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LE NOM DE LA ROSE 39 страница



ne pourrait-il pas avoir jeté le livre par la fenê tre pour

ensuite aller le ré cupé rer derriè re l’hô pital? » Guillaume

regarda avec scepticisme les grandes verriè res du

laboratoire, qui paraissaient hermé tiquement closes.

« Nous pouvons toujours contrô ler », dit-il.

Nous sortî mes et fî mes l’inspection du cô té arriè re

de la construction, qui se trouvait presque adossé e au

mur d’enceinte, ne laissant qu’un é troit passage.

Guillaume avanç a avec pré caution, car dans cet espace la

neige des jours passé s s’é tait conservé e intacte. Nos pas

imprimaient sur la croû te glacé e, mais fragile, des signes

é vidents, et donc si quelqu’un s’é tait aventuré là avant

nous, la neige nous l’aurait signalé. Nous ne vî mes rien.

Nous abandonnâ mes avec l’hô pital ma pauvre

hypothè se, et tandis que nous traversions le jardin je

demandai à Guillaume s’il se fiait vraiment à Bence. « Pas

complè tement, dit Guillaume, mais dans tous les cas nous

ne lui avons rien dit qu’il ne sû t dé jà, et nous lui avons

inspiré la peur du livre. Enfin en lui faisant surveiller

Malachie, nous le faisons aussi surveiller, lui, par

Malachie, qui de toute é vidence est en train de chercher le

livre pour son propre compte.

— Et le cellé rier, que voulait-il?

— Nous le saurons vite. Certes il voulait quelque

chose et il le voulait tout de suite pour é viter un danger

qui le terrorisait. Ce quelque chose doit ê tre connu de

Malachie, autrement on ne pourrait s’expliquer

l’invocation dé sespé ré e que Ré migio lui a adressé e...

— En tout cas, le livre a disparu...

— C’est la chose la plus invraisemblable, dit

Guillaume tandis que nous allions dé jà arriver au chapitre.

S’il é tait là, et Sé verin a dit qu’il y é tait, ou bien on l’a

emporté, ou bien il y est encore.

— Et comme il n’y est pas, quelqu’un l’a emporté,

conclus-je.

— Il n’est pas dit qu’il ne faille pas faire le

raisonnement en partant d’une autre pré misse mineure.

Comme tout confirme que personne ne peut l’avoir

emporté...

— Il devrait alors ê tre encore là. Mais il n’y est pas.

— Un instant. Nous disons qu’il n’y é tait pas parce

que nous ne l’avons pas trouvé. Mais peut-ê tre ne

l’avons-nous pas trouvé parce que nous ne l’avons pas vu

là où il é tait.

— Mais nous avons regardé de partout!

— Regardé, mais pas vu. Ou encore, vu mais pas

reconnu... Adso, Sé verin l’a dé crit comment ce livre, quels

mots a-t-il employé s?

— Il a dit qu’il avait trouvé un livre qui ne faisait pas

partie des siens, en grec...

— Non! A pré sent je me souviens. Il a dit un livre

é trange. Sé verin é tait un savant et pour un savant un

livre en grec n’est pas é trange, mê me si ce savant ne sait

pas le grec, du moins en reconnaî trait-il l’alphabet. Et un

savant ne taxerait d’é trange pas mê me un livre en arabe,

n’eû t-il aucune connaissance de l’arabe... » Il

s’interrompit. « Et que pouvait bien faire un livre arabe

dans le laboratoire de Sé verin?

— Mais pourquoi aurait-il dû taxer d’é trange un

livre arabe?

— C’est là la question. S’il l’a dé fini comme é trange,

c’est parce qu’il avait une apparence inhabituelle,

inhabituelle du moins pour lui, qui é tait herboriste et pas

bibliothé caire... Et dans les bibliothè ques il arrive que de

nombreux manuscrits anciens soient parfois relié s

ensemble, ainsi ré unissant en un seul volume des textes

diffé rents et curieux, un en grec, un en aramé en...

—... et un en arabe! » m’é criai-je, foudroyé par

cette illumination.

Guillaume m’entraî na brutalement hors du narthex

en me faisant courir vers l’hô pital: « Bê te de Teuton,

courge, ignorant, tu n’as regardé que les premiè res pages

et pas le reste!

