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LE NOM DE LA ROSE 46 страницаcrypte chacun momifié en son propre dé bris, chacun diaphane synecdoque de soi-mê me, Rachel comme un os, Daniel comme une dent, Samson comme une mâ choire, Jé sus comme un lambeau de robe purpurine. Comme si à la fin, la fê te s’é tant transformé e en massacre de la jeune fille, le festin é tait devenu le massacre universel et que j’en voyais ici le ré sultat dernier, les corps (que dis-je? la totalité du corps terrestre et sublunaire de ces commensaux famé liques et assoiffé s) changé s en un unique corps mort, dé chiré et tourmenté comme le corps Dolcino aprè s le supplice, changé en un immonde et rayonnant tré sor, é tendu de toute sa surface comme la peau d’un animal é corché et suspendu, qui cependant contiendrait encore pé trifié s, avec son cuir, ses entrailles et ses organes au complet, et les traits mê mes de son visage. La peau avec chacun de ses plis, rides, cicatrices, avec ses plateaux velouté s, avec la forê t des poils, de l’é piderme, de la poitrine, et des pudenda, devenues un somptueux damas, et les seins, les ongles, les formations corné es sous le talon, les filaments des cils, la matiè re aqueuse des yeux, la pulpe des lè vres, la fragile é pine dorsale, l’architecture des os, tout ré duit en farine sablonneuse, sans que rien n’eû t pourtant perdu de sa forme propre ni de sa disposition relative, les jambes vidé es et floches comme une chausse, leur chair disposé es à cô té comme une chasuble avec toutes les arabesques vermeilles des veines, l’amas ciselé des viscè res, l’intense et muqueux rubis du coeur, la thé orie nacré e des dents toutes é gales disposé es en collier, avec la langue en guise de pendentif rose et bleu, les doigts aligné s comme des cierges, le sceau du nombril renouant les fils relâ ché s sur le tapis du ventre... De tout cô té, dans la crypte, il ricanait maintenant à mon nez, me susurrait à l’oreille, m’invitait à la mort, ce macrocorps ré parti dans les châ sses et les reliquaires et toutefois reconstruit dans sa vaste et dé raisonnable totalité, et c’é tait le mê me corps qui au souper mangeait et faisait des entrechats obscè nes et ici m’apparaissait au contraire fixé dé sormais dans l’intangibilité de sa ruine sourde et aveugle. Et Ubertin, me saisissant par le bras, à m’en planter ses ongles dans les chairs, me murmurait: « Tu vois, c’est la mê me chose, celui qui d’abord triomphait dans sa folie et qui se plaisait à son jeu, est ici maintenant, puni et ré compensé, libé ré de la sé duction des passions, roidi par l’é ternité, remis au gel é ternel pour qu’il le conserve et le purifie, soustrait à la corruption à travers l’apothé ose de la corruption, car rien ne pourra plus ré duire en poussiè re ce qui est dé jà poussiè re et substance miné rale, mors est quies viatoris, finis est omnis laboris{217}... » Mais soudain dans la crypte entra Salvatore, flamboyant comme un vilain diable, et il cria: « Idiot! Ne vois-tu pas que c’est là la grande bê te Bé hé moth du livre de Job? De quoi a donc peur mon petit maî tre? Voici l’angelot en palette! » Et soudain la crypte s’illumina de lueurs rougeâ tres et c’é taient de nouveau les cuisines, mais plus que des cuisines c’é tait l’inté rieur d’un grand ventre, muqueux et visqueux, avec au centre une bê te noire comme un corbeau muni de mille mains, enchaî né à une grande grille, allongeant ses membres pour se saisir de tous ceux qui se trouvaient autour de lui, et comme le vilain quand il a soif presse une grappe de raisin, ainsi cet animal é norme pressait ses captures de faç on qu’il les brisait toutes de ses mains, qui les jambes, qui la tê te, pour en faire ensuite une grande ventré e, et é ructer un feu qui paraissait plus puant que le soufre. Pourtant, trè s admirable