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LE NOM DE LA ROSE 44 страница



Malachie essaya encore de parler. Puis il fut secoué

d’un grand tremblement et sa tê te retomba en arriè re.

Son visage perdit toute couleur, tout signe de vie. Il é tait

mort.

Guillaume se releva. Il aperç ut à cô té de lui l’Abbé,

et il ne lui dit pas un mot. Puis il vit, derriè re l’Abbé,

Bernard Gui.

« Seigneur Bernard, demanda Guillaume, qui a tué

celui-ci, puisque vous avez si bien trouvé et enchaî né les

assassins?

— Ne me le demandez pas à moi, dit Bernard. Je n’ai

jamais dit que j’avais livré à la justice toutes les â mes

mauvaises qui hantent cette abbaye. Je l’aurais fait

volontiers, si j’avais pu (il fixa Guillaume), mais les autres,

je les abandonne maintenant à la sé vé rité... ou à

l’excessive indulgence du sire Abbé. » Dit-il, tandis que

l’Abbé pâ lissait en silence. Et il s’é loigna.

C’est alors que nous entendî mes comme un

piaulement, un sanglot é raillé. C’é tait Jorge, ployé sur son

agenouilloir, soutenu par un moine qui devait lui avoir

dé crit l’é vé nement.

« Cela ne finira jamais... dit-il d’une voix brisé e. Oh!

Seigneur, pardonne-nous tous! »

Guillaume se pencha encore un instant sur le

cadavre. Il lui saisit les poignets, en tournant vers la

lumiè re la paume des mains. Le bout des trois premiers

doigts de la main droite é tait foncé.

Sixiè me jour

LAUDES

Où l’on voit é lire un nouveau cellé rier, mais pas un

nouveau bibliothé caire.

Etait-ce dé jà l’heure de laudes? Etait-ce plus tô t ou

plus tard? A partir de ce moment je perdis le sentiment

du temps. Des heures peut-ê tre passè rent, peut-ê tre

moins, pendant lesquelles le corps de Malachie fut allongé

dans l’é glise sur un catafalque, tandis que ses frè res se

disposaient en é ventail. L’Abbé donnait des dispositions

pour les prochaines obsè ques. Je l’entendis appeler à lui

Bence et Nicolas de Morimonde. En l’espace de moins

d’un jour, dit-il, l’abbaye avait é té privé e du bibliothé caire

et du cellé rier. « Toi, dit- il à Nicolas, tu prendras les

fonctions de Ré migio. Tu connais le travail de beaucoup,

ici à l’abbaye. Mets quelqu’un à ta place pour surveiller

les forges, pourvois aux né cessité s immé diates

d’aujourd’hui, cuisines et ré fectoire. Tu es dispensé des

offices. Va. » Puis, à Bence: « Juste hier soir tu avais é té

nommé aide de Malachie. Fais le né cessaire pour

l’ouverture du scriptorium et veille à ce que personne ne

monte tout seul à la bibliothè que. » Bence fit timidement

observer qu’il n’avait pas encore é té initié aux secrets de

ce lieu. L’Abbé le fixa avec sé vé rité : « Personne n’a dit

que tu le seras. Tu veilleras que le travail ne s’arrê te pas

et soit vé cu comme priè re pour nos frè res morts... et pour

ceux qui mourront encore. Chacun travaillera seulement

sur les livres qu’il a reç us en dé pô t, qui le veut pourra

consulter le catalogue. Rien d’autre. Tu es dispensé des

vê pres car à cette heure-là tu fermeras tout.

— Et comment sortirai-je? demanda Bence.

— C’est vrai, je fermerai moi-mê me les portes d’en

bas aprè s le souper. Va. »

Il sortit avec eux, é vitant Guillaume qui cherchait à

lui parler. Dans le choeur restaient, en un petit groupe,

Alinardo, Pacifico de Tivoli, Aymaro d’Alexandrie et

Pierre de Sant’Albano. Aymaro ricanait.

« Remercions le Seigneur, dit-il. L’Allemand mort,

nous courions le risque d’avoir un nouveau bibliothé caire

plus barbare encore.

— Qui, pensez-vous, sera nommé à sa place? »

demanda Guillaume.

Pierre de Sant’Albano sourit d’une faç on

é nigmatique: « Aprè s tout ce qui s’est passé ces jours-ci,

le problè me n’est plus le bibliothé caire, mais bien l’Abbé...

