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LE NOM DE LA ROSE 41 страницаdevaient ê tre payé es à vous seuls, les uniques apô tres et pauvres de Christ, que pour prier Dieu une é glise consacré e ne vaut pas plus qu’une é table, que vous parcouriez les villages et sé duisiez les gens en criant « pé nitenziagité », que vous chantiez le Salve Regina pour attirer perfidement les foules, et vous vous faisiez passer pour des pé nitents menant une vie parfaite aux yeux du monde, et puis vous vous octroyiez toute licence et toute luxure car vous ne croyiez pas au sacrement du mariage, ni à aucun autre sacrement, et vous considé rant plus purs que les autres, vous pouviez vous permettre toute souillure et toute offense de votre corps et du corps des autres? Parle! — Oui, oui, j’avoue la vraie foi à laquelle j’avais cru alors de toute mon â me, j’avoue que nous avons abandonné nos vê tements en signe de spoliation, que nous avons renoncé à tous nos biens tandis que vous, race de chiens, vous n’y renoncerez jamais, que depuis lors nous n’avons plus accepté d’argent de personne et n’en avons plus porté sur nous, et nous avons vé cu d’aumô nes et nous n’avons point gardé de poire pour notre soif, et lorsqu’on nous accueillait et qu’on dressait la table pour nous, nous mangions et repartions en laissant sur la table les restes du repas... — Et vous avez incendié et saccagé pour vous adjuger les biens des bons chré tiens! — Et nous avons incendié et saccagé parce que nous avions é lu la pauvreté comme loi universelle et nous avions le droit de nous approprier la richesse illé gitime des autres, et nous voulions frapper au coeur la trame d’avidité qui se tissait de paroisse en paroisse, mais nous n’avons jamais saccagé pour possé der, ni tué pour saccager, nous tuions pour châ tier, pour purifier les impurs à travers le sang, peut-ê tre é tions-nous pris d’un dé sir dé mesuré de justice, on pè che aussi par excè s d’amour de Dieu, par surabondance de perfection, nous é tions la vraie congré gation spirituelle envoyé e par le Seigneur et ré servé e à la gloire des temps derniers, nous cherchions notre place au paradis en devanç ant les temps de votre destruction, nous seuls é tions les apô tres de Christ, tous les autres avaient trahi, et Gé rard Segalelli avait é té une plante divine, planta Dei pullulans in radice fidei{211}, notre rè gle nous venait directement de Dieu, non pas de vous chiens damné s, prê cheurs de mensonges qui é pandez autour de vous l’odeur du soufre et pas celle de l’encens, chiens vils charognes putrides, busards, serfs de la putain d’Avignon, promis que vous ê tes à la perdition! Naguè re j’avais la foi, et notre corps aussi s’é tait racheté, et nous é tions l’é pé e du Seigneur, il fallait pourtant tuer des innocents pour pouvoir tous vous tuer au plus vite. Nous voulions un monde meilleur, de paix et de courtoisie, et le bonheur pour tous, nous voulions tuer la guerre que vous ré pandiez avec votre avidité, pourquoi nous faire des reproches si pour é tablir la justice et le bonheur nous avons dû verser un peu de sang... c’est... c’est qu’il s’en fallait de peu, nous devions faire vite, et cela valait bien la peine de teinter de rouge toute l’eau du Carnasco, ce jourlà à Stavello, c’é tait aussi notre sang, nous ne nous é pargnions pas, sang à nous et sang à vous, tant et tant, tout de suite de suite, les temps de la prophé tie de Dolcino pressaient, il fallait hâ ter le cours des é vé nements... » Il tremblait des pieds à la tê te, il se passait les mains sur son habit comme s’il voulait les blanchir du sang qu’il é voquait. « Le glouton est redevenu un pur, me dit Guillaume. — Mais c’est cela la pureté ? demandai-je horrifié. — Il en existera aussi d’une autre espè ce, dit Guillaume, pourtant, quelle qu’elle soit, elle me fait