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LE NOM DE LA ROSE 41 страница



devaient ê tre payé es à vous seuls, les uniques apô tres et

pauvres de Christ, que pour prier Dieu une é glise

consacré e ne vaut pas plus qu’une é table, que vous

parcouriez les villages et sé duisiez les gens en criant

« pé nitenziagité », que vous chantiez le Salve Regina pour

attirer perfidement les foules, et vous vous faisiez passer

pour des pé nitents menant une vie parfaite aux yeux du

monde, et puis vous vous octroyiez toute licence et toute

luxure car vous ne croyiez pas au sacrement du mariage,

ni à aucun autre sacrement, et vous considé rant plus purs

que les autres, vous pouviez vous permettre toute

souillure et toute offense de votre corps et du corps des

autres? Parle!

— Oui, oui, j’avoue la vraie foi à laquelle j’avais cru

alors de toute mon â me, j’avoue que nous avons

abandonné nos vê tements en signe de spoliation, que nous

avons renoncé à tous nos biens tandis que vous, race de

chiens, vous n’y renoncerez jamais, que depuis lors nous

n’avons plus accepté d’argent de personne et n’en avons

plus porté sur nous, et nous avons vé cu d’aumô nes et

nous n’avons point gardé de poire pour notre soif, et

lorsqu’on nous accueillait et qu’on dressait la table pour

nous, nous mangions et repartions en laissant sur la table

les restes du repas...

— Et vous avez incendié et saccagé pour vous

adjuger les biens des bons chré tiens!

— Et nous avons incendié et saccagé parce que nous

avions é lu la pauvreté comme loi universelle et nous

avions le droit de nous approprier la richesse illé gitime

des autres, et nous voulions frapper au coeur la trame

d’avidité qui se tissait de paroisse en paroisse, mais nous

n’avons jamais saccagé pour possé der, ni tué pour

saccager, nous tuions pour châ tier, pour purifier les

impurs à travers le sang, peut-ê tre é tions-nous pris d’un

dé sir dé mesuré de justice, on pè che aussi par excè s

d’amour de Dieu, par surabondance de perfection, nous

é tions la vraie congré gation spirituelle envoyé e par le

Seigneur et ré servé e à la gloire des temps derniers, nous

cherchions notre place au paradis en devanç ant les temps

de votre destruction, nous seuls é tions les apô tres de

Christ, tous les autres avaient trahi, et Gé rard Segalelli

avait é té une plante divine, planta Dei pullulans in radice

fidei{211}, notre rè gle nous venait directement de Dieu, non

pas de vous chiens damné s, prê cheurs de mensonges qui

é pandez autour de vous l’odeur du soufre et pas celle de

l’encens, chiens vils charognes putrides, busards, serfs de

la putain d’Avignon, promis que vous ê tes à la perdition!

Naguè re j’avais la foi, et notre corps aussi s’é tait racheté,

et nous é tions l’é pé e du Seigneur, il fallait pourtant tuer

des innocents pour pouvoir tous vous tuer au plus vite.

Nous voulions un monde meilleur, de paix et de courtoisie,

et le bonheur pour tous, nous voulions tuer la guerre que

vous ré pandiez avec votre avidité, pourquoi nous faire des

reproches si pour é tablir la justice et le bonheur nous

avons dû verser un peu de sang... c’est... c’est qu’il s’en

fallait de peu, nous devions faire vite, et cela valait bien la

peine de teinter de rouge toute l’eau du Carnasco, ce jourlà

à Stavello, c’é tait aussi notre sang, nous ne nous

é pargnions pas, sang à nous et sang à vous, tant et tant,

tout de suite de suite, les temps de la prophé tie de Dolcino

pressaient, il fallait hâ ter le cours des é vé nements... »

Il tremblait des pieds à la tê te, il se passait les mains

sur son habit comme s’il voulait les blanchir du sang qu’il

é voquait. « Le glouton est redevenu un pur, me dit

Guillaume.

— Mais c’est cela la pureté ? demandai-je horrifié.

— Il en existera aussi d’une autre espè ce, dit

Guillaume, pourtant, quelle qu’elle soit, elle me fait

toujours peur.

— Qu’est-ce qui vous effraie le plus dans la pureté ?

demandai-je.

— La hâ te », ré pondit Guillaume.

