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LE NOM DE LA ROSE 44 страницаMalachie essaya encore de parler. Puis il fut secoué d’un grand tremblement et sa tê te retomba en arriè re. Son visage perdit toute couleur, tout signe de vie. Il é tait mort. Guillaume se releva. Il aperç ut à cô té de lui l’Abbé, et il ne lui dit pas un mot. Puis il vit, derriè re l’Abbé, Bernard Gui. « Seigneur Bernard, demanda Guillaume, qui a tué celui-ci, puisque vous avez si bien trouvé et enchaî né les assassins? — Ne me le demandez pas à moi, dit Bernard. Je n’ai jamais dit que j’avais livré à la justice toutes les â mes mauvaises qui hantent cette abbaye. Je l’aurais fait volontiers, si j’avais pu (il fixa Guillaume), mais les autres, je les abandonne maintenant à la sé vé rité... ou à l’excessive indulgence du sire Abbé. » Dit-il, tandis que l’Abbé pâ lissait en silence. Et il s’é loigna. C’est alors que nous entendî mes comme un piaulement, un sanglot é raillé. C’é tait Jorge, ployé sur son agenouilloir, soutenu par un moine qui devait lui avoir dé crit l’é vé nement. « Cela ne finira jamais... dit-il d’une voix brisé e. Oh! Seigneur, pardonne-nous tous! » Guillaume se pencha encore un instant sur le cadavre. Il lui saisit les poignets, en tournant vers la lumiè re la paume des mains. Le bout des trois premiers doigts de la main droite é tait foncé. Sixiè me jour LAUDES Où l’on voit é lire un nouveau cellé rier, mais pas un nouveau bibliothé caire. Etait-ce dé jà l’heure de laudes? Etait-ce plus tô t ou plus tard? A partir de ce moment je perdis le sentiment du temps. Des heures peut-ê tre passè rent, peut-ê tre moins, pendant lesquelles le corps de Malachie fut allongé dans l’é glise sur un catafalque, tandis que ses frè res se disposaient en é ventail. L’Abbé donnait des dispositions pour les prochaines obsè ques. Je l’entendis appeler à lui Bence et Nicolas de Morimonde. En l’espace de moins d’un jour, dit-il, l’abbaye avait é té privé e du bibliothé caire et du cellé rier. « Toi, dit- il à Nicolas, tu prendras les fonctions de Ré migio. Tu connais le travail de beaucoup, ici à l’abbaye. Mets quelqu’un à ta place pour surveiller les forges, pourvois aux né cessité s immé diates d’aujourd’hui, cuisines et ré fectoire. Tu es dispensé des offices. Va. » Puis, à Bence: « Juste hier soir tu avais é té nommé aide de Malachie. Fais le né cessaire pour l’ouverture du scriptorium et veille à ce que personne ne monte tout seul à la bibliothè que. » Bence fit timidement observer qu’il n’avait pas encore é té initié aux secrets de ce lieu. L’Abbé le fixa avec sé vé rité : « Personne n’a dit que tu le seras. Tu veilleras que le travail ne s’arrê te pas et soit vé cu comme priè re pour nos frè res morts... et pour ceux qui mourront encore. Chacun travaillera seulement sur les livres qu’il a reç us en dé pô t, qui le veut pourra consulter le catalogue. Rien d’autre. Tu es dispensé des vê pres car à cette heure-là tu fermeras tout. — Et comment sortirai-je? demanda Bence. — C’est vrai, je fermerai moi-mê me les portes d’en bas aprè s le souper. Va. » Il sortit avec eux, é vitant Guillaume qui cherchait à lui parler. Dans le choeur restaient, en un petit groupe, Alinardo, Pacifico de Tivoli, Aymaro d’Alexandrie et Pierre de Sant’Albano. Aymaro ricanait. « Remercions le Seigneur, dit-il. L’Allemand mort, nous courions le risque d’avoir un nouveau bibliothé caire plus barbare encore. — Qui, pensez-vous, sera nommé à sa place? » demanda Guillaume. Pierre de Sant’Albano sourit d’une faç on é nigmatique: « Aprè s tout ce qui s’est passé ces jours-ci, le problè me n’est plus le bibliothé caire, mais bien l’Abbé... — Tais-toi », lui dit Pacifico. Et Alinardo, toujours avec son regard pensif: « Ils vont commettre une autre injustice... comme à mon é poque. Il faut les arrê ter. — Qui? » demanda