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LE NOM DE LA ROSE 42 страница



un pouvoir avec lequel traiter, Ubertin par contre é tait

demeuré seul, lui-mê me son propre partisan.

« Jean veut Michel à sa cour et Ubertin en enfer. Si

je connais bien Bernard, d’ici demain, et avec la complicité

du brouillard, Ubertin sera tué. Et si quelqu’un se

demande par qui, l’abbaye pourra bien supporter un

autre crime, et l’on dira que c’é taient des diables é voqué s

par Ré migio avec ses chats noirs, ou quelque dolcinien

rescapé qui hante encore ces murailles... »

Ubertin é tait soucieux: « Et alors? demanda-t-il.

— Alors, dit Guillaume, va parler avec l’Abbé.

Demande-lui une monture, des provisions, une lettre pour

une abbaye lointaine, au- delà des Alpes. Et profite du

brouillard et de l’obscurité pour partir sur-le-champ.

— Mais les archers ne gardent-ils pas encore les

portes?

— L’abbaye a d’autres sorties, et l’Abbé les connaî t.

Il suffit qu’un servant t’attende à l’un des tournants en

contrebas de l’enceinte avec une monture et, en sortant

par un passage dans les murs, tu n’auras qu’à faire un

bout de chemin à travers bois. Tu dois agir de suite, avant

que Bernard ne se remette de l’extase de son triomphe.

De mon cô té, je dois m’occuper d’une autre affaire, j’avais

deux missions, l’une a é choué, qu’au moins n’é choue pas

l’autre. Je veux mettre la main sur un livre, et sur un

homme. Si tout va bien, tu seras hors d’ici encore avant

que je ne m’inquiè te de toi. Or donc adieu. » Il ouvrit les

bras. Avec é motion, Ubertin l’é treignit fortement:

« Adieu Guillaume, tu es un Anglais fou et arrogant, mais

tu as un grand coeur. Nous reverrons-nous?

— Nous nous reverrons, le rassura Guillaume, Dieu

le voudra. »

Mais Dieu ne le voulut pas. Comme je l’ai dit dé jà,

Ubertin mourut tué dans des circonstances mysté rieuses,

deux ans plus tard. Vie dure et aventureuse, que celle de

ce vieux combatif et ardent. Peut-ê tre ne fut-il pas un

saint, mais j’espè re que Dieu a ré compensé son

adamantine assurance d’ê tre tel. Plus je deviens vieux et

plus je m’abandonne à la volonté de Dieu, et de moins en

moins j’appré cie l’intelligence qui veut savoir et la volonté

qui veut faire: et je reconnais comme unique é lé ment de

salut la foi, qui sait attendre patiemment sans trop

interroger. Et Ubertin eut certainement grande foi dans le

sang et dans l’agonie de Notre Seigneur crucifié.

Peut-ê tre alors pensais-je à tout cela et le vieux

mystique s’en aperç ut-il, ou devina-t-il que je le penserais

un jour. Il me sourit avec douceur et m’embrassa, sans

l’ardeur avec laquelle il m’avait saisi parfois les jours

pré cé dents. Il m’embrassa comme un aï eul embrasse son

petit-fils, et dans le mê me esprit je lui rendis son é treinte.

Puis il s’é loigna avec Michel pour chercher l’Abbé.

« Et à pré sent? demandai-je à Guillaume.

— Et à pré sent revenons à nos crimes.

— Maî tre, dis-je, aujourd’hui se sont passé es des

choses trè s graves pour la chré tienté et votre mission a

é choué. Et pourtant vous paraissez plus inté ressé à la

solution de ce mystè re qu’à l’antagonisme entre le pape et

l’empereur.

— Les fous et les enfants disent toujours la vé rité,

Adso. Ce doit ê tre parce que, comme conseiller impé rial,

mon ami Marsile est plus doué que moi, mais comme

inquisiteur, c’est moi le plus doué. Plus doué mê me que

Bernard Gui, Dieu me pardonne. Car ce n’est pas de

dé couvrir les coupables qui inté resse Bernard, mais de

brû ler les pré venus. Moi, par contre, je trouve mon plus

grand plaisir, ma plus grande joie à dé mê ler un bel

é cheveau bien enchevê tré. Et ce doit ê tre encore parce

que dans un moment où, comme philosophe, je doute que

le monde ait un ordre, je trouve une consolation à

dé couvrir, sinon un ordre, du moins une sé rie de liens

dans les menus lots des affaires du monde. Enfin il existe

probablement une autre raison: c’est que dans cette

histoire il entre sans doute en jeu des choses plus grandes

et importantes que la bataille entre Jean et Louis...