« Ç a suffit, ç a suffit, disait maintenant Bernard, nous

te demandions des aveux, non point un appel au

massacre. D’accord, non seulement tu as é té hé ré tique,

mais tu l’es encore. Non seulement tu as é té assassin,

mais tu as encore tué. Alors dis-nous comment tu as tué

tes frè res dans cette abbaye, et pourquoi. »

Le cellé rier se mit à trembler, il regarda autour de

lui comme s’il sortait d’un rê ve: « Non, dit-il, je n’ai rien à

voir avec les crimes de l’abbaye. J’ai avoué tout ce que j’ai

fait, ne me faites pas avouer ce que je n’ai pas fait...

— Mais que reste-t-il que tu ne puisses avoir fait? A

pré sent, tu te dis innocent? Ô agnelet, ô parangon de

douceur! Vous l’avez entendu, il a eu naguè re les mains

souillé es de sang et à pré sent il est innocent! Sans doute

nous mé prenons-nous, Ré migio de Varagine est un

modè le de vertu, un fils fidè le de l’Eglise, un ennemi des

ennemis de Christ, il a toujours respecté l’ordre que la

main vigilante de l’Eglise s’est efforcé e anxieusement

d’imposer aux villages et aux villes, la paix des

commerces, les boutiques des artisans, les tré sors des

é glises. Il est innocent, il n’a rien commis de mal, dans

mes bras, frè re Ré migio, que je puisse te consoler des

accusations que les mé chants ont porté es contre toi! » Et

tandis que Ré migio le regardait avec des yeux é perdus,

comme si d’un coup il croyait en une absolution finale,

Bernard reprit son â pre prestance et s’adressa d’un ton

de commandement au capitaine des archers.

« Il me ré pugne de recourir à des moyens que

l’Eglise a toujours critiqué s quand ils sont employé s par le

bras sé culier. Mais il est une loi qui domine et dirige

mê me mes sentiments personnels. Demandez à l’Abbé un

endroit où l’on puisse pré parer les instruments de

torture. Mais que l’on ne procè de pas tout de suite. Qu’il

reste pendant trois jours dans une cellule, mains et pieds

dans les fers. Ensuite, on lui montrera les instruments.

Seulement. Et le quatriè me jour, que l’on procè de. La

justice n’agit pas avec pré cipitation, comme croyaient les

pseudo-apô tres, et celle de Dieu a des siè cles à sa

disposition. Que l’on procè de lentement, et par degré s. Et

surtout, rappelez-vous ce qu’on ne cesse de ré pé ter:

qu’on é vite les mutilations et le danger de mort. Une des

mesures providentielles que ce procé dé concè de à l’impie,

c’est pré cisé ment que la mort soit savouré e, et attendue,

mais ne vienne pas avant que les aveux aient é té

complets, et volontaires, et purificateurs. »

Les archers se penchè rent pour relever le cellé rier,

mais celui-ci s’arc-bouta et fit ré sistance, indiquant qu’il

voulait parler. Comme il en obtint l’autorisation, il parla,

mais ses paroles sortaient pé niblement de sa bouche et

son discours é tait comme le bredouillement d’un ivrogne

et avait quelque chose d’obscè ne. Ce n’est que peu à peu,

en parlant, qu’il retrouva cette espè ce de sauvage é nergie

qui avait animé ses premiers aveux.

« Non, mon seigneur. La torture, non. Je suis un

homme vil. J’ai trahi alors, j’ai renié pendant onze anné es

dans ce monastè re ma foi de naguè re, en percevant les

dî mes des vignerons et des paysans, en faisant

l’inspection des é tables et des soues pour qu’elles fussent

florissantes et gonflassent d’or l’escarcelle de l’Abbé, j’ai

collaboré de bon gré à l’administration de cette officine de

l’Anté christ. Et je m’en trouvais bien, j’avais oublié les

jours de la ré volte, je me dé lectais aux plaisirs de la gueule

et à d’autres encore. Je suis un lâ che, moi. J’ai vendu

aujourd’hui mes anciens frè res de Bologne, autrefois j’ai

vendu Dolcino. Et c’est en lâ che que, dé guisé comme un

des hommes de la croisade, j’ai assisté à la capture de

Dolcino et de Marguerite, quand ils les emmenè rent le

samedi saint dans le châ teau du Bugello. Je rô dai autour

de Verceil pendant trois mois, jusqu’à ce qu’arrivâ t la

lettre du pape Clé ment, porteuse de la condamnation. Et

je vis Marguerite dé coupé e en morceaux sous les yeux de

Dolcino, et elle criait, toute massacré e qu’elle é tait, pauvre

corps qu’une nuit j’avais touché moi aussi... Et tandis que

son cadavre dé chiré brû lait, ils furent sur Dolcino, et lui

arrachè rent le nez et les testicules avec des tenailles

chauffé es à blanc, et ce n’est pas vrai, comme on l’a dit

par la suite, qu’il ne poussa pas mê me un gé missement.