Guillaume. Pacifico le prit confidentiellement par le bras et l’accompagna loin du vieillard, vers la porte. « Alinardo... tu le sais, nous l’aimons beaucoup, il repré sente pour nous l’antique tradition et les jours les meilleurs de l’abbaye... Mais il lui arrive de parler sans savoir ce qu’il dit. Nous tous sommes en souci pour le nouveau bibliothé caire. Il devra ê tre digne, et mû r, et sage... Voilà tout. — Devra-t-il connaî tre le grec? demanda Guillaume. — Et l’arabe, ainsi le veut la tradition, ainsi l’exige son office. Mais beaucoup parmi nous ont de ces qualité s. Moi, en toute humilité, et Pierre, et Aymaro... — Bence sait le grec. — Bence est trop jeune. Je ne sais pourquoi Malachie l’a choisi hier comme son aide, mais... — Adelme connaissait-il le grec? — Je crois que non. Bien sû r que non, sans nul doute. — Mais Venantius le connaissait. Et Bé renger. C’est bon, je te remercie. » Nous sortî mes pour aller prendre quelque chose aux cuisines. « Pourquoi vouliez-vous savoir qui connaissait le grec? demandai-je. — Parce que tous ceux qui meurent avec les doigts noirs connaissent le grec. Il ne sera donc pas mauvais d’attendre le prochain mort parmi ceux qui savent le grec. Moi compris. Toi, tu es sauvé. — Et que pensez-vous des derniè res paroles de Malachie? — Tu les as entendues. Les scorpions. La cinquiè me trompette annonce entre autres l’invasion des sauterelles qui tourmenteront les hommes avec un dard pareil à celui des scorpions, tu le sais bien. Et Malachie nous a fait savoir que quelqu’un le lui avait annoncé. — La sixiè me trompette, dis-je, promet des chevaux à tê tes de lions qui vomissent de leur bouche fumé e et feu et soufre, monté s par des hommes portant des cuirasses de feu, d’hyacinthe et de soufre. — Trop ae choses. Mais le prochain crime pourrait avoir lieu prè s des é curies. Il faudra les surveiller. Et pré parons-nous à la septiè me sonnerie. Encore deux personnes, donc. Qui sont les candidats les plus probables? Si l’objectif est le secret du finis Africae, ceux qui le connaissent. Et à ma connaissance, il n’y a que l’Abbé. A moins que la trame ne soit encore autre. Tu l’as entendu à l’instant, on complotait pour dé poser l’Abbé, mais Alinardo a parlé au pluriel... — Il faudra pré venir l’Abbé, dis-je. — De quoi? Qu’on va l’assassiner? Je n’ai pas de preuves convaincantes. Je procè de comme si l’assassin raisonnait comme moi. Mais s’il poursuivait un autre dessein? Et si, surtout, il n’existait pas un assassin? — Qu’entendez-vous dire? — Je ne le sais pas exactement. Mais comme je te l’ai dit, il faut imaginer tous les ordres possibles, et tous les dé sordres. »
Sixiè me jour PRIME Où Nicolas raconte maintes choses, tandis que nous visitons la crypte du tré sor. Nicolas de Morimonde, en sa nouvelle qualité de cellé rier, é tait en train de donner ses dispositions aux cuisiniers, et ceux-ci lui donnaient des informations sur les usages des cuisines. Guillaume voulait lui parler, et il nous demanda d’attendre quelques minutes. Ensuite, ditil, il devrait descendre dans la crypte du tré sor pour veiller au travail de nettoyage des châ sses, qui lui revenait encore, et là il aurait davantage le temps de converser. Peu aprè s en effet, il nous invita à le suivre, entra dans l’é glise, passa derriè re le maî tre-autel (alors que les moines disposaient un catafalque dans la nef, pour veiller la dé pouille mortelle de Malachie), et nous fit descendre un escalier é troit, au pied duquel nous nous trouvâ mes dans une salle aux voû tes trè s basses soutenues par de gros piliers en pierre de taille. Nous é tions dans la crypte où l’on gardait les richesses de l’abbaye, lieu dont l’Abbé se montrait fort jaloux et qu’il n’ouvrait qu’en des circonstances exceptionnelles et pour des hô tes de marque. Nous é tions entouré s de reliquaires