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LE NOM DE LA ROSE 43 страницаpervers, dé nigreurs, avides, dé sireux de plaisirs, aimant le gain, se complaisant en de vains discours, hâ bleurs, hautains, gourmands, arrogants, plongé s dans la luxure, en quê te de gloriole, ennemis de l’Evangile, prê ts à renier la porte é troite, à mé priser la vraie parole, et ils prendront en haine tout sentier de pitié, ils ne se repentiront pas de leurs pé ché s, au point qu’au milieu des peuples se ré pandront l’incré dulité, la haine entre frè res, la mé chanceté, la dureté, l’envie, l’indiffé rence, le vol, l’ivresse, l’intempé rance, la lubricité, le plaisir charnel, la fornication et tous les autres vices. S’é clipseront l’affliction, l’humilité, l’amour de la paix, la pauvreté, la compassion, le don des larmes... Allons, courage, vous ne vous reconnaissez pas, vous tous ici pré sents, moines de l’abbaye et puissants venus de l’exté rieur? » Dans la pause qui suivit, on entendit un bruissement. C’é tait le cardinal Bertrand qui s’agitait sur son siè ge. Au fond, pensai-je, Jorge se comportait en grand pré dicateur, et tout en fustigeant ses frè res, il n’é pargnait pas mê me les visiteurs. Et j’eusse donné je ne sais quoi pour savoir ce qui se passait en ce moment par la tê te de Bernard, ou des gras Avignonnais. « Et ce sera juste à ce point-là, qui est justement le nô tre, tonna Jorge, que l’Anté christ aura sa parousie blasphé matoire, singe qu’il se veut de Notre Seigneur. En ces temps-là (qui sont les nô tres) tous les royaumes seront bouleversé s, il y aura famine et pauvreté, et pé nurie de moissons, et hivers d’une exceptionnelle rigueur. Et les enfants de ce temps-là (qui est le nô tre) n’auront plus personne pour administrer leurs biens et conserver dans leurs dé pô ts les aliments et ils seront humilié s sur les marché s d’achat et de vente. Bienheureux alors ceux qui ne vivront plus, ou qui tout en vivant ré ussiront à survivre! Alors viendra le fils de la perdition, l’adversaire qui se glorifie et se gonfle, en exhibant de multiples vertus pour leurrer toute la terre et pour pré valoir sur les justes. La Syrie s’effondrera et pleurera ses fils. La Cilicie dressera sa tê te tant que n’apparaî tra pas celui qui est appelé pour la juger. La fille de Babylone se lè vera du trô ne de sa splendeur pour boire à la coupe de l’amertume. La Cappadoce, la Lycie et la Lycaonie ploieront l’é chiné car des foules entiè res se verront dé truites dans la corruption de leur iniquité. Des campements de barbares et des chars de guerre apparaî tront de partout pour occuper les terres. En Armé nie, au Pont et en Bithynie les adolescents pé riront par le fer, les fillettes tomberont en captivité, les fils et les filles consommeront des incestes, la Pisidie, qui s’exalte dans sa gloire, sera prostré e, l’é pé e passera au milieu de la Phé nicie, la Judé e revê tira le deuil et se pré parera au jour de la perdition causé e par son impureté. Alors de tous cô té s se montreront abomination et dé solation, l’Anté christ triomphera de l’occident et dé truira les voies de circulation, il aura dans les mains flamberge et feu ardent et il brû lera plein de fureur, de violence et de flammes: sa force sera le blasphè me, tromperie sa main, la dextre sera ruine, la senestre porteuse de té nè bres. Voici les traits qui le distingueront: sa tê te sera de feu ardent, son oeil droit injecté de sang, son oeil gauche d’un vert fé lin, et il aura deux pupilles, et ses paupiè res seront blanches, large sa lè vre infé rieure, faible son fé mur, gros ses pieds, son pouce é crasé et allongé ! » « On dirait son portrait », ricana Guillaume dans un souffle. C’é tait une phrase fort impie, mais je lui en sus gré, car mes cheveux se dressaient sur ma tê te. Je retins tout