— Mais, maî tre, haletais-je, c’est vous qui avez

regardé les pages que je vous ai montré es, et vous avez

dit que c’é tait de l’arabe et pas du grec!

— C’est vrai, Adso, c’est vrai, c’est moi la bê te, cours,

vite! »

Nous revî nmes dans le laboratoire où nous entrâ mes

non sans peine car les novices transportaient dé jà le

cadavre vers l’exté rieur. D’autres curieux rô daient dans

la piè ce. Guillaume se pré cipita sur la table, souleva les

volumes en cherchant le livre fatidique, il les jetait au fur

et à mesure par terre sous les yeux ahuris des pré sents,

puis il les ouvrit et les rouvrit tous, deux fois. Hé las, le

manuscrit arabe n’é tait plus là. Je m’en rappelais

vaguement la vieille couverture, pas trè s robuste, fort

usé e, avec de fines bandes mé talliques.

« Qui est entré ici, aprè s que je suis sorti? »

demanda Guillaume à un moine. Celui-ci haussa les

é paules, il é tait é vident que tout le monde é tait entré, et

personne.

Nous nous mî mes à considé rer les possibilité s.

Malachie? C’é tait vraisemblable, il savait ce qu’il voulait,

il nous avait peut-ê tre surveillé s, il nous avait vus sortir

sans rien dans les mains, il é tait revenu sû r de son coup.

Bence? Je me souvins que lors de notre prise de bec sur

le texte arabe, il avait ri. Alors j’avais cru qu’il s’é tait

gaussé de mon ignorance, mais sans doute riait-il de

l’ingé nuité de Guillaume, lui qui savait bien toutes les

faç ons dont peut se pré senter un vieux manuscrit, peutê tre

avait-il pensé ce que nous, nous n’avions pas pensé

sur-le-champ, et que nous aurions dû penser, c’est-à dire

: Sé verin ne connaissait pas l’arabe et donc il é tait

pour le moins singulier qu’il gardâ t parmi les siens un

livre qu’il ne pouvait pas lire. Ou bien y avait-il un

troisiè me personnage?

Guillaume é tait profondé ment humilié. J’essayais de

le consoler, je lui disais qu’il cherchait depuis trois jours un

texte en grec et qu’il é tait naturel qu’il eû t rejeté au cours

de son examen tous les livres qui n’apparaissaient pas en

grec. Et lui ré pondait qu’il é tait certainement humain de

commettre des erreurs, que pourtant il y a des ê tres

humains qui en commettent plus que d’autres, ceux qu’on

appelle des sots, et lui se trouvait de ceux-là, et il se

demandait s’il avait valu la peine d’é tudier à Paris et à

Oxford pour se montrer ensuite incapable de penser

qu’on relie parfois les manuscrits en les regroupant, chose

que savent mê me les novices, sauf les stupides comme

moi, et un couple de stupides comme nous deux aurait eu

un franc succè s dans les foires, et c’est ce que nous

devions faire au lieu de chercher à ré soudre les mystè res,

surtout quand il fallait contrecarrer des gens bien plus

astucieux que nous.

« Mais il est inutile de pleurer, conclut-il ensuite. Si

c’est Malachie qui l’a pris, il l’a dé jà replacé dans la

bibliothè que. Et nous le retrouverions seulement si nous

savions entrer dans le finis Africae. Si c’est Bence qui l’a

pris, il aura imaginé que tô t ou tard j’aurais le soupç on

que j’ai eu et retournerais dans le laboratoire, autrement

il n’eû t pas agi avec une telle hâ te. Et donc il se sera caché,

et l’unique endroit où il ne s’est sû rement pas caché, c’est

celui où nous le chercherions tout de suite: sa cellule. Or

regagnons le chapitre et voyons si au cours de

l’instruction le cellé rier dira quelque chose d’utile. Car en

fin de compte, le plan de Bernard ne m’est pas encore

bien clair; lui qui cherchait son homme avant la mort de

Sé verin, et pour d’autres fins. »

Nous revî nmes au chapitre. Nous aurions bien fait de

nous rendre dans la cellule de Bence car, comme nous

l’apprî mes ensuite, notre jeune ami ne tenait point du tout

en si grande estime Guillaume pour n’avoir pas songé qu’il

retournerait si vite dans le laboratoire; raison pour quoi,

croyant n’ê tre pas cherché de ce cô té -là, il é tait justement

allé cacher le livre dans sa cellule.