— Mais c’est une histoire de larcins et de vengeance

entre moines de peu de vertu! m’exclamai-je plein de

doute. — Autour d’un livre interdit, Adso, autour d’un livre

interdit », ré pondit Guillaume.

Les moines maintenant s’acheminaient vers le repas

du soir. Nous é tions dé jà au milieu du souper quand

Michel de Cé sè ne vint s’asseoir à nos cô té s en nous

annonç ant qu’Ubertin é tait parti. Guillaume poussa un

soupir de soulagement.

A la fin du repas nous é vitâ mes l’Abbé qui

s’entretenait avec Bernard et nous repé râ mes Bence, qui

nous salua avec un demi- sourire, et tenta de gagner la

porte. Guillaume le rejoignit et le contraignit à nous suivre

dans un coin des cuisines.

« Bence, lui demanda Guillaume, où est le livre?

— Quel livre?

— Bence, aucun de nous deux n’est un idiot. Je parle

du livre que nous cherchions aujourd’hui chez Sé verin et

que je n’ai pas reconnu et que toi tu as fort bien reconnu

et que tu es allé reprendre...

— Qu’est-ce qui vous fait penser que je l’ai pris?

— Je le pense, et tu le penses toi aussi. Où est-il?

— Je ne puis le dire.

— Bence, si tu ne me le dis pas, j’en parlerai à l’Abbé.

— Je ne puis le dire par ordre de l’Abbé, dit Bence

d’un air vertueux. Aujourd’hui, aprè s que nous nous

sommes vus, il s’est passé quelque chose que vous devez

savoir. Bé renger mort, il manquait un aide-bibliothé caire.

Cet aprè s-midi, Malachie m’a proposé de prendre sa

place. Il y a juste une demi-heure, l’Abbé a consenti, et à

partir de demain matin, je l’espè re, je serai initié aux

secrets de la bibliothè que. C’est vrai, j’ai pris le livre ce

matin, et je l’avais caché dans la paillasse de ma cellule

sans mê me l’ouvrir, car je savais que Malachie me

surveillait. Et à un certain point, Malachie m’a fait la

proposition que je vous ai dite. Alors, de mon cô té, j’ai fait

ce que doit faire un aide-bibliothé caire: je lui ai remis le

livre. »

Je ne pus m’empê cher d’intervenir, et avec violence.

« Mais Bence, hier, et avant-hier tu... vous disiez que

vous brû liez de la curiosité de connaî tre, que vous ne

vouliez plus que la bibliothè que renfermâ t des mystè res,

qu’un escholier doit savoir... »

Bence se taisait en rougissant, mais Guillaume

m’arrê ta: « Adso, depuis quelques heures Bence est

passé de l’autre cô té. A pré sent, c’est lui le gardien de

tous ces secrets qu’il voulait connaî tre, et tout en les

gardant il aura tout le temps qu’il voudra pour les

connaî tre.

— Mais les autres? demandai-je. Bence parlait au

nom de tous les savants!

— Avant », dit Guillaume. Et il m’entraî na, laissant

Bence en proie à la confusion.