toujours peur. — Qu’est-ce qui vous effraie le plus dans la pureté ? demandai-je. — La hâ te », ré pondit Guillaume. « Ç a suffit, ç a suffit, disait maintenant Bernard, nous te demandions des aveux, non point un appel au massacre. D’accord, non seulement tu as é té hé ré tique, mais tu l’es encore. Non seulement tu as é té assassin, mais tu as encore tué. Alors dis-nous comment tu as tué tes frè res dans cette abbaye, et pourquoi. » Le cellé rier se mit à trembler, il regarda autour de lui comme s’il sortait d’un rê ve: « Non, dit-il, je n’ai rien à voir avec les crimes de l’abbaye. J’ai avoué tout ce que j’ai fait, ne me faites pas avouer ce que je n’ai pas fait... — Mais que reste-t-il que tu ne puisses avoir fait? A pré sent, tu te dis innocent? Ô agnelet, ô parangon de douceur! Vous l’avez entendu, il a eu naguè re les mains souillé es de sang et à pré sent il est innocent! Sans doute nous mé prenons-nous, Ré migio de Varagine est un modè le de vertu, un fils fidè le de l’Eglise, un ennemi des ennemis de Christ, il a toujours respecté l’ordre que la main vigilante de l’Eglise s’est efforcé e anxieusement d’imposer aux villages et aux villes, la paix des commerces, les boutiques des artisans, les tré sors des é glises. Il est innocent, il n’a rien commis de mal, dans mes bras, frè re Ré migio, que je puisse te consoler des accusations que les mé chants ont porté es contre toi! » Et tandis que Ré migio le regardait avec des yeux é perdus, comme si d’un coup il croyait en une absolution finale, Bernard reprit son â pre prestance et s’adressa d’un ton de commandement au capitaine des archers. « Il me ré pugne de recourir à des moyens que l’Eglise a toujours critiqué s quand ils sont employé s par le bras sé culier. Mais il est une loi qui domine et dirige mê me mes sentiments personnels. Demandez à l’Abbé un endroit où l’on puisse pré parer les instruments de torture. Mais que l’on ne procè de pas tout de suite. Qu’il reste pendant trois jours dans une cellule, mains et pieds dans les fers. Ensuite, on lui montrera les instruments. Seulement. Et le quatriè me jour, que l’on procè de. La justice n’agit pas avec pré cipitation, comme croyaient les pseudo-apô tres, et celle de Dieu a des siè cles à sa disposition. Que l’on procè de lentement, et par degré s. Et surtout, rappelez-vous ce qu’on ne cesse de ré pé ter: qu’on é vite les mutilations et le danger de mort. Une des mesures providentielles que ce procé dé concè de à l’impie, c’est pré cisé ment que la mort soit savouré e, et attendue, mais ne vienne pas avant que les aveux aient é té complets, et volontaires, et purificateurs. » Les archers se penchè rent pour relever le cellé rier, mais celui-ci s’arc-bouta et fit ré sistance, indiquant qu’il voulait parler. Comme il en obtint l’autorisation, il parla, mais ses paroles sortaient pé niblement de sa bouche et son discours é tait comme le bredouillement d’un ivrogne et avait quelque chose d’obscè ne. Ce n’est que peu à peu, en parlant, qu’il retrouva cette espè ce de sauvage é nergie qui avait animé ses premiers aveux. « Non, mon seigneur. La torture, non. Je suis un homme vil. J’ai trahi alors, j’ai renié pendant onze anné es dans ce monastè re ma foi de naguè re, en percevant les dî mes des vignerons et des paysans, en faisant l’inspection des é tables et des soues pour qu’elles fussent florissantes et gonflassent d’or l’escarcelle de l’Abbé, j’ai collaboré de bon gré à l’administration de cette officine de l’Anté christ. Et je m’en trouvais bien, j’avais oublié les jours de la ré volte, je me dé lectais aux plaisirs de la gueule et à d’autres encore. Je suis un lâ che, moi. J’ai vendu aujourd’hui mes anciens frè res de Bologne, autrefois j’ai vendu Dolcino. Et c’est en lâ che que, dé guisé comme un des hommes de la croisade, j’ai assisté à la