juste un é clat de rire, gonflant les joues et laissant é chapper un filet d’air de mes lè vres closes. Bruit que, dans le silence tombé sur les derniè res paroles du vieillard, on entendit trè s bien, mais heureusement tous pensè rent qu’il s’agissait de quelqu’un qui toussait ou pleurait, ou fré missait, et tous en avaient largement de quoi. « C’est le moment où, disait maintenant Jorge, tout tombera dans l’arbitraire, les enfants lè veront les mains contre leurs gé niteurs, l’é pouse tramera contre son mari, le mari appellera en jugement son é pouse, les maî tres seront inhumains avec leurs serviteurs et les serviteurs dé sobé iront à leurs maî tres, on ne ré vé rera plus les vieillards, les adolescents demanderont le commandement, le travail apparaî tra à tous une peine inutile, de partout s’é lè veront des cantiques de gloire à la licence, au vice, à la liberté dissolue des moeurs. Aprè s quoi, viols, adultè res, parjures, pé ché s contre nature suivront par grandes vagues, et les maux, et les divinations, et les ensorcellements, et apparaî tront dans le ciel des corps volants, surgiront au milieu des bons chré tiens de faux prophè tes, de faux apô tres, des corrupteurs, des imposteurs, des sorciers, des violateurs, des avares, des traî tres et des falsificateurs, les pasteurs se changeront en loups, les prê tres ré pandront le mensonge, les moines dé sireront les choses du monde, les pauvres n’accourront pas à l’aide des chefs, les puissants seront sans misé ricorde, les justes se feront té moins d’injustice. Toutes les villes seront é branlé es par des tremblements de terre, il y aura des é pidé mies de peste dans toutes les ré gions, des tempê tes de vent soulè veront la terre, les champs seront contaminé s, la mer sé cré tera des humeurs noirâ tres, de nouveaux prodiges inconnus auront lieu sur la lune, les é toiles abandonneront leur cours normal, d’autres – inconnues – sillonneront le ciel, il neigera l’é té et fera une chaleur torride l’hiver. Et seront venus les temps de la fin et la fin des temps... Le premier jour, à la troisiè me heure, s’é lè vera dans le firmament une voix haute et puissante, une nue purpurine viendra du septentrion, tonnerres et é clairs la suivront, et sur la terre descendra une pluie de sang. Le deuxiè me jour la terre sera arraché e à son socle et la fumé e d’un grand feu passera à travers les portes du ciel. Le troisiè me jour, les abî mes de la terre gronderont aux quatre coins du cosmos. Les pinacles du firmament s’ouvriront, l’air se remplira de piliers de fumé e et une puanteur de soufre s’exhalera jusqu’à la dixiè me heure. Le quatriè me jour, tô t le matin l’abî me se liqué fiera et é mettra d’é normes explosions, et les é difices tomberont. Le cinquiè me jour, à la sixiè me heure se verront dé faites les puissances de lumiè re et la roue du soleil, et les té nè bres envelopperont le monde jusqu’au soir, et les é toiles et la lune cesseront de jouer leur rô le. Le sixiè me jour, à la quatriè me heure, le firmament se fendra de l’orient à l’occident et les anges pourront regarder sur la terre à travers la troué e des cieux et tous ceux qui sont sur la terre pourront voir les anges qui regardent du ciel. Alors tous les hommes se cacheront sur les montagnes pour fuir le regard des anges justes. Et le septiè me jour arrivera le Christ dans la lumiè re de son pè re. Et il y aura alors le jugement des bons et leur ascension, dans la bé atitude é ternelle des corps et des â mes. Mais ce n’est pas sur cela que vous mé diterez ce soir, frè res orgueilleux! Ce n’est pas aux pé cheurs qu’il reviendra de voir l’aube du huitiè me jour, lorsque de l’orient s’é lè vera une voix douce et tendre, au milieu du ciel, et que se manifestera cet Ange qui a pouvoir sur tous les autres anges saints, et tous les