et de châ sses de grandeur varié e, à l’inté rieur desquels la lumiè re des torches (tenues par deux aides de confiance de Nicolas) faisait resplendir des objets d’une merveilleuse beauté. Des parements tissé s de fils d’or, des couronnes d’or constellé es de gemmes, des coffrets de diffé rents mé taux historié s avec des figures, des nielles, des ivoires. Nicolas nous dé tailla, extasié, un é vangé liaire dont la reliure sautait aux yeux avec ses admirables plaques d’é mail qui composaient une unité bariolé e de compartiments ordonné s, cloisonné s par des filigranes d’or et fixé s, en guise de clous, par des pierres pré cieuses. Il nous montra un dé licat é dicule avec deux colonnes de lapis-lazuli et d’or qui encadraient une descente au sé pulcre repré senté e en un fin bas- relief d’argent, surmonté e par une croix d’or criblé e de treize diamants sur un fond d’onyx bigarré, tandis qu’un petit fronton é tait cintré d’agate et de rubis. Puis je vis un diptyque chrysé lé phantin, divisé en cinq parties, avec cinq scè nes de la vie de Christ, et au centre un agneau mystique composé d’alvé oles d’argent doré et de pâ te de verre, unique image polychrome sur un fond de cireuse blancheur. Le visage, les gestes de Nicolas, alors qu’il nous indiquait ces objets, é taient illuminé s d’orgueil. Guillaume loua les choses qu’il avait vues, puis il demanda à Nicolas quel genre d’homme pouvait bien ê tre Malachie. « Curieuse question, dit Nicolas, tu le connaissais toi aussi. — Oui, mais pas suffisamment. Je n’ai jamais compris quelles pensé es il cachait... et... (il hé sita à se prononcer sur quelqu’un qui venait de disparaî tre)... et s’il en avait ». Nicolas s’humidifia un doigt, le passa sur une surface de cristal pas tout à fait impeccable, et ré pondit avec un demi-sourire, sans regarder Guillaume au visage: « Tu vois que tu n’as pas besoin de poser de questions... C’est vrai, au dire de beaucoup Malachie avait l’air fort pensif, mais c’é tait en revanche un homme trè s simple. Selon Alinardo, c’é tait un idiot. — Alinardo garde rancoeur contre quelqu’un pour un fait lointain, quand lui fut refusé e la dignité de bibliothé caire. — J’en ai entendu parler moi aussi, mais il s’agit d’une vieille histoire, elle remonte au moins à cinquante ans. Quand moi j’arrivai ici, le bibliothé caire é tait Robert de Bobbio, et les vieux allaient murmurant d’une injustice commise aux dé pens d’Alinardo. A l’é poque, je ne voulus pas approfondir, parce que ce me semblait un manque de respect envers les plus â gé s, et je ne voulais pas me prê ter à des mé disances. Robert avait un aide, qui mourut, et à sa place fut nommé Malachie, encore trè s jeune. Beaucoup dirent qu’il n’avait aucun mé rite, qu’il soutenait savoir le grec et l’arabe et ce n’é tait pas vrai, qu’il é tait seulement un singe doué qui copiait en belle calligraphie les manuscrits de ces langues-là, mais sans comprendre ce qu’il copiait. On disait qu’un bibliothé caire se doit d’ê tre bien plus docte que cela. Alinardo, qui alors é tait encore un homme plein de force, é mit des jugements trè s amers sur cette nomination. Et il insinua que Malachie avait é té installé à cette place pour faire le jeu de son ennemi, mais je ne compris pas de qui il parlait. Voilà tout. On a toujours murmuré que Malachie dé fendait la bibliothè que comme un chien de garde, mais sans bien comprendre ce qu’elle renfermait. D’autre part, des bruits circulè rent aussi contre Bé renger, lorsque Malachie le choisit comme aide. On disait que lui-mê me n’é tait pas plus apte que son maî tre, que c’é tait un intrigant. On raconta é galement... Mais d’ailleurs de ton cô té tu as dû entendre ces on-dit... qu’il y avait un é trange rapport entre Malachie et lui... Vieilles lunes, et puis tu sais que des rumeurs ont circulé sur Bé renger et Adelme, et