capture de Dolcino et de Marguerite, quand ils les emmenè rent le samedi saint dans le châ teau du Bugello. Je rô dai autour de Verceil pendant trois mois, jusqu’à ce qu’arrivâ t la lettre du pape Clé ment, porteuse de la condamnation. Et je vis Marguerite dé coupé e en morceaux sous les yeux de Dolcino, et elle criait, toute massacré e qu’elle é tait, pauvre corps qu’une nuit j’avais touché moi aussi... Et tandis que son cadavre dé chiré brû lait, ils furent sur Dolcino, et lui arrachè rent le nez et les testicules avec des tenailles chauffé es à blanc, et ce n’est pas vrai, comme on l’a dit par la suite, qu’il ne poussa pas mê me un gé missement. Dolcino é tait grand et fort, il avait une longue barbe de diable et des cheveux rouges qui tombaient en boucles sur ses é paules, il é tait beau et puissant lorsqu’il nous guidait avec son chapeau à large bord, et la plume, et son é pé e ceinte sur sa robe brune, Dolcino faisait peur aux hommes et faisait crier de plaisir les femmes... Mais quand ils le torturè rent, il criait de douleur lui aussi, comme une femme, comme un veau, il perdait du sang par toutes ses blessures tandis qu’on le tirait d’un endroit à un autre, et ils continuaient de le blesser lé gè rement, pour montrer combien longtemps pouvait vivre un é missaire du dé mon, et lui voulait mourir, il demandait qu’on l’achevâ t, mais il mourut trop tard, à son arrivé e sur le bû cher, et ce n’é tait plus qu’un tas de chairs sanguinolentes. Moi, je le suivais et je me fé licitais d’avoir é chappé à cette é preuve, j’é tais fier de mon astuce, et cette vermine de Salvatore se pressait à mes cô té s, et me disait: comme nous avons bien fait, frè re Ré migio, de nous comporter en personnes avisé es, il n’y a rien de pire que la torture! J’aurais abjuré mille religions, ce jour-là. Et il y a des anné es, tant d’anné es que je me dis: comme tu fus lâ che, et comme tu fus heureux d’ê tre lâ che, et cependant je ne perdais jamais l’espoir de pouvoir me montrer à moi-mê me que je n’é tais pas aussi vil que ç a. Aujourd’hui tu m’as donné cette force, seigneur Bernard, tu as é té pour moi ce que les empereurs paï ens ont é té pour les plus lâ ches des martyrs. Tu m’as donné le courage d’avouer ce à quoi j’ai cru de toute mon â me, tandis que mon corps s’en é loignait. Pourtant n’exige pas trop de courage de moi, pas plus que ne peut supporter ma carcasse mortelle. La torture, non. Je dirai tout ce que tu veux, mieux vaut le bû cher tout de suite, on y meurt é touffé avant de brû ler. La torture comme à Dolcino, non. Tu veux un cadavre et pour l’avoir tu as besoin que je prenne sui moi d’autres crimes, d’autres cadavres. Cadavre, je le serai bientô t, dans tous les cas. Et donc, je te donne ce que tu demandes. J’ai tué Adelme d’Otrante par haine de sa jeunesse et de son habileté à se jouer de monstres comme moi, vieux, gros, petit et ignorant. J’ai tué Venantius de Salvemec parce qu’il é tait trop savant et lisait des livres que je ne comprenais pas. J’ai tué Bé renger d’Arundel par haine de sa bibliothè que, moi qui ai fait thé ologie en bâ tonnant les curé s trop gras. J’ai tué Sé verin de Sant- Emmerano... pourquoi? parce qu’il collectionnait les herbes, moi qui ai é té sur le mont Rebello où les herbes on les mangeait sans s’interroger sur leurs vertus. En vé rité, je pourrais occire les autres aussi, y compris notre Abbé : avec le pape ou avec l’Empire, il fait toujours partie de mes ennemis et je l’ai toujours haï, mê me quand il me donnait à manger parce que je lui donnais à manger. Cela te suffit? Ah, non, tu veux savoir aussi comment j’ai occis tout ce beau monde... Mais je les ai tué s... voyons... En é voquant les puissances infernales, avec l’aide de mille lé gions que j’obtins de commander grâ ce à l’art que m’a enseigné Salvatore. Pour tuer