anges avanceront avec lui, assis sur un char de nues, pleins de joie, courant à vive allure à travers les airs, pour libé rer les é lus qui ont cru, et tous ensemble ils se ré jouiront parce que la destruction de ce monde aura é té consommé e! Ce n’est point de cela, nous, que nous devons orgueilleusement nous ré jouir ce soir! Nous mé diterons par contre sur les paroles que le Seigneur prononcera pour chasser loin de lui ceux qui n’ont pas mé rité d’ê tre sauvé s: loin de moi, maudits, dans le feu é ternel qui vous a é té pré paré par le diable et par ses ministres! Vous-mê mes l’avez bien mé rité, et maintenant vous pouvez en jouir! Eloignez-vous de moi, en descendant dans les té nè bres exté rieures et dans le feu inextinguible! C’est moi qui vous ai donné forme, et vous vous fî tes les disciples d’un autre! Vous vous ê tes faits les servants d’un autre seigneur, allez demeurer avec lui dans le noir, avec lui, le serpent qui n’a ni paix ni trê ve, au milieu des grincements de dents! Je vous ai donné l’ouï e pour que vous prê tiez votre attention à la lecture des Ecritures, et vous é coutez les paroles des paï ens! Je vous ai modelé une bouche pour glorifier Dieu, et vous en avez usé pour le leurre des poè tes et pour les é nigmes des histrions! Je vous ai donné des yeux pour que vous voyiez la lumiè re de mes pré ceptes, et vous en avez usé pour scruter dans la té nè bre! Je suis un juge humain, mais juste. Je donnerai à chacun selon son mé rite. Je voudrais avoir misé ricorde de vous, mais je ne trouve point d’huile dans vos vases. Je serais enclin à m’apitoyer, mais vos lampes sont enfumé es. Eloignez-vous de moi... Ainsi parlera le Seigneur. Et ceux-là... et nous peut-ê tre, descendront dans l’é ternel supplice. Au nom du Pè re, du Fils et du Saint-Esprit. » « Amen! » ré pondirent-ils tous d’une seule voix. Tous en rang, sans un murmure, les moines allè rent à leurs grabats. Sans dé sir de se parler disparurent les minorites et les hommes du pape, aspirant à l’isolement et au repos. Mon coeur é tait lourd. « Au lit, Adso, me dit Guillaume en montant les escaliers de l’hô tellerie. Ce n’est pas un soir à circuler dehors. Il pourrait venir à l’esprit de Bernard Gui d’anticiper la fin du monde en commenç ant par nos carcasses. Demain nous tâ cherons d’ê tre pré sents à matines, car sitô t aprè s partiront Michel et les autres minorites. — Bernard aussi partira avec ses prisonniers? demandai-je dans un filet de voix. — Sû rement, il n’a plus rien à faire ici. Il voudra pré cé der Michel en Avignon, mais de telle maniè re que son arrivé e coï ncide avec le procè s du cellé rier, minorite, hé ré tique et assassin. Le bû cher du cellé rier é clairera comme un flambeau propitiatoire la premiè re rencontre de Michel avec le pape. — Et qu’arrivera-t-il à Salvatore... et à la fille? — Salvatore accompagnera le cellé rier, parce qu’il devra té moigner à son procè s. Il se peut qu’en é change de ce service Bernard lui accorde la vie sauve. Il pourra mê me le laisser filer, pour le faire tuer ensuite. Ou peutê tre le laissera-t-il aller vraiment, car un ê tre comme Salvatore n’inté resse pas un ê tre comme Bernard. Qui sait, peut-ê tre finira-t-il coupe-jarret dans quelque forê t du Languedoc... — Et la fille? — Je te l’ai dit, c’est de la chair à bû cher. Mais elle brû lera avant, en cours de route, faç on d’é difier quelque village cathare le long de la cô te. J’ai entendu dire que Bernard devra rencontrer son collè gue Jacques Fournier (souviens-toi de ce nom, pour l’heure il brû le des albigeois, mais il vise plus haut), et une belle sorciè re à mettre sur les fagots augmentera le prestige et la renommé e de l’un et de l’autre... — Mais ne peut-on rien faire pour les sauver? m’é criai-je. L’Abbé ne peut-il intervenir? — Pour qui? Pour