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LE NOM DE LA ROSE 45 страницаBence a reç u l’ordre. — Il me faut seulement examiner encore les livres que je lisais l’autre jour, et ils sont encore tous sur la table de Venantius. Toi, si tu veux, reste ici. Cette crypte est un bel é pitomé des dé bats sur la pauvreté auxquels tu as assisté ces jours-ci. Et maintenant tu sais pour quoi les frè res de ton ordre s’é charpent, lorsqu’ils aspirent à la dignité abbatiale. — Mais vous croyez à ce que vous a suggé ré Nicolas? Les crimes concernent alors une lutte pour l’investiture? — Je t’ai dé jà dit que pour l’heure je ne veux pas hasarder d’hypothè ses à voix haute. Nicolas a dit beaucoup de choses. Et certaines m’ont inté ressé. Mais à pré sent je vais suivre une autre piste encore. Ou peutê tre la mê me, mais par un autre bout. Et toi, ne t’extasie pas trop sur ces châ sses. Des fragments de la croix, j’en ai vu quantité d’autres, dans d’autres é glises. S’ils é taient tous authentiques, Notre Seigneur n’eû t pas é té supplicié sur deux planches croisé es, mais sur une forê t entiè re. — Maî tre! dis-je scandalisé. — Il en va ainsi, Adso. Et il y a des tré sors encore plus riches. Jadis, dans la cathé drale de Cologne je vis le crâ ne de Jean-Baptiste à l’â ge de douze ans. — Vraiment? » m’exclamai-je tout admiratif. Puis, un doute me saisit: « Mais Jean-Baptiste fut tué à un â ge plus avancé ! — L’autre crâ ne doit se trouver dans un autre tré sor », dit Guillaume le plus sé rieusement du monde. Je ne comprenais jamais quand il se mettait à plaisanter. Dans mes contré es, lorsqu’on plaisante, on dit une chose et puis on rit trè s bruyamment, de faç on que tous les pré sents participent à la plaisanterie. Guillaume, au contraire, riait seulement quand il disait des choses sé rieuses, et il gardait tout son sé rieux quand censé ment il plaisantait.
Sixiè me jour TIERCE Où Adso, en é coutant le « Dies irae », a un rê ve ou une vision, comme on voudra. Guillaume salua Nicolas et monta au scriptorium. J’avais suffisamment contemplé le tré sor, et je dé cidai de me rendre à l’é glise afin de prier pour l’â me de Malachie. Je n’avais jamais aimé cet homme, qui me faisait peur, et je ne cache pas qu’à la longue je l’avais cru coupable de tous les crimes. Or, j’avais appris que ce n’é tait sans doute qu’un pauvre homme, angoissé par des passions insatisfaites, vase de terre au milieu de vases de fer, assombri parce que fourvoyé, silencieux et fuyant parce que conscient de n’avoir rien à dire. J’é prouvais un certain remords à son endroit et je pensai que prier pour sa destiné e surnaturelle pourrait apaiser mon sentiment de faute. L’é glise é tait maintenant é clairé e par une lueur pâ le et livide, dominé e par la dé pouille du malheureux, habité e par le murmure monotone des moines qui ré citaient l’office des morts. Au monastè re de Melk, j’avais assisté plusieurs fois au tré pas d’un frè re. C’é tait une circonstance que je ne puis qualifier de gaie mais qui m’apparaissait cependant sereine, ré glé e par le calme et par un sentiment diffus de justice. Chacun se relayait dans la cellule du moribond, le ré confortant avec de bonnes paroles, et chacun songeait au fond de lui-mê me à la grande fé licité du mourant, qui é tait sur le point de couronner sa vie vertueuse et ne tarderait guè re à s’unir au choeur des anges, dans le bonheur é ternel. Et partie de cette é galité d’â me, la fragrance de cette sainte aspiration se communiquait à l’agonisant, qui à la fin tré passait dans la sé ré nité. Comme elles avaient é té diffé rentes, les morts de ces derniers jours! J’avais finalement vu de prè s comment mourait une victime des diaboliques scorpions du finis Africae, et Venantius et Bé renger é taient certainement morts de mê me, cherchant ré confort dans l’eau, le visage dé jà s’abî mant comme