quelqu’un, il n’est pas né cessaire de frapper, le diable le fait pour vous, si vous savez commander au diable. » Il regardait l’assistance d’un air complice, en riant. Mais c’é tait dé sormais le ris d’un fol, mê me si, comme me le fit observer aprè s Guillaume, ce fol avait eu l’adresse d’entraî ner Salvatore dans sa propre ruine, pour se venger de sa dé lation. « Et comment pouvais-tu commander au diable? poursuivait Bernard, qui prenait ce dé lire pour lé gitimes aveux. — Tu le sais aussi bien que moi; on n’entretient pas commerce pendant tant d’anné es avec les possé dé s du dé mon sans se mettre dans leur peau! Tu le sais aussi bien que moi, é gorgeur d’apô tres! Tu prends un chat noir, n’est-ce pas? qui n’ait pas un seul poil blanc (et tu le sais bien) et tu lui attaches les quatre pattes, aprè s quoi tu l’emportes à minuit à une croisé e de chemins, et tu cries ensuite à gorge dé ployé e: « Ô grand Lucifer empereur de l’enfer, je te prends et je t’introduis dans le corps de mon ennemi ainsi qu’à pré sent je tiens prisonnier ce chat, et si tu mè nes mon ennemi à la mort, le lendemain à la minuit, dans ce mê me lieu, je t’offrirai ce chat en sacrifice, et tu feras tout ce que je te commande en vertu des pouvoirs de magie que j’exerce maintenant selon le livre occulte de saint Cyprien, au nom de tous les chefs des plus grandes lé gions de l’enfer, Adramelch, Alastor et Azazel, que je prie à pré sent avec tous leurs frè res... Sa lè vre tremblait, ses yeux semblaient sortis de leurs orbites, et il commenç a à prier – ou plutô t, on eû t dit qu’il priait, mais il é levait ses implorations vers tous les barons des lé gions infernales... » « Abigor, pecca pro nobis... Amon, miserere nobis... Samaë l, libé ra nos a bono... Bé lial eleyson... Focalor, in corruptionem meam intende... Haborym, damnamus dominum... Zaebos, anum meum aperies... Lé onard, asperge me spermate tuo et inquinabor{212}... — Suffit, suffit! » hurlaient les pré sents en se signant. Et: « Oh Seigneur, pardonne-nous tous! » Le cellé rier se taisait maintenant. Une fois prononcé s les noms de tous ces diables, il tomba face contre terre en bavant de la salive blanchâ tre qui coulait de sa bouche tordue et de ses dents qui grinç aient. Ses mains, encore que meurtries par les chaî nes, s’ouvraient et se serraient convulsivement, ses pieds ruaient dans l’air par à -coups irré guliers. Comme il s’aperç ut qu’un tremblement d’horreur me prenait, Guillaume posa sa main sur ma tê te, m’empoigna presque à la nuque en la serrant, et me faisant recouvrir mon calme: « Apprends, me dit-il, sous la torture, ou menacé de torture, un homme dit non seulement ce qu’il a fait mais aussi ce qu’il aurait voulu faire, mê me s’il ne le savait pas. Ré migio veut maintenant la mort, de toute son â me. » Les archers emmenè rent le cellé rier encore en proie à des convulsions. Bernard rassembla ses parchemins. Puis il fixa les assistants, immobiles et remplis d’un grand trouble. « L’interrogatoire est terminé. Le pré venu, qui s’est reconnu coupable, sera conduit en Avignon, où aura lieu le procè s dé finitif, pour sauvegarde scrupuleuse de la vé rité et de la justice, et seulement aprè s ce procè s ré gulier, il sera brû lé. Celui-là, Abbon, il ne vous appartient plus, ni à moi d’ailleurs, qui n’ai é té que l’humble instrument de la vé rité. L’instrument de la justice se trouve en un autre lieu, les pasteurs ont fait leur devoir, maintenant aux chiens, qu’ils sé parent la brebis galeuse du troupeau et la purifient avec le feu. Le misé rable é pisode qui a vu cet homme coupable de tant de crimes atroces est conclu. A pré sent, que l’abbaye vive en paix. Mais le monde... (et là il haussa le ton et s’adressa au groupe des lé gats), le monde n’a pas encore trouvé la paix, le monde est dé chiré par l’hé ré sie, qui trouve