le cellé rier, accusé qui s’est reconnu coupable? Pour un misé rable comme Salvatore? Ou tu penses à la fille? — Et si cela é tait? m’enhardis-je. Des trois, au fond, c’est la seule vraiment innocente, vous savez bien, vous, que ce n’est pas une sorciè re... — Et tu crois que l’Abbé, aprè s ce qui s’est passe, voudra risquer le peu de prestige qui lui reste pour une sorciè re? — Mais il a pris sur lui de faire fuir Ubertin! — Ubertin é tait l’un de ses moines et il n’é tait accusé de rien. Et puis quelles sottises me dis-tu là, Ubertin é tait une personne importante, Bernard n’aurait pu le frapper que dans le dos. — Ainsi, le cellé rier avait raison, les simples paient toujours pour tout le monde, mê me pour ceux qui parlent en leur faveur, mê me pour ceux, comme Ubertin et Michel, qui avec leurs mots de pé nitence les ont poussé s à la ré volte! » J’é tais dé sespé ré, et je ne considé rais mê me pas que la fille n’avait rien d’un fraticelle, sé duit par la mystique d’Ubertin. Pourtant, c’é tait une paysanne, et elle payait pour une histoire qui ne la concernait pas. « C’est ainsi, me ré pondit tristement Guillaume. Et si tu tiens ré ellement à trouver un rai de justice, je te dirai qu’un jour les gros chiens, le pape et l’empereur, pour faire la paix passeront sur le corps des chiens plus petits qui se sont empoigné s à leur service. Et Michel ou Ubertin seront traité s comme aujourd’hui on traite ta jeune fille. » A pré sent je sais que Guillaume prophé tisait, autrement dit argumentait par syllogismes sur la base de principes de philosophie naturelle. Mais à ce moment-là, ses prophé ties et ses syllogismes ne me consolè rent nullement. L’unique chose certaine é tait que la jeune fille serait brû lé e. Et je me sentais coresponsable, car c’é tait comme si sur le bû cher elle expiait aussi pour le pé ché que moi j’avais commis avec elle. J’é clatai sans pudeur en sanglots et m’enfuis dans ma cellule, où pendant toute la nuit je mordis ma paillasse et gé mis impuissant, parce qu’il ne m’é tait pas mê me permis – comme j’avais lu dans les romans de chevalerie avec mes compagnons de Melk – de me lamenter en invoquant le nom de l’aimé e. De l’unique amour terrestre de ma vie je ne savais, et ne sus jamais, le nom. SIXIÈ ME JOUR Sixiè me jour MATINES Où les princes sederunt, et Malachie est terrassé. Nous descendî mes à matines. Cette derniè re partie de la nuit, presque la premiè re du nouveau jour imminent, é tait encore nappé e de brouillard. Tandis que je traversais le cloî tre, l’humidité me pé né trait jusqu’aux os, et j’avanç ais le corps moulu par un sommeil inquiet. Bien que l’é glise fû t froide, c’est avec un soupir de soulagement que je m’agenouillai sous ces voû tes, à l’abri des é lé ments, ré conforté par la chaleur des autres corps, et de la priè re. Le chant des psaumes avait commencé depuis peu, quand Guillaume m’indiqua une place vide dans les stalles en face de nous, entre Jorge et Pacifico de Tivoli. C’é tait la place de Malachie, qui en effet s’asseyait toujours à cô té de l’aveugle. Nous n’é tions pas les seuls à nous ê tre rendu compte de cette absence. D’une part je surpris le regard soucieux de l’Abbé, qui certes savait bien dé sormais comme ces absences é taient le signe avant-coureur de comme ces absences é taient le signe avant-coureur de sombres nouvelles. Et d’autre part, je m’aperç us qu’une singuliè re inquié tude alté rait le vieux Jorge. Son visage, d’habitude si indé chiffrable en raison de ses yeux blancs dé nué s de lumiè re, é tait plongé aux trois quarts dans l’ombre, mais ses mains s’agitaient, nerveuses. De fait, à plusieurs reprises il tâ ta la place à cô té de lui, comme pour contrô ler si elle é tait occupé e. Il faisait et refaisait le geste à intervalles ré guliers, comme s’il espé rait que