— Tais-toi », lui dit Pacifico. Et Alinardo, toujours

avec son regard pensif: « Ils vont commettre une autre

injustice... comme à mon é poque. Il faut les arrê ter.

— Qui? » demanda Guillaume. Pacifico le prit

confidentiellement par le bras et l’accompagna loin du

vieillard, vers la porte.

« Alinardo... tu le sais, nous l’aimons beaucoup, il

repré sente pour nous l’antique tradition et les jours les

meilleurs de l’abbaye... Mais il lui arrive de parler sans

savoir ce qu’il dit. Nous tous sommes en souci pour le

nouveau bibliothé caire. Il devra ê tre digne, et mû r, et

sage... Voilà tout.

— Devra-t-il connaî tre le grec? demanda Guillaume.

— Et l’arabe, ainsi le veut la tradition, ainsi l’exige

son office. Mais beaucoup parmi nous ont de ces qualité s.

Moi, en toute humilité, et Pierre, et Aymaro...

— Bence sait le grec.

— Bence est trop jeune. Je ne sais pourquoi Malachie

l’a choisi hier comme son aide, mais...

— Adelme connaissait-il le grec?

— Je crois que non. Bien sû r que non, sans nul doute.

— Mais Venantius le connaissait. Et Bé renger. C’est

bon, je te remercie. »

Nous sortî mes pour aller prendre quelque chose aux

cuisines.

« Pourquoi vouliez-vous savoir qui connaissait le

grec? demandai-je.

— Parce que tous ceux qui meurent avec les doigts

noirs connaissent le grec. Il ne sera donc pas mauvais

d’attendre le prochain mort parmi ceux qui savent le grec.

Moi compris. Toi, tu es sauvé.

— Et que pensez-vous des derniè res paroles de

Malachie?

— Tu les as entendues. Les scorpions. La cinquiè me

trompette annonce entre autres l’invasion des sauterelles

qui tourmenteront les hommes avec un dard pareil à celui

des scorpions, tu le sais bien. Et Malachie nous a fait

savoir que quelqu’un le lui avait annoncé.

— La sixiè me trompette, dis-je, promet des chevaux

à tê tes de lions qui vomissent de leur bouche fumé e et feu

et soufre, monté s par des hommes portant des cuirasses

de feu, d’hyacinthe et de soufre.

— Trop ae choses. Mais le prochain crime pourrait

avoir lieu prè s des é curies. Il faudra les surveiller. Et

pré parons-nous à la septiè me sonnerie. Encore deux

personnes, donc. Qui sont les candidats les plus

probables? Si l’objectif est le secret du finis Africae, ceux

qui le connaissent. Et à ma connaissance, il n’y a que

l’Abbé. A moins que la trame ne soit encore autre. Tu l’as

entendu à l’instant, on complotait pour dé poser l’Abbé,

mais Alinardo a parlé au pluriel...

— Il faudra pré venir l’Abbé, dis-je.

— De quoi? Qu’on va l’assassiner? Je n’ai pas de

preuves convaincantes. Je procè de comme si l’assassin

raisonnait comme moi. Mais s’il poursuivait un autre

dessein? Et si, surtout, il n’existait pas un assassin?

— Qu’entendez-vous dire?

— Je ne le sais pas exactement. Mais comme je te l’ai

dit, il faut imaginer tous les ordres possibles, et tous les

dé sordres. »

 

Sixiè me jour

PRIME

Où Nicolas raconte maintes choses, tandis que nous

visitons la crypte du tré sor.

Nicolas de Morimonde, en sa nouvelle qualité de

cellé rier, é tait en train de donner ses dispositions aux

cuisiniers, et ceux-ci lui donnaient des informations sur

les usages des cuisines. Guillaume voulait lui parler, et il

nous demanda d’attendre quelques minutes. Ensuite, ditil,

il devrait descendre dans la crypte du tré sor pour

veiller au travail de nettoyage des châ sses, qui lui

revenait encore, et là il aurait davantage le temps de

converser.

Peu aprè s en effet, il nous invita à le suivre, entra

dans l’é glise, passa derriè re le maî tre-autel (alors que les

moines disposaient un catafalque dans la nef, pour veiller

la dé pouille mortelle de Malachie), et nous fit descendre

un escalier é troit, au pied duquel nous nous trouvâ mes

dans une salle aux voû tes trè s basses soutenues par de

gros piliers en pierre de taille. Nous é tions dans la crypte

où l’on gardait les richesses de l’abbaye, lieu dont l’Abbé

se montrait fort jaloux et qu’il n’ouvrait qu’en des

circonstances exceptionnelles et pour des hô tes de

marque.