« Bence, me dit ensuite Guillaume, est la victime

d’une grande luxure, qui n’est pas celle de Bé renger ni

celle du cellé rier. Comme de nombreux chercheurs, il a la

luxure du savoir. Du savoir en soi. Exclu d’une partie de

ce savoir, il voulait s’en emparer. Maintenant, il s’en est

emparé. Malachie connaissait son homme et il a utilisé le

meilleur moyen pour ravoir le livre et sceller les lè vres de

Bence. Tu me demanderas à quoi bon contrô ler une telle

ré serve de savoir si on accepte de ne pas le mettre à la

disposition de tous les autres. Mais c’est pré cisé ment pour

ç a que j’ai parlé de luxure. Elle n’é tait pas luxure, la soif

de connaissance de Roger Bacon, qui voulait user de la

science pour rendre plus heureux le peuple de Dieu, et ne

cherchait donc pas le savoir pour le savoir. La curiosité de

Bence n’est qu’insatiable orgueil de l’intellect, une faç on

comme une autre, pour un moine, de transformer et

apaiser les dé sirs de ses reins, ou l’ardeur qui fait d’un

autre un guerrier de la foi ou de l’hé ré sie. Il n’y a pas que

la luxure de la chair. Luxure, que celle de Bernard Gui,

luxure alté ré e de justice qui s’identifie à une luxure de

pouvoir. Luxure de richesse, que celle de notre saint et

non plus romain pontife. Luxure de té moignage et de

transformation et de pé nitence et de mort que celle du

cellé rier dans sa jeunesse. Et celle de Bence est une luxure

de livres. Comme toutes les luxures, comme celle d’Onan

qui ré pandait par terre sa propre semence, c’est une

luxure sté rile, et elle n’a rien à voir avec l’amour, pas

mê me avec l’amour charnel...

— Je le sais », murmurai-je malgré moi. Guillaume

fit semblant de n’avoir pas entendu. Mais, comme

poursuivant son propos, il dit: « L’amour vrai veut le bien

de l’aimé.

— Ne sç peut-il que Bence veuille le bien de ses

livres (car dé sormais ils sont aussi à lui) et pense que leur

bien est de rester loin des mains rapaces? demandai-je.

— Le bien, pour un livre, c’est d’ê tre lu. Un livre est

fait de signes qui parlent d’autres signes, lesquels à leur

tour parlent des choses. Sans un oeil qui le lit, un livre est

porteur de signes qui ne produisent pas de concepts, et

donc il est muet. Cette bibliothè que est né e peut-ê tre

pour sauver les livres qu’elle contient, mais maintenant

elle vit pour les enterrer. Raison pour quoi elle est

devenue source d’impié té. Le cellé rier a dit qu’il avait

trahi. C’est aussi ce qu’a fait Bence. Il a trahi. Oh! quelle

sale journé e, mon bon Adso! Pleine de sang et de ruine.

Pour aujourd’hui, j’en ai assez. Allons nous aussi à

complies, et puis nous irons dormir. »

Au sortir des cuisines, nous rencontrâ mes Aymaro.

Il nous demanda si ce qui se murmurait é tait vrai, que

Malachie aurait proposé Bence comme son aide. Nous ne

pû mes que confirmer.

« Ce Malachie a fait de fort belles choses,

aujourd’hui, dit Aymaro avec son habituel ricanement de

mé pris et d’indulgence S’il y avait une justice, le diable

viendrait le prendre, cette nuit mê me. »

 

Cinquiè me jour

COMPLIES

Où l’on é coute un sermon sur la venue de l’Anté christ et

Adso dé couvre le pouvoir des noms propres.

Les vê pres avaient eu lieu dans la confusion, alors que

le cellé rier subissait encore l’interrogatoire, avec les

novices curieux qui avaient é chappé à la fé rule de leur

maî tre pour suivre à travers fenê tres et pertuis ce qui se

passait dans la salle capitulaire. Il fallait à pré sent que

toute la communauté priâ t pour l’â me bonne de Sé verin.

On pensait que l’Abbé parlerait à tous, et on se demandait

ce qu’il dirait. En revanche, aprè s l’homé lie rituelle de

saint Gré goire, les ré pons et les trois psaumes prescrits,

l’Abbé monta en chaire, mais seulement pour annoncer

que ce soir-là il se tairait. Trop de malheurs avaient

dé solé l’abbaye, dit-il, pour que mê me le pè re commun

pû t prendre la parole avec l’accent de celui qui reproche

et avertit. Il fallait que tous, sans exclure personne,

fissent un sé vè re examen de conscience. Mais puisqu’il

é tait de rè gle que quelqu’un parlâ t, il proposait que

l’avertissement vî nt de celui qui, le plus â gé de tous et

dé sormais proche de la mort, serait le moins impliqué de

tous dans les passions terrestres qui avaient occasionné

tant de maux. Par priorité d’â ge la parole aurait dû

revenir à Alinardo de Grottaferrata, mais nous savions

tous combien la santé de notre vé né rable frè re é tait

fragile. Sitô t aprè s Alinardo, dans l’ordre é tabli par le

passage inexorable du temps, venait Jorge. C’est à lui que

l’Abbé cé dait maintenant la parole.