celui de Malachie... Je pris place au fond de l’é glise, me recroquevillai sur moi-mê me pour lutter contre le froid. Je sentis un peu de chaleur, remuai les lè vres pour m’unir au choeur de mes frè res orants. Je les suivais sans presque me rendre compte de ce que disaient mes lè vres, ma tê te dodelinait et mes yeux se fermaient. Un long temps passa, je crois m’ê tre endormi et ré veillé au moins trois ou quatre fois. Puis le choeur entonna le Dies irae... La psalmodie s’empara de moi comme un narcotique. Je m’endormis tout à fait. Ou peut-ê tre, plus que m’assoupir, je tombai é puisé dans une torpeur agité e, replié sur moi-mê me, comme une cré ature enclose encore dans le ventre de sa mè re. Et dans ce brouillard de l’â me, me retrouvant comme dans une ré gion qui n’é tait pas de ce monde, j’eus une vision, ou un rê ve, c’est selon. Je pé né trais par un escalier é troit dans un boyau souterrain, comme si j’entrais dans la crypte du tré sor, mais je parvenais, toujours en descendant, à une crypte plus vaste qui é tait les cuisines de l’É difice. Il s’agissait certainement des cuisines, mais nanties outre que de fours et de marmites, de soufflets aussi et de marteaux, comme si c’é tait aussi un lieu de ré union pour les forgerons de Nicolas. C’é tait une rutilance d’é clairs rouges de poê les et de chaudrons, et de casseroles bouillantes qui lanç aient de la fumé e tandis qu’à la surface de leurs liquides montaient de grosses bulles cré pitantes qui s’ouvraient d’un coup dans une rumeur sourde et continue. Les cuisiniers agitaient bien haut leurs broches, alors que les novices, s’é tant tous donné rendez-vous ici, bondissaient pour capturer les poulets et autre gibier à plume enfilé sur ces fers chauffé s au rouge. Mais, à cô té, les forgerons martelaient avec une telle force que tout l’air en é tait assourdi, et des nues d’é tincelles s’é levaient des enclumes en se confondant avec celles que les deux fours vomissaient. Je ne comprenais pas si je me trouvais en enfer ou dans un paradis tel qu’aurait pu le concevoir Salvatore, ruisselant de jus et palpitant d’andouillettes. Mais je n’eus pas le temps de me demander où j’é tais, parce qu’une troupe d’avortons, de nabots aux grosses tê tes en forme de braisiè re, entra en courant et, m’emportant dans son é lan, me poussa sur le seuil du ré fectoire, me contraignit à entrer. La salle é tait paré e comme pour une fê te. De grandes tapisseries pendaient aux murs, mais les images qui les ornaient n’é taient pas de celles qui d’habitude font appel à la pié té des fidè les ou cé lè brent les gloires des rois. Elles me semblaient plutô t s’inspirer des marginalia d’Adelme et d’entre ses figures elles reproduisaient les moins effrayantes et les plus bouffonnes: des liè vres qui dansaient autour d’un mâ t de cocagne, des riviè res sillonné es de poissons qui se jetaient spontané ment dans la poê le, tendue par des singes vê tus en é vê quescuisiniers, monstres au ventre gras qui dansaient autour de marmites fumantes. Au centre de la table se tenait l’Abbé, avec ses habits de fê te, une grande robe de pourpre brodé e, empoignant sa fourchette comme un sceptre. A cô té de lui, Jorge s’abreuvait à un grand pichet de vin, et le cellé rier, habillé comme Bernard Gui, lisait vertueusement dans un livre en forme de scorpion la vie des saints et des passages de l’Evangile, mais c’é taient des histoires qui racontaient que Jé sus plaisantait avec l’apô tre en lui rappelant qu’il é tait une pierre et que sur cette pierre é honté e qui roulait à travers la plaine il fonderait son Eglise, ou l’histoire de saint Jé rô me qui commentait la Bible en disant que Dieu voulait dé nuder le derriè re de Jé rusalem. Et à chaque phrase du cellé rier, Jorge riait en donnant du poing sur la table et s’é criait: « Tu seras le prochain Abbé, ventre- Dieu! », c’est pré cisé