mystè re, cette scè ne ne m’inspirait plus d’effroi et je me surprenais à regarder avec familiarité ce « bon diable » (ainsi pensai-je) qui aprè s tout n’é tait autre que Salvatore, car à pré sent du corps humain mortel, de ses souffrances et de sa corruption, je savais tout et ne craignais plus rien. En effet dans cette lumiè re projeté e par les flammes, dè s lors semblant douce et accueillante, je revis tous les hô tes du souper, rendus à leur figure, qui chantaient en affirmant que de nouveau tout recommenç ait, et parmi eux la jeune fille, intè gre et splendide, qui me disait: « Ce n’est rien, ce n’est rien, tu verras que je redeviendrai ensuite plus belle qu’avant, laisse-moi aller rien qu’un moment brû ler sur le bû cher, et puis nous nous reverrons là - dedans! » Et elle me montrait, que Dieu me pardonne, sa vulve, où je pé né trai, et je me trouvai dans une caverne merveilleuse, qui avait l’air de la vallé e charmante de l’â ge d’or, irrigué e de rosé e, couverte de fruits et d’arbres sur lesquels poussaient les angelots en palette. Et tous de remercier l’Abbé pour cette belle fê te, et de lui manifester affection et bonne humeur en lui flanquant des coups de coude, des coups de pied, en lui arrachant sa robe, le projetant par terre, lui donnant des verges sur la verge, tandis qu’il riait et priait qu’on ne le chatouillâ t plus. Et à cheval sur des chevaux qui soufflaient des nuages de soufre par les naseaux, entrè rent les frè res de pauvre vie qui portaient à la ceinture des bourses pleines d’or avec lesquelles ils convertissaient les loups en agneaux et les agneaux en loups et les couronnaient empereurs avec l’approbation de l’assemblé e du peuple qui acclamait l’omnipotence infinie de Dieu. « Ut cachinnis dissolvatur, torqueatur rictibus! » criait Jé sus en agitant sa couronne d’é pines. Entra le pape Jean pestant contre la chienlit et disant: « De ce pas, je ne sais où nous allons finir! » Mais tous le moquaient et, l’Abbé en tê te, ils sortirent avec les cochons pour chercher des truffes dans la forê t. Je m’apprê tais à les suivre, lorsque je vis dans un coin Guillaume qui sortait du labyrinthe, et tenait dans la main l’aimant qui l’entraî nait à vive allure vers le septentrion. « Maî tre, ne m’abandonnez pas! m’é criai-je. Je veux voir moi aussi ce qu’il y a dans le finis Africae! — Tu l’as dé jà vu! » me ré pondit Guillaume dé jà perdu dans les lointains. Et je me ré veillai au moment où s’achevaient dans l’é glise les derniè res paroles du chant funè bre: Lacrimosa dies ilia qua resurget ex favilla iudicandus homo reus: huic ergo parce deus! Pie Iesu domine dona eis requiem{218}. Signe que ma vision, si elle n’avait pas duré, foudroyante comme toutes les visions, la duré e d’un amen, avait duré un peu moins qu’un Dies irae. Sixiè me jour APRÈ S TIERCE Où Guillaume explique son rê ve à Adso. Je sortis tout é tourdi par le portail principal et me trouvai devant une petite foule. C’é taient les franciscains qui partaient, et Guillaume avait quitté le scriptorium pour les saluer. Je me joignis aux adieux, aux embrassements fraternels. Ensuite je demandai à Guillaume quand les autres partiraient, avec leurs prisonniers. Il me dit qu’ils é taient dé jà partis une demi-heure avant, alors que nous é tions dans le tré sor, peut-ê tre, pensai-je, alors que j’é tais dé jà en train de rê ver. Un instant j’en fus consterné, puis je me repris. Mieux valait ainsi. Je n’aurais pu supporter la vision des condamné s (je parle du pauvre malheureux cellé rier, de Salvatore... et, certes, je veux parler aussi de la jeune fille), emporté s loin et pour toujours. Et puis j’é tais encore si troublé par mon rê ve que mes sentiments mê mes s’é taient comme glacé s. Tandis que la caravane des minorites se dirigeait vers la sortie de l’enceinte, Guillaume