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LE NOM DE LA ROSE 39 страницаne pourrait-il pas avoir jeté le livre par la fenê tre pour ensuite aller le ré cupé rer derriè re l’hô pital? » Guillaume regarda avec scepticisme les grandes verriè res du laboratoire, qui paraissaient hermé tiquement closes. « Nous pouvons toujours contrô ler », dit-il. Nous sortî mes et fî mes l’inspection du cô té arriè re de la construction, qui se trouvait presque adossé e au mur d’enceinte, ne laissant qu’un é troit passage. Guillaume avanç a avec pré caution, car dans cet espace la neige des jours passé s s’é tait conservé e intacte. Nos pas imprimaient sur la croû te glacé e, mais fragile, des signes é vidents, et donc si quelqu’un s’é tait aventuré là avant nous, la neige nous l’aurait signalé. Nous ne vî mes rien. Nous abandonnâ mes avec l’hô pital ma pauvre hypothè se, et tandis que nous traversions le jardin je demandai à Guillaume s’il se fiait vraiment à Bence. « Pas complè tement, dit Guillaume, mais dans tous les cas nous ne lui avons rien dit qu’il ne sû t dé jà, et nous lui avons inspiré la peur du livre. Enfin en lui faisant surveiller Malachie, nous le faisons aussi surveiller, lui, par Malachie, qui de toute é vidence est en train de chercher le livre pour son propre compte. — Et le cellé rier, que voulait-il? — Nous le saurons vite. Certes il voulait quelque chose et il le voulait tout de suite pour é viter un danger qui le terrorisait. Ce quelque chose doit ê tre connu de Malachie, autrement on ne pourrait s’expliquer l’invocation dé sespé ré e que Ré migio lui a adressé e... — En tout cas, le livre a disparu... — C’est la chose la plus invraisemblable, dit Guillaume tandis que nous allions dé jà arriver au chapitre. S’il é tait là, et Sé verin a dit qu’il y é tait, ou bien on l’a emporté, ou bien il y est encore. — Et comme il n’y est pas, quelqu’un l’a emporté, conclus-je. — Il n’est pas dit qu’il ne faille pas faire le raisonnement en partant d’une autre pré misse mineure. Comme tout confirme que personne ne peut l’avoir emporté... — Il devrait alors ê tre encore là. Mais il n’y est pas. — Un instant. Nous disons qu’il n’y é tait pas parce que nous ne l’avons pas trouvé. Mais peut-ê tre ne l’avons-nous pas trouvé parce que nous ne l’avons pas vu là où il é tait. — Mais nous avons regardé de partout! — Regardé, mais pas vu. Ou encore, vu mais pas reconnu... Adso, Sé verin l’a dé crit comment ce livre, quels mots a-t-il employé s? — Il a dit qu’il avait trouvé un livre qui ne faisait pas partie des siens, en grec... — Non! A pré sent je me souviens. Il a dit un livre é trange. Sé verin é tait un savant et pour un savant un livre en grec n’est pas é trange, mê me si ce savant ne sait pas le grec, du moins en reconnaî trait-il l’alphabet. Et un savant ne taxerait d’é trange pas mê me un livre en arabe, n’eû t-il aucune connaissance de l’arabe... » Il s’interrompit. « Et que pouvait bien faire un livre arabe dans le laboratoire de Sé verin? — Mais pourquoi aurait-il dû taxer d’é trange un livre arabe? — C’est là la question. S’il l’a dé fini comme é trange, c’est parce qu’il avait une apparence inhabituelle, inhabituelle du moins pour lui, qui é tait herboriste et pas bibliothé caire... Et dans les bibliothè ques il arrive que de nombreux manuscrits anciens soient parfois relié s ensemble, ainsi ré unissant en un seul volume des textes diffé rents et curieux, un en grec, un en aramé en... —... et un en arabe! » m’é criai-je, foudroyé par cette illumination. Guillaume m’entraî na brutalement hors du narthex en me faisant courir vers l’hô pital: « Bê te de Teuton, courge, ignorant, tu n’as regardé que les premiè res pages et pas le reste! — Mais, maî tre, haletais-je, c’est vous qui avez regardé