refuge jusque dans les salles des palais impé riaux! Que mes frè res se souviennent de ceci: un cingulum diaboli lie les pervers sectateurs de Dolcino aux maî tres honoré s du chapitre de Pé rouse. Ne l’oublions pas, aux yeux de Dieu les divagations de ce misé rable que nous venons de remettre à la justice ne diffè rent aucunement de celles des maî tres qui banquettent à la table de l’Allemand excommunié de Baviè re. La source scé lé rate des hé ré tiques jaillit des nombreuses pré dications, mê me honoré es, encore impunies. Dure passion et humble calvaire pour celui qui a é té appelé par Dieu, comme ma personne pé cheresse, afin de repé rer le serpent de l’hé ré sie où qu’il se love. Mais dans l’accomplissement de cette oeuvre sainte, on apprend que l’hé ré tique n’est pas seulement celui qui pratique l’hé ré sie à dé couvert. Les partisans de l’hé ré sie peuvent se reconnaî tre à travers cinq indices probants. Primo, ceux qui viennent en visite incognito pour les voir, tandis qu’ils sont gardé s en prison; secundo, ceux qui pleurent leur capture et ont é té leurs amis intimes dans la vie (il est difficile en effet que celui qui fré quente longtemps un hé ré tique ne sache rien de son activité ); tertio, ceux qui soutiennent que les hé ré tiques ont é té condamné s injustement, quand bien mê me leur faute a é té dé montré e; quarto, les gens regardant d’un mauvais oeil et critiquant ceux qui poursuivent les hé ré tiques et prê chent avec succè s contre eux, et on peut le dé duire à leurs yeux, à leur nez, à l’expression qu’ils cherchent à cacher, montrant par là leur haine de ceux pour lesquels ils é prouvent de l’amertume et leur amour pour ceux dont le malheur les affecte tant. Cinquiè me signe enfin: le fait qu’on recueille les cendres des hé ré tiques brû lé s et qu’on en fasse un objet de vé né ration... Mais personnellement j’attribue une trè s grande importance aussi à un sixiè me signe, et je considè re comme manifestement amis des hé ré tiques ceux dont les livres (mê me s’ils n’offensent pas ouvertement l’orthodoxie) ont offert aux hé ré tiques les pré misses de leur argumentation perverse. » Disait-il; et il regardait Ubertin. La lé gation franciscaine tout entiè re entendit fort bien à quoi Bernard faisait allusion. Dè s lors la rencontre avait é choué, personne ne se serait plus enhardi à reprendre la discussion de la matiné e, sachant que chaque mot eû t é té é couté en pensant aux derniers et malheureux é vé nements. Si Bernard avait é té invité par le pape pour empê cher une recomposition entre les deux groupes, il avait ré ussi. Cinquiè me jour VÊ PRES Où Ubertin prend ses jambes à son cou, Bence commence à observer les lois, et Guillaume fait quelques ré flexions sur les diffé rents types de luxure rencontré s ce jour-là. Tandis que l’assemblé e s’é coulait lentement de la salle capitulaire, Michel s’approcha de Guillaume, et tous deux furent rejoints par Ubertin. Tous ensemble nous sortî mes, pour discuter dans le cloî tre, proté gé s par le brouillard qui n’avait pas l’air de vouloir dé croî tre, les té nè bres le rendant au contraire plus dense encore. « Je ne crois pas qu’il faille commenter ce qui s’est passé, dit Guillaume. Bernard nous a battus à plate couture. Ne me demandez pas si cet imbé cile de dolcinien est vraiment coupable de tous ces crimes. Selon mon humble opinion, non, sans nul doute. Le fait est que nous en sommes au point de dé part. Jean te veut tout seul en Avignon, Michel, et cette rencontre ne t’a pas fourni les garanties que nous cherchions. Elle t’a plutô t illustré garanties que nous cherchions. Elle t’a plutô t illustré comment chacune de tes paroles, là -bas, pourrait se ré torquer contre toi. De quoi il faut dé duire, me semble-til, que tu ne dois pas y aller. » Michel secoua la tê te: « En