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LE NOM DE LA ROSE 42 страницаun pouvoir avec lequel traiter, Ubertin par contre é tait demeuré seul, lui-mê me son propre partisan. « Jean veut Michel à sa cour et Ubertin en enfer. Si je connais bien Bernard, d’ici demain, et avec la complicité du brouillard, Ubertin sera tué. Et si quelqu’un se demande par qui, l’abbaye pourra bien supporter un autre crime, et l’on dira que c’é taient des diables é voqué s par Ré migio avec ses chats noirs, ou quelque dolcinien rescapé qui hante encore ces murailles... » Ubertin é tait soucieux: « Et alors? demanda-t-il. — Alors, dit Guillaume, va parler avec l’Abbé. Demande-lui une monture, des provisions, une lettre pour une abbaye lointaine, au- delà des Alpes. Et profite du brouillard et de l’obscurité pour partir sur-le-champ. — Mais les archers ne gardent-ils pas encore les portes? — L’abbaye a d’autres sorties, et l’Abbé les connaî t. Il suffit qu’un servant t’attende à l’un des tournants en contrebas de l’enceinte avec une monture et, en sortant par un passage dans les murs, tu n’auras qu’à faire un bout de chemin à travers bois. Tu dois agir de suite, avant que Bernard ne se remette de l’extase de son triomphe. De mon cô té, je dois m’occuper d’une autre affaire, j’avais deux missions, l’une a é choué, qu’au moins n’é choue pas l’autre. Je veux mettre la main sur un livre, et sur un homme. Si tout va bien, tu seras hors d’ici encore avant que je ne m’inquiè te de toi. Or donc adieu. » Il ouvrit les bras. Avec é motion, Ubertin l’é treignit fortement: « Adieu Guillaume, tu es un Anglais fou et arrogant, mais tu as un grand coeur. Nous reverrons-nous? — Nous nous reverrons, le rassura Guillaume, Dieu le voudra. » Mais Dieu ne le voulut pas. Comme je l’ai dit dé jà, Ubertin mourut tué dans des circonstances mysté rieuses, deux ans plus tard. Vie dure et aventureuse, que celle de ce vieux combatif et ardent. Peut-ê tre ne fut-il pas un saint, mais j’espè re que Dieu a ré compensé son adamantine assurance d’ê tre tel. Plus je deviens vieux et plus je m’abandonne à la volonté de Dieu, et de moins en moins j’appré cie l’intelligence qui veut savoir et la volonté qui veut faire: et je reconnais comme unique é lé ment de salut la foi, qui sait attendre patiemment sans trop interroger. Et Ubertin eut certainement grande foi dans le sang et dans l’agonie de Notre Seigneur crucifié. Peut-ê tre alors pensais-je à tout cela et le vieux mystique s’en aperç ut-il, ou devina-t-il que je le penserais un jour. Il me sourit avec douceur et m’embrassa, sans l’ardeur avec laquelle il m’avait saisi parfois les jours pré cé dents. Il m’embrassa comme un aï eul embrasse son petit-fils, et dans le mê me esprit je lui rendis son é treinte. Puis il s’é loigna avec Michel pour chercher l’Abbé. « Et à pré sent? demandai-je à Guillaume. — Et à pré sent revenons à nos crimes. — Maî tre, dis-je, aujourd’hui se sont passé es des choses trè s graves pour la chré tienté et votre mission a é choué. Et pourtant vous paraissez plus inté ressé à la solution de ce mystè re qu’à l’antagonisme entre le pape et l’empereur. — Les fous et les enfants disent toujours la vé rité, Adso. Ce doit ê tre parce que, comme conseiller impé rial, mon ami Marsile est plus doué que moi, mais comme inquisiteur, c’est moi le plus doué. Plus doué mê me que Bernard Gui, Dieu me pardonne. Car ce n’est pas de dé couvrir les coupables qui inté resse Bernard, mais de brû ler les pré venus. Moi, par contre, je trouve mon plus grand plaisir, ma plus grande joie à dé mê ler un bel é cheveau bien enchevê tré. Et ce doit ê tre encore parce que dans un moment où, comme philosophe, je doute que le monde ait un ordre, je trouve une consolation à dé couvrir, sinon un ordre, du moins une sé rie de liens dans les menus lots des affaires du