les pages que je vous ai montré es, et vous avez dit que c’é tait de l’arabe et pas du grec! — C’est vrai, Adso, c’est vrai, c’est moi la bê te, cours, vite! » Nous revî nmes dans le laboratoire où nous entrâ mes non sans peine car les novices transportaient dé jà le cadavre vers l’exté rieur. D’autres curieux rô daient dans la piè ce. Guillaume se pré cipita sur la table, souleva les volumes en cherchant le livre fatidique, il les jetait au fur et à mesure par terre sous les yeux ahuris des pré sents, puis il les ouvrit et les rouvrit tous, deux fois. Hé las, le manuscrit arabe n’é tait plus là. Je m’en rappelais vaguement la vieille couverture, pas trè s robuste, fort usé e, avec de fines bandes mé talliques. « Qui est entré ici, aprè s que je suis sorti? » demanda Guillaume à un moine. Celui-ci haussa les é paules, il é tait é vident que tout le monde é tait entré, et personne. Nous nous mî mes à considé rer les possibilité s. Malachie? C’é tait vraisemblable, il savait ce qu’il voulait, il nous avait peut-ê tre surveillé s, il nous avait vus sortir sans rien dans les mains, il é tait revenu sû r de son coup. Bence? Je me souvins que lors de notre prise de bec sur le texte arabe, il avait ri. Alors j’avais cru qu’il s’é tait gaussé de mon ignorance, mais sans doute riait-il de l’ingé nuité de Guillaume, lui qui savait bien toutes les faç ons dont peut se pré senter un vieux manuscrit, peutê tre avait-il pensé ce que nous, nous n’avions pas pensé sur-le-champ, et que nous aurions dû penser, c’est-à dire : Sé verin ne connaissait pas l’arabe et donc il é tait pour le moins singulier qu’il gardâ t parmi les siens un livre qu’il ne pouvait pas lire. Ou bien y avait-il un troisiè me personnage? Guillaume é tait profondé ment humilié. J’essayais de le consoler, je lui disais qu’il cherchait depuis trois jours un texte en grec et qu’il é tait naturel qu’il eû t rejeté au cours de son examen tous les livres qui n’apparaissaient pas en grec. Et lui ré pondait qu’il é tait certainement humain de commettre des erreurs, que pourtant il y a des ê tres humains qui en commettent plus que d’autres, ceux qu’on appelle des sots, et lui se trouvait de ceux-là, et il se demandait s’il avait valu la peine d’é tudier à Paris et à Oxford pour se montrer ensuite incapable de penser qu’on relie parfois les manuscrits en les regroupant, chose que savent mê me les novices, sauf les stupides comme moi, et un couple de stupides comme nous deux aurait eu un franc succè s dans les foires, et c’est ce que nous devions faire au lieu de chercher à ré soudre les mystè res, surtout quand il fallait contrecarrer des gens bien plus astucieux que nous. « Mais il est inutile de pleurer, conclut-il ensuite. Si c’est Malachie qui l’a pris, il l’a dé jà replacé dans la bibliothè que. Et nous le retrouverions seulement si nous savions entrer dans le finis Africae. Si c’est Bence qui l’a pris, il aura imaginé que tô t ou tard j’aurais le soupç on que j’ai eu et retournerais dans le laboratoire, autrement il n’eû t pas agi avec une telle hâ te. Et donc il se sera caché, et l’unique endroit où il ne s’est sû rement pas caché, c’est celui où nous le chercherions tout de suite: sa cellule. Or regagnons le chapitre et voyons si au cours de l’instruction le cellé rier dira quelque chose d’utile. Car en fin de compte, le plan de Bernard ne m’est pas encore bien clair; lui qui cherchait son homme avant la mort de Sé verin, et pour d’autres fins. » Nous revî nmes au chapitre. Nous aurions bien fait de nous rendre dans la cellule de Bence car, comme nous l’apprî mes ensuite, notre jeune ami ne tenait point du tout en si grande estime Guillaume pour n’avoir pas songé qu’il retournerait si vite dans le laboratoire; raison pour quoi, croyant n’ê tre pas cherché de ce cô té -là, il é tait justement allé cacher le livre dans sa cellule. Mais de cela je parlerai plus loin. Entre-temps eurent lieu des faits si dramatiques et si inquié tants que nous en oubliâ mes presque le livre mysté rieux. Et si mê me nous ne l’oubliâ mes pas vraiment, nous fû mes pris par d’autres tâ ches urgentes, en rapport avec la mission dont Guillaume é tait, malgré tout, toujours chargé.