ment son expression, que Dieu me pardonne. A un signe badin de l’Abbé, la thé orie des vierges fit son entré e. C’é tait un resplendissant dé filé de femmes richement vê tues, au milieu desquelles j’eus tout d’abord l’impression de distinguer ma mè re, puis je me rendis compte de ma bé vue, car il s’agissait sû rement de la jeune fille redoutable comme des bataillons. Sauf qu’elle portait sur la tê te une couronne de perles blanches, sur deux rangs, et deux autres cascades de perles descendaient de chaque cô té de son visage, s’entremê lant à deux autres rangs de perles en sautoir, et à chaque perle é tait accroché un diamant gros comme une prune. En outre, de ses oreilles coulait un rang de perles bleues qui se rejoignaient en gorgerette à la base de son col, blanc et droit comme une tour du Liban. Son manteau é tait couleur droite-é pine, et elle tenait à la main une coupe d’or constellé e de diamants dans laquelle je sus, je ne sais comme, qu’on renfermait l’onguent lé tal dé robé un jour à Sé verin. Suivaient cette femme, belle comme l’aurore, d’autres figures fé minines, l’une vê tue d’un manteau blanc brodé sur une robe sombre orné e d’une double é tole d’or festonné e de fleurs des champs; la seconde avait un manteau de damas jaune, sur une robe rose pâ le parsemé e de feuilles vertes et où se dessinaient deux grands carré s filé s en forme de labyrinthe brun; et la troisiè me avait le manteau rouge et la robe é meraude broché e de petits animaux rouges, et elle tenait dans ses mains une é tole blanche brodé e; quant aux autres, je n’observai pas leurs vê tures, car je cherchais à comprendre quelles é taient celles qui accompagnaient la jeune fille, si ressemblante maintenant à la Vierge Marie; et comme si chacune exhibait à la main, ou expulsait de sa bouche, un cartouche, je sus qu’elles é taient Ruth, Sara, Suzanne et d’autres femmes des Ecritures. A ce moment-là, l’Abbé cria: « Entrez donc, fils de pute! » et dans le ré fectoire entra une autre troupe bien ordonné e de saints personnages, que je reconnus aussitô t, austè rement et splendidement habillé s, et au centre de la troupe se trouvait un trô nant, qui é tait Notre Seigneur mais dans le mê me temps Adam, vê tu d’un manteau de pourpre qu’un grand diadè me rouge et blanc de rubis et de perles d’Orient fixait aux é paules, coiffé d’une couronne semblable à celle de la jeune fille, avec dans sa main une coupe plus large, pleine du sang des porcs. D’autres personnages trè s saints dont je parlerai, tous fort connus de moi, faisaient cercle autour de lui, outre une bande d’archers du roi de France, vê tus les uns en vert les autres en rouge, avec un é cu smaragdin sur lequel tranchait le monogramme de Christ. Le chef de cette brigade s’avanç a pour rendre hommage à l’Abbé et lui pré senta la coupe tout en disant: « Saü avek kes terres pour kes fins ke ki kontient, trente ans les possé dez part sancti Benedicti. » A quoi l’Abbé ré pondit: « Age primum et septimum de quatuor » et tous entonnè rent: « In finibus Africae, amen. » Ensuite tous sederunt. Une fois dispersé es les deux troupes, à un ordre de l’Abbé, Salomon se disposa à mettre le couvert, Jacques et André apportè rent une botte de foin, Adam s’installa au milieu, Eve se coucha sur une feuille, Caï n entra en traî nant une charrue, Abel vint avec un seau pour traire Brunei, Noé fit une entré e triomphale en ramant debout sur l’arche, Abraham s’assit sous un arbre, Isaac se coucha sur l’autel d’or de l’é glise, Moï se s’accroupit sur un caillou, Daniel apparut sur une estrade funè bre au bras de Malachie, Tobie s’allongea sur un lit, Joseph se jeta sur un boisseau, Benjamin s’é tendit sur un sac et puis encore, mais à ce point la vision devenait confuse, David resta sur un tertre, Jean par terre, Pharaon sur le sable (naturellement, me dis-je, mais pourquoi? ), Lazare sur