revanche, j’irai. Je ne veux pas de schisme. Toi, Guillaume, aujourd’hui tu as parlé clair, et tu as dit ce que tu voudrais. Eh bien, ce n’est pas ce que je veux moi, et je me rends compte que les ré solutions du chapitre de Pé rouse ont é té utilisé es par les thé ologiens impé riaux au-delà de nos intentions. Moi, je veux que l’ordre franciscain soit accepté, dans ses idé aux de pauvreté, par le pape. Et il faudra que le pape comprenne que seulement si l’ordre prend sur soi l’idé al de la pauvreté, on pourra ré absorber ses ramifications hé ré tiques. Moi, je ne pense pas à l’assemblé e du peuple ou au droit des gens. Je dois empê cher que l’ordre ne se dissolve en une pluralité de fraticelles. J’irai en Avignon, et si né cessaire, je ferai acte de soumission à Jean. Je transigerai sur tout, sauf sur le principe de pauvreté. » Ubertin intervint: « Tu sais que tu risques ta vie? — El ainsi soit-il, ré pondit Michel, c’est mieux que de risquer son â me. » Il risqua sé rieusement sa vie et, si Jean é tait dans le vrai (ce que je ne crois toujours pas encore), il perdit aussi son â me. Comme dé sormais tout le monde le sait, Michel se rendit auprè s du pape, la semaine qui suivit les faits que je suis en train de raconter. Il lui tint tê te quatre mois durant, jusqu’à ce que, en avril de l’anné e suivante, Jean convoquâ t un consistoire où il le traita de fou, té mé raire, tê te de mule, tyran, fauteur d’hé ré sie, serpent nourri par l’Eglise dans son sein mê me. Et j’ai tout lieu de penser que dè s lors, selon sa faç on de voir les choses, Jean avait raison, car au cours de ces quatre mois, Michel é tait devenu ami de l’ami de mon maî tre, l’autre Guillaume, celui d’Occam, et il en avait partagé les idé es – pas trè s diffé rentes, peut-ê tre encore plus extrê mes, de celles que mon maî tre partageait avec Marsile et avait exprimé es ce matin-là. La vie de ces dissidents devint pré caire, en Avignon, et à la fin mai Michel, Guillaume d’Occam, Bonagrazia de Bergame, Franç ois d’Ascoli et Henri de Talheim prirent la fuite, poursuivis par les hommes du pape à Nice, Toulon, Marseille et Aigues-Mortes, où ils furent rejoints par le cardinal Pierre de Arrablay qui tenta en vain de les induire à revenir, sans vaincre leurs ré sistances, leur haine pour le souverain pontife, leur peur. En juin, ils arrivè rent à Pise, accueillis triomphalement par les Impé riaux, et dans les mois qui suivraient, Michel dé noncerait publiquement Jean. Trop tard, dé sormais. La fortune de l’empereur dé clinait, depuis Avignon Jean maniganç ait pour donner aux minorites un nouveau supé rieur gé né ral, obtenant enfin victoire. Michel eû t mieux fait ce jour-là de ne pas dé cider de se rendre auprè s du pape: il aurait pu veiller de prè s à la ré sistance des minorites, sans perdre tous ces mois à la merci de son ennemi, affaiblissant sa position... Mais peutê tre ainsi en avait dé cidé l’omnipotence divine – et je ne sais plus à pré sent qui d’entre eux tous é tait dans le vrai, et aprè s tant d’anné es mê me le feu des passions s’é teint, et avec lui ce qu’on croyait ê tre la lumiè re de la vé rité. Lequel de nous est encore capable de dire qui avait raison d’Hector ou d’Achille, d’Agamemnon ou de Priam quand ils se battaient pour la beauté d’une femme qui maintenant est cendres de cendres? Mais je me perds en divagations mé lancoliques. Je dois en revanche dire la fin de ce triste entretien. Michel avait dé cidé, et rien n’y fit pour le convaincre de renoncer. A part qu’il se posait à pré sent un autre problè me, et Guillaume l’é nonç a sans ambages: Ubertin lui-mê me n’é tait plus en sé curité. Les phrases que lui avait adressé es Bernard, la haine que le pape nourrissait dé sormais pour lui, et puis, si Michel repré sentait encore
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