Cinquiè me jour NONE Où l’on administre la justice et l’on a l’embarrassante impression que tout le monde a tort. Bernard Gui se plaç a au centre de la grande table de noyer dans la salle du chapitre. Prè s de lui un dominicain faisait fonction de tabellion et deux pré lats de la lé gation pontificale é taient à ses cô té s en tant que juges. Le cellé rier se tenait debout devant la table, entre deux archers. L’Abbé se tourna vers Guillaume pour lui murmurer, « Je ne sais si la procé dure est lé gitime. Le concile du Latran de 1215 a é tabli dans son canon XXXVII qu’on ne peut citer un pré venu à comparaî tre devant des juges qui siè gent à plus de deux journé es de marche de son domicile. Ici la situation est sans doute diffé rente, c’est le juge qui vient de loin, mais... — L’inquisiteur ne relè ve d’aucune juridiction ré guliè re, dit Guillaume, et il n’a pas à suivre les normes ré guliè re, dit Guillaume, et il n’a pas à suivre les normes du droit commun. Il jouit d’un privilè ge spé cial et n’est mê me pas tenu d’é couter les avocats. » Je regardai le cellé rier. Ré migio é tait ré duit à un é tat dé plorable. Il regardait autour de lui comme une bê te apeuré e, comme s’il reconnaissait les mouvements et les gestes d’une liturgie redouté e. Je sais maintenant qu’il tremblait pour deux raisons, aussi é pouvantables l’une que l’autre: l’une, parce qu’il avait é té pris, selon toute apparence, en flagrant dé lit, l’autre parce que dè s le premier jour, quand Bernard avait commencé son enquê te, recueillant murmures et insinuations, il redoutait que vinssent à la lumiè re ses erreurs passé es; et il avait é té saisi d’une plus grande agitation encore, lorsqu’il avait vu prendre Salvatore. Si le malheureux Ré migio é tait en proie à ses propres terreurs, Bernard Gui savait de son cô té les maniè res de transformer en panique la peur de ses propres victimes. Il ne parlait pas: alors que tous s’attendaient à ce qu’il engageâ t l’interrogatoire, il tenait ses mains sur les feuilles qu’il avait devant lui, faisant semblant de les ré ordonner, mais distraitement. Le regard é tait en vé rité pointé sur l’accusé, et c’é tait un regard mê lé d’hypocrite indulgence (comme pour dire: « N’aie crainte, tu es entre les mains d’une assemblé e fraternelle, qui ne peut que vouloir ton bien »), d’ironie glacé e (comme pour dire: « Tu ne sais pas encore quel est ton bien, et moi d’ici peu je te le dirai »), d’impitoyable sé vé rité (comme pour dire: « Mais dans tous les cas, je suis ton seul juge, et toi tu es ma chose »). Ce que le cellé rier savait pertinemment dé jà, mais le silence et les atermoiements du juge servaient à le lui rappeler, presque à le lui faire mieux goû ter, afin que – au lieu de l’oublier – il en tirâ t d’autant plus motif d’humiliation, que son inquié tude se transformâ t en dé sespoir, et qu’il devî nt bien la chose exclusive du juge, cire molle dans ses mains. Enfin Bernard rompit le silence. Il prononç a certaines formules rituelles, dit aux juges qu’on procé dait à l’interrogatoire du pré venu pour deux crimes aussi odieux l’un que l’autre, dont l’un é tait à tous patent mais moins mé prisable que l’autre, car en effet le pré venu avait é té surpris en train de commettre un homicide quand il é tait recherché pour crime d’hé ré sie. Il l’avait dit. Le cellé rier cacha son