monde. Enfin il existe probablement une autre raison: c’est que dans cette histoire il entre sans doute en jeu des choses plus grandes et importantes que la bataille entre Jean et Louis... — Mais c’est une histoire de larcins et de vengeance entre moines de peu de vertu! m’exclamai-je plein de doute. — Autour d’un livre interdit, Adso, autour d’un livre interdit », ré pondit Guillaume. Les moines maintenant s’acheminaient vers le repas du soir. Nous é tions dé jà au milieu du souper quand Michel de Cé sè ne vint s’asseoir à nos cô té s en nous annonç ant qu’Ubertin é tait parti. Guillaume poussa un soupir de soulagement. A la fin du repas nous é vitâ mes l’Abbé qui s’entretenait avec Bernard et nous repé râ mes Bence, qui nous salua avec un demi- sourire, et tenta de gagner la porte. Guillaume le rejoignit et le contraignit à nous suivre dans un coin des cuisines. « Bence, lui demanda Guillaume, où est le livre? — Quel livre? — Bence, aucun de nous deux n’est un idiot. Je parle du livre que nous cherchions aujourd’hui chez Sé verin et que je n’ai pas reconnu et que toi tu as fort bien reconnu et que tu es allé reprendre... — Qu’est-ce qui vous fait penser que je l’ai pris? — Je le pense, et tu le penses toi aussi. Où est-il? — Je ne puis le dire. — Bence, si tu ne me le dis pas, j’en parlerai à l’Abbé. — Je ne puis le dire par ordre de l’Abbé, dit Bence d’un air vertueux. Aujourd’hui, aprè s que nous nous sommes vus, il s’est passé quelque chose que vous devez savoir. Bé renger mort, il manquait un aide-bibliothé caire. Cet aprè s-midi, Malachie m’a proposé de prendre sa place. Il y a juste une demi-heure, l’Abbé a consenti, et à partir de demain matin, je l’espè re, je serai initié aux secrets de la bibliothè que. C’est vrai, j’ai pris le livre ce matin, et je l’avais caché dans la paillasse de ma cellule sans mê me l’ouvrir, car je savais que Malachie me surveillait. Et à un certain point, Malachie m’a fait la proposition que je vous ai dite. Alors, de mon cô té, j’ai fait ce que doit faire un aide-bibliothé caire: je lui ai remis le livre. » Je ne pus m’empê cher d’intervenir, et avec violence. « Mais Bence, hier, et avant-hier tu... vous disiez que vous brû liez de la curiosité de connaî tre, que vous ne vouliez plus que la bibliothè que renfermâ t des mystè res, qu’un escholier doit savoir... » Bence se taisait en rougissant, mais Guillaume m’arrê ta: « Adso, depuis quelques heures Bence est passé de l’autre cô té. A pré sent, c’est lui le gardien de tous ces secrets qu’il voulait connaî tre, et tout en les gardant il aura tout le temps qu’il voudra pour les connaî tre. — Mais les autres? demandai-je. Bence parlait au nom de tous les savants! — Avant », dit Guillaume. Et il m’entraî na, laissant Bence en proie à la confusion. « Bence, me dit ensuite Guillaume, est la victime d’une grande luxure, qui n’est pas celle de Bé renger ni celle du cellé rier. Comme de nombreux chercheurs, il a la luxure du savoir. Du savoir en soi. Exclu d’une partie de ce savoir, il voulait s’en emparer. Maintenant, il s’en est emparé. Malachie connaissait son homme et il a utilisé le meilleur moyen pour ravoir le livre et sceller les lè vres de Bence. Tu me demanderas à quoi bon contrô ler une telle ré serve de savoir si on accepte de ne pas le mettre à la disposition de tous les autres. Mais c’est pré cisé ment pour ç a que j’ai parlé de luxure. Elle n’é tait pas luxure, la soif de connaissance de Roger Bacon, qui voulait user de la science pour rendre plus heureux le peuple de Dieu, et ne cherchait donc pas le savoir pour le savoir. La curiosité de Bence n’est qu’insatiable orgueil de l’intellect, une faç on comme une autre, pour un moine, de transformer et apaiser les dé sirs de ses reins, ou l’ardeur qui fait d’un autre un guerrier de la foi ou de l’hé ré sie. Il n’y a pas que la