l’absent recomparû t d’un moment à l’autre, mais craignait de ne pas le voir recomparaî tre. « Où a bien pu passer le bibliothé caire? murmuraije à Guillaume. — Malachie, ré pondit Guillaume, é tait dé sormais le seul à avoir le livre entre les mains. Si ce n’est pas lui le coupable des crimes, alors il pourrait ne pas connaî tre les dangers que ce livre renferme... » Il n’y avait rien d’autre à dire. Il fallait seulement attendre. Et nous attendî mes, nous, l’Abbé qui continuait à fixer la stalle vide, Jorge qui ne cessait d’interroger l’obscurité de ses mains. Lorsque l’office toucha à sa fin, l’Abbé rappela aux moines et aux novices qu’il fallait se pré parer à la grand’messe de Noë l et que pour ce faire, selon la coutume, on emploierait le temps pré cé dant laudes à vé rifier l’homogé né ité de la communauté tout entiè re dans l’exé cution de certains des chants pré vus pour cette solennité. Cette troupe d’hommes dé vots é tait en effet harmonisé e comme un seul corps et une seule voix, et par un long cortè ge d’anné es se reconnaissait unie, comme une seule â me, dans le chant. L’Abbé invita à entonner le Sederunt: Sederunt principes et adversus me loquebantur, iniqui. Persecuti sunt me. Adjuva me, Domine, Deus meus salvum me fac propter magnam misericordiam tuam{213}. Je me demandai si l’Abbé n’avait pas choisi de faire chanter ce graduel pré cisé ment cette nuit-là, quand encore é taient pré sents à la fonction les envoyé s des princes, pour rappeler combien depuis des siè cles notre ordre é tait prê t à ré sister à la persé cution des puissants, grâ ce à son rapport privilé gié avec le Seigneur, Dieu des armé es. Et en vé rité, à peine entonné le chant donna une grande impression de puissance. Sur la premiè re syllabe sé dé buta un choeur lent et solennel de dizaines et de dizaines de voix, dont la tonalité basse emplit les nefs et flotta au-dessus de nos tê tes, quand elle semblait pourtant surgir du coeur de la terre. Et elle ne s’interrompit pas, car, tandis que d’autres voix commenç aient à tisser, sur cette ligne profonde et continue, une sé rie de vocalises et de mé lismes, elle – tellurique – ne cessait de dominer et n’eut point de trê ve pendant tout le temps qu’il faut à un ré citant à la voix cadencé e et lente pour ré pé ter douze fois l’Ave Maria. Et comme libé ré es de toute crainte, en raison de la confiance que cette syllabe obstiné e, allé gorie de la duré e é ternelle, donnait aux orants, les autres voix (pour la plupart celles des novices) sur cette base pierreuse et solide, é levaient des flè ches, des colonnes, des pinacles de neumes liquescents et pointé s. Et tandis que mon coeur s’é tourdissait de douceur à la vibration d’un climacus ou d’un porrectus, d’un torculus ou d’un salicus, ces voix paraissaient me dire que l’â me (celle des orants et la mienne, moi qui les é coutais), ne pouvant soutenir l’exubé rance du sentiment, à travers eux se dé chirait pour exprimer la joie, la douleur, la louange, l’amour, dans un é lan de sonorité s suaves. Cependant, l’acharnement obstiné des voix chthoniennes ne dé semparait pas, comme si la pré sence menaç ante des ennemis, des puissants qui persé cutaient le peuple du Seigneur, demeurait irré solue. Jusqu’à ce que ce tumulte neptunien d’une seule note semblâ t vaincu, ou du moins convaincu et captivé par la jubilation allé luiatique des antagonistes, et s’é vanouî t sur un majestueux, un parfait accord et sur un neume couchant. Une fois prononcé, avec une peine quasi obtuse, le « sederunt », s’é leva bien haut le « principes », dans un grand calme sé raphique. Je ne me demandai plus qui é taient les puissants qui parlaient contre moi (contre nous), elle avait disparu, elle s’é tait dissipé e l’ombre de ce fantô me assis et menaç ant. Et d’autres fantô mes, crus-je