Dolcino é tait grand et fort, il avait une longue barbe de

diable et des cheveux rouges qui tombaient en boucles sur

ses é paules, il é tait beau et puissant lorsqu’il nous guidait

avec son chapeau à large bord, et la plume, et son é pé e

ceinte sur sa robe brune, Dolcino faisait peur aux hommes

et faisait crier de plaisir les femmes... Mais quand ils le

torturè rent, il criait de douleur lui aussi, comme une

femme, comme un veau, il perdait du sang par toutes ses

blessures tandis qu’on le tirait d’un endroit à un autre, et

ils continuaient de le blesser lé gè rement, pour montrer

combien longtemps pouvait vivre un é missaire du dé mon,

et lui voulait mourir, il demandait qu’on l’achevâ t, mais il

mourut trop tard, à son arrivé e sur le bû cher, et ce n’é tait

plus qu’un tas de chairs sanguinolentes. Moi, je le suivais

et je me fé licitais d’avoir é chappé à cette é preuve, j’é tais

fier de mon astuce, et cette vermine de Salvatore se

pressait à mes cô té s, et me disait: comme nous avons

bien fait, frè re Ré migio, de nous comporter en personnes

avisé es, il n’y a rien de pire que la torture! J’aurais abjuré

mille religions, ce jour-là. Et il y a des anné es, tant

d’anné es que je me dis: comme tu fus lâ che, et comme tu

fus heureux d’ê tre lâ che, et cependant je ne perdais

jamais l’espoir de pouvoir me montrer à moi-mê me que je

n’é tais pas aussi vil que ç a. Aujourd’hui tu m’as donné

cette force, seigneur Bernard, tu as é té pour moi ce que

les empereurs paï ens ont é té pour les plus lâ ches des

martyrs. Tu m’as donné le courage d’avouer ce à quoi j’ai

cru de toute mon â me, tandis que mon corps s’en

é loignait. Pourtant n’exige pas trop de courage de moi,

pas plus que ne peut supporter ma carcasse mortelle. La

torture, non. Je dirai tout ce que tu veux, mieux vaut le

bû cher tout de suite, on y meurt é touffé avant de brû ler.

La torture comme à Dolcino, non. Tu veux un cadavre et

pour l’avoir tu as besoin que je prenne sui moi d’autres

crimes, d’autres cadavres. Cadavre, je le serai bientô t,

dans tous les cas. Et donc, je te donne ce que tu

demandes. J’ai tué Adelme d’Otrante par haine de sa

jeunesse et de son habileté à se jouer de monstres comme

moi, vieux, gros, petit et ignorant. J’ai tué Venantius de

Salvemec parce qu’il é tait trop savant et lisait des livres

que je ne comprenais pas. J’ai tué Bé renger d’Arundel par

haine de sa bibliothè que, moi qui ai fait thé ologie en

bâ tonnant les curé s trop gras. J’ai tué Sé verin de Sant-

Emmerano... pourquoi? parce qu’il collectionnait les

herbes, moi qui ai é té sur le mont Rebello où les herbes on

les mangeait sans s’interroger sur leurs vertus. En vé rité,

je pourrais occire les autres aussi, y compris notre Abbé :

avec le pape ou avec l’Empire, il fait toujours partie de

mes ennemis et je l’ai toujours haï, mê me quand il me

donnait à manger parce que je lui donnais à manger. Cela

te suffit? Ah, non, tu veux savoir aussi comment j’ai occis

tout ce beau monde... Mais je les ai tué s... voyons... En

é voquant les puissances infernales, avec l’aide de mille

lé gions que j’obtins de commander grâ ce à l’art que m’a

enseigné Salvatore. Pour tuer quelqu’un, il n’est pas

né cessaire de frapper, le diable le fait pour vous, si vous

savez commander au diable. »

Il regardait l’assistance d’un air complice, en riant.