Nous é tions entouré s de reliquaires et de châ sses de

grandeur varié e, à l’inté rieur desquels la lumiè re des

torches (tenues par deux aides de confiance de Nicolas)

faisait resplendir des objets d’une merveilleuse beauté.

Des parements tissé s de fils d’or, des couronnes d’or

constellé es de gemmes, des coffrets de diffé rents mé taux

historié s avec des figures, des nielles, des ivoires. Nicolas

nous dé tailla, extasié, un é vangé liaire dont la reliure

sautait aux yeux avec ses admirables plaques d’é mail qui

composaient une unité bariolé e de compartiments

ordonné s, cloisonné s par des filigranes d’or et fixé s, en

guise de clous, par des pierres pré cieuses. Il nous montra

un dé licat é dicule avec deux colonnes de lapis-lazuli et

d’or qui encadraient une descente au sé pulcre

repré senté e en un fin bas- relief d’argent, surmonté e par

une croix d’or criblé e de treize diamants sur un fond

d’onyx bigarré, tandis qu’un petit fronton é tait cintré

d’agate et de rubis. Puis je vis un diptyque

chrysé lé phantin, divisé en cinq parties, avec cinq scè nes

de la vie de Christ, et au centre un agneau mystique

composé d’alvé oles d’argent doré et de pâ te de verre,

unique image polychrome sur un fond de cireuse

blancheur.

Le visage, les gestes de Nicolas, alors qu’il nous

indiquait ces objets, é taient illuminé s d’orgueil. Guillaume

loua les choses qu’il avait vues, puis il demanda à Nicolas

quel genre d’homme pouvait bien ê tre Malachie.

« Curieuse question, dit Nicolas, tu le connaissais toi

aussi.

— Oui, mais pas suffisamment. Je n’ai jamais

compris quelles pensé es il cachait... et... (il hé sita à se

prononcer sur quelqu’un qui venait de disparaî tre)... et s’il

en avait ».

Nicolas s’humidifia un doigt, le passa sur une surface

de cristal pas tout à fait impeccable, et ré pondit avec un

demi-sourire, sans regarder Guillaume au visage: « Tu

vois que tu n’as pas besoin de poser de questions... C’est

vrai, au dire de beaucoup Malachie avait l’air fort pensif,

mais c’é tait en revanche un homme trè s simple. Selon

Alinardo, c’é tait un idiot.

— Alinardo garde rancoeur contre quelqu’un pour un

fait lointain, quand lui fut refusé e la dignité de

bibliothé caire.

— J’en ai entendu parler moi aussi, mais il s’agit

d’une vieille histoire, elle remonte au moins à cinquante

ans. Quand moi j’arrivai ici, le bibliothé caire é tait Robert

de Bobbio, et les vieux allaient murmurant d’une injustice

commise aux dé pens d’Alinardo. A l’é poque, je ne voulus

pas approfondir, parce que ce me semblait un manque de

respect envers les plus â gé s, et je ne voulais pas me

prê ter à des mé disances. Robert avait un aide, qui

mourut, et à sa place fut nommé Malachie, encore trè s

jeune. Beaucoup dirent qu’il n’avait aucun mé rite, qu’il

soutenait savoir le grec et l’arabe et ce n’é tait pas vrai,

qu’il é tait seulement un singe doué qui copiait en belle

calligraphie les manuscrits de ces langues-là, mais sans

comprendre ce qu’il copiait. On disait qu’un bibliothé caire

se doit d’ê tre bien plus docte que cela. Alinardo, qui alors

é tait encore un homme plein de force, é mit des jugements

trè s amers sur cette nomination. Et il insinua que

Malachie avait é té installé à cette place pour faire le jeu de

son ennemi, mais je ne compris pas de qui il parlait. Voilà

tout. On a toujours murmuré que Malachie dé fendait la

bibliothè que comme un chien de garde, mais sans bien

comprendre ce qu’elle renfermait. D’autre part, des bruits

circulè rent aussi contre Bé renger, lorsque Malachie le

choisit comme aide.

On disait que lui-mê me n’é tait pas plus apte que son

maî tre, que c’é tait un intrigant. On raconta é galement...