luxure de la chair. Luxure, que celle de Bernard Gui, luxure alté ré e de justice qui s’identifie à une luxure de pouvoir. Luxure de richesse, que celle de notre saint et non plus romain pontife. Luxure de té moignage et de transformation et de pé nitence et de mort que celle du cellé rier dans sa jeunesse. Et celle de Bence est une luxure de livres. Comme toutes les luxures, comme celle d’Onan qui ré pandait par terre sa propre semence, c’est une luxure sté rile, et elle n’a rien à voir avec l’amour, pas mê me avec l’amour charnel... — Je le sais », murmurai-je malgré moi. Guillaume fit semblant de n’avoir pas entendu. Mais, comme poursuivant son propos, il dit: « L’amour vrai veut le bien de l’aimé. — Ne sç peut-il que Bence veuille le bien de ses livres (car dé sormais ils sont aussi à lui) et pense que leur bien est de rester loin des mains rapaces? demandai-je. — Le bien, pour un livre, c’est d’ê tre lu. Un livre est fait de signes qui parlent d’autres signes, lesquels à leur tour parlent des choses. Sans un oeil qui le lit, un livre est porteur de signes qui ne produisent pas de concepts, et donc il est muet. Cette bibliothè que est né e peut-ê tre pour sauver les livres qu’elle contient, mais maintenant elle vit pour les enterrer. Raison pour quoi elle est devenue source d’impié té. Le cellé rier a dit qu’il avait trahi. C’est aussi ce qu’a fait Bence. Il a trahi. Oh! quelle sale journé e, mon bon Adso! Pleine de sang et de ruine. Pour aujourd’hui, j’en ai assez. Allons nous aussi à complies, et puis nous irons dormir. » Au sortir des cuisines, nous rencontrâ mes Aymaro. Il nous demanda si ce qui se murmurait é tait vrai, que Malachie aurait proposé Bence comme son aide. Nous ne pû mes que confirmer. « Ce Malachie a fait de fort belles choses, aujourd’hui, dit Aymaro avec son habituel ricanement de mé pris et d’indulgence S’il y avait une justice, le diable viendrait le prendre, cette nuit mê me. »
Cinquiè me jour COMPLIES Où l’on é coute un sermon sur la venue de l’Anté christ et Adso dé couvre le pouvoir des noms propres. Les vê pres avaient eu lieu dans la confusion, alors que le cellé rier subissait encore l’interrogatoire, avec les novices curieux qui avaient é chappé à la fé rule de leur maî tre pour suivre à travers fenê tres et pertuis ce qui se passait dans la salle capitulaire. Il fallait à pré sent que toute la communauté priâ t pour l’â me bonne de Sé verin. On pensait que l’Abbé parlerait à tous, et on se demandait ce qu’il dirait. En revanche, aprè s l’homé lie rituelle de saint Gré goire, les ré pons et les trois psaumes prescrits, l’Abbé monta en chaire, mais seulement pour annoncer que ce soir-là il se tairait. Trop de malheurs avaient dé solé l’abbaye, dit-il, pour que mê me le pè re commun pû t prendre la parole avec l’accent de celui qui reproche et avertit. Il fallait que tous, sans exclure personne, fissent un sé vè re examen de conscience. Mais puisqu’il é tait de rè gle que quelqu’un parlâ t, il proposait que l’avertissement vî nt de celui qui, le plus â gé de tous et dé sormais proche de la mort, serait le moins impliqué de tous dans les passions terrestres qui avaient occasionné tant de maux. Par priorité d’â ge la parole aurait dû revenir à Alinardo de Grottaferrata, mais nous savions tous combien la santé de notre vé né rable frè re é tait fragile. Sitô t aprè s Alinardo, dans l’ordre é tabli par le passage inexorable du temps, venait Jorge. C’est à lui que l’Abbé cé dait maintenant la parole. Nous entendî mes un murmure de ce cô té des stalles où prenaient place d’habitude Aymaro et le groupe des Italiens. J’imaginai que l’Abbé avait confié le sermon à Jorge sans consulter Alinardo. Mon maî tre me fit remarquer à mi-voix que le fait de ne pas parler é tait pour l’Abbé une prudente dé cision: car quoi qu’il eû t dit aurait é té