Mais c’é tait dé sormais le ris d’un fol, mê me si, comme me

le fit observer aprè s Guillaume, ce fol avait eu l’adresse

d’entraî ner Salvatore dans sa propre ruine, pour se

venger de sa dé lation.

« Et comment pouvais-tu commander au diable?

poursuivait Bernard, qui prenait ce dé lire pour lé gitimes

aveux. —

Tu le sais aussi bien que moi; on n’entretient pas

commerce pendant tant d’anné es avec les possé dé s du

dé mon sans se mettre dans leur peau! Tu le sais aussi

bien que moi, é gorgeur d’apô tres! Tu prends un chat

noir, n’est-ce pas? qui n’ait pas un seul poil blanc (et tu le

sais bien) et tu lui attaches les quatre pattes, aprè s quoi

tu l’emportes à minuit à une croisé e de chemins, et tu

cries ensuite à gorge dé ployé e: « Ô grand Lucifer

empereur de l’enfer, je te prends et je t’introduis dans le

corps de mon ennemi ainsi qu’à pré sent je tiens prisonnier

ce chat, et si tu mè nes mon ennemi à la mort, le

lendemain à la minuit, dans ce mê me lieu, je t’offrirai ce

chat en sacrifice, et tu feras tout ce que je te commande

en vertu des pouvoirs de magie que j’exerce maintenant

selon le livre occulte de saint Cyprien, au nom de tous les

chefs des plus grandes lé gions de l’enfer, Adramelch,

Alastor et Azazel, que je prie à pré sent avec tous leurs

frè res... Sa lè vre tremblait, ses yeux semblaient sortis de

leurs orbites, et il commenç a à prier – ou plutô t, on eû t

dit qu’il priait, mais il é levait ses implorations vers tous

les barons des lé gions infernales... » « Abigor, pecca pro

nobis... Amon, miserere nobis... Samaë l, libé ra nos a

bono... Bé lial eleyson... Focalor, in corruptionem meam

intende... Haborym, damnamus dominum... Zaebos, anum

meum aperies... Lé onard, asperge me spermate tuo et

inquinabor{212}...

— Suffit, suffit! » hurlaient les pré sents en se

signant. Et: « Oh Seigneur, pardonne-nous tous! »

Le cellé rier se taisait maintenant. Une fois prononcé s

les noms de tous ces diables, il tomba face contre terre en

bavant de la salive blanchâ tre qui coulait de sa bouche

tordue et de ses dents qui grinç aient. Ses mains, encore

que meurtries par les chaî nes, s’ouvraient et se serraient

convulsivement, ses pieds ruaient dans l’air par à -coups

irré guliers. Comme il s’aperç ut qu’un tremblement

d’horreur me prenait, Guillaume posa sa main sur ma

tê te, m’empoigna presque à la nuque en la serrant, et me

faisant recouvrir mon calme: « Apprends, me dit-il, sous

la torture, ou menacé de torture, un homme dit non

seulement ce qu’il a fait mais aussi ce qu’il aurait voulu

faire, mê me s’il ne le savait pas. Ré migio veut maintenant

la mort, de toute son â me. »

Les archers emmenè rent le cellé rier encore en proie

à des convulsions. Bernard rassembla ses parchemins.

Puis il fixa les assistants, immobiles et remplis d’un grand

trouble.

« L’interrogatoire est terminé. Le pré venu, qui s’est

reconnu coupable, sera conduit en Avignon, où aura lieu le

procè s dé finitif, pour sauvegarde scrupuleuse de la vé rité

et de la justice, et seulement aprè s ce procè s ré gulier, il

sera brû lé. Celui-là, Abbon, il ne vous appartient plus, ni à

moi d’ailleurs, qui n’ai é té que l’humble instrument de la

vé rité. L’instrument de la justice se trouve en un autre

lieu, les pasteurs ont fait leur devoir, maintenant aux

chiens, qu’ils sé parent la brebis galeuse du troupeau et la

purifient avec le feu. Le misé rable é pisode qui a vu cet

homme coupable de tant de crimes atroces est conclu. A

pré sent, que l’abbaye vive en paix. Mais le monde... (et là

il haussa le ton et s’adressa au groupe des lé gats), le

monde n’a pas encore trouvé la paix, le monde est dé chiré

par l’hé ré sie, qui trouve refuge jusque dans les salles des

palais impé riaux! Que mes frè res se souviennent de ceci:

un cingulum diaboli lie les pervers sectateurs de Dolcino

aux maî tres honoré s du chapitre de Pé rouse. Ne l’oublions

pas, aux yeux de Dieu les divagations de ce misé rable que

nous venons de remettre à la justice ne diffè rent

aucunement de celles des maî tres qui banquettent à la

table de l’Allemand excommunié de Baviè re. La source

scé lé rate des hé ré tiques jaillit des nombreuses

pré dications, mê me honoré es, encore impunies. Dure

passion et humble calvaire pour celui qui a é té appelé par

Dieu, comme ma personne pé cheresse, afin de repé rer le

serpent de l’hé ré sie où qu’il se love. Mais dans

l’accomplissement de cette oeuvre sainte, on apprend que

l’hé ré tique n’est pas seulement celui qui pratique l’hé ré sie

à dé couvert. Les partisans de l’hé ré sie peuvent se

reconnaî tre à travers cinq indices probants. Primo, ceux

qui viennent en visite incognito pour les voir, tandis qu’ils

sont gardé s en prison; secundo, ceux qui pleurent leur

capture et ont é té leurs amis intimes dans la vie (il est

difficile en effet que celui qui fré quente longtemps un

hé ré tique ne sache rien de son activité ); tertio, ceux qui

soutiennent que les hé ré tiques ont é té condamné s

injustement, quand bien mê me leur faute a é té

dé montré e; quarto, les gens regardant d’un mauvais oeil

et critiquant ceux qui poursuivent les hé ré tiques et

prê chent avec succè s contre eux, et on peut le dé duire à

leurs yeux, à leur nez, à l’expression qu’ils cherchent à

cacher, montrant par là leur haine de ceux pour lesquels

ils é prouvent de l’amertume et leur amour pour ceux

dont le malheur les affecte tant. Cinquiè me signe enfin: le

fait qu’on recueille les cendres des hé ré tiques brû lé s et

qu’on en fasse un objet de vé né ration... Mais

personnellement j’attribue une trè s grande importance

aussi à un sixiè me signe, et je considè re comme

manifestement amis des hé ré tiques ceux dont les livres

(mê me s’ils n’offensent pas ouvertement l’orthodoxie) ont

offert aux hé ré tiques les pré misses de leur argumentation

perverse. »

Disait-il; et il regardait Ubertin. La lé gation

franciscaine tout entiè re entendit fort bien à quoi Bernard

faisait allusion. Dè s lors la rencontre avait é choué,

personne ne se serait plus enhardi à reprendre la

discussion de la matiné e, sachant que chaque mot eû t é té

é couté en pensant aux derniers et malheureux

é vé nements. Si Bernard avait é té invité par le pape pour

empê cher une recomposition entre les deux groupes, il

avait ré ussi.

Cinquiè me jour

VÊ PRES

Où Ubertin prend ses jambes à son cou, Bence commence

à observer les lois, et Guillaume fait quelques ré flexions

sur les diffé rents types de luxure rencontré s ce jour-là.

Tandis que l’assemblé e s’é coulait lentement de la salle

capitulaire, Michel s’approcha de Guillaume, et tous deux

furent rejoints par Ubertin. Tous ensemble nous sortî mes,

pour discuter dans le cloî tre, proté gé s par le brouillard qui

n’avait pas l’air de vouloir dé croî tre, les té nè bres le

rendant au contraire plus dense encore.

« Je ne crois pas qu’il faille commenter ce qui s’est

passé, dit Guillaume. Bernard nous a battus à plate

couture. Ne me demandez pas si cet imbé cile de dolcinien

est vraiment coupable de tous ces crimes. Selon mon

humble opinion, non, sans nul doute. Le fait est que nous

en sommes au point de dé part. Jean te veut tout seul en

Avignon, Michel, et cette rencontre ne t’a pas fourni les

garanties que nous cherchions. Elle t’a plutô t illustré

garanties que nous cherchions. Elle t’a plutô t illustré

comment chacune de tes paroles, là -bas, pourrait se

ré torquer contre toi. De quoi il faut dé duire, me semble-til,

que tu ne dois pas y aller. »