les jeunes copistes disaient que Malachie souffrait en silence d’une atroce jalousie... Et encore, on murmurait sur les rapports entre Malachie et Jorge, non, pas dans le sens que tu peux croire... personne n’a jamais mé dit de la vertu de Jorge! Mais Malachie, comme bibliothé caire, par tradition, avait dû é lire l’Abbé pour confesseur, tandis que tous les autres se confessaient à Jorge (ou à Alinardo, mais le vieillard est maintenant à peu prè s dé ment)... Eh bien, on disait que malgré cela Malachie s’entretenait trop souvent avec Jorge, comme si l’Abbé dirigeait son â me, tandis que Jorge ré glait son corps, ses gestes, son travail. D’autre part, tu le sais, tu l’as vu, probablement: si quelqu’un voulait un renseignement sur un livre ancien et oublié, il ne le demandait pas à Malachie, mais à Jorge. Malachie veillait sur le catalogue et montait à la bibliothè que, mais Jorge savait ce que signifiait chaque titre... — Pourquoi Jorge savait-il tant de choses sur la bibliothè que? — C’é tait le plus ancien, aprè s Alinardo, il est ici depuis sa jeunesse. Jorge doit avoir plus de quatre-vingts ans, on dit qu’il est aveugle depuis au moins quarante ans et peut-ê tre davantage... — Comment a-t-il fait pour devenir aussi savant avant d’ê tre frappé de cé cité ? — Oh, il y a des lé gendes sur lui. Il paraî t qu’enfant dé jà il é tait touché par la grâ ce divine, et là -bas en Castille, encore impubè re, il lisait les livres des Arabes et des docteurs grecs. Et puis mê me aprè s ê tre devenu aveugle, mê me à pré sent, il reste assis de longues heures dans la bibliothè que, on lui ré cite le catalogue, on lui apporte des livres et un novice lui fait la lecture à haute voix pendant des heures et des heures. Il se souvient de tout, il n’est pas sans mé moire comme Alinardo. Mais pourquoi m’interroger sur ces choses-là ? — Maintenant que Malachie et Bé renger sont morts, qui possè de encore les secrets de la bibliothè que? — L’Abbé, et l’Abbé devra maintenant les transmettre à Bence... s’il le veut bien... — Pourquoi s’il le veut bien? — Parce que Bence est jeune, il a é té nommé aide quand Malachie é tait encore en vie, et ce n’est pas pareil d’ê tre aide- bibliothé caire et bibliothé caire. Par tradition, le bibliothé caire devient ensuite Abbé... — Ah, c’est ainsi... C’est pourquoi la place de bibliothé caire est si convoité e. Mais alors Abbon a é té bibliothé caire? — Non, Abbon non. Sa nomination eut lieu avant que je n’arrive ici, il doit bien y avoir trente ans maintenant. Avant c’est Paul de Rimini qui é tait abbé, un homme curieux sur lequel on raconte d’é tranges histoires: il paraî t que c’é tait un grand dé voreur de livres, il connaissait de mé moire tous les ouvrages de la bibliothè que, mais il avait une bizarre infirmité, il ne parvenait pas à é crire, on l’appelait Abbas agraphicus... Il devint abbé trè s jeune, on disait qu’il avait l’appui d’Algirdas de Cluny, le Doctor Quadratus... Mais ce sont là vieux bavardages de moines. Bref, Paul devint abbé, Robert de Bobbio prit sa place dans la bibliothè que, mais il é tait miné par un mal qui le consumait, on savait qu’il ne pourrait pré sider aux destiné es de l’abbaye, et quand Paul de Rimini disparut... — Il mourut? — Non, il disparut, je ne sais comme, un jour il partit pour un voyage et il ne revint plus, peut-ê tre fut-il tué par des voleurs de grand chemin au cours de son voyage... Bref, quand Paul disparut, Robert ne pouvait prendre sa place, et il y eut des trames obscures. Abbon – dit-on – é tait fils naturel du seigneur de cette contré e, il avait grandi dans l’abbaye de Fossanova, on racontait que garç onnet il avait assisté saint Thomas lorsqu’il mourut là -bas et avait veillé au transport de ce grand corps descendu par les escaliers d’une tour, dont l’é troitesse ne permettait pas au cadavre