visage dans ses mains, qu’il bougeait à grand-peine car elles é taient serré es dans des chaî nes. Bernard engagea l’interrogatoire. « Qui es-tu, toi? demanda-t-il. — Ré migio de Varagine. Je suis né il y a cinquantedeux ans et je suis entré encore enfant dans le couvent des minorites de Varagine. — Et comment se fait-il que tu te trouves aujourd’hui dans l’ordre de saint Benoî t? — Il y a des anné es, quand le souverain pontife fulmina la bulle Sancta Romana, comme je craignais d’ê tre contaminé par l’hé ré sie des fraticelles... tout en n’ayant jamais adhé ré à leurs propositions... je pensai qu’il é tait plus utile à mon â me pé cheresse de me soustraire à un milieu lourd de sé ductions et j’obtins d’ê tre admis parmi les moines de cette abbaye, où depuis plus de huit ans je sers en tant que cellé rier. — Tu t’es soustrait aux sé ductions de l’hé ré sie, persifla Bernard, autrement dit tu t’es soustrait à l’enquê te de ceux qui é taient chargé s de dé couvrir l’hé ré sie et d’en dé raciner la maie plante, et les bons moines clunisiens ont cru accomplir un acte de charité en t’accueillant toi et ceux de ton espè ce. Mais il ne suffit pas de changer de froc pour effacer de son â me la turpitude de la dé pravation hé ré tique, et c’est pour cela que nous sommes ici maintenant à explorer les recoins de ton â me impé nitente et à examiner les faits qui ont pré cé dé ta venue dans ce lieu saint. — Mon â me est innocente et je ne sais ce que vous entendez quand vous parlez de dé pravation hé ré tique, dit prudemment le cellé rier. — Vous voyez? s’exclama Bernard à l’adresse des autres juges. Tous de la mê me eau, ceux-là ! Quand l’un d’eux est arrê té, il comparaî t en justice comme si sa conscience é tait tranquille et sans remords. Et ils ne savent pas que c’est là le signe le plus é vident de leur faute, car le juste, à son procè s, comparaî t pris d’inquié tude! Demandez-lui s’il connaî t la cause pour laquelle j’avais pré paré son arrestation. Tu la connais, Ré migio? — Seigneur, ré pondit le cellé rier, je serais heureux de l’apprendre de votre bouche. » Je fus surpris, car il me semble que le cellé rier ré pondait aux questions rituelles avec des mots tout aussi rituels, comme s’il connaissait bien les rè gles de l’instruction et ses chausse-trappes, et que depuis longtemps il avait é té instruit pour affronter un pareil é vé nement. « Voilà, s’é criait alors Bernard, la ré ponse typique de l’hé ré tique impé nitent! Ils parcourent leurs sentiers de renard et il est trè s difficile de les prendre en faute car leur communauté admet le droit au mensonge pour é viter le châ timent mé rité. Ils ont recours à des ré ponses tortueuses pour tenter d’abuser l’inquisiteur, qui doit dé jà supporter le contact de gens aussi mé prisables. Or donc Ré migio, tu n’as jamais rien eu à voir avec lesdits fraticelles ou frè res de la pauvre vie, ou bé guins? — J’ai vé cu les vicissitudes des frè res mineurs, lors de la longue discussion sur la pauvreté, mais je n’ai jamais appartenu à la secte des bé guins. — Vous voyez? dit Bernard. Il nie avoir é té bé guin parce que les bé guins, tout en participant de la mê me hé ré sie que les fraticelles, considè rent ces derniers comme une branche sè che de l’ordre franciscain et se jugent plus purs et parfaits qu’eux. Mais nombre de comportements des uns sont communs aux autres. Peuxtu nier, Ré migio, d’avoir é té vu à l’é glise recroquevillé, la face tourné e vers le mur, ou prosterné, la tê te couverte du capuchon, au lieu d’ê tre agenouillé les mains jointes comme les autres hommes? — Dans l’ordre de saint Benoî t aussi on se prosterne à terre, aux moments voulus... — Je ne te demande pas ce que tu as fait dans les moments voulus, mais dans les autres moments! Tu ne