Nous entendî mes un murmure de ce cô té des stalles

où prenaient place d’habitude Aymaro et le groupe des

Italiens. J’imaginai que l’Abbé avait confié le sermon à

Jorge sans consulter Alinardo. Mon maî tre me fit

remarquer à mi-voix que le fait de ne pas parler é tait

pour l’Abbé une prudente dé cision: car quoi qu’il eû t dit

aurait é té minutieusement é valué par Bernard et par les

autres Avignonnais pré sents. Par contre le vieux Jorge se

limiterait à quelqu’une de ses vaticinations mystiques, et

les Avignonnais n’y donneraient pas grand poids. « A tort

selon moi, ajouta Guillaume, parce que je ne crois pas que

Jorge ait accepté, et peut-ê tre demandé de parler sans un

but bien pré cis. »

Jorge apparut en chaire, soutenu par quelqu’un. Son

visage é tait é clairé par le tré pied qui, seul, donnait de la

lumiè re à la nef. L’é clat de la flamme mettait en é vidence

la té nè bre qui pesait sur ses yeux comme deux trous

noirs.

« Frè res bien-aimé s, commenç a-t-il, et vous tous

nos hô tes trè s chers, si vous voulez é couter ce pauvre

vieillard... Les quatre morts qui ont endeuillé notre

abbay e – pour ne rien dire des pé ché s, lointains et

ré cents, des plus misé rables d’entre les vivants – ne sont

pas, vous le savez, à attribuer aux rigueurs de la nature

qui, implacable dans ses rythmes, administre notre

journé e terrestre, du berceau au tombeau. Vous tous

penserez peut-ê tre que, pour bouleversé s de douleur qu’il

vous ait laissé s, ce triste é vé nement ne compromet point

votre â me, parce que tous, sauf un, vous ê tes innocents,

et quand cet individu aurait é té puni il vous resterait

certes à pleurer l’absence des disparus, mais vous

n’auriez vous- mê me à vous disculper d’aucune

accusation devant le tribunal de Dieu. Ainsi pensez-vous.

Fols! cria-t-il d’une voix terrible, fols et té mé raires que

vous ê tes! Qui a tué portera devant Dieu le fardeau de

ses fautes, mais seulement pour avoir accepté de se faire

le messager des dé crets divins. De mê me qu’il fallait que

quelqu’un trahî t Jé sus pour que le mystè re de la

ré demption fû t accompli, et toutefois le Seigneur a

ouvertement puni par la damnation et la honte qui l’a

trahi, de mê me quelqu’un ces jours-ci a pé ché en semant

mort et ruine, mais moi je vous le dis: cette ruine a é té,

sinon voulue, du moins permise par Dieu pour humilier

notre superbe! »

Il se tut, et dirigea son regard vide sur la sombre

assemblé e, comme si de ses yeux il pouvait en percevoir

les é motions, tandis qu’en fait son oreille en goû tait le

silence consterné.

« Dans cette communauté, continua-t-il, serpente

depuis longtemps l’aspic de l’orgueil. Mais de quel orgueil

s’agit-il? L’orgueil du pouvoir dans un monastè re isolé du

monde? Non, certes. L’orgueil de la richesse? Mes frè res,

avant que le monde connu ne retentî t de longues

querelles sur la pauvreté et sur la possession, dè s les

temps de notre fondateur, nous, mê me quand nous avons

eu tout, nous n’avons rien eu, notre unique vraie richesse

é tait l’observance de la rè gle, la priè re et le travail. Mais

de notre travail, du travail de notre ordre, et en

particulier du travail de ce monastè re fait partie – ou

plutô t en est la substance – l’é tude, et la garde du savoir.