Michel secoua la tê te: « En revanche, j’irai. Je ne

veux pas de schisme. Toi, Guillaume, aujourd’hui tu as

parlé clair, et tu as dit ce que tu voudrais. Eh bien, ce n’est

pas ce que je veux moi, et je me rends compte que les

ré solutions du chapitre de Pé rouse ont é té utilisé es par les

thé ologiens impé riaux au-delà de nos intentions. Moi, je

veux que l’ordre franciscain soit accepté, dans ses idé aux

de pauvreté, par le pape. Et il faudra que le pape

comprenne que seulement si l’ordre prend sur soi l’idé al

de la pauvreté, on pourra ré absorber ses ramifications

hé ré tiques. Moi, je ne pense pas à l’assemblé e du peuple

ou au droit des gens. Je dois empê cher que l’ordre ne se

dissolve en une pluralité de fraticelles. J’irai en Avignon,

et si né cessaire, je ferai acte de soumission à Jean. Je

transigerai sur tout, sauf sur le principe de pauvreté. »

Ubertin intervint: « Tu sais que tu risques ta vie?

— El ainsi soit-il, ré pondit Michel, c’est mieux que de

risquer son â me. »

Il risqua sé rieusement sa vie et, si Jean é tait dans le

vrai (ce que je ne crois toujours pas encore), il perdit aussi

son â me. Comme dé sormais tout le monde le sait, Michel

se rendit auprè s du pape, la semaine qui suivit les faits

que je suis en train de raconter. Il lui tint tê te quatre mois

durant, jusqu’à ce que, en avril de l’anné e suivante, Jean

convoquâ t un consistoire où il le traita de fou, té mé raire,

tê te de mule, tyran, fauteur d’hé ré sie, serpent nourri par

l’Eglise dans son sein mê me. Et j’ai tout lieu de penser que

dè s lors, selon sa faç on de voir les choses, Jean avait

raison, car au cours de ces quatre mois, Michel é tait

devenu ami de l’ami de mon maî tre, l’autre Guillaume,

celui d’Occam, et il en avait partagé les idé es – pas trè s

diffé rentes, peut-ê tre encore plus extrê mes, de celles que

mon maî tre partageait avec Marsile et avait exprimé es ce

matin-là. La vie de ces dissidents devint pré caire, en

Avignon, et à la fin mai Michel, Guillaume d’Occam,

Bonagrazia de Bergame, Franç ois d’Ascoli et Henri de

Talheim prirent la fuite, poursuivis par les hommes du

pape à Nice, Toulon, Marseille et Aigues-Mortes, où ils

furent rejoints par le cardinal Pierre de Arrablay qui tenta

en vain de les induire à revenir, sans vaincre leurs

ré sistances, leur haine pour le souverain pontife, leur

peur. En juin, ils arrivè rent à Pise, accueillis

triomphalement par les Impé riaux, et dans les mois qui

suivraient, Michel dé noncerait publiquement Jean. Trop

tard, dé sormais. La fortune de l’empereur dé clinait,

depuis Avignon Jean maniganç ait pour donner aux

minorites un nouveau supé rieur gé né ral, obtenant enfin

victoire. Michel eû t mieux fait ce jour-là de ne pas dé cider

de se rendre auprè s du pape: il aurait pu veiller de prè s à

la ré sistance des minorites, sans perdre tous ces mois à la

merci de son ennemi, affaiblissant sa position... Mais peutê tre

ainsi en avait dé cidé l’omnipotence divine – et je ne

sais plus à pré sent qui d’entre eux tous é tait dans le vrai,

et aprè s tant d’anné es mê me le feu des passions s’é teint,

et avec lui ce qu’on croyait ê tre la lumiè re de la vé rité.

Lequel de nous est encore capable de dire qui avait raison

d’Hector ou d’Achille, d’Agamemnon ou de Priam quand

ils se battaient pour la beauté d’une femme qui

maintenant est cendres de cendres?

Mais je me perds en divagations mé lancoliques. Je

dois en revanche dire la fin de ce triste entretien. Michel

avait dé cidé, et rien n’y fit pour le convaincre de renoncer.

A part qu’il se posait à pré sent un autre problè me, et

Guillaume l’é nonç a sans ambages: Ubertin lui-mê me

n’é tait plus en sé curité. Les phrases que lui avait

adressé es Bernard, la haine que le pape nourrissait

dé sormais pour lui, et puis, si Michel repré sentait encore



  

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