Mais d’ailleurs de ton cô té tu as dû entendre ces on-dit...

qu’il y avait un é trange rapport entre Malachie et lui...

Vieilles lunes, et puis tu sais que des rumeurs ont circulé

sur Bé renger et Adelme, et les jeunes copistes disaient

que Malachie souffrait en silence d’une atroce jalousie... Et

encore, on murmurait sur les rapports entre Malachie et

Jorge, non, pas dans le sens que tu peux croire... personne

n’a jamais mé dit de la vertu de Jorge! Mais Malachie,

comme bibliothé caire, par tradition, avait dû é lire l’Abbé

pour confesseur, tandis que tous les autres se confessaient

à Jorge (ou à Alinardo, mais le vieillard est maintenant à

peu prè s dé ment)... Eh bien, on disait que malgré cela

Malachie s’entretenait trop souvent avec Jorge, comme si

l’Abbé dirigeait son â me, tandis que Jorge ré glait son

corps, ses gestes, son travail. D’autre part, tu le sais, tu

l’as vu, probablement: si quelqu’un voulait un

renseignement sur un livre ancien et oublié, il ne le

demandait pas à Malachie, mais à Jorge. Malachie veillait

sur le catalogue et montait à la bibliothè que, mais Jorge

savait ce que signifiait chaque titre...

— Pourquoi Jorge savait-il tant de choses sur la

bibliothè que?

— C’é tait le plus ancien, aprè s Alinardo, il est ici

depuis sa jeunesse. Jorge doit avoir plus de quatre-vingts

ans, on dit qu’il est aveugle depuis au moins quarante ans

et peut-ê tre davantage...

— Comment a-t-il fait pour devenir aussi savant

avant d’ê tre frappé de cé cité ?

— Oh, il y a des lé gendes sur lui. Il paraî t qu’enfant

dé jà il é tait touché par la grâ ce divine, et là -bas en

Castille, encore impubè re, il lisait les livres des Arabes et

des docteurs grecs. Et puis mê me aprè s ê tre devenu

aveugle, mê me à pré sent, il reste assis de longues heures

dans la bibliothè que, on lui ré cite le catalogue, on lui

apporte des livres et un novice lui fait la lecture à haute

voix pendant des heures et des heures. Il se souvient de

tout, il n’est pas sans mé moire comme Alinardo. Mais

pourquoi m’interroger sur ces choses-là ?

— Maintenant que Malachie et Bé renger sont morts,

qui possè de encore les secrets de la bibliothè que?

— L’Abbé, et l’Abbé devra maintenant les

transmettre à Bence... s’il le veut bien...

— Pourquoi s’il le veut bien?

— Parce que Bence est jeune, il a é té nommé aide

quand Malachie é tait encore en vie, et ce n’est pas pareil

d’ê tre aide- bibliothé caire et bibliothé caire. Par tradition,

le bibliothé caire devient ensuite Abbé...

— Ah, c’est ainsi... C’est pourquoi la place de

bibliothé caire est si convoité e. Mais alors Abbon a é té

bibliothé caire?

— Non, Abbon non. Sa nomination eut lieu avant que

je n’arrive ici, il doit bien y avoir trente ans maintenant.

Avant c’est Paul de Rimini qui é tait abbé, un homme

curieux sur lequel on raconte d’é tranges histoires: il

paraî t que c’é tait un grand dé voreur de livres, il

connaissait de mé moire tous les ouvrages de la

bibliothè que, mais il avait une bizarre infirmité, il ne

parvenait pas à é crire, on l’appelait Abbas agraphicus... Il

devint abbé trè s jeune, on disait qu’il avait l’appui

d’Algirdas de Cluny, le Doctor Quadratus... Mais ce sont là

vieux bavardages de moines. Bref, Paul devint abbé,

Robert de Bobbio prit sa place dans la bibliothè que, mais il

é tait miné par un mal qui le consumait, on savait qu’il ne

pourrait pré sider aux destiné es de l’abbaye, et quand

Paul de Rimini disparut...

— Il mourut?

— Non, il disparut, je ne sais comme, un jour il partit

pour un voyage et il ne revint plus, peut-ê tre fut-il tué

par des voleurs de grand chemin au cours de son voyage...