La garde, dis-je, pas la recherche, car le propre du savoir,

chose divine, est d’ê tre complet et dé fini dè s le

commencement, dans la perfection du verbe qui

s’exprime à lui-mê me. La garde, dis-je, pas la recherche,

car le propre du savoir, chose humaine, est d’avoir é té

dé fini et complé té dans l’espace des siè cles qui va de la

pré dication des prophè tes à l’interpré tation des Pè res de

l’Eglise. Il n’est point de progrè s, il n’est point de

ré volution d’â ges, dans les vicissitudes du savoir, mais au

mieux une continue et sublime ré capitulation. L’histoire

de l’humanité marche d’un mouvement irré pressible

depuis la cré ation, à travers la ré demption, vers le retour

du Christ triomphant, qui apparaî tra auré olé d’un nimbe

pour juger les vivants et les morts, mais le savoir divin ne

suit pas ce cours: immobile comme une forteresse

indestructible, il nous permet, quand nous nous faisons

humbles et attentifs à sa voix, de suivre, de pré dire ce

cours, sans en ê tre entamé. Je suis celui qui est, dit le

Dieu des Juifs. Je suis la voie, la vé rité et la vie, dit Notre

Seigneur. Voilà, le savoir n’est rien d’autre que le

commentaire é tonné de ces deux vé rité s. Tout ce qui a

é té dit en plus fut profé ré par des prophè tes, par les

é vangé listes, par les Pè res et par les docteurs pour rendre

plus claires ces deux sentences. Et parfois un

commentaire pertinent vint mê me des paï ens qui les

ignoraient, et leurs paroles ont é té accepté es par la

tradition chré tienne. Mais à part cela, il n’y a plus rien à

dire. Il y a à remé diter, gloser, conserver. Voilà ce qui

é tait et devrait ê tre l’office de notre abbaye avec sa

splendide bibliothè que – pas autre chose. On raconte

qu’un calife oriental un jour livra aux flammes la

bibliothè que d’une ville cé lè bre et glorieuse et

orgueilleuse et que, devant ces milliers de volumes en feu,

il disait qu’ils pouvaient et devaient disparaî tre: car ou

bien ils ré pé taient ce que le Coran disait dé jà, et donc ils

é taient inutiles, ou bien ils contredisaient ce livre sacré

pour les infidè les, et donc ils é taient pernicieux. Les

docteurs de l’Eglise, et nous avec eux, ne raisonnè rent pas

de la sorte. Tout ce qui se veut commentaire et

clarification de l’Ecriture doit ê tre conservé, car cela

augmente la gloire des Ecritures divines; tout ce qui les

contredit ne doit pas ê tre dé truit, car c’est seulement en

le conservant que cela pourra ê tre contredit à son tour,

par qui le pourra et en aura l’office, dans les maniè res et

dans les temps que le Seigneur voudra. De là, la

responsabilité de notre ordre au cours des siè cles, et le

fardeau de notre abbaye aujourd’hui: orgueilleux de la

vé rité que nous proclamons, humbles et prudents dans la

garde des paroles ennemies de la vé rité, sans nous en

laisser souiller. Or donc, mes frè res, quel est le pé ché

d’orgueil qui peut tenter un moine savant? Celui

d’entendre son propre travail non comme garde mais

comme recherche de quelque nouvelle qui n’ait pas

encore é té donné e aux humains, comme si la derniè re

n’avait pas dé jà ré sonné dans les paroles du dernier ange

qui parle dans le dernier livre des Ecritures: « Je dé clare,

moi, à quiconque é coute les paroles prophé tiques de ce

livre: qui oserait y faire des surcharges, Dieu le chargera

de tous les flé aux dé crits dans ce livre! Et qui oserait

retrancher aux paroles de ce livre prophé tique, Dieu

retranchera son lot du livre de la Vie et de la Cité Sainte

et des choses dé crites dans ce livre. « Voilà... ne vous

semble-t-il pas, ô mes malheureux frè res, que ces paroles

reflè tent trè s pré cisé ment ce qui s’est passé ré cemment

entre ces murs, tandis que ce qui s’est passé entre ces

murs reflè te trè s pré cisé ment les vicissitudes mê mes du

siè cle où nous vivons, briguant dans ses discours comme

dans ses oeuvres, dans ses villes comme dans ses

châ teaux, dans ses fiè res université s et dans ses é glises

cathé drales, avec acharnement la dé couverte de

nouveaux codicilles aux paroles de la vé rité, ainsi

dé formant le sens de cette vé rité dé jà riche de toutes les

scolies, et qui n’a besoin que d’une intré pide dé fense, pas

d’un stupide dé veloppement? C’est là l’orgueil qui a

serpenté et serpente encore entre ces murs: et moi je dis

à qui s’est acharné et s’acharne à briser les sceaux des

livres qui ne lui sont pas dus, que c’est cet orgueil

pré cisé ment que Notre Seigneur a voulu punir et qu’il

continuera à punir s’il ne dé croî t ni ne s’humilie, car il

n’est pas difficile pour le Seigneur de trouver, toujours et

encore, à cause de notre fragilité, les instruments de sa

vengeance. »

« Tu as entendu, Adso? me murmura Guillaume. Le

vieux en sait plus qu’il ne dit. Qu’il trempe ou non dans

cette histoire, il sait, et il avertit que si les moines curieux

continuent à violer la bibliothè que, l’abbaye ne retrouvera

pas sa paix. »

Jorge à pré sent, aprè s une longue pause, se

remettait à parler.