la table, Jé sus sur la margelle du puits, Zaché e sur les branches d’un arbre, Matthieu sur un escabeau, Raab sur l’é toupe, Ruth sur la paille, Té cla sur le rebord de la fenê tre (de l’exté rieur apparut le visage pâ le d’Adelme l’avertissant qu’on pouvait faire une belle chute le long de l’à -pic), Suzanne dans le jardin, Judas parmi les tombes, Pierre en chaire, Jacques sur un filet, Elie sur une selle, Rachel sur un ballot. Et l’apô tre Paul, l’é pé e au rancart, é coutait Esaû qui ronchonnait, tandis que Job gé missait sur le fumier et qu’à son aide accouraient Ré becca avec une robe, Judith avec une couverture, Agar avec un drap mortuaire, et quelques novices apportaient un é norme chaudron fumant d’où bondissait Venantius de Salvemec, tout rouge, qui commenç ait à distribuer des boudins pur sang de porc. Le ré fectoire se remplissait à pré sent de plus en plus et tous s’empiffraient, Jonas servait des courges, Isaï e des lé gumes varié s, Ezé chiel des mû res, Zaché e des fleurs de sycomore, Adam des citrons, Daniel des lupins, Pharaon des poivrons, Caï n des cardons, Eve des figues, Rachel des prunelles, Ananias des abricots gros comme des diamants, Lia des oignons, Aaron des olives, Joseph un oeuf, Noé du raisin, Simé on des noyaux de pê ches, tandis que Jé sus chantait le Dies irae et ré pandait allè grement sur toutes ces nourritures du vinaigre qu’il pressait d’une petite é ponge qu’il avait prise sur la lance d’un des archers du roi de France. « Mes enfants, ô mes brebis, dit alors l’Abbé, ivre maintenant, vous ne pouvez souper habillé s de la sorte, comme des gueux, venez, venez. » Et il frappait le premier et le septiè me des quatre qui sortaient difformes comme des spectres, du plus profond du miroir, le miroir volait en é clats et projetait au sol, le long des salles du labyrinthe, des robes multicolores incrusté es de pierres, toutes crasseuses et dé chiré es. Et Zacharie prit une robe blanche, Abraham une grivelé e, Lot une soufré e, Jonas azuré e, Té cla carminé e, Daniel tigré e, Jean irisé e, Adam fourré e, Judas en deniers d’argent, Raab é carlate, Eve couleur de l’arbre du bien et du mal, et qui la prenait diapré e, qui plombé e, qui pourpré e et qui ardoisé e, qui mordoré e et qui murexé e, ou bien cuivré e et bistré e et hyacinthe et couleur de feu et de soufre, et Jé sus se pavanait dans une robe gorge-de-pigeon et en riant accusait Judas de n’avoir jamais su plaisanter en sainte gaieté. Et à ce moment-là Jorge, une fois ô té s ses vitra ad legendum{215}, alluma un buisson ardent que Sara alimentait avec du bois, que Jephté avait ramassé, Isaac chargé, Joseph coupé, et tandis que Jacob ouvrait le puits et Daniel s’asseyait prè s du lac, les serviteurs apportaient de l’eau, Noé du vin, Agar une outre, Abraham un veau que Raab attacha à un pieu alors que Jé sus pré sentait la corde et qu’Elie lui liait les pieds: puis Absalon le suspendit par les cheveux, Pierre offrit son é pé e, Caï n le tua, Hé rode en versa le sang, Sem le dé barrassa des viscè res et des excré ments, Jacob mit l’huile, Molessadon le sel, Antiochus le mit sur le feu, Ré becca le fit cuire et Eve en goû ta la premiè re et mal lui en prit, mais Adam disait qu’il ne fallait plus y penser et donnait de grandes tapes dans le dos de Sé verin qui conseillait d’y ajouter des herbes aromatiques. Ensuite Jé sus rompit le pain, distribua des poissons, Jacob criait parce que Esaü lui avait mangé toutes ses lentilles, Isaac dé vorait à lui seul un chevreau cuit au four et Jonas une baleine bouillie, et Jé sus resta à jeun pendant quarante jours et quarante nuits. Cependant tous entraient et sortaient les bras chargé s des meilleures piè ces de gibier de toutes les formes et de toutes les couleurs, dont Benjamin se ré servait toujours la plus grosse part et Marie la plus dé licate, tandis que Marthe se