nies donc pas avoir pris l’une ou l’autre posture, typiques des bé guins! Mais tu n’es pas bé guin, as-tu dit... Et alors dis-moi: à quoi crois-tu? — Seigneur je crois à tout ce que croit un bon chré tien... — Quelle sainte ré ponse! Et que croit un bon chré tien? — Ce qu’enseigne la sainte Eglise. — Et quelle sainte Eglise? Celle que jugent telle les croyants qui se dé finissent parfaits, les pseudo-apô tres, les fraticelles hé ré tiques, ou l’Eglise qu’ils comparent à la prostitué e de Babylone, et en laquelle nous tous au contraire croyons fermement? — Seigneur, dit le cellé rier dé routé, dites-moi, vous, celle que vous croyez ê tre la vé ritable Eglise... — Moi, je crois que c’est l’Eglise romaine, une, sainte et apostolique, gouverné e par le pape et par ses é vê ques. — C’est ce que je crois, dit le cellé rier. — Admirable astuce! s’é cria l’inquisiteur. Admirable subtilité de dicto! Vous l’avez entendu: il veut dire qu’il croit que je crois à cette Eglise, et il se dé robe au devoir de dire en quoi il croit, lui! Mais nous connaissons bien ces artifices de fouine! Venons-en au fait. Crois-tu que les sacrements aient é té institué s par Notre Seigneur, que pour faire une juste pé nitence il faille se confesser aux serviteurs de Dieu, que l’Eglise romaine ait le pouvoir de dé lier et de lier sur cette terre ce qui sera lié et dé lié au ciel? — Ne devrais-je pas le croire peut-ê tre? — Je ne te demande pas ce que tu devrais croire, mais ce que tu crois! — Moi, je crois à tout ce que vous et les autres bons docteurs m’ordonnez de croire, dit le cellé rier é pouvanté. — Ah! Mais les bons docteurs auxquels tu fais allusion ne sont-ils pas par hasard ceux qui commandent ta secte? C’est ce que tu entendais dire quand tu parlais des bons docteurs? C’est à ces menteurs pervers qui s’estiment les uniques successeurs des apô tres que tu te ré fè res pour connaî tre tes articles de foi? Tu insinues que si moi je crois à ce qu’eux croient, alors tu me croiras, autrement tu ne croiras qu’en eux! — Je n’ai pas dit cela, seigneur, balbutia le cellé rier, c’est vous qui me le faites dire. Je crois à ce que vous me dites, si vous m’enseignez ce qui est bien. — Oh arrogance! s’é cria Bernard en frappant du poing sur la table. Tu ré pè tes de mé moire avec une louche dé termination le formulaire qu’on enseigne dans ta secte. Tu dis que tu me croiras dans la mesure où je prê che ce que ta secte juge ê tre le bien. Ainsi ont toujours ré pondu les pseudo-apô tres et ainsi maintenant tu ré ponds, sans t’en rendre compte peut-ê tre, car ré affleurent à tes lè vres les phrases qui te furent enseigné es naguè re afin de tromper les inquisiteurs. Et ainsi es-tu en train de t’accuser avec tes propres paroles, et moi je donnerais dans ton piè ge si je n’avais une longue expé rience d’inquisition... Mais venons-en à la vraie question, homme pervers. N’as-tu jamais entendu parler de Gé rard Segalelli de Parme? — J’en ai entendu parler, dit le cellé rier en pâ lissant, si tant est qu’on pû t encore parler de pâ leur pour ce visage dé fait. — N’as-tu jamais entendu parler de fra Dolcino de Novare? — J’en ai entendu parler. — Ne l’as-tu jamais vu en personne, as-tu conversé avec lui? » Le cellé rier garda quelques instants le silence, comme pour peser jusqu’à quel point il lui conviendrait de dire une partie de la vé rité. Puis il se dé cida, et avec un filet de voix: « Je l’ai vu et je lui ai parlé. — Plus fort! cria Bernard, qu’enfin on puisse entendre un mot vrai s’é couler de tes lè vres! Quand lui as-tu parlé ? — Seigneur, dit le cellé rier, j’é tais frè re dans un couvent du Novarois lorsque les gens de Dolcino se ré unirent dans cette ré gion, et passè rent aussi à cô té de mon couvent, et au dé but on ne savait pas