et moi restâ mes devant l’é glise, l’un et l’autre mé lancolique, encore que pour diffé rentes raisons. Je dé cidai alors de raconter le rê ve à mon maî tre. Pour multiforme et illogique qu’eû t é té ma vision, je me la rappelais avec une extraordinaire lucidité, image par image, geste par geste, mot par mot. Et ainsi la racontai-je, sans rien né gliger, car je savais que les rê ves sont souvent des messages mysté rieux où les personnes doctes peuvent lire de lumineuses prophé ties. Guillaume m’é couta en silence, puis il me demanda: « Sais-tu à quoi tu as rê vé ? — A ce que je vous ai dit... ré pondis-je dé concerté. — Certes, je t’entends bien. Mais sais-tu qu’en grande partie ce que tu m’as raconté a dé jà é té é crit? Tu as insé ré des personnes et des é vé nements de ces jours-ci dans un cadre que tu connaissais, car la trame du rê ve tu l’as dé jà lue quelque part, ou bien on te l’a raconté e quand tu é tais enfant, à l’é cole, au couvent. C’est la Coena Cypriani. » Je demeurai un instant perplexe. Puis je me souvins. C’é tait vrai! Sans doute en avais-je oublié le titre, mais quel moine adulte ou moinillon agité n’a pas souri ou ri des diffé rentes visions, en prose ou vers, de cette histoire qui appartient à la tradition du rite pascal et des ioca monachorum? Interdite ou blâ mé e par les plus austè res d’entre les maî tres des novices, il n’est toutefois point de couvent où les moines ne la fasse circuler de bouche à oreille, diversement ré sumé e et arrangé e, tandis que certains la transcrivaient en catimini, soutenant que derriè re le masque de l’enjouement elle cachait de secrets enseignements moraux; et d’autres en encourageaient la diffusion car, disaient-ils, à travers le jeu les jeunes pouvaient plus aisé ment apprendre par coeur les é pisodes de l’histoire sainte. Une version en vers avait é té é crite pour le souverain pontife Jean VIII, avec ces mots dé dicatoires: « Ludere me libuit, ludentem, papa Johannes, accipe. Ridere, si placet, ipse potes{219}. » Et l’on disait que Charles le Chauve lui-mê me en avait mis en scè ne, sous forme de plaisant mystè re sacré, me version rimé e pour divertir aux repas ses dignitaires: Ridens cadit Gaudericus Zacharias admiratur, supinus in lectulum docet Anastasius{220}... Et que de reproches n’avais-je pas dû essuyer de la part de mes maî tres, lorsqu’avec mes compagnons nous nous en ré citions des morceaux. Je me souvenais d’un vieux moine de Melk disant qu’un homme vertueux comme Cyprien n’avait pu é crire une chose aussi indé cente, une pareille et sacrilè ge parodie des Ecritures, plus digne d’un infidè le et d’un bouffon que d’un saint martyr... Depuis des anné es j’avais oublié ces jeux enfantins. Comment se faisait-il que pré cisé ment ce jour, la Coena é tait ré apparue avec un tel é clat dans mon rê ve? J’avais toujours pensé que les rê ves é taient des messages divins, ou à la rigueur qu’ils é taient d’absurdes balbutiements de la mé moire endormie concernant des choses qui s’é taient passé es durant le jour. Je m’aperç ois maintenant qu’on peut aussi rê ver de livres, et qu’on peut donc rê ver de rê ves. « J’aimerais ê tre Arté midore pour interpré ter correctement ton rê ve, dit Guillaume. Mais il me semble que mê me sans la science d’Arté midore il est facile de comprendre ce qui est arrivé. Tu as vé cu ces jours-ci, mon pauvre garç on, une sé rie d’é vé nements où toute juste rè gle paraî t s’ê tre dé lité e. Et ce matin a ré affleuré à ton esprit endormi le souvenir d’une sorte de comé die où, fû t-ce sans doute avec d’autres fins, le monde se pré sentait la tê te en bas. Tu y as insé ré tes souvenirs les plus ré cents, tes angoisses, tes craintes. Tu es parti des marginalia d’Adelme pour revivre un grand carnaval où tout semble aller de travers, et où pourtant, comme dans la