Bref, quand Paul disparut, Robert ne pouvait prendre sa

place, et il y eut des trames obscures. Abbon – dit-on –

é tait fils naturel du seigneur de cette contré e, il avait

grandi dans l’abbaye de Fossanova, on racontait que

garç onnet il avait assisté saint Thomas lorsqu’il mourut

là -bas et avait veillé au transport de ce grand corps

descendu par les escaliers d’une tour, dont l’é troitesse ne

permettait pas au cadavre de passer... c’é tait là toute sa

gloire, murmuraient ici les mauvaises langues... Le fait est

qu’il fut é lu abbé, mê me sans avoir é té bibliothé caire, et il

fut instruit par quelqu’un, Robert je crois, des mystè res

de la bibliothè que.

— Et Robert, pourquoi fut-il é lu?

— Je l’ignore. J’ai toujours essayé de ne point trop

mettre mon nez dans ces choses: nos abbayes sont des

lieux saints, mais autour de la dignité abbatiale sont

parfois tissé es d’horribles trames. Pour ma part, je

m’inté ressais à mes verres et à mes reliquaires, je ne

voulais pas ê tre mê lé à ces histoires. Mais à pré sent, tu

comprends pourquoi je ne sais si l’Abbé veut instruire

Bence, ce serait comme dé signer en lui son successeur, un

garç on irré flé chi, un grammairien presque barbare, de

l’extrê me nord, qu’en saurait-il de ce pays, de l’abbaye et

de ses rapports avec les seigneurs du lieu...

— Mais Malachie non plus n’é tait pas italien, ni

Bé renger, ils ont pourtant é té mis à la tê te de la

bibliothè que.

— Voilà un fait obscur. Les moines murmurent que

depuis un demi-siè cle l’abbaye a abandonné ses

traditions... Raison pour quoi, il y a plus de cinquante ans,

et bien avant peut-ê tre, Alinardo aspirait à la dignité de

bibliothé caire. Le bibliothé caire avait toujours é té italien,

les grands esprits ne manquent pas dans cette terre. Et

puis tu vois... (et là Nicolas marqua une hé sitation comme

s’il ne voulait pas dire ce qu’il é tait sur le point de dire)...

tu vois, Malachie et Bé renger sont morts, peut-ê tre pour

qu’ils ne deviennent pas abbé s. »

Il se secoua, agita la main devant son visage comme

pour chasser des idé es peu honnê tes, puis il fit le signe de

la croix. « Qu’est-ce que je suis en train de raconter? Tu

vois, depuis bien des anné es il se passe des choses

honteuses dans ce pays, mê me dans les monastè res, à la

cour papale, dans les é glises... Luttes pour conqué rir le

pouvoir, accusations d’hé ré sie pour soustraire une

pré bende à quelqu’un... Quelle vilaine é poque, je suis en

train de perdre confiance dans le genre humain, je vois

partout complots et conspirations de palais. C’est à cela

que devait se ré duire aussi cette abbaye, un nid de

vipè res surgi par magie occulte dans ce qui é tait une

châ sse de membres saints. Regarde, le passé de ce

monastè re! »

Il nous indiquait du doigt les tré sors é pandus tout

autour, et omettant croix et autres objets sacré s, il nous

dirigea vers les reliquaires qui constituaient la gloire de ce

lieu.

« Regardez, disait-il, c’est la pointe de la lance qui

perç a le cô té du Sauveur! » Il s’agissait d’une botte d’or,

au couvercle de cristal, où sur un coussinet de pourpre

reposait un morceau de fer triangulaire, dé jà rongé par la

rouille mais ramené maintenant à une vive splendeur par

les huiles et les cires longuement travaillé es. Mais ceci

n’é tait rien encore. Car dans une autre botte d’argent

constellé e d’amé thystes, et dont le couvercle é tait

transparent, je vis un morceau de bois vé né rable de la

sainte croix, ramené dans cette abbaye par la reine

Hé lè ne elle-mê me, mè re de l’empereur Constantin, aprè s

qu’elle s’é tait rendue en pè lerinage sur les lieux saints, et

avait exhumé la colline du Golgotha et le saint sé pulcre

avant d’y faire construire une cathé drale.