trop bien qui ils é taient... — Tu mens! Comment un franciscain de Varagine pouvait-il ê tre dans un couvent du Novarois? Tu n’é tais pas dans un couvent, tu faisais dé jà partie d’une bande de fraticelles qui parcouraient ces terres en vivant d’aumô nes et tu t’es uni aux dolciniens! — Comment pouvez-vous affirmer cela, seigneur? dit en tremblant le cellé rier. — Je te le dirai, comment je peux, ou plutô t je dois, l’affirmer », dit Bernard, et il donna l’ordre qu’on fî t entrer Salvatore. La vue du malheureux, qui avait certainement passé la nuit en un interrogatoire non public et plus sé vè re, m’é mut de pitié. Le visage de Salvatore, je l’ai dit, é tait d’habitude horrible. Mais ce matin-là il avait l’air encore plus semblable à celui d’un animal. Il ne portait pas de marques de violence, mais la faç on dont le corps enchaî né avanç ait, avec ses membres dé boî té s, presque incapable de bouger, traî né par les archers comme un singe attaché à sa corde, proclamait bien haut la maniè re dont avait dû se dé rouler son atroce ré pons. « Bernard l’a torturé... murmurai-je à Guillaume. — Pas du tout, ré pondit Guillaume. Un inquisiteur ne torture jamais. La gestion d’un corps de pré venu est toujours confié e au bras sé culier. — Mais c’est la mê me chose! dis-je. — Que non. Ni pour l’inquisiteur, qui a les mains pures, ni pour celui qui est questionné, lequel, quand vient l’inquisiteur, trouve en lui un soutien inattendu, un soulagement à ses peines, et lui ouvre son coeur. » Je regardai mon maî tre: « Vous plaisantez, dis-je effaré. — Cela te semble sujet à plaisanterie? » ré pondit Guillaume. Bernard é tait maintenant en train d’interroger Salvatore, et ma plume n’arrive pas à transcrire les mots haché s et, si tant est que ce fû t possible, encore plus babé liques, par lesquels cet homme dé jà diminué, ravalé à pré sent au rang de babouin, ré pondait, compris pé niblement de tous, aidé par Bernard qui lui posait ses questions de maniè re qu’il ne pû t ré pondre que oui ou non, incapable de tout mensonge. Et ce que dit Salvatore, mon lecteur peut bien l’imaginer. Il raconta, ou admit avoir raconté durant la nuit, une partie de cette histoire que j’avais dé jà reconstruite: ses vagabondages en tant que fraticelle, pastoureau et pseudo-apô tre; et comment aux temps de fra Dolcino il avait rencontré Ré migio parmi les dolciniens, et avec lui s’é tait sauvé aprè s la bataille du mont Rebello, se ré fugiant aprè s diverses pé ripé ties dans le couvent de Casale. En plus il ajouta que l’hé ré siarque Dolcino, à l’approche de la dé faite et de la capture, avait confié à Ré migio quelques lettres, à remettre il ne savait où ni à qui. Et Ré migio avait toujours porté ces lettres sur lui, sans oser les remettre à leurs destinataires, et à son arrivé e à l’abbaye, craignant de les garder encore pardevers lui, mais ne voulant pas les dé truire, il les avait remises au bibliothé caire, oui à Malachie pré cisé ment, pour qu’il les cachâ t quelque part dans un recoin de l’É difice. Tandis que Salvatore parlait, le cellé rier le regardait avec haine; à un certain point, il ne put s’empê cher de lui crier: « Serpent, singe lascif, je t’ai servi de pè re, d’ami, d’é cu, et c’est ainsi que tu me rends la monnaie de ma piè ce! » Salvatore regarda son protecteur ré clamant protection dé sormais, et ré pondit avec peine: « Seigneur Ré migio, si c’é tait que je pouvais j’é tais à toi. Tu é tais por moi moult amado. Mais tu connais la famille du Bargello, y ses prisons. Qui non habet caballum vadat cum pede... — Fou! lui cria encore Ré migio. Tu espè res t’en tirer? Ne sais-tu pas que tu mourras comme un hé ré tique toi aussi? Dis que tu as parlé sous la torture,
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