Coena, chacun fait ce qu’il a vraiment fait dans la vie. Et à la fin tu t’es demandé, en rê ve, quel est le monde qui va de travers, et que veut dire avancer la tê te en bas. Ton rê ve ne savait plus où é tait le haut et où le bas, où la mort et où la vie. Ton rê ve a ré voqué en doute les enseignements que tu as reç us. — Pas moi, dis-je vertueusement, mais bien mon rê ve. Et alors, les rê ves ne sont pas des messages divins, mais des divagations diaboliques, et ils ne renferment aucune vé rité ! — Je l’ignore, Adso, dit Guillaume. Nous avons dé jà tant de vé rité s dans les mains que le jour où il arriverait aussi quelqu’un pour pré tendre extraire une vé rité de nos rê ves, alors vraiment les temps de l’Anté christ seraient proches. Et pourtant, plus je pense à ton rê ve, plus je le trouve ré vé lateur. Peut-ê tre pas pour toi, mais pour moi. Tu m’excuseras si je m’approprie tes rê ves pour dé velopper mes hypothè ses, je le sais, c’est assez vil, cela ne devrait pas se faire... Mais je crois que ton â me endormie a compris plus de choses que je n’en ai compris, moi, pendant ces six jours, et bien ré veillé... — Vrai? — Vrai. Ou peut-ê tre pas. Je le trouve ré vé lateur ton rê ve parce qu’il coï ncide avec une de mes hypothè ses. En tout cas tu m’as é té d’une aide pré cieuse. Merci. — Mais qu’y avait-il de si inté ressant pour vous dans mon rê ve? Il n’avait ni queue ni tê te, comme tous les rê ves! — Il avait une autre queue, une autre tê te, comme tous les rê ves, et les visions. Il faut le lire allé goriquement ou anagogiquement... — Comme les Ecritures! ? — Un rê ve est une é criture, et maintes é critures ne sont que des rê ves. »
Sixiè me jour SEXTE Où l’on reconstruit l’histoire des bibliothé caires et l’on a quelques nouvelles supplé mentaires sur le livre mysté rieux. Guillaume voulut remonter au scriptorium, dont il venait de descendre. Il demanda à Bence de consulter le catalogue, et il le feuilleta rapidement. « Il doit ê tre par là, disait-il, je l’avais pré cisé ment vu il y a une heure... » Il s’arrê ta sur une page. « Voilà, dit-il, lis ce titre. » Sous une seule ré fé rence (finis Africae! ) se trouvait une liste de quatre titres, signe qu’il s’agissait d’un seul volume qui contenait plusieurs textes. Je lus: I. ar. de dictis cujusdam stulti. II. syr. libellus alchemicus aegypt. III. Expositio Magistri Alcofribae de cena beati Cypriani Cartaginensis Episcopi. IV. Liber acephalus de stupris virginum et meretricum amoribus. « De quoi s’agit-il? demandai-je. — C’est notre livre, me murmura Guillaume. Voilà pourquoi ton rê ve m’a suggé ré quelque chose. Maintenant je suis certain que c’est lui. Et de fait... (il feuilletait rapidement les pages immé diatement pré cé dentes et les suivantes), de fait voici les livres auxquels je pensais, tous ensemble. Mais ce n’est pas cela que je voulais contrô ler. Ecoute. Tu as ta tablette? Bon, nous devons faire un calcul, et cherche à bien te rappeler d’une part ce que nous a dit Alinardo l’autre jour, d’autre part ce que nous a raconté Nicolas ce matin. Or, Nicolas nous a dit que luimê me est arrivé ici il y a environ trente ans et qu’Abbon avait dé jà é té nommé abbé. Avant lui, c’é tait Paul de Rimini. Exact? Disons que cette succession a lieu autour de 1290, à une anné e prè s, peu importe. Ensuite Nicolas nous a dit que, lorsque lui est arrivé, Robert de Bobbio é tait dé jà bibliothé caire. D’accord? Puis il meurt, et la place est confié e à Malachie, disons au dé but de ce siè cle. Ecris. Il y a cependant une pé riode pré cé dant la venue de Nicolas, où Paul de Rimini est bibliothé caire. Depuis quand l’é tait-il? On ne nous l’a pas dit, nous pourrions examiner les registres de l’abbaye, mais je suppose qu’ils sont chez l’Abbé, et pour le moment je ne voudrais pas le lui demander. Faisons