plaignait de devoir toujours laver tous les plats. Ensuite ils partagè rent le veau qui entre-temps é tait devenu é norme et Jean en eut la tê te, Absalon la nuque, Aaron la langue, Samson la mâ choire, Pierre l’oreille, Holopherne la tê te avec Jean, Lia le cul, Saul le cou, Jonas le ventre, Tobie le fiel, Eve la cô te, Marie le sein, Elisabeth la vulve, Moï se la queue, Lot les jambes et Ezé chiel les os. Pendant ce temps- là Jé sus dé vorait un â ne à belles dents, saint Franç ois un loup, Abel un mouton, Eve une murè ne, Baptiste une sauterelle, Pharaon un poulpe (naturellement, me dis-je, mais pourquoi? ) et David mangeait de la cantharide en se jetant sur la jeune fille nigra sed formosa{216} tandis que Samson plantait ses dents dans le derriè re d’un lion et que Té cla s’enfuyait en hurlant, poursuivi par une araigné e noire et velue. Tous à pré sent é taient é videmment ivres, et qui glissait sur le vin, qui tombait dans les poê lons ne laissant dé passer que deux jambes croisé es comme deux piquets, et Jé sus avait tous ses doigts noirs et il offrait les feuillets d’un livre en disant prenez et mangez, ce sont les é nigmes de Symphosius, parmi lesquelles celle du poisson qui est le fils de Dieu et votre sauveur. Et tous de boire, Jé sus du vin de paille, Jonas de l’entre-deux-mers, Pharaon du sorrente (pourquoi? ), Moï se du vin de canne, Isaac du cré tois, Aaron de l’adrien, Zaché e du vin brû lé, Té cla du capiteux, Jean de l’albain, Abel du campanie, Marie du bouqueté, Rachel du florentin. Adam gargouillait renversé en arriè re et le vin sortait de sa cô te, Noé maudissait Cam dans son sommeil, Holopherne ronflait sans se douter de rien, Jonas dormait seul, Pierre veillait jusqu’au chant du coq et Jé sus se ré veilla en sursaut en entendant Bernard Gui et Bertrand du Poggetto qui se proposaient de brû ler la jeune fille; et il cria: pè re s’il est possible passe-moi ce calice! Et qui versait mal, qui buvait bien, qui mourait en riant et qui riait en mourant, qui trimbalait son flacon et qui buvait dans le verre des autres. Suzanne hurlait qu’elle n’aurait jamais dû cé der son beau corps blanc au cellé rier et à Salvatore pour un misé rable coeur de boeuf, Pilate rô dait dans le ré fectoire comme une â me en peine en demandant de l’eau pour ses mains et fra Dolcino, la plume au chapeau, la lui apportait, puis il ouvrait sa robe en ricanant et montrait ses pudenda rouges de sang, tandis que Caï n se gaussait de lui en é treignant la belle Marguerite de Trente: et Dolcino se mettait à pleurer et allait poser la tê te sur l’é paule de Bernard Gui en l’appelant pape angé lique, Ubertin le consolait avec un arbre de la vie, Michel de Cé sè ne avec une bourse d’or, les Marie le couvraient d’onguents et Adam le persuadait de mordre une pomme à peine cueillie. Et alors s’ouvrirent les voû tes de l’É difice et Roger Bacon descendit du ciel sur une machine volante, unico homine regente. Puis David joua de la cithare, Salomé dansa avec ses sept voiles et à chaque voile qui tombait, elle sonnait une des sept trompettes et montrait un des sept sceaux, jusqu’à ce qu’elle restâ t uniquement amicta sole. Tout le monde disait qu’on n’avait jamais vu une abbaye aussi joyeuse et Bé renger retroussait à chacun sa robe, hommes et femmes, les baisant au fondement. Et les premiè res mesures d’une danse se firent entendre, Jé sus é tait habillé en maî tre, Jean en gardien, Pierre en ré tiaire, Nemrod en chasseur, Judas en dé lateur, Adam en jardinier, Eve en tisserande, Caï n en voleur de grand chemin, Abel en pasteur, Jacob en curseur, Zacharie en prê tre, David en roi, Jubal en citharè de, Jacques en pê cheur, Antiochus en cuisinier, Ré becca en porteuse d’eau, Molessadon en idiot, Marthe en servante, Hé rode en fou furieux, Tobie en mé decin, Joseph en menuisier, Noé en ivrogne, Isaac en paysan, Job en