« Mais enfin qui est le symbole mê me de cet orgueil,

de qui les orgueilleux sont figure et hé rauts, complices et

enseignes? Qui en vé rité a agi et peut-ê tre agit encore

dans ces murs, au point de nous avertir que les temps

sont proches – et de nous consoler, car si les temps sont

proches, les souffrances seront certes insoutenables, mais

non pas infinies dans le temps, é tant donné que le grand

cycle de cet univers va d’ici peu s’accomplir? Oh, vous

l’avez parfaitement compris, et tremblez d’en dire le nom,

parce que c’est aussi le vô tre et vous en avez peur, mais si

la peur vous é treint, elle ne m’é treint pas moi, et ce nom

je le dirai à trè s haute voix afin que vos entrailles se

tordent d’é pouvante et que vos dents claquent jusqu’à

vous couper la langue, et que la glace qui se formera dans

votre sang fasse tomber un voile sombre sur vos yeux...

C’est la Bê te immonde, c’est Anté christ! »

Il fit une autre, trè s longue pause. Les assistants

paraissaient morts. L’unique chose mobile dans toute

l’é glise é tait la flamme du tré pied, mais les ombres

mê mes qu’elle projetait paraissaient avoir gelé. L’unique

bruit, faible, rauque, é touffé, é tait le halè tement de Jorge,

qui é pongeait la sueur de son front. Puis il reprit:

« Vous allez peut-ê tre me dire: non, celui-là n’est

pas encore prè s de venir, où sont les signes de sa

prochaine venue? Sot qui le dirait! Mais puisque nous en

avons devant les yeux, jour aprè s jour, dans le grand

amphithé â tre du monde, et dans l’image ré duite de

l’abbaye, les avant-coureurs catastrophiques!... Il a é té

dit que quand le moment sera proche se dressera en

occident un roi é tranger, seigneur d’immenses biens

frauduleusement acquis, athé e, massacreur d’hommes,

assoiffé d’or, astucieux comme un renard, mauvais,

ennemi des fidè les et leur persé cuteur, et qu’à son é poque

on ne tiendra nul compte de l’argent mais on n’aura

d’estime que pour l’or! Je sais, je sais: vous qui

m’é coutez, vous vous hâ tez maintenant de faire vos petits

calculs pour savoir si celui dont je parle ressemble au pape

ou à l’empereur ou au roi de France ou à qui vous

voudrez, pour pouvoir dire: c’est bien lui mon ennemi et

je suis du bon cô té ! Mais je ne suis pas ingé nu au point de

vous indiquer un homme; l’Anté christ quand il vient,

vient en tout le monde et pour tout le monde, et chacun

en est partie. Il sera dans les bandes de brigands qui

saccageront villes et ré gions, il sera en d’inattendus signes

des cieux où apparaî tront soudain des arcs-en- ciel, des

cornes et des feux, tandis qu’on entendra mugir des voix

et que la mer bouillonnera. On a dit que les hommes et les

bê tes engendreront des dragons, mais on voulait dire que

les coeurs concevront haine et discorde, et cessez de

regarder autour de vous pour apercevoir les bê tes des

miniatures qui vous divertissent dans les parchemins! On

a dit que les jeunes é pousé es accoucheront d’enfants dé jà

en mesure de parler parfaitement, lesquels annonceront

que les temps sont mû rs et demanderont d’ê tre tué s.

Mais ne cherchez point parmi les villages dans la vallé e,

les enfants trop savants ont dé jà é té tué s dans ces murs!

Et comme ceux des prophé ties, ils avaient l’aspect

d’hommes dé jà chenus, et de la prophé tie ils é taient les

fils quadrupè des, et les spectres, et les embryons qui

devraient prophé tiser dans le ventre des mè res en

prononç ant des incantations magiques. Et tout a é té é crit,

savez- vous? Il a é té é crit que nombreuses seront les

agitations dans les couches de la socié té, dans les peuples,

dans les é glises; que surgiront des pasteurs iniques,



  

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