l’hypothè se que Paul a é té é lu bibliothé caire il y a soixante ans, é cris. Pourquoi Alinardo se plaint-il du fait que, voilà environ cinquante ans, la place de bibliothé caire devait lui revenir, et qu’en revanche elle fut attribué e à un autre? Faisait-il allusion à Paul de Rimini? — Ou bien à Robert de Bobbio! dis-je. — Il semblerait. Mais à pré sent observe ce catalogue. Tu sais que les titres sont enregistré s, c’est Malachie qui nous l’a dit le premier jour, dans l’ordre des acquisitions. Et qui les inscrit sur ce registre? Le bibliothé caire. Donc, selon le changement de calligraphie dans ces pages, nous pouvons é tablir la succession des bibliothé caires. Maintenant prenons le catalogue par la fin, la derniè re calligraphie est celle de Malachie, trè s gothique, comme tu vois. Et elle remplit peu de pages. L’abbaye n’a pas acquis beaucoup de livres ces trente derniè res anné es. Aprè s quoi commence une suite de pages é crites d’une main tremblante, j’y vois clairement la marque de Robert de Bobbio, malade. Là aussi, il s’agit de quelques pages, Robert ne reste probablement pas longtemps en charge. Et voici ce que nous trouvons à pré sent: des pages et des pages d’une autre calligraphie, droite et assuré e, une sé rie d’acquisitions (parmi lesquelles le groupe de livres que j’examinais il y a un instant) vraiment impressionnante. Quel travail il a dû abattre, Paul de Rimini! Trop, si tu songes que Nicolas nous a dit qu’il devint abbé à un trè s jeune â ge. Mais supposons qu’en peu d’anné es ce lecteur vorace ait enrichi l’abbaye d’autant de livres... Ne nous a-t-on pas dit qu’on l’appelait Abbas agraphicus à cause de cet é trange dé faut, ou maladie, en raison de quoi il ne parvenait pas à é crire? Et alors qui é crivait ici? Je serais tenté de dire son aide-bibliothé caire. Mais si par hasard cet aide-bibliothé caire avait é té ensuite nommé bibliothé caire, c’est donc toujours lui qui aurait continué à é crire, et nous aurions compris pourquoi il y a ici tant de pages calligraphié es de la mê me main. Nous aurions alors, entre Paul et Robert, un autre bibliothé caire, é lu il y a environ cinquante ans, qui est le mysté rieux concurrent d’Alinardo, lequel espé rait succé der lui, le plus ancien, à Paul. Celui-ci disparaî t et d’une maniè re ou d’une autre, contre l’attente d’Alinardo et des moines, à sa place est é lu Malachie. — Mais pourquoi ê tes-vous aussi certain que ce soit l’enchaî nement exact? Supposé mê me que cette calligraphie soit du bibliothé caire sans nom, pourquoi, au contraire, les titres des pages pré cé dentes encore ne pourraient-ils ê tre de Paul? — Parce que parmi ces acquisitions sont enregistré es toutes les bulles et les dé cré tales, qui ont une date pré cise. En somme, si tu trouves ici, comme c’est le cas, la Firma cautela de Boniface VII, daté e de 1296, tu sais que ce texte n’est pas entré avant cette anné e- là, et tu peux penser qu’il n’est pas arrivé beaucoup plus tard. Grâ ce à quoi, j’ai comme des pierres milliaires disposé es le long des ans, et si j’admets que Paul de Rimini devient bibliothé caire en 1265, et abbé en 1275, tout en trouvant ensuite que sa calligraphie, ou celle de quelqu’un d’autre qui n’est pas Robert de Bobbio, dure de 1265 à 1285, je dé couvre une diffé rence de dix anné es. » Mon maî tre avait vraiment un esprit trè s subtil. « Mais quelles conclusions tirez-vous de cette dé couverte? demandai-je alors. — Aucune, me ré pondit-il, rien que des pré misses. » Puis il se leva et se dirigea vers Bence. Ce dernier é tait bravement à son poste, mais avec un air fort peu assuré. Encore à son ancienne table, il n’avait pas osé prendre celle de Malachie prè s du catalogue. Guillaume l’aborda avec un certain dé tachement. Nous n’oublions pas la scè ne dé sagré able de la veille au