alors, se dissipè rent à cet instant-là car, en regardant la stalle de Malachie, aprè s que mon attention avait é té absorbé e par le chant, je vis la silhouette du bibliothé caire parmi celle des autres orants, comme s’il n’avait jamais é té absent. Je regardai Guillaume et notai une nuance de soulagement dans ses yeux, la mê me que j’aperç us de loin dans les yeux de l’Abbé. Quant à Jorge, il avait de nouveau tendu les mains et, comme elles rencontrè rent le corps de son voisin, il les avait promptement retiré es. Mais pour lui, je ne saurais dire quels sentiments l’agitè rent. Maintenant le choeur entonnait joyeusement l’ « adjuva me », dont le a clair se ré pandait gaiement à travers l’é glise, et le u mê me n’apparaissait pas sombre comme celui de « sederunt », mais plein de sainte é nergie. Les moines et les novices chantaient, comme le veut la rè gle du chant, le corps droit, la gorge libre, la tê te tourné e vers le haut, l’antiphonaire presque au niveau des é paules de faç on qu’on y puisse lire sans que, en baissant le chef, l’air sorte avec une moindre é nergie de la poitrine. Mais l’heure é tait encore nocturne et, encore que retentissent les trompettes de la jubilation, le brouillard du sommeil tombait comme une embû che sur bon nombre de chantres qui, é garé s peut-ê tre dans l’é mission d’une longue note, confiants dans l’onde mê me du cantique, parfois inclinaient la tê te, tenté s par la somnolence. Alors les circateurs, mê me en cette occurrence, exploraient leurs visages avec la lanterne, un par un, pour les ramener justement à la veille, du corps et de l’â me. Ce fut donc d’abord un moine circateur qui aperç ut Malachie dodeliner d’une maniè re bizarre, osciller comme si d’un coup il é tait retombé dans les brumes cimmé riennes d’un sommeil contre lequel, cette nuit, il avait probablement lutté. Le circateur s’approcha de lui, la lampe à bout de bras, lui é clairant le visage et attirant ainsi mon attention. Le bibliothé caire ne ré agit pas. Le circateur le toucha, et l’autre bascula lourdement en avant. Le circateur s’y prit juste à temps pour soutenir le bibliothé caire avant qu’il ne piquâ t du nez. Le chant ralentit, les voix s’é teignirent, il y eut un court remue- mé nage. Guillaume avait tout de suite bondi de sa place et s’é tait pré cipité là où, n’y pouvant mais, Pacifico de Tivoli et le circateur allongeaient Malachie par terre, inanimé. Nous les rejoignî mes presque en mê me temps que l’Abbé, et à la lumiè re de la lanterne nous vî mes le visage du malheureux. J’ai dé jà dé crit l’aspect de Malachie, mais cette nuit-là, à cette lumiè re, il é tait dé sormais l’image mê me de la mort. Le nez effilé, les yeux caves, les tempes creusé es, les oreilles blanches et contracté es, aux lobes tourné s vers l’exté rieur, la peau de la face devenue rigide, tendue et sè che, la couleur des joues jaunâ tre et ombré e de noir. Les yeux é taient encore ouverts et une respiration pé nible s’exhalait de ces lè vres brû lé es. Il ouvrit la bouche et, penché derriè re Guillaume qui s’é tait penché sur lui, je vis s’agiter entre ses dents une langue tout à fait noirâ tre. Guillaume le souleva en lui passant un bras autour des é paules, d’une main il lui é pongea un voile de sueur qui rendait son front livide. Malachie sentit un attouchement, une pré sence, il fixa droit devant lui, certainement sans voir, sû rement sans reconnaî tre celui qui se trouvait devant lui. Il leva une main tremblante, saisit Guillaume à la poitrine, en attirant son visage jusqu’à presque toucher le sien, puis d’une voix faible et rauque il articula quelques mots: « Il me l’avait dit... vraiment... il avait le pouvoir de mille scorpions... — Qui te l’avait dit? lui demanda Guillaume. Qui? »
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