Mais de cela je parlerai plus loin. Entre-temps

eurent lieu des faits si dramatiques et si inquié tants que

nous en oubliâ mes presque le livre mysté rieux. Et si

mê me nous ne l’oubliâ mes pas vraiment, nous fû mes pris

par d’autres tâ ches urgentes, en rapport avec la mission

dont Guillaume é tait, malgré tout, toujours chargé.

 

 

Cinquiè me jour

NONE

Où l’on administre la justice et l’on a l’embarrassante

impression que tout le monde a tort.

Bernard Gui se plaç a au centre de la grande table de

noyer dans la salle du chapitre. Prè s de lui un dominicain

faisait fonction de tabellion et deux pré lats de la lé gation

pontificale é taient à ses cô té s en tant que juges. Le

cellé rier se tenait debout devant la table, entre deux

archers.

L’Abbé se tourna vers Guillaume pour lui

murmurer, « Je ne sais si la procé dure est lé gitime. Le

concile du Latran de 1215 a é tabli dans son canon XXXVII

qu’on ne peut citer un pré venu à comparaî tre devant des

juges qui siè gent à plus de deux journé es de marche de

son domicile. Ici la situation est sans doute diffé rente,

c’est le juge qui vient de loin, mais...

— L’inquisiteur ne relè ve d’aucune juridiction

ré guliè re, dit Guillaume, et il n’a pas à suivre les normes

ré guliè re, dit Guillaume, et il n’a pas à suivre les normes

du droit commun. Il jouit d’un privilè ge spé cial et n’est

mê me pas tenu d’é couter les avocats. »

Je regardai le cellé rier. Ré migio é tait ré duit à un é tat

dé plorable. Il regardait autour de lui comme une bê te

apeuré e, comme s’il reconnaissait les mouvements et les

gestes d’une liturgie redouté e. Je sais maintenant qu’il

tremblait pour deux raisons, aussi é pouvantables l’une

que l’autre: l’une, parce qu’il avait é té pris, selon toute

apparence, en flagrant dé lit, l’autre parce que dè s le

premier jour, quand Bernard avait commencé son

enquê te, recueillant murmures et insinuations, il

redoutait que vinssent à la lumiè re ses erreurs passé es;

et il avait é té saisi d’une plus grande agitation encore,

lorsqu’il avait vu prendre Salvatore.

Si le malheureux Ré migio é tait en proie à ses

propres terreurs, Bernard Gui savait de son cô té les

maniè res de transformer en panique la peur de ses

propres victimes. Il ne parlait pas: alors que tous

s’attendaient à ce qu’il engageâ t l’interrogatoire, il tenait

ses mains sur les feuilles qu’il avait devant lui, faisant

semblant de les ré ordonner, mais distraitement. Le

regard é tait en vé rité pointé sur l’accusé, et c’é tait un

regard mê lé d’hypocrite indulgence (comme pour dire:

« N’aie crainte, tu es entre les mains d’une assemblé e

fraternelle, qui ne peut que vouloir ton bien »), d’ironie

glacé e (comme pour dire: « Tu ne sais pas encore quel est

ton bien, et moi d’ici peu je te le dirai »), d’impitoyable

sé vé rité (comme pour dire: « Mais dans tous les cas, je

suis ton seul juge, et toi tu es ma chose »). Ce que le

cellé rier savait pertinemment dé jà, mais le silence et les

atermoiements du juge servaient à le lui rappeler,

presque à le lui faire mieux goû ter, afin que – au lieu de

l’oublier – il en tirâ t d’autant plus motif d’humiliation,

que son inquié tude se transformâ t en dé sespoir, et qu’il

devî nt bien la chose exclusive du juge, cire molle dans ses

mains. Enfin Bernard rompit le silence. Il prononç a

certaines formules rituelles, dit aux juges qu’on procé dait

à l’interrogatoire du pré venu pour deux crimes aussi

odieux l’un que l’autre, dont l’un é tait à tous patent mais

moins mé prisable que l’autre, car en effet le pré venu

avait é té surpris en train de commettre un homicide

quand il é tait recherché pour crime d’hé ré sie.

Il l’avait dit. Le cellé rier cacha son visage dans ses

mains, qu’il bougeait à grand-peine car elles é taient

serré es dans des chaî nes. Bernard engagea

l’interrogatoire.