de passer... c’é tait là toute sa gloire, murmuraient ici les mauvaises langues... Le fait est qu’il fut é lu abbé, mê me sans avoir é té bibliothé caire, et il fut instruit par quelqu’un, Robert je crois, des mystè res de la bibliothè que. — Et Robert, pourquoi fut-il é lu? — Je l’ignore. J’ai toujours essayé de ne point trop mettre mon nez dans ces choses: nos abbayes sont des lieux saints, mais autour de la dignité abbatiale sont parfois tissé es d’horribles trames. Pour ma part, je m’inté ressais à mes verres et à mes reliquaires, je ne voulais pas ê tre mê lé à ces histoires. Mais à pré sent, tu comprends pourquoi je ne sais si l’Abbé veut instruire Bence, ce serait comme dé signer en lui son successeur, un garç on irré flé chi, un grammairien presque barbare, de l’extrê me nord, qu’en saurait-il de ce pays, de l’abbaye et de ses rapports avec les seigneurs du lieu... — Mais Malachie non plus n’é tait pas italien, ni Bé renger, ils ont pourtant é té mis à la tê te de la bibliothè que. — Voilà un fait obscur. Les moines murmurent que depuis un demi-siè cle l’abbaye a abandonné ses traditions... Raison pour quoi, il y a plus de cinquante ans, et bien avant peut-ê tre, Alinardo aspirait à la dignité de bibliothé caire. Le bibliothé caire avait toujours é té italien, les grands esprits ne manquent pas dans cette terre. Et puis tu vois... (et là Nicolas marqua une hé sitation comme s’il ne voulait pas dire ce qu’il é tait sur le point de dire)... tu vois, Malachie et Bé renger sont morts, peut-ê tre pour qu’ils ne deviennent pas abbé s. » Il se secoua, agita la main devant son visage comme pour chasser des idé es peu honnê tes, puis il fit le signe de la croix. « Qu’est-ce que je suis en train de raconter? Tu vois, depuis bien des anné es il se passe des choses honteuses dans ce pays, mê me dans les monastè res, à la cour papale, dans les é glises... Luttes pour conqué rir le pouvoir, accusations d’hé ré sie pour soustraire une pré bende à quelqu’un... Quelle vilaine é poque, je suis en train de perdre confiance dans le genre humain, je vois partout complots et conspirations de palais. C’est à cela que devait se ré duire aussi cette abbaye, un nid de vipè res surgi par magie occulte dans ce qui é tait une châ sse de membres saints. Regarde, le passé de ce monastè re! » Il nous indiquait du doigt les tré sors é pandus tout autour, et omettant croix et autres objets sacré s, il nous dirigea vers les reliquaires qui constituaient la gloire de ce lieu. « Regardez, disait-il, c’est la pointe de la lance qui perç a le cô té du Sauveur! » Il s’agissait d’une botte d’or, au couvercle de cristal, où sur un coussinet de pourpre reposait un morceau de fer triangulaire, dé jà rongé par la rouille mais ramené maintenant à une vive splendeur par les huiles et les cires longuement travaillé es. Mais ceci n’é tait rien encore. Car dans une autre botte d’argent constellé e d’amé thystes, et dont le couvercle é tait transparent, je vis un morceau de bois vé né rable de la sainte croix, ramené dans cette abbaye par la reine Hé lè ne elle-mê me, mè re de l’empereur Constantin, aprè s qu’elle s’é tait rendue en pè lerinage sur les lieux saints, et avait exhumé la colline du Golgotha et le saint sé pulcre avant d’y faire construire une cathé drale. Ensuite Nicolas nous fit admirer d’autres choses, et je ne saurais rendre compte de toutes, vu leur quantité et leur rareté. Il y avait, dans un reliquaire tout d’aiguemarine, un clou de la croix. Il y avait, dans une ampoule, posé e sur un lit de petites roses fané es, une partie de la couronne d’é pines, et dans une autre boî te, toujours sur un tapis de fleurs fané es, un lambeau jauni de la nappe de la derniè re Cè ne. Et puis il y avait la bourse de saint Matthieu, en mailles d’argent, et dans un cylindre, noué par un ruban violet