soir. « Tout puissant que tu sois devenu, sire bibliothé caire, tu voudras bien me dire une chose, j’espè re. Le matin où Adelme et les autres discutè rent ici des é nigmes subtiles, et Bé renger mentionna la premiè re fois le finis Africae, quelqu’un nomma-t-il la Coena Cypriani? — Oui, dit Bence, je ne te l’avais pas dit? Avant qu’on ne parlâ t des é nigmes de Symphosius ce fut pré cisé ment Venantius qui fit allusion à la Coena et Malachie prit une colè re, disant que c’é tait un ouvrage ignoble, et rappelant que l’Abbé en avait interdit à tous la lecture... — L’Abbé, hein? dit Guillaume. Trè s inté ressant. Merci Bence. — Attendez, dit Bence, je veux vous parler. » Il nous fit signe de le suivre hors du scriptorium, dans l’escalier qui descendait aux cuisines, de faç on que les autres ne l’entendissent pas. Ses lè vres tremblaient. « J’ai peur, Guillaume, dit-il. Ils ont tué mê me Malachie. Maintenant, je sais trop de choses. Et puis je suis mal vu du groupe des Italiens... Ils ne veulent plus d’un bibliothé caire é tranger... Je pense que les autres ont é té é liminé s pré cisé ment pour cette raison... Je ne vous ai jamais parlé de la haine d’Alinardo pour Malachie, de sa rancoeur... — Quel est celui qui lui a subtilisé sa place, il y a des anné es? — Ç a, je l’ignore, il en parle toujours d’une maniè re é vasive, et puis c’est une trè s vieille histoire. Ils doivent ê tre tous morts. Mais le groupe des Italiens autour d’Alinardo parle souvent... parlait souvent de Malachie comme d’un homme de paille, placé ici par quelqu’un d’autre, avec la complicité de l’Abbé... Moi, sans m’en rendre compte... je suis entré dans le jeu antagoniste de deux factions... Je ne l’ai compris que ce matin... L’Italie est une terre de conjurations, on y empoisonne les papes, figurons-nous un pauvre garç on comme moi... Hier je ne l’avais pas compris, je croyais que tout concernait ce livre, mais à pré sent je n’en suis plus si sû r, il ne fut qu’un pré texte: vous avez vu, le livre a é té retrouvé et Malachie est mort quand mê me... Je dois... je veux... je voudrais m’enfuir. Que me conseillez-vous? — De garder ton sang-froid. Maintenant tu veux des conseils, n’est-ce pas? Mais hier soir, tu paraissais le maî tre du monde. Idiot, si tu m’avais aidé hier, nous aurions empê ché ce dernier crime. C’est toi qui as donné à Malachie le livre qui l’a conduit à la mort. Mais dis-moi une chose au moins. Toi, ce livre, tu l’as eu entre les mains, tu l’as touché, tu l’as lu? Et alors pourquoi n’es-tu pas mort? — Je ne le sais pas. Je le jure, je ne l’ai pas touché, en vé rité je l’ai touché pour le prendre dans le laboratoire, sans l’ouvrir, je l’ai caché sous ma coule et je suis allé le mettre en lieu sû r dans ma cellule, sous ma paillasse. Je savais que Malachie me surveillait et je suis revenu immé diatement dans le scriptorium. Aprè s, lorsque Malachie m’a offert de devenir son aide, je l’ai emmené dans ma cellule et lui ai remis le livre. C’est tout. — Ne me dis pas que tu ne l’as mê me pas ouvert. — Oui, je l’ai ouvert, avant de le cacher, pour m’assurer qu’il s’agissait vraiment de celui que vous cherchiez vous aussi. Il commenç ait par un manuscrit arabe, suivait un autre en syrien je crois, puis il y avait un texte latin et pour finir un en grec... » Je me rappelai les sigles que nous avions vus dans le catalogue. Les deux premiers é taient indiqué s comme ar. et syr. C’é tait le livre! Mais Guillaume poursuivait sans relâ che: « Tu l’as donc touché, et tu n’es pas mort. Alors on ne meurt pas à le toucher. Et du texte grec que peuxtu me dire? L’as-tu regardé ? — Fort peu, suffisamment pour comprendre qu’il é tait sans titre, il dé butait comme s’il en manquait une partie... — Liber acephalus... murmura Guillaume.
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