minutieusement é valué par Bernard et par les autres Avignonnais pré sents. Par contre le vieux Jorge se limiterait à quelqu’une de ses vaticinations mystiques, et les Avignonnais n’y donneraient pas grand poids. « A tort selon moi, ajouta Guillaume, parce que je ne crois pas que Jorge ait accepté, et peut-ê tre demandé de parler sans un but bien pré cis. » Jorge apparut en chaire, soutenu par quelqu’un. Son visage é tait é clairé par le tré pied qui, seul, donnait de la lumiè re à la nef. L’é clat de la flamme mettait en é vidence la té nè bre qui pesait sur ses yeux comme deux trous noirs. « Frè res bien-aimé s, commenç a-t-il, et vous tous nos hô tes trè s chers, si vous voulez é couter ce pauvre vieillard... Les quatre morts qui ont endeuillé notre abbay e – pour ne rien dire des pé ché s, lointains et ré cents, des plus misé rables d’entre les vivants – ne sont pas, vous le savez, à attribuer aux rigueurs de la nature qui, implacable dans ses rythmes, administre notre journé e terrestre, du berceau au tombeau. Vous tous penserez peut-ê tre que, pour bouleversé s de douleur qu’il vous ait laissé s, ce triste é vé nement ne compromet point votre â me, parce que tous, sauf un, vous ê tes innocents, et quand cet individu aurait é té puni il vous resterait certes à pleurer l’absence des disparus, mais vous n’auriez vous- mê me à vous disculper d’aucune accusation devant le tribunal de Dieu. Ainsi pensez-vous. Fols! cria-t-il d’une voix terrible, fols et té mé raires que vous ê tes! Qui a tué portera devant Dieu le fardeau de ses fautes, mais seulement pour avoir accepté de se faire le messager des dé crets divins. De mê me qu’il fallait que quelqu’un trahî t Jé sus pour que le mystè re de la ré demption fû t accompli, et toutefois le Seigneur a ouvertement puni par la damnation et la honte qui l’a trahi, de mê me quelqu’un ces jours-ci a pé ché en semant mort et ruine, mais moi je vous le dis: cette ruine a é té, sinon voulue, du moins permise par Dieu pour humilier notre superbe! » Il se tut, et dirigea son regard vide sur la sombre assemblé e, comme si de ses yeux il pouvait en percevoir les é motions, tandis qu’en fait son oreille en goû tait le silence consterné. « Dans cette communauté, continua-t-il, serpente depuis longtemps l’aspic de l’orgueil. Mais de quel orgueil s’agit-il? L’orgueil du pouvoir dans un monastè re isolé du monde? Non, certes. L’orgueil de la richesse? Mes frè res, avant que le monde connu ne retentî t de longues querelles sur la pauvreté et sur la possession, dè s les temps de notre fondateur, nous, mê me quand nous avons eu tout, nous n’avons rien eu, notre unique vraie richesse é tait l’observance de la rè gle, la priè re et le travail. Mais de notre travail, du travail de notre ordre, et en particulier du travail de ce monastè re fait partie – ou plutô t en est la substance – l’é tude, et la garde du savoir. La garde, dis-je, pas la recherche, car le propre du savoir, chose divine, est d’ê tre complet et dé fini dè s le commencement, dans la perfection du verbe qui s’exprime à lui-mê me. La garde, dis-je, pas la recherche, car le propre du savoir, chose humaine, est d’avoir é té dé fini et complé té dans l’espace des siè cles qui va de la pré dication des prophè tes à l’interpré tation des Pè res de l’Eglise. Il n’est point de progrè s, il n’est point de ré volution d’â ges, dans les vicissitudes du savoir, mais au mieux une continue et sublime ré capitulation. L’histoire de l’humanité marche d’un mouvement irré pressible depuis la cré ation, à travers la ré demption, vers le retour du Christ triomphant, qui apparaî tra auré olé d’un nimbe pour juger les vivants et les morts, mais le savoir divin ne suit pas ce cours: immobile comme une forteresse indestructible, il nous permet, quand nous nous faisons humbles et attentifs à sa voix, de