é limé par le temps et scellé d’or, un os du bras de sainte Anne. Je vis merveille des merveilles, surmonté d’une cloche de verre et placé sur un coussin rouge festonné de perles, un fragment de la mangeoire de Bethlé em, et un empan de la tunique purpurine de saint Jean l’Evangé liste, deux des chaî nes qui serrè rent les cheville? de l’apô tre Pierre à Rome, le crâ ne de saint Adalbert, l’é pé e de saint Etienne, un tibia de sainte Marguerite, un doigt de saint Vital, une cô te de sainte Sophie, le menton de saint Eoban, la partie supé rieure de l’omoplate de saint Jean Chrysostome, la bague de fianç ailles de saint Joseph, une dent de saint Jean- Baptiste, la verge de Moï se, un point de dentelle dé chiré et minuscule de l’habit nuptial de la Vierge Marie. Et puis d’autres choses qui n’é taient pas des reliques mais n’en repré sentaient pas moins des té moignages de prodiges et d’ê tres prodigieux de terres lointaines, ramené s à l’abbaye par des moines qui avaient voyagé jusqu’aux extrê mes confins du monde: un basilic et une hydre empaillé s, une corne d’unicorne, un oeuf qu’un ermite avait trouvé à l’inté rieur d’un autre oeuf, un flocon de la manne qui nourrit les Hé breux dans le dé sert, une dent de baleine, une noix de coco, l’humé rus d’une bê te anté diluvienne, le croc d’ivoire d’un é lé phant, la cô te d’un dauphin. Et puis encore d’autres reliques que je ne reconnus pas, dont les reliquaires qui les contenaient é taient peut-ê tre plus pré cieux, et certaines (à en juger d’aprè s la facture de leurs contenants, d’argent noirci) trè s anciennes, une sé rie infinie de fragments d’os, d’é toffe, de bois, de mé tal, de verre. Et des flacons avec des poudres foncé es, dont je sus que l’un d’eux renfermait des dé bris calciné s de la ville de Sodome, et un autre de la chaux des murailles de Jé richo. Toutes choses, fû t-ce les plus modestes, pour lesquelles un empereur aurait donné plus d’un fief, et qui constituaient une ré serve non seulement d’immense prestige, mais aussi d’authentique richesse maté rielle pour l’abbaye qui nous donnait l’hospitalité. Abasourdi, je continuais cette exploration, tandis que Nicolas avait dé sormais cessé de nous illustrer les objets, qui d’ailleurs é taient dé crits chacun par un cartouche, libre maintenant de musarder presque au hasard à travers cette ré serve de merveilles inestimables, tantô t admirant ces choses en pleine lumiè re, tantô t les entrevoyant dans la demi-obscurité, quand les acolytes de Nicolas se dé plaç aient vers un autre point de la crypte avec leurs torches. J’é tais fasciné par ces cartilages jaunis, mystiques et ré pugnants à la fois, transparents et mysté rieux, par ces lambeaux de vê tements d’é poque immé moriale, dé coloré s, effiloché s, parfois enroulé s dans une fiole comme un manuscrit dé fraî chi, par ces matiè res en miettes se confondant avec l’é toffe qui leur servait de couche, saints dé tritus d’une vie jadis animale (et rationnelle) et maintenant, prisonniers des é difices de cristal ou de mé tal qui mimaient dans leur minuscule dimension la hardiesse des cathé drales de pierre avec leurs tours et leurs flè ches, semblant transformé s eux aussi en substance miné rale. C’est donc ainsi que le corps des saints attend enseveli la ré surrection de la chair? C’est à partir de ces é chardes, de ces esquilles que se recomposeraient les organismes qui dans la splendeur de la vision divine, recouvrant toute leur sensibilité naturelle, ressentiraient, comme é crivait Piperno, jusqu’aux minimas differentias odorum{214}? De ces mé ditations me tira soudain Guillaume, qui me touchait à l’é paule: « Moi je remonte, dit-il. Je grimpe au scriptorium, j’ai encore quelque chose à consulter... — Mais il sera impossible d’avoir des livres, dis-je,
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