tout et imaginait que vous n’auriez rien dé couvert. Il vous avait chargé de l’enquê te avant, c’est-à -dire juste aprè s la mort d’Adelme, mais petit à petit il a compris que l’histoire é tait bien plus complexe, qu’elle le compromet en quelque sorte lui aussi, et il ne veut pas que vous mettiez la trame à nu. Seconde hypothè se, l’Abbé ne s’est jamais douté de rien (de quoi, d’ailleurs, je l’ignore, car je ne sais à quoi vous ê tes en train de penser maintenant). Mais en tout cas, il continuait à croire que tout é tait le fruit d’un diffé rend entre... entre moines sodomites... Cependant à pré sent vous lui avez ouvert les yeux, il a compris soudain quelque chose de terrible, il a pensé à un nom, il a une idé e pré cise sur le responsable des crimes. Mais à ce point-là il veut ré soudre tout seul la question et il veut vous é loigner, pour que l’honneur de l’abbaye soit sauf. — Belle ouvrage. Tu commences à bien raisonner. Mais tu vois dé jà que dans les deux cas notre Abbé est soucieux de la bonne ré putation de son monastè re. Assassin ou victime dé signé e qu’il soit, il ne veut pas que transpire par-delà ces montagnes, des nouvelles diffamatoires sur cette sainte communauté. Tue-lui ses moines, mais ne touche pas à l’honneur de cette abbaye. Ah, pour... (Guillaume laissait maintenant exploser sa colè re)... Ce bâ tard d’un feudataire, ce paon devenu cé lè bre pour avoir servi de croque-mort au D’Aquin, cette outre gonflé e qui n’a d’existence que par son anneau gros comme un cul de verre! Race d’orgueilleux, race d’orgueilleux vous tous, les clunisiens, pis que les princes, plus barons que les barons! — Maî tre... me risquai-je, piqué, sur un ton de reproche. — Tais-toi, toi qui es de la mê me pâ te. Vous, vous n’ê tes pas des simples, ni des fils de simples. S’il vous é choit un paysan, vous l’accueillerez peut-ê tre, mais je l’ai vu hier, vous n’hé sitez pas à le remettre au bras sé culier. Mais l’un des vô tres non, il faut le couvrir, tout recouvrir, Abbon est capable de repé rer le misé rable et de le poignarder dans la crypte du tré sor, et d’en distribuer les rognons dans ses reliquaires, pourvu que l’honneur de l’abbaye soit sauf... Un franciscain, un plé bé ien de minorite qui dé couvre un grouillement de vermines dans cette sainte maison? Eh non, cet Abbon ne peut se le permettre, à aucun prix. Merci, frè re Guillaume, l’empereur a besoin de vous, vous avez vu le bel anneau que j’ai, au revoir. Mais dè s lors, le dé fi n’est pas seulement entre moi et Abbon, il est entre moi et toute cette histoire, et je ne sors pas de cette enceinte avant d’avoir su. Il veut que je parte demain matin? Bien, c’est lui le maî tre de cé ans, mais d’ici demain matin il faut que je sache. Il le faut. — Il le faut? Qui vous l’impose, dé sormais? — Personne ne nous impose de savoir, Adso. Il le faut, un point c’est tout, fû t-ce au prix de mal comprendre. » J’é tais encore confus et humilié des paroles de Guillaume contre mon ordre et ses abbé s. Et je tentai de justifier en partie Abbon en formulant une troisiè me hypothè se, art où j’é tais devenu, me semblait-il, fort habile: « Vous n’avez pas considé ré une troisiè me possibilité, maî tre, dis-je. Ces jours-ci nous avons remarqué, et ce matin il nous est clairement apparu, aprè s les confidences de Nicolas et les rumeurs que nous avons surprises à l’é glise, qu’il y a un groupe de moines italiens supportant mal cette succession des bibliothé caires é trangers, qui accusent l’Abbé de ne pas respecter la tradition et qui, si j’ai bien compris, se cachent derriè re le vieil Alinardo, en le poussant devant eux comme un é tendard, pour que l’abbaye change de gouvernement. Ces choses, je les ai parfaitement comprises, parce que mê me un novice a l’occasion d’entendre dans son propre monastè re mille discussions, et allusions, et complots de cette nature. Et alors peutê tre l’Abbé craint-il que vos ré vé lations puissent offrir une arme à ses ennemis, et veut-il vider toute la question avec grande prudence... — C’est possible. Mais il n’en demeure pas moins une outre gonflé e, et il se fera assassiner. — Mais vous, que pensez-vous de mes conjectures? — Je te le dirai plus tard. » Nous é tions dans le cloî tre. Le vent soufflait avec toujours plus de rage, la lumiè re é tait moins claire, mê me si none é tait passé e depuis peu. Le jour dé clinait et il ne nous restait plus guè re de temps. A vê pres, l’Abbé avertirait certainement les moines que Guillaume n’avait plus aucun droit de poser des questions et d’entrer où bon lui semblait. « Il est tard, dit Guillaume, et quand on a peu de temps, gare si l’on perd son calme. Nous devons agir comme si nous avions l’é ternité devant nous. J’ai un problè me à ré soudre, comment pé né trer dans le finis
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