suivre, de pré dire ce cours, sans en ê tre entamé. Je suis celui qui est, dit le Dieu des Juifs. Je suis la voie, la vé rité et la vie, dit Notre Seigneur. Voilà, le savoir n’est rien d’autre que le commentaire é tonné de ces deux vé rité s. Tout ce qui a é té dit en plus fut profé ré par des prophè tes, par les é vangé listes, par les Pè res et par les docteurs pour rendre plus claires ces deux sentences. Et parfois un commentaire pertinent vint mê me des paï ens qui les ignoraient, et leurs paroles ont é té accepté es par la tradition chré tienne. Mais à part cela, il n’y a plus rien à dire. Il y a à remé diter, gloser, conserver. Voilà ce qui é tait et devrait ê tre l’office de notre abbaye avec sa splendide bibliothè que – pas autre chose. On raconte qu’un calife oriental un jour livra aux flammes la bibliothè que d’une ville cé lè bre et glorieuse et orgueilleuse et que, devant ces milliers de volumes en feu, il disait qu’ils pouvaient et devaient disparaî tre: car ou bien ils ré pé taient ce que le Coran disait dé jà, et donc ils é taient inutiles, ou bien ils contredisaient ce livre sacré pour les infidè les, et donc ils é taient pernicieux. Les docteurs de l’Eglise, et nous avec eux, ne raisonnè rent pas de la sorte. Tout ce qui se veut commentaire et clarification de l’Ecriture doit ê tre conservé, car cela augmente la gloire des Ecritures divines; tout ce qui les contredit ne doit pas ê tre dé truit, car c’est seulement en le conservant que cela pourra ê tre contredit à son tour, par qui le pourra et en aura l’office, dans les maniè res et dans les temps que le Seigneur voudra. De là, la responsabilité de notre ordre au cours des siè cles, et le fardeau de notre abbaye aujourd’hui: orgueilleux de la vé rité que nous proclamons, humbles et prudents dans la garde des paroles ennemies de la vé rité, sans nous en laisser souiller. Or donc, mes frè res, quel est le pé ché d’orgueil qui peut tenter un moine savant? Celui d’entendre son propre travail non comme garde mais comme recherche de quelque nouvelle qui n’ait pas encore é té donné e aux humains, comme si la derniè re n’avait pas dé jà ré sonné dans les paroles du dernier ange qui parle dans le dernier livre des Ecritures: « Je dé clare, moi, à quiconque é coute les paroles prophé tiques de ce livre: qui oserait y faire des surcharges, Dieu le chargera de tous les flé aux dé crits dans ce livre! Et qui oserait retrancher aux paroles de ce livre prophé tique, Dieu retranchera son lot du livre de la Vie et de la Cité Sainte et des choses dé crites dans ce livre. « Voilà... ne vous semble-t-il pas, ô mes malheureux frè res, que ces paroles reflè tent trè s pré cisé ment ce qui s’est passé ré cemment entre ces murs, tandis que ce qui s’est passé entre ces murs reflè te trè s pré cisé ment les vicissitudes mê mes du siè cle où nous vivons, briguant dans ses discours comme dans ses oeuvres, dans ses villes comme dans ses châ teaux, dans ses fiè res université s et dans ses é glises cathé drales, avec acharnement la dé couverte de nouveaux codicilles aux paroles de la vé rité, ainsi dé formant le sens de cette vé rité dé jà riche de toutes les scolies, et qui n’a besoin que d’une intré pide dé fense, pas d’un stupide dé veloppement? C’est là l’orgueil qui a serpenté et serpente encore entre ces murs: et moi je dis à qui s’est acharné et s’acharne à briser les sceaux des livres qui ne lui sont pas dus, que c’est cet orgueil pré cisé ment que Notre Seigneur a voulu punir et qu’il continuera à punir s’il ne dé croî t ni ne s’humilie, car il n’est pas difficile pour le Seigneur de trouver, toujours et encore, à cause de notre fragilité, les instruments de sa vengeance. » « Tu as entendu, Adso? me murmura Guillaume. Le vieux en sait plus qu’il ne dit. Qu’il trempe ou non dans cette histoire, il sait, et il avertit que