« Qui es-tu, toi? demanda-t-il.

— Ré migio de Varagine. Je suis né il y a cinquantedeux

ans et je suis entré encore enfant dans le couvent

des minorites de Varagine.

— Et comment se fait-il que tu te trouves

aujourd’hui dans l’ordre de saint Benoî t?

— Il y a des anné es, quand le souverain pontife

fulmina la bulle Sancta Romana, comme je craignais d’ê tre

contaminé par l’hé ré sie des fraticelles... tout en n’ayant

jamais adhé ré à leurs propositions... je pensai qu’il é tait

plus utile à mon â me pé cheresse de me soustraire à un

milieu lourd de sé ductions et j’obtins d’ê tre admis parmi

les moines de cette abbaye, où depuis plus de huit ans je

sers en tant que cellé rier.

— Tu t’es soustrait aux sé ductions de l’hé ré sie,

persifla Bernard, autrement dit tu t’es soustrait à

l’enquê te de ceux qui é taient chargé s de dé couvrir

l’hé ré sie et d’en dé raciner la maie plante, et les bons

moines clunisiens ont cru accomplir un acte de charité en

t’accueillant toi et ceux de ton espè ce. Mais il ne suffit pas

de changer de froc pour effacer de son â me la turpitude

de la dé pravation hé ré tique, et c’est pour cela que nous

sommes ici maintenant à explorer les recoins de ton â me

impé nitente et à examiner les faits qui ont pré cé dé ta

venue dans ce lieu saint.

— Mon â me est innocente et je ne sais ce que vous

entendez quand vous parlez de dé pravation hé ré tique, dit

prudemment le cellé rier.

— Vous voyez? s’exclama Bernard à l’adresse des

autres juges. Tous de la mê me eau, ceux-là ! Quand l’un

d’eux est arrê té, il comparaî t en justice comme si sa

conscience é tait tranquille et sans remords. Et ils ne

savent pas que c’est là le signe le plus é vident de leur

faute, car le juste, à son procè s, comparaî t pris

d’inquié tude! Demandez-lui s’il connaî t la cause pour

laquelle j’avais pré paré son arrestation. Tu la connais,

Ré migio?

— Seigneur, ré pondit le cellé rier, je serais heureux

de l’apprendre de votre bouche. »

Je fus surpris, car il me semble que le cellé rier

ré pondait aux questions rituelles avec des mots tout aussi

rituels, comme s’il connaissait bien les rè gles de

l’instruction et ses chausse-trappes, et que depuis

longtemps il avait é té instruit pour affronter un pareil

é vé nement.

« Voilà, s’é criait alors Bernard, la ré ponse typique de

l’hé ré tique impé nitent! Ils parcourent leurs sentiers de

renard et il est trè s difficile de les prendre en faute car

leur communauté admet le droit au mensonge pour é viter

le châ timent mé rité. Ils ont recours à des ré ponses

tortueuses pour tenter d’abuser l’inquisiteur, qui doit dé jà

supporter le contact de gens aussi mé prisables. Or donc

Ré migio, tu n’as jamais rien eu à voir avec lesdits

fraticelles ou frè res de la pauvre vie, ou bé guins?

— J’ai vé cu les vicissitudes des frè res mineurs, lors

de la longue discussion sur la pauvreté, mais je n’ai jamais

appartenu à la secte des bé guins.

— Vous voyez? dit Bernard. Il nie avoir é té bé guin

parce que les bé guins, tout en participant de la mê me

hé ré sie que les fraticelles, considè rent ces derniers

comme une branche sè che de l’ordre franciscain et se

jugent plus purs et parfaits qu’eux. Mais nombre de

comportements des uns sont communs aux autres. Peuxtu

nier, Ré migio, d’avoir é té vu à l’é glise recroquevillé, la

face tourné e vers le mur, ou prosterné, la tê te couverte

du capuchon, au lieu d’ê tre agenouillé les mains jointes

comme les autres hommes?

— Dans l’ordre de saint Benoî t aussi on se prosterne

à terre, aux moments voulus...

— Je ne te demande pas ce que tu as fait dans les

moments voulus, mais dans les autres moments! Tu ne

nies donc pas avoir pris l’une ou l’autre posture, typiques

des bé guins! Mais tu n’es pas bé guin, as-tu dit... Et alors

dis-moi: à quoi crois-tu?