Ensuite Nicolas nous fit admirer d’autres choses, et

je ne saurais rendre compte de toutes, vu leur quantité et

leur rareté. Il y avait, dans un reliquaire tout d’aiguemarine,

un clou de la croix. Il y avait, dans une ampoule,

posé e sur un lit de petites roses fané es, une partie de la

couronne d’é pines, et dans une autre boî te, toujours sur

un tapis de fleurs fané es, un lambeau jauni de la nappe de

la derniè re Cè ne. Et puis il y avait la bourse de saint

Matthieu, en mailles d’argent, et dans un cylindre, noué

par un ruban violet é limé par le temps et scellé d’or, un os

du bras de sainte Anne. Je vis merveille des merveilles,

surmonté d’une cloche de verre et placé sur un coussin

rouge festonné de perles, un fragment de la mangeoire de

Bethlé em, et un empan de la tunique purpurine de saint

Jean l’Evangé liste, deux des chaî nes qui serrè rent les

cheville? de l’apô tre Pierre à Rome, le crâ ne de saint

Adalbert, l’é pé e de saint Etienne, un tibia de sainte

Marguerite, un doigt de saint Vital, une cô te de sainte

Sophie, le menton de saint Eoban, la partie supé rieure de

l’omoplate de saint Jean Chrysostome, la bague de

fianç ailles de saint Joseph, une dent de saint Jean-

Baptiste, la verge de Moï se, un point de dentelle dé chiré

et minuscule de l’habit nuptial de la Vierge Marie.

Et puis d’autres choses qui n’é taient pas des reliques

mais n’en repré sentaient pas moins des té moignages de

prodiges et d’ê tres prodigieux de terres lointaines,

ramené s à l’abbaye par des moines qui avaient voyagé

jusqu’aux extrê mes confins du monde: un basilic et une

hydre empaillé s, une corne d’unicorne, un oeuf qu’un

ermite avait trouvé à l’inté rieur d’un autre oeuf, un flocon

de la manne qui nourrit les Hé breux dans le dé sert, une

dent de baleine, une noix de coco, l’humé rus d’une bê te

anté diluvienne, le croc d’ivoire d’un é lé phant, la cô te d’un

dauphin. Et puis encore d’autres reliques que je ne

reconnus pas, dont les reliquaires qui les contenaient

é taient peut-ê tre plus pré cieux, et certaines (à en juger

d’aprè s la facture de leurs contenants, d’argent noirci)

trè s anciennes, une sé rie infinie de fragments d’os,

d’é toffe, de bois, de mé tal, de verre. Et des flacons avec

des poudres foncé es, dont je sus que l’un d’eux renfermait

des dé bris calciné s de la ville de Sodome, et un autre de la

chaux des murailles de Jé richo. Toutes choses, fû t-ce les

plus modestes, pour lesquelles un empereur aurait donné

plus d’un fief, et qui constituaient une ré serve non

seulement d’immense prestige, mais aussi d’authentique

richesse maté rielle pour l’abbaye qui nous donnait

l’hospitalité.

Abasourdi, je continuais cette exploration, tandis que

Nicolas avait dé sormais cessé de nous illustrer les objets,

qui d’ailleurs é taient dé crits chacun par un cartouche,

libre maintenant de musarder presque au hasard à

travers cette ré serve de merveilles inestimables, tantô t

admirant ces choses en pleine lumiè re, tantô t les

entrevoyant dans la demi-obscurité, quand les acolytes de

Nicolas se dé plaç aient vers un autre point de la crypte

avec leurs torches. J’é tais fasciné par ces cartilages jaunis,

mystiques et ré pugnants à la fois, transparents et

mysté rieux, par ces lambeaux de vê tements d’é poque

immé moriale, dé coloré s, effiloché s, parfois enroulé s dans

une fiole comme un manuscrit dé fraî chi, par ces matiè res

en miettes se confondant avec l’é toffe qui leur servait de

couche, saints dé tritus d’une vie jadis animale (et

rationnelle) et maintenant, prisonniers des é difices de

cristal ou de mé tal qui mimaient dans leur minuscule

dimension la hardiesse des cathé drales de pierre avec

leurs tours et leurs flè ches, semblant transformé s eux

aussi en substance miné rale. C’est donc ainsi que le corps

des saints attend enseveli la ré surrection de la chair?

C’est à partir de ces é chardes, de ces esquilles que se

recomposeraient les organismes qui dans la splendeur de

la vision divine, recouvrant toute leur sensibilité naturelle,

ressentiraient, comme é crivait Piperno, jusqu’aux

minimas differentias odorum{214}?

De ces mé ditations me tira soudain Guillaume, qui

me touchait à l’é paule: « Moi je remonte, dit-il. Je grimpe

au scriptorium, j’ai encore quelque chose à consulter...

— Mais il sera impossible d’avoir des livres, dis-je,



  

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