si les moines curieux continuent à violer la bibliothè que, l’abbaye ne retrouvera pas sa paix. » Jorge à pré sent, aprè s une longue pause, se remettait à parler. « Mais enfin qui est le symbole mê me de cet orgueil, de qui les orgueilleux sont figure et hé rauts, complices et enseignes? Qui en vé rité a agi et peut-ê tre agit encore dans ces murs, au point de nous avertir que les temps sont proches – et de nous consoler, car si les temps sont proches, les souffrances seront certes insoutenables, mais non pas infinies dans le temps, é tant donné que le grand cycle de cet univers va d’ici peu s’accomplir? Oh, vous l’avez parfaitement compris, et tremblez d’en dire le nom, parce que c’est aussi le vô tre et vous en avez peur, mais si la peur vous é treint, elle ne m’é treint pas moi, et ce nom je le dirai à trè s haute voix afin que vos entrailles se tordent d’é pouvante et que vos dents claquent jusqu’à vous couper la langue, et que la glace qui se formera dans votre sang fasse tomber un voile sombre sur vos yeux... C’est la Bê te immonde, c’est Anté christ! » Il fit une autre, trè s longue pause. Les assistants paraissaient morts. L’unique chose mobile dans toute l’é glise é tait la flamme du tré pied, mais les ombres mê mes qu’elle projetait paraissaient avoir gelé. L’unique bruit, faible, rauque, é touffé, é tait le halè tement de Jorge, qui é pongeait la sueur de son front. Puis il reprit: « Vous allez peut-ê tre me dire: non, celui-là n’est pas encore prè s de venir, où sont les signes de sa prochaine venue? Sot qui le dirait! Mais puisque nous en avons devant les yeux, jour aprè s jour, dans le grand amphithé â tre du monde, et dans l’image ré duite de l’abbaye, les avant-coureurs catastrophiques!... Il a é té dit que quand le moment sera proche se dressera en occident un roi é tranger, seigneur d’immenses biens frauduleusement acquis, athé e, massacreur d’hommes, assoiffé d’or, astucieux comme un renard, mauvais, ennemi des fidè les et leur persé cuteur, et qu’à son é poque on ne tiendra nul compte de l’argent mais on n’aura d’estime que pour l’or! Je sais, je sais: vous qui m’é coutez, vous vous hâ tez maintenant de faire vos petits calculs pour savoir si celui dont je parle ressemble au pape ou à l’empereur ou au roi de France ou à qui vous voudrez, pour pouvoir dire: c’est bien lui mon ennemi et je suis du bon cô té ! Mais je ne suis pas ingé nu au point de vous indiquer un homme; l’Anté christ quand il vient, vient en tout le monde et pour tout le monde, et chacun en est partie. Il sera dans les bandes de brigands qui saccageront villes et ré gions, il sera en d’inattendus signes des cieux où apparaî tront soudain des arcs-en- ciel, des cornes et des feux, tandis qu’on entendra mugir des voix et que la mer bouillonnera. On a dit que les hommes et les bê tes engendreront des dragons, mais on voulait dire que les coeurs concevront haine et discorde, et cessez de regarder autour de vous pour apercevoir les bê tes des miniatures qui vous divertissent dans les parchemins! On a dit que les jeunes é pousé es accoucheront d’enfants dé jà en mesure de parler parfaitement, lesquels annonceront que les temps sont mû rs et demanderont d’ê tre tué s. Mais ne cherchez point parmi les villages dans la vallé e, les enfants trop savants ont dé jà é té tué s dans ces murs! Et comme ceux des prophé ties, ils avaient l’aspect d’hommes dé jà chenus, et de la prophé tie ils é taient les fils quadrupè des, et les spectres, et les embryons qui devraient prophé tiser dans le ventre des mè res en prononç ant des incantations magiques. Et tout a é té é crit, savez- vous? Il a é té é crit que nombreuses seront les agitations dans les couches de la socié té, dans les peuples, dans les é glises; que surgiront des pasteurs iniques,
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