homme triste, Daniel en juge, Tamar en prostitué e, Marie en maî tresse de maison et elle ordonnait aux serviteurs d’aller chercher encore du vin, car son insensé de fils ne voulait pas changer l’eau en nectar. Ce fut alors que l’Abbé entra en fureur car, disait-il, c’é tait lui qui avait organisé une aussi belle fê te et personne ne lui donnait rien: en un é clair tous rivalisè rent pour lui apporter dons et tré sors, un taureau, une brebis, un lion, un chameau, un cerf, un veau, une jument, un chariot solaire, le menton de saint Eoban, la queue de sainte Morimonde, l’uté rus de sainte Arundaline, la nuque de sainte Burgosine ciselé e comme une coupe à l’â ge de douze ans, et un exemplaire du Pentagonum Salomonis. Mais l’Abbé se mit à crier que ce faisant ils cherchaient à dé tourner son attention et lui saccageaient de fait la crypte du tré sor, où maintenant nous nous trouvions tous, et qu’un livre trè s pré cieux avait é té distrait, qui parlait des scorpions et des sept trompettes, et il appelait les archers du roi de France pour qu’ils fouillassent tous les suspects. Et on retrouva, à la honte de tous, un drap multicolore sur Agar, un sceau d’or sur Rachel, un miroir d’argent sur le sein de Té cla, un siphon pour breuvages sous le bras de Benjamin, une couverture de soie sous les robes de Judith, une lance à la main de Longin et l’é pouse d’un autre dans les bras d’Abimelech. Mais survint le pire lorsqu’ils trouvè rent un chat noir sur la jeune fille, noire et d’une admirable beauté comme un chat de la mê me couleur, et ils l’appelè rent sorciè re et pseudo-apô tre, au point qu’ils se jetè rent tous sur elle pour la punir. Baptiste la dé capita, Abel l’é gorgea, Adam la chassa, Nabuchodonosor lui é crivit d’une main de feu des signes zodiacaux sur les seins, Elie la ravit sur son char de feu, Nô é la plongea dans l’eau, Lot la changea en une statue de sel, Suzanne l’accusa de luxure, Joseph la trahit avec une autre, Ananias la fourra dans une fournaise, Samson l’enchaî na, Paul la flagella, Pierre la crucifia la tê te en bas, Etienne la lapida, Laurent la brû la sur le gril, Barthé lé my l’é corcha, Judas la dé nonç a, le cellé rier la lia sur le bû cher, et Pierre niait tout. Aprè s quoi, ils s’é lancè rent tous sur ce corps la recouvrant d’é trons, lui pé tant sur le visage, lui pissant sur la tê te, lui vomissant entre les seins, lui arrachant les cheveux, lui frappant les fesses avec des flambeaux ardents. Le corps de la jeune fille, si beau et si doux naguè re, se dé charnait maintenant, se fractionnant en mille fragments qui s’é parpillaient dans les châ sses et les reliquaires de cristal et d’or de la crypte. En vé rité, ce n’é tait pas le corps de la jeune fille qui allait peuplant la crypte, c’é taient les fragments de la crypte qui en tourbillonnant peu à peu se composaient pour former le corps de la jeune fille, chose miné rale dé sormais, et puis de nouveau se dé composaient en s’é parpillant, poussiè re sacré e de segments accumulé s par une impié té forcené e. On eû t dit à pré sent d’un seul corps immense qui s’é tait au cours des millé naires dissous dans ses parties et que ces parties s’é taient disposé es pour occuper toute la crypte, plus resplendissante mais non dissemblable de l’ossuaire des moines dé funts, et que la forme substantielle du corps mê me de l’homme, chefd’oeuvre de la cré ation, s’é tait fragmenté e en formes accidentelles multiples et sé paré es, devenant ainsi image de son propre contraire, forme non plus idé ale mais terrestre, de poussiè re et esquilles nausé abondes, uniquement capables de signifier mort et destruction... Je ne retrouvais plus maintenant les personnages du festin, et les dons qu’ils avaient apporté s, c’é tait comme si tous les hô tes de ce banquet gisaient à pré sent dans la
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