— Seigneur je crois à tout ce que croit un bon

chré tien...

— Quelle sainte ré ponse! Et que croit un bon

chré tien?

— Ce qu’enseigne la sainte Eglise.

— Et quelle sainte Eglise? Celle que jugent telle les

croyants qui se dé finissent parfaits, les pseudo-apô tres,

les fraticelles hé ré tiques, ou l’Eglise qu’ils comparent à la

prostitué e de Babylone, et en laquelle nous tous au

contraire croyons fermement?

— Seigneur, dit le cellé rier dé routé, dites-moi, vous,

celle que vous croyez ê tre la vé ritable Eglise...

— Moi, je crois que c’est l’Eglise romaine, une, sainte

et apostolique, gouverné e par le pape et par ses é vê ques.

— C’est ce que je crois, dit le cellé rier.

— Admirable astuce! s’é cria l’inquisiteur. Admirable

subtilité de dicto! Vous l’avez entendu: il veut dire qu’il

croit que je crois à cette Eglise, et il se dé robe au devoir de

dire en quoi il croit, lui! Mais nous connaissons bien ces

artifices de fouine! Venons-en au fait. Crois-tu que les

sacrements aient é té institué s par Notre Seigneur, que

pour faire une juste pé nitence il faille se confesser aux

serviteurs de Dieu, que l’Eglise romaine ait le pouvoir de

dé lier et de lier sur cette terre ce qui sera lié et dé lié au

ciel?

— Ne devrais-je pas le croire peut-ê tre?

— Je ne te demande pas ce que tu devrais croire,

mais ce que tu crois!

— Moi, je crois à tout ce que vous et les autres bons

docteurs m’ordonnez de croire, dit le cellé rier é pouvanté.

— Ah! Mais les bons docteurs auxquels tu fais

allusion ne sont-ils pas par hasard ceux qui commandent

ta secte? C’est ce que tu entendais dire quand tu parlais

des bons docteurs? C’est à ces menteurs pervers qui

s’estiment les uniques successeurs des apô tres que tu te

ré fè res pour connaî tre tes articles de foi? Tu insinues que

si moi je crois à ce qu’eux croient, alors tu me croiras,

autrement tu ne croiras qu’en eux!

— Je n’ai pas dit cela, seigneur, balbutia le cellé rier,

c’est vous qui me le faites dire. Je crois à ce que vous me

dites, si vous m’enseignez ce qui est bien.

— Oh arrogance! s’é cria Bernard en frappant du

poing sur la table. Tu ré pè tes de mé moire avec une louche

dé termination le formulaire qu’on enseigne dans ta secte.

Tu dis que tu me croiras dans la mesure où je prê che ce

que ta secte juge ê tre le bien. Ainsi ont toujours ré pondu

les pseudo-apô tres et ainsi maintenant tu ré ponds, sans

t’en rendre compte peut-ê tre, car ré affleurent à tes

lè vres les phrases qui te furent enseigné es naguè re afin

de tromper les inquisiteurs. Et ainsi es-tu en train de

t’accuser avec tes propres paroles, et moi je donnerais

dans ton piè ge si je n’avais une longue expé rience

d’inquisition... Mais venons-en à la vraie question, homme

pervers. N’as-tu jamais entendu parler de Gé rard

Segalelli de Parme?

— J’en ai entendu parler, dit le cellé rier en pâ lissant,

si tant est qu’on pû t encore parler de pâ leur pour ce

visage dé fait.

— N’as-tu jamais entendu parler de fra Dolcino de

Novare?

— J’en ai entendu parler.

— Ne l’as-tu jamais vu en personne, as-tu conversé

avec lui? »

Le cellé rier garda quelques instants le silence,

comme pour peser jusqu’à quel point il lui conviendrait de

dire une partie de la vé rité. Puis il se dé cida, et avec un

filet de voix: « Je l’ai vu et je lui ai parlé.

— Plus fort! cria Bernard, qu’enfin on puisse

entendre un mot vrai s’é couler de tes lè vres! Quand lui

as-tu parlé ?

— Seigneur, dit le cellé rier, j’é tais frè re dans un

couvent du Novarois lorsque les gens de Dolcino se

ré unirent dans cette ré gion, et passè rent aussi à cô té de

mon couvent, et au dé but on ne savait pas trop bien qui ils

é taient...

— Tu mens! Comment un franciscain de Varagine

pouvait-il ê tre dans un couvent du Novarois? Tu n’é tais

pas dans un couvent, tu faisais dé jà partie d’une bande de

fraticelles qui parcouraient ces terres en vivant

d’aumô nes et tu t’es uni aux dolciniens!

— Comment pouvez-vous affirmer cela, seigneur?

dit en tremblant le cellé rier.

— Je te le dirai, comment je peux, ou plutô t je dois,

l’affirmer », dit Bernard, et il donna l’ordre qu’on fî t

entrer Salvatore.

La vue du malheureux, qui avait certainement passé

la nuit en un interrogatoire non public et plus sé vè re,

m’é mut de pitié. Le visage de Salvatore, je l’ai dit, é tait

d’habitude horrible. Mais ce matin-là il avait l’air encore

plus semblable à celui d’un animal. Il ne portait pas de

marques de violence, mais la faç on dont le corps enchaî né

avanç ait, avec ses membres dé boî té s, presque incapable

de bouger, traî né par les archers comme un singe attaché

à sa corde, proclamait bien haut la maniè re dont avait dû

se dé rouler son atroce ré pons.

« Bernard l’a torturé... murmurai-je à Guillaume.

— Pas du tout, ré pondit Guillaume. Un inquisiteur

ne torture jamais. La gestion d’un corps de pré venu est

toujours confié e au bras sé culier.

— Mais c’est la mê me chose! dis-je.

— Que non. Ni pour l’inquisiteur, qui a les mains

pures, ni pour celui qui est questionné, lequel, quand vient

l’inquisiteur, trouve en lui un soutien inattendu, un

soulagement à ses peines, et lui ouvre son coeur. »

Je regardai mon maî tre: « Vous plaisantez, dis-je

effaré. —

Cela te semble sujet à plaisanterie? » ré pondit

Guillaume.

Bernard é tait maintenant en train d’interroger

Salvatore, et ma plume n’arrive pas à transcrire les mots

haché s et, si tant est que ce fû t possible, encore plus

babé liques, par lesquels cet homme dé jà diminué, ravalé à

pré sent au rang de babouin, ré pondait, compris

pé niblement de tous, aidé par Bernard qui lui posait ses

questions de maniè re qu’il ne pû t ré pondre que oui ou

non, incapable de tout mensonge. Et ce que dit Salvatore,

mon lecteur peut bien l’imaginer. Il raconta, ou admit

avoir raconté durant la nuit, une partie de cette histoire

que j’avais dé jà reconstruite: ses vagabondages en tant

que fraticelle, pastoureau et pseudo-apô tre; et comment

aux temps de fra Dolcino il avait rencontré Ré migio parmi

les dolciniens, et avec lui s’é tait sauvé aprè s la bataille du

mont Rebello, se ré fugiant aprè s diverses pé ripé ties dans

le couvent de Casale. En plus il ajouta que l’hé ré siarque

Dolcino, à l’approche de la dé faite et de la capture, avait

confié à Ré migio quelques lettres, à remettre il ne savait

où ni à qui. Et Ré migio avait toujours porté ces lettres sur

lui, sans oser les remettre à leurs destinataires, et à son

arrivé e à l’abbaye, craignant de les garder encore pardevers

lui, mais ne voulant pas les dé truire, il les avait

remises au bibliothé caire, oui à Malachie pré cisé ment,

pour qu’il les cachâ t quelque part dans un recoin de

l’É difice.

Tandis que Salvatore parlait, le cellé rier le regardait

avec haine; à un certain point, il ne put s’empê cher de lui

crier: « Serpent, singe lascif, je t’ai servi de pè re, d’ami,

d’é cu, et c’est ainsi que tu me rends la monnaie de ma

piè ce! »

Salvatore regarda son protecteur ré clamant

protection dé sormais, et ré pondit avec peine: « Seigneur

Ré migio, si c’é tait que je pouvais j’é tais à toi. Tu é tais por

moi moult amado. Mais tu connais la famille du Bargello, y

ses prisons. Qui non habet caballum vadat cum pede...

— Fou! lui cria encore Ré migio. Tu espè res t’en

tirer? Ne sais-tu pas que tu mourras comme un

hé ré tique toi aussi? Dis que tu as parlé sous la torture,



  

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