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LE NOM DE LA ROSE 45 страница



Bence a reç u l’ordre.

— Il me faut seulement examiner encore les livres

que je lisais l’autre jour, et ils sont encore tous sur la table

de Venantius. Toi, si tu veux, reste ici. Cette crypte est un

bel é pitomé des dé bats sur la pauvreté auxquels tu as

assisté ces jours-ci. Et maintenant tu sais pour quoi les

frè res de ton ordre s’é charpent, lorsqu’ils aspirent à la

dignité abbatiale.

— Mais vous croyez à ce que vous a suggé ré

Nicolas? Les crimes concernent alors une lutte pour

l’investiture?

— Je t’ai dé jà dit que pour l’heure je ne veux pas

hasarder d’hypothè ses à voix haute. Nicolas a dit

beaucoup de choses. Et certaines m’ont inté ressé. Mais à

pré sent je vais suivre une autre piste encore. Ou peutê tre

la mê me, mais par un autre bout. Et toi, ne t’extasie

pas trop sur ces châ sses. Des fragments de la croix, j’en ai

vu quantité d’autres, dans d’autres é glises. S’ils é taient

tous authentiques, Notre Seigneur n’eû t pas é té supplicié

sur deux planches croisé es, mais sur une forê t entiè re.

— Maî tre! dis-je scandalisé.

— Il en va ainsi, Adso. Et il y a des tré sors encore

plus riches. Jadis, dans la cathé drale de Cologne je vis le

crâ ne de Jean-Baptiste à l’â ge de douze ans.

— Vraiment? » m’exclamai-je tout admiratif. Puis,

un doute me saisit: « Mais Jean-Baptiste fut tué à un â ge

plus avancé !

— L’autre crâ ne doit se trouver dans un autre

tré sor », dit Guillaume le plus sé rieusement du monde. Je

ne comprenais jamais quand il se mettait à plaisanter.

Dans mes contré es, lorsqu’on plaisante, on dit une chose

et puis on rit trè s bruyamment, de faç on que tous les

pré sents participent à la plaisanterie. Guillaume, au

contraire, riait seulement quand il disait des choses

sé rieuses, et il gardait tout son sé rieux quand censé ment

il plaisantait.

 

Sixiè me jour

TIERCE

Où Adso, en é coutant le « Dies irae », a un rê ve ou une

vision, comme on voudra.

Guillaume salua Nicolas et monta au scriptorium.

J’avais suffisamment contemplé le tré sor, et je dé cidai de

me rendre à l’é glise afin de prier pour l’â me de Malachie.

Je n’avais jamais aimé cet homme, qui me faisait peur, et

je ne cache pas qu’à la longue je l’avais cru coupable de

tous les crimes. Or, j’avais appris que ce n’é tait sans doute

qu’un pauvre homme, angoissé par des passions

insatisfaites, vase de terre au milieu de vases de fer,

assombri parce que fourvoyé, silencieux et fuyant parce

que conscient de n’avoir rien à dire. J’é prouvais un

certain remords à son endroit et je pensai que prier pour

sa destiné e surnaturelle pourrait apaiser mon sentiment

de faute.

L’é glise é tait maintenant é clairé e par une lueur pâ le

et livide, dominé e par la dé pouille du malheureux, habité e

par le murmure monotone des moines qui ré citaient

l’office des morts.

Au monastè re de Melk, j’avais assisté plusieurs fois

au tré pas d’un frè re. C’é tait une circonstance que je ne

puis qualifier de gaie mais qui m’apparaissait cependant

sereine, ré glé e par le calme et par un sentiment diffus de

justice. Chacun se relayait dans la cellule du moribond, le

ré confortant avec de bonnes paroles, et chacun songeait

au fond de lui-mê me à la grande fé licité du mourant, qui

é tait sur le point de couronner sa vie vertueuse et ne

tarderait guè re à s’unir au choeur des anges, dans le

bonheur é ternel. Et partie de cette é galité d’â me, la

fragrance de cette sainte aspiration se communiquait à

l’agonisant, qui à la fin tré passait dans la sé ré nité. Comme

elles avaient é té diffé rentes, les morts de ces derniers

jours! J’avais finalement vu de prè s comment mourait

une victime des diaboliques scorpions du finis Africae, et

Venantius et Bé renger é taient certainement morts de

mê me, cherchant ré confort dans l’eau, le visage dé jà

s’abî mant comme celui de Malachie...

Je pris place au fond de l’é glise, me recroquevillai

sur moi-mê me pour lutter contre le froid. Je sentis un peu

de chaleur, remuai les lè vres pour m’unir au choeur de

mes frè res orants. Je les suivais sans presque me rendre

compte de ce que disaient mes lè vres, ma tê te dodelinait

et mes yeux se fermaient. Un long temps passa, je crois

m’ê tre endormi et ré veillé au moins trois ou quatre fois.

Puis le choeur entonna le Dies irae... La psalmodie

s’empara de moi comme un narcotique. Je m’endormis

tout à fait. Ou peut-ê tre, plus que m’assoupir, je tombai

é puisé dans une torpeur agité e, replié sur moi-mê me,

comme une cré ature enclose encore dans le ventre de sa

mè re. Et dans ce brouillard de l’â me, me retrouvant

comme dans une ré gion qui n’é tait pas de ce monde, j’eus

une vision, ou un rê ve, c’est selon.

Je pé né trais par un escalier é troit dans un boyau

souterrain, comme si j’entrais dans la crypte du tré sor,

mais je parvenais, toujours en descendant, à une crypte

plus vaste qui é tait les cuisines de l’É difice. Il s’agissait

certainement des cuisines, mais nanties outre que de

fours et de marmites, de soufflets aussi et de marteaux,

comme si c’é tait aussi un lieu de ré union pour les

forgerons de Nicolas. C’é tait une rutilance d’é clairs rouges

de poê les et de chaudrons, et de casseroles bouillantes qui

lanç aient de la fumé e tandis qu’à la surface de leurs

liquides montaient de grosses bulles cré pitantes qui

s’ouvraient d’un coup dans une rumeur sourde et

continue. Les cuisiniers agitaient bien haut leurs broches,

alors que les novices, s’é tant tous donné rendez-vous ici,

bondissaient pour capturer les poulets et autre gibier à

plume enfilé sur ces fers chauffé s au rouge. Mais, à cô té,

les forgerons martelaient avec une telle force que tout

l’air en é tait assourdi, et des nues d’é tincelles s’é levaient

des enclumes en se confondant avec celles que les deux

fours vomissaient.

Je ne comprenais pas si je me trouvais en enfer ou

dans un paradis tel qu’aurait pu le concevoir Salvatore,

ruisselant de jus et palpitant d’andouillettes. Mais je n’eus

pas le temps de me demander où j’é tais, parce qu’une

troupe d’avortons, de nabots aux grosses tê tes en forme

de braisiè re, entra en courant et, m’emportant dans son

é lan, me poussa sur le seuil du ré fectoire, me contraignit à

entrer.

La salle é tait paré e comme pour une fê te. De

grandes tapisseries pendaient aux murs, mais les images

qui les ornaient n’é taient pas de celles qui d’habitude font

appel à la pié té des fidè les ou cé lè brent les gloires des rois.

Elles me semblaient plutô t s’inspirer des marginalia

d’Adelme et d’entre ses figures elles reproduisaient les

moins effrayantes et les plus bouffonnes: des liè vres qui

dansaient autour d’un mâ t de cocagne, des riviè res

sillonné es de poissons qui se jetaient spontané ment dans

la poê le, tendue par des singes vê tus en é vê quescuisiniers,

monstres au ventre gras qui dansaient autour

de marmites fumantes.

Au centre de la table se tenait l’Abbé, avec ses habits

de fê te, une grande robe de pourpre brodé e, empoignant

sa fourchette comme un sceptre. A cô té de lui, Jorge

s’abreuvait à un grand pichet de vin, et le cellé rier, habillé

comme Bernard Gui, lisait vertueusement dans un livre

en forme de scorpion la vie des saints et des passages de

l’Evangile, mais c’é taient des histoires qui racontaient que

Jé sus plaisantait avec l’apô tre en lui rappelant qu’il é tait

une pierre et que sur cette pierre é honté e qui roulait à

travers la plaine il fonderait son Eglise, ou l’histoire de

saint Jé rô me qui commentait la Bible en disant que Dieu

voulait dé nuder le derriè re de Jé rusalem. Et à chaque

phrase du cellé rier, Jorge riait en donnant du poing sur la

table et s’é criait: « Tu seras le prochain Abbé, ventre-

Dieu! », c’est pré cisé ment son expression, que Dieu me

pardonne.

A un signe badin de l’Abbé, la thé orie des vierges fit

son entré e. C’é tait un resplendissant dé filé de femmes

richement vê tues, au milieu desquelles j’eus tout d’abord

l’impression de distinguer ma mè re, puis je me rendis

compte de ma bé vue, car il s’agissait sû rement de la jeune

fille redoutable comme des bataillons. Sauf qu’elle portait

sur la tê te une couronne de perles blanches, sur deux

rangs, et deux autres cascades de perles descendaient de

chaque cô té de son visage, s’entremê lant à deux autres

rangs de perles en sautoir, et à chaque perle é tait

accroché un diamant gros comme une prune. En outre, de

ses oreilles coulait un rang de perles bleues qui se

rejoignaient en gorgerette à la base de son col, blanc et

droit comme une tour du Liban. Son manteau é tait

couleur droite-é pine, et elle tenait à la main une coupe

d’or constellé e de diamants dans laquelle je sus, je ne sais

comme, qu’on renfermait l’onguent lé tal dé robé un jour à

Sé verin. Suivaient cette femme, belle comme l’aurore,

d’autres figures fé minines, l’une vê tue d’un manteau

blanc brodé sur une robe sombre orné e d’une double é tole

d’or festonné e de fleurs des champs; la seconde avait un

manteau de damas jaune, sur une robe rose pâ le

parsemé e de feuilles vertes et où se dessinaient deux

grands carré s filé s en forme de labyrinthe brun; et la

troisiè me avait le manteau rouge et la robe é meraude

broché e de petits animaux rouges, et elle tenait dans ses

mains une é tole blanche brodé e; quant aux autres, je

n’observai pas leurs vê tures, car je cherchais à

comprendre quelles é taient celles qui accompagnaient la

jeune fille, si ressemblante maintenant à la Vierge Marie;

et comme si chacune exhibait à la main, ou expulsait de sa

bouche, un cartouche, je sus qu’elles é taient Ruth, Sara,

Suzanne et d’autres femmes des Ecritures.

A ce moment-là, l’Abbé cria: « Entrez donc, fils de

pute! » et dans le ré fectoire entra une autre troupe bien

ordonné e de saints personnages, que je reconnus aussitô t,

austè rement et splendidement habillé s, et au centre de la

troupe se trouvait un trô nant, qui é tait Notre Seigneur

mais dans le mê me temps Adam, vê tu d’un manteau de

pourpre qu’un grand diadè me rouge et blanc de rubis et

de perles d’Orient fixait aux é paules, coiffé d’une

couronne semblable à celle de la jeune fille, avec dans sa

main une coupe plus large, pleine du sang des porcs.

D’autres personnages trè s saints dont je parlerai, tous fort

connus de moi, faisaient cercle autour de lui, outre une

bande d’archers du roi de France, vê tus les uns en vert

les autres en rouge, avec un é cu smaragdin sur lequel

tranchait le monogramme de Christ. Le chef de cette

brigade s’avanç a pour rendre hommage à l’Abbé et lui

pré senta la coupe tout en disant: « Saü avek kes terres

pour kes fins ke ki kontient, trente ans les possé dez part

sancti Benedicti. » A quoi l’Abbé ré pondit: « Age primum

et septimum de quatuor » et tous entonnè rent: « In

finibus Africae, amen. » Ensuite tous sederunt.

Une fois dispersé es les deux troupes, à un ordre de

l’Abbé, Salomon se disposa à mettre le couvert, Jacques

et André apportè rent une botte de foin, Adam s’installa

au milieu, Eve se coucha sur une feuille, Caï n entra en

traî nant une charrue, Abel vint avec un seau pour traire

Brunei, Noé fit une entré e triomphale en ramant debout

sur l’arche, Abraham s’assit sous un arbre, Isaac se

coucha sur l’autel d’or de l’é glise, Moï se s’accroupit sur un

caillou, Daniel apparut sur une estrade funè bre au bras de

Malachie, Tobie s’allongea sur un lit, Joseph se jeta sur un

boisseau, Benjamin s’é tendit sur un sac et puis encore,

mais à ce point la vision devenait confuse, David resta sur

un tertre, Jean par terre, Pharaon sur le sable

(naturellement, me dis-je, mais pourquoi? ), Lazare sur la

table, Jé sus sur la margelle du puits, Zaché e sur les

branches d’un arbre, Matthieu sur un escabeau, Raab sur

l’é toupe, Ruth sur la paille, Té cla sur le rebord de la

fenê tre (de l’exté rieur apparut le visage pâ le d’Adelme

l’avertissant qu’on pouvait faire une belle chute le long de

l’à -pic), Suzanne dans le jardin, Judas parmi les tombes,

Pierre en chaire, Jacques sur un filet, Elie sur une selle,

Rachel sur un ballot. Et l’apô tre Paul, l’é pé e au rancart,

é coutait Esaû qui ronchonnait, tandis que Job gé missait

sur le fumier et qu’à son aide accouraient Ré becca avec

une robe, Judith avec une couverture, Agar avec un drap

mortuaire, et quelques novices apportaient un é norme

chaudron fumant d’où bondissait Venantius de Salvemec,

tout rouge, qui commenç ait à distribuer des boudins pur

sang de porc.

Le ré fectoire se remplissait à pré sent de plus en plus

et tous s’empiffraient, Jonas servait des courges, Isaï e des

lé gumes varié s, Ezé chiel des mû res, Zaché e des fleurs de

sycomore, Adam des citrons, Daniel des lupins, Pharaon

des poivrons, Caï n des cardons, Eve des figues, Rachel des

prunelles, Ananias des abricots gros comme des diamants,

Lia des oignons, Aaron des olives, Joseph un oeuf, Noé du

raisin, Simé on des noyaux de pê ches, tandis que Jé sus

chantait le Dies irae et ré pandait allè grement sur toutes

ces nourritures du vinaigre qu’il pressait d’une petite

é ponge qu’il avait prise sur la lance d’un des archers du

roi de France.

« Mes enfants, ô mes brebis, dit alors l’Abbé, ivre

maintenant, vous ne pouvez souper habillé s de la sorte,

comme des gueux, venez, venez. » Et il frappait le

premier et le septiè me des quatre qui sortaient difformes

comme des spectres, du plus profond du miroir, le miroir

volait en é clats et projetait au sol, le long des salles du

labyrinthe, des robes multicolores incrusté es de pierres,

toutes crasseuses et dé chiré es. Et Zacharie prit une robe

blanche, Abraham une grivelé e, Lot une soufré e, Jonas

azuré e, Té cla carminé e, Daniel tigré e, Jean irisé e, Adam

fourré e, Judas en deniers d’argent, Raab é carlate, Eve

couleur de l’arbre du bien et du mal, et qui la prenait

diapré e, qui plombé e, qui pourpré e et qui ardoisé e, qui

mordoré e et qui murexé e, ou bien cuivré e et bistré e et

hyacinthe et couleur de feu et de soufre, et Jé sus se

pavanait dans une robe gorge-de-pigeon et en riant

accusait Judas de n’avoir jamais su plaisanter en sainte

gaieté. Et à ce moment-là Jorge, une fois ô té s ses vitra ad

legendum{215}, alluma un buisson ardent que Sara

alimentait avec du bois, que Jephté avait ramassé, Isaac

chargé, Joseph coupé, et tandis que Jacob ouvrait le puits

et Daniel s’asseyait prè s du lac, les serviteurs apportaient

de l’eau, Noé du vin, Agar une outre, Abraham un veau

que Raab attacha à un pieu alors que Jé sus pré sentait la

corde et qu’Elie lui liait les pieds: puis Absalon le

suspendit par les cheveux, Pierre offrit son é pé e, Caï n le

tua, Hé rode en versa le sang, Sem le dé barrassa des

viscè res et des excré ments, Jacob mit l’huile, Molessadon

le sel, Antiochus le mit sur le feu, Ré becca le fit cuire et

Eve en goû ta la premiè re et mal lui en prit, mais Adam

disait qu’il ne fallait plus y penser et donnait de grandes

tapes dans le dos de Sé verin qui conseillait d’y ajouter des

herbes aromatiques. Ensuite Jé sus rompit le pain,

distribua des poissons, Jacob criait parce que Esaü lui

avait mangé toutes ses lentilles, Isaac dé vorait à lui seul

un chevreau cuit au four et Jonas une baleine bouillie, et

Jé sus resta à jeun pendant quarante jours et quarante

nuits.

Cependant tous entraient et sortaient les bras

chargé s des meilleures piè ces de gibier de toutes les

formes et de toutes les couleurs, dont Benjamin se

ré servait toujours la plus grosse part et Marie la plus

dé licate, tandis que Marthe se plaignait de devoir toujours

laver tous les plats. Ensuite ils partagè rent le veau qui

entre-temps é tait devenu é norme et Jean en eut la tê te,

Absalon la nuque, Aaron la langue, Samson la mâ choire,

Pierre l’oreille, Holopherne la tê te avec Jean, Lia le cul,

Saul le cou, Jonas le ventre, Tobie le fiel, Eve la cô te,

Marie le sein, Elisabeth la vulve, Moï se la queue, Lot les

jambes et Ezé chiel les os. Pendant ce temps- là Jé sus

dé vorait un â ne à belles dents, saint Franç ois un loup,

Abel un mouton, Eve une murè ne, Baptiste une

sauterelle, Pharaon un poulpe (naturellement, me dis-je,

mais pourquoi? ) et David mangeait de la cantharide en se

jetant sur la jeune fille nigra sed formosa{216} tandis que

Samson plantait ses dents dans le derriè re d’un lion et

que Té cla s’enfuyait en hurlant, poursuivi par une

araigné e noire et velue.

Tous à pré sent é taient é videmment ivres, et qui

glissait sur le vin, qui tombait dans les poê lons ne laissant

dé passer que deux jambes croisé es comme deux piquets,

et Jé sus avait tous ses doigts noirs et il offrait les feuillets

d’un livre en disant prenez et mangez, ce sont les é nigmes

de Symphosius, parmi lesquelles celle du poisson qui est le

fils de Dieu et votre sauveur. Et tous de boire, Jé sus du

vin de paille, Jonas de l’entre-deux-mers, Pharaon du

sorrente (pourquoi? ), Moï se du vin de canne, Isaac du

cré tois, Aaron de l’adrien, Zaché e du vin brû lé, Té cla du

capiteux, Jean de l’albain, Abel du campanie, Marie du

bouqueté, Rachel du florentin.

Adam gargouillait renversé en arriè re et le vin

sortait de sa cô te, Noé maudissait Cam dans son sommeil,

Holopherne ronflait sans se douter de rien, Jonas dormait

seul, Pierre veillait jusqu’au chant du coq et Jé sus se

ré veilla en sursaut en entendant Bernard Gui et Bertrand

du Poggetto qui se proposaient de brû ler la jeune fille; et

il cria: pè re s’il est possible passe-moi ce calice! Et qui

versait mal, qui buvait bien, qui mourait en riant et qui

riait en mourant, qui trimbalait son flacon et qui buvait

dans le verre des autres. Suzanne hurlait qu’elle n’aurait

jamais dû cé der son beau corps blanc au cellé rier et à

Salvatore pour un misé rable coeur de boeuf, Pilate rô dait

dans le ré fectoire comme une â me en peine en demandant

de l’eau pour ses mains et fra Dolcino, la plume au

chapeau, la lui apportait, puis il ouvrait sa robe en

ricanant et montrait ses pudenda rouges de sang, tandis

que Caï n se gaussait de lui en é treignant la belle

Marguerite de Trente: et Dolcino se mettait à pleurer et

allait poser la tê te sur l’é paule de Bernard Gui en

l’appelant pape angé lique, Ubertin le consolait avec un

arbre de la vie, Michel de Cé sè ne avec une bourse d’or, les

Marie le couvraient d’onguents et Adam le persuadait de

mordre une pomme à peine cueillie.

Et alors s’ouvrirent les voû tes de l’É difice et Roger

Bacon descendit du ciel sur une machine volante, unico

homine regente. Puis David joua de la cithare, Salomé

dansa avec ses sept voiles et à chaque voile qui tombait,

elle sonnait une des sept trompettes et montrait un des

sept sceaux, jusqu’à ce qu’elle restâ t uniquement amicta

sole. Tout le monde disait qu’on n’avait jamais vu une

abbaye aussi joyeuse et Bé renger retroussait à chacun sa

robe, hommes et femmes, les baisant au fondement. Et les

premiè res mesures d’une danse se firent entendre, Jé sus

é tait habillé en maî tre, Jean en gardien, Pierre en ré tiaire,

Nemrod en chasseur, Judas en dé lateur, Adam en

jardinier, Eve en tisserande, Caï n en voleur de grand

chemin, Abel en pasteur, Jacob en curseur, Zacharie en

prê tre, David en roi, Jubal en citharè de, Jacques en

pê cheur, Antiochus en cuisinier, Ré becca en porteuse

d’eau, Molessadon en idiot, Marthe en servante, Hé rode

en fou furieux, Tobie en mé decin, Joseph en menuisier,

Noé en ivrogne, Isaac en paysan, Job en homme triste,

Daniel en juge, Tamar en prostitué e, Marie en maî tresse

de maison et elle ordonnait aux serviteurs d’aller

chercher encore du vin, car son insensé de fils ne voulait

pas changer l’eau en nectar.

Ce fut alors que l’Abbé entra en fureur car, disait-il,

c’é tait lui qui avait organisé une aussi belle fê te et

personne ne lui donnait rien: en un é clair tous

rivalisè rent pour lui apporter dons et tré sors, un taureau,

une brebis, un lion, un chameau, un cerf, un veau, une

jument, un chariot solaire, le menton de saint Eoban, la

queue de sainte Morimonde, l’uté rus de sainte

Arundaline, la nuque de sainte Burgosine ciselé e comme

une coupe à l’â ge de douze ans, et un exemplaire du

Pentagonum Salomonis. Mais l’Abbé se mit à crier que ce

faisant ils cherchaient à dé tourner son attention et lui

saccageaient de fait la crypte du tré sor, où maintenant

nous nous trouvions tous, et qu’un livre trè s pré cieux

avait é té distrait, qui parlait des scorpions et des sept

trompettes, et il appelait les archers du roi de France

pour qu’ils fouillassent tous les suspects. Et on retrouva, à

la honte de tous, un drap multicolore sur Agar, un sceau

d’or sur Rachel, un miroir d’argent sur le sein de Té cla, un

siphon pour breuvages sous le bras de Benjamin, une

couverture de soie sous les robes de Judith, une lance à la

main de Longin et l’é pouse d’un autre dans les bras

d’Abimelech. Mais survint le pire lorsqu’ils trouvè rent un

chat noir sur la jeune fille, noire et d’une admirable beauté

comme un chat de la mê me couleur, et ils l’appelè rent

sorciè re et pseudo-apô tre, au point qu’ils se jetè rent tous

sur elle pour la punir. Baptiste la dé capita, Abel l’é gorgea,

Adam la chassa, Nabuchodonosor lui é crivit d’une main de

feu des signes zodiacaux sur les seins, Elie la ravit sur son

char de feu, Nô é la plongea dans l’eau, Lot la changea en

une statue de sel, Suzanne l’accusa de luxure, Joseph la

trahit avec une autre, Ananias la fourra dans une

fournaise, Samson l’enchaî na, Paul la flagella, Pierre la

crucifia la tê te en bas, Etienne la lapida, Laurent la brû la

sur le gril, Barthé lé my l’é corcha, Judas la dé nonç a, le

cellé rier la lia sur le bû cher, et Pierre niait tout. Aprè s

quoi, ils s’é lancè rent tous sur ce corps la recouvrant

d’é trons, lui pé tant sur le visage, lui pissant sur la tê te, lui

vomissant entre les seins, lui arrachant les cheveux, lui

frappant les fesses avec des flambeaux ardents. Le corps

de la jeune fille, si beau et si doux naguè re, se dé charnait

maintenant, se fractionnant en mille fragments qui

s’é parpillaient dans les châ sses et les reliquaires de cristal

et d’or de la crypte. En vé rité, ce n’é tait pas le corps de la

jeune fille qui allait peuplant la crypte, c’é taient les

fragments de la crypte qui en tourbillonnant peu à peu se

composaient pour former le corps de la jeune fille, chose

miné rale dé sormais, et puis de nouveau se dé composaient

en s’é parpillant, poussiè re sacré e de segments accumulé s

par une impié té forcené e. On eû t dit à pré sent d’un seul

corps immense qui s’é tait au cours des millé naires dissous

dans ses parties et que ces parties s’é taient disposé es

pour occuper toute la crypte, plus resplendissante mais

non dissemblable de l’ossuaire des moines dé funts, et que

la forme substantielle du corps mê me de l’homme, chefd’oeuvre

de la cré ation, s’é tait fragmenté e en formes

accidentelles multiples et sé paré es, devenant ainsi image

de son propre contraire, forme non plus idé ale mais

terrestre, de poussiè re et esquilles nausé abondes,

uniquement capables de signifier mort et destruction...

Je ne retrouvais plus maintenant les personnages du

festin, et les dons qu’ils avaient apporté s, c